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Читать книгу: «La Daniella, Vol. I», страница 7

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X

Rome, 24 mars 185…

Je crois que je ne resterai pas ici; j'y suis abattu, faible; une tristesse de mort me pénètre par tous les pores. Est-ce de Rome, est-ce de moi que cela vient? Ces entretiens de chaque jour avec vous m'arrachaient à des réflexions trop personnelles et me faisaient vivre en dehors de mon spleen. Je vais tâcher de les reprendre, ne dussé-je pas vous envoyer toutes ces écritures.

Mais si, pourtant; il faut que je vous promène avec moi dans ce cimetière plus vaste, mais moins imposant mille fois que celui de Pise. Il faut vous montrer Rome comme elle m'apparaît, dussé-je vous faire partager ma désillusion.

Par où commencerai-je? Par le Colisée. Vous connaissez, par la peinture, la gravure et la photographie, tous les monuments de l'Italie. Je ne vous en décrirai aucun. Je vous dirai seulement l'impression que j'en ai reçue. Celui-ci, quoique beaucoup plus vaste, en fait, que ceux de Nîmes et d'Arles, que j'ai vus dans mon enfance, est moins saisissant. La partie des gradins manque, et c'est ce revêtement qui donne à ces vastes arènes leur caractère solennel, et qui aide l'imagination à y reconstruire les terribles scènes du passé. Ici, ce n'est plus qu'une carcasse gigantesque, des constructions superposées dont on ne devinerait pas l'usage si on ne le savait pas d'avance. Et puis n'a-t-on pas imaginé de sanctifier ce lieu funeste par un chemin de croix, c'est-à-dire par un entourage intérieur de petites chapelles uniformes, microscopiques, il est vrai, mais, en revanche, d'un nu et d'un blanc si criard, qu'elles s'emparent de l'oeil et le crèvent, quelque effort qu'il fasse pour s'en détacher! Entre ces chapelles, des échafaudages de planches semblent destinés à un étalage forain; c'est là que des capucins viennent prêcher pendant le carême. Ce que l'on nous racontait chez vous des incroyables bouffonneries de ces énergumènes, et des scènes burlesques que présentent ces prédications en plein vent, reste beaucoup au-dessous de la réalité. Il faut l'avoir vu et entendu, pour croire que cela existe encore. On dit que le haut clergé en rit, mais qu'il le tolère, et ne pourrait s'y opposer sans mécontenter le peuple.

Je ne m'en fâcherais pas si ces saltimbanques emportaient leurs baraques et la décoration de petits frontons badigeonnés dont ils ont enlaidi l'arène du Colisée; mais cette décoration bénite et consacrée durera peut-être plus que le Colisée lui-même. Il faut en prendre son parti, et ne pas s'arrêter sous ces puissantes arcades ruisselantes de végétation, au fond desquelles, au milieu d'une perspective magique de couleur, on aperçoit, de quelque côté qu'on s'y prenne, un de ces objets disparates qui tuent tout effet, en bannissant toute émotion sérieuse.

– Passons, me dit lord B***, qui avait voulu me servir de guide. Ce n'est rien de plus qu'un tas de pierres bien grand.

Il avait presque raison.

Le Forum, les temples, toute cette série de vestiges magnifiques qui s'étend le long du Campo Vaccino, depuis le Capitole jusqu'au Colisée, n'est réellement très-intéressante que pour les antiquaires. Les arcs de triomphe sont seuls assez entiers pour qu'on puisse les appeler des monuments. On est enchanté, cependant, au premier abord, de voir tant d'ossements du grand cadavre montrer encore l'étendue et l'importance de sa vie et de son histoire. Les fragments relevés ou gisants sont beaux, ou riches, ou énormes. Ce qui est resté debout fait encore grande figure à côté des constructions qui ont été accolées ou qui touchent de trop près, à côté surtout d'édifices modernes tels que le Capitole, qui est une jolie chose trop petite pour sa base. Mais, à part l'intérêt historique qui est incontestable, qu'est-ce qui manque donc pour que ces ruines ne produisent pas plus d'effet sérieux sur le commun des mortels comme votre serviteur? Pourquoi n'éprouve-t-il qu'un saisissement de malaise et de regret plutôt que de surprise et d'admiration? Pourquoi lui faut-il faire un notable effort pour se représenter le spectre du passé planant sur ces restes dont l'attitude est encore significative et la pensée lisible?

J'en cherche la raison, et je trouve celle-ci, qui est fort banale, mais fort vraie: c'est que les ruines ne sont pas à leur place au beau milieu d'une ville. Plus elles sont belles, plus elles font paraître laid tout ce qui n'est pas elles. La mort et la vie ne peuvent pas trouver un lien, une transition. Elles effacent mutuellement leur empreinte. On se demande ici où est Rome, si elle existe, ou si elle a existé. C'est l'un ou l'autre, et pourtant je ne vois bien ni l'un ni l'autre. La Rome du passé n'existe plus assez pour m'écraser de sa majesté. Celle du présent existe trop peu pour me la faire oublier, et beaucoup trop pour me la laisser voir. Je sais bien qu'il n'y a pas moyen de relever la Rome antique; mais il m'est venu un projet à l'état de vision qui arrangerait toutes choses à ma guise: ce serait de faire disparaître la Rome moderne et de la transporter ailleurs. Nous laisserions sur place ses palais et ses églises, ses obélisques, ses statues, ses fontaines et ses grands escaliers; et, au lieu de ses vilaines rues et de ses affreuses maisons, nous apporterions de beaux arbres et de belles fleurs que nous grouperions assez habilement pour isoler un peu les édifices des diverses époques sans les masquer. Mais nous ne planterions qu'après avoir bien fouillé ce sol immense qui nous rendrait autant de richesses que nous en avons déjà à fleur de terre. Oh! alors, ce serait un beau jardin, un beau temple dédié au génie des siècles, la véritable Rome de nos rêves d'enfant, le musée de l'univers!

Quant à transporter la population dans un air viable et sur une terre cultivée, la chose faite, elle ne s'en plaindrait pas. Elle n'aurait certes pas lieu, même en supposant qu'elle restât sous le joug des prêtres, de regretter l'atmosphère où elle végète et le foyer de pestilence qui l'environne.

Mais assainir cette Rome d'aujourd'hui, au moral et au physique, me paraît plus difficile que le rêve de la transplanter ailleurs.

Disons donc, pour en revenir à l'aspect des choses ici qu'elles sont mal situées relativement au cadre qui les environne: un cadre de constructions laides, pauvres, bêtes ou choquantes; et, par malheur, rien qui puisse être dégagé pour l'oeil, de ces accessoires déplorables, à moins de grands partis pris, de grandes dépenses, de grands moyens et de grandes idées par conséquent. Sans aller aussi loin que moi tout à l'heure (il ne m'en coûtait rien!), le formidable travail de démolition et de reconstruction auquel se livre aujourd'hui l'édilité parisienne serait ici aux prises avec des éléments grandioses, des rêves magnifiques, sans compter les besoins impérieux d'assainissement que réclame au plus vite une population décimée par la fièvre, même au sein des quartiers réputés les mieux aérés et les mieux entretenus.

Si vous saviez en quoi consiste le nettoyage d'une ville qui possède à chaque coin de rue ce que l'on appelle un immondiziario, c'est-à-dire une borne, souvent décorée d'un fragment antique très-curieux, d'un torse innommé ou d'un pied colossal, sur lequel s'entassent toutes les ordures imaginables! Cela sert à enterrer des chiens morts sous des trognons de choux et beaucoup d'autres choses que je ne vous dirai pas. Comme les rues sont étroites et les dépôts considérables, il faut y marcher à mi-jambe ou rebrousser chemin. Ajoutez à cela l'aimable abandon du peuple romain, qui, en quelque lieu qu'il se trouve, sur les marches des palais ou des églises, sous le balai même des custodes irrités, sous les yeux des femmes et des prêtres, s'accroupit, grave, cynique, le cigare à la bouche, ou chantant à pleine voix. Je me demande comment les poëtes contemplatifs dont je vous parlais l'autre jour ont tant pleuré sur les ruines et se sont assis sur tant de fûts de colonnes sans être asphyxiés, car les ruines sacrées sont presque aussi polluées que les rues fréquentées et les places publiques; et, l'autre jour, j'ai vu la belle Medora au bras de mon ami Brumières, levant les yeux vers le fronton de Sainte-Marie-Majeure, et s'extasiant sur les délices intellectuelles de Rome… mais promenant sa longue robe de soie et ses incommensurables jupons brodés… J'avoue que je n'ai pu retenir un fou rire, et que, ne pouvant plus songer à cette romantique beauté sans me représenter le spectacle de cette distraction, je sens que je ne pourrai jamais devenir amoureux d'elle.

Je vous demande bien pardon d'associer dans votre pensée l'image de Rome à celle de la révoltante obscénité de ses coutumes et franchises; mais c'est le trait caractéristique qui, du premier moment, vous donne la clef de l'ensemble. L'abandon absolu de toute pudeur, l'absence de répression, la magistrale insouciance du passant, la fièvre et la mort planant sur le tout malgré une incessante pluie d'eau bénite, cela explique bien des choses, et il ne faut pas s'étonner si l'on a pu bâtir tant de cahutes avec les pierres des édifices sacrés, si des guenilles immondes flottent sur les précieux bas-reliefs incrustés dans tous les murs, et si, dans le monde moral que cet extérieur représente, il y a des vices infâmes vainement arrosés d'eaux lustrales, et des vertus natives écrasées sous d'effroyables misères.

Je me suis relevé de l'abattement moral où m'avait plongé cette première impression, au milieu des Thermes de Caracalla. Ceci est une ruine grandiose et dans des proportions colossales; c'est renfermé, c'est isolé, silencieux et respecté. Là, on sent la terrifiante puissance des Césars et l'opulence d'une nation enivrée de sa royauté sur le monde.

Mais ce qui, pour mon usage personnel, me semble préférable à tout, ici, ce qui est unique dans l'univers, c'est le coup d'oeil que, par un ciel sombre et rougeâtre, présente la via Appia, cette route des tombeaux dont on parle moins dans les livres que de tout le reste, et dont je n'avais vu aucune image. Je crois que cela est en grande partie nouvellement exhumé et n'a pas encore eu trop de larmes de poëtes. Je vois qu'on fouille encore et que, tous les jours, on découvre de nouvelles tombes. Cette étroite, mais incommensurable perspective de ruines tumulaires, est d'un effet que vous pouvez rêver incomparable, sans crainte d'aller trop loin. C'est une route bordée, sans interruption, de monuments antiques de toute dimension et de toutes formes, avec un caractère harmonieux et une profusion de débris d'une grande beauté. On a rassemblé tous ces fragments épars et enfouis; on a réussi à rétablir assez chaque tombeau pour qu'ils aient tous un sens, une physionomie, et la plupart de leurs inscriptions solennelles ou facétieuses. Cela s'étend dans la campagne de Rome pendant plus d'une lieue; et, si l'on fouille toujours, on trouvera peut-être tous les monuments de cette route-cimetière qui allait jusqu'à Capoue.

Le pavé de lave basaltique sur lequel vous marchez est, en beaucoup d'endroits, la voie basaltique même, et les roues des voitures s'enfoncent dans les mêmes rainures qui furent creusées par le passage des chars. A droite et à gauche de cette voie, qui coupe à vol d'oiseau dans la campagne de Rome jusqu'à Albano, vous voyez s'élever, dans le désert, les doubles et triples lignes de ces aqueducs monumentaux dont la rupture et l'abandon font la beauté du tableau et, en partie, l'insalubrité du pays. Les souvenirs abondent: le tombeau de Sénèque, le champ de bataille des Horaces, le temple d'Hercule, le cirque de Romulus, et, ce qui est encore un monument debout et imposant, le mausolée splendide de Cecilia Metella; mais je ne suis qu'un pauvre peintre, et je ne vous parle que de ce qui frappe les yeux. C'est beau, c'est grand, c'est coloré, c'est étrange surtout, cette via Appia, et d'un caractère de désolation que ne trouble aucune construction moderne, aucun accident vulgaire.

Je suis descendu d'un degré de plus dans le mépris de miss Medora en avouant, après une journée de courses avec lord B***, que la plus vive sensation de cette journée avait été le tableau que je vais vous dépeindre.

Tartaglia, qui, bon gré mal gré, nous suit partout, et qui, en dépit du silence que nous lui imposons, trouve moyen de nous faire faire sa volonté, nous avait conduits au fond d'un abominable égout placé sous des jardins, dans un coin tout rustique du Vélabre; car il faut vous dire qu'à chaque pas et sans transition, cette ville est une ruine antique, une cité chrétienne, un quartier nobile, et une campagne. Nous avions descendu un petit chemin malpropre, et vu, dans une sorte de précipice infect, un bonhomme lancer les charognes dont sa charrette était chargée. Cette voirie, c'est la Cloaca maxima; cela a plus de deux mille ans d'existence. Ce fut un grand ouvrage pour assainir Rome, et c'est si solidement construit en blocs de travertin et de pépérin, que cela sert encore à recevoir les eaux des égouts du quartier et à les porter dans le Tibre. Mais je doute que la police s'en occupe beaucoup, puisqu'il est maintenant à moitié comblé par les immondices, et qu'on trouve plus simple d'y jeter des chevaux morts que de faire un trou pour les enterrer.

Lord B***, qui est fort las d'antiquités, jurait après Tartaglia, lorsqu'en revenant sur nos pas, nous remarquâmes un détail qui nous avait échappé: c'est une excavation dans le tuf où, au fond d'un petit antre noir, coule l'Aqua argentina, flot de cristal dont on ignore l'origine. Cette eau, si belle et si précieuse dans une ville où les eaux sont presque toutes funestes, est à la merci de la première lavandière venue. Il y en avait là une que je n'oublierai jamais. Seule dans cet antre, grande, maigre, jadis belle, hideusement sale, vêtue de haillons couleur de terre, ses longs cheveux, encore noirs, épars sur son sein nu, pendant comme celui d'une vieille Euménide, elle lavait, battait et tordait avec une sorte de rage qui m'a fait penser aux fantastiques lavandières de nuit de nos légendes gauloises; mais elle n'en avait que l'activité: c'était une Romaine ou plutôt une Latine. Elle chantait quelque chose d'inouï, avec une voix haute, nasillarde et plaintive, dans un patois dont je ne saisissais que ces rimes souvent répétées mar, amar. J'aurais été désolé que Tartaglia me traduisît le reste on qu'il m'apprît quel était ce dialecte. On sent en soi le besoin de respecter les mystères de certaines sensations. J'aurais été également fâché de songer seulement à faire un croquis de cette pythonisse détrônée, qui se trouvait là comme sortie de terre, frappant l'eau en cadence et essayant sa voix enrouée après deux ou trois mille ans d'inhumation sous les ruines de Rome. Non, ce n'est pas moi qui dirai maintenant cette formule classique que l'on trouve dans les romans: Il eût fallu à cette scène le pinceau d'un grand maître! Non, certes, il ne fallait rien que voir entendre et se souvenir. Il y a des choses qu'on ne prend sur le fait par aucun moyen matériel: l'âme seule s'en empare. J'aurais bien défié le plus habile musicien de noter ce que chantait la sibylle. Cela n'avait aucun rhythme, aucune tonalité appréciables d'après nos règles musicales. Et cependant elle ne chantait pas au hasard, elle ne chantait pas faux selon sa méthode, car je l'écoutai longtemps, je vis que chaque couplet repassait exactement dans les mêmes modulations et la même mesure. Mais que cela était étrange, lugubre, funéraire! Ce thème peut être une tradition aussi ancienne que la Cloaca maxima. C'était peut-être là le chant primitif des Latins, et ce serait peut-être beau si nos oreilles, faussées par un système inflexible, pouvait l'admettre ou le comprendre.

Voilà comment je peux vous expliquer, à vous, l'émotion qui m'avait gagné, et que lord B*** voulut ensuite me faire traduire en paroles convenables à sa précieuse nièce. Je n'aurais pu en venir à bout; je m'en tirai par des plaisanteries, et il en résulta quelque aigreur entre nous, au grand contentement de Brumières, qui était là à prendre le thé, et qui me pousse le coude pour m'encourager, chaque fois que l'occasion se présente de me rendre insupportable à l'objet de son culte.

XI

24 mars.

Je vous ai bien assez promené aujourd'hui chez les morts. Nous serons forcés d'y retourner, car ici il n'y a pas moyen d'en sortir; mais, pour aujourd'hui, il faut que je vous parle un peu des vivants.

Miss Medora est donc tout à fait persuadée que j'ai l'horreur du beau, et j'ai bien senti, dans ses paroles, que, la Daniella aidant, Tartaglia avait fait les affaires de mon camarade. On sait que je me défends d'adorer les charmes irrésistibles de miss Medora, et que j'ose trouver plus piquants ceux de la soubrette. La soubrette elle-même a l'air de croire à mon amour, vu que je continue mon rôle et que je l'accable de compliments exagérés. Brumières pousse sa pointe et se nourrit d'espérances que je crois tout aussi folles que celles dont Tartaglia persiste à vouloir m'enfiévrer.

Cela fait une situation assez piquante et qui m'égayerait si je pouvais secouer je ne sais quel manteau de glace tombé sur mes épaules et sur mon esprit depuis que je suis à Rome.

Il faut pourtant que je tâche de ne pas vous ennuyer aussi, et je veux vous dire quelle singulière conversation j'ai entendue avant-hier; cela fera la suite, et, à certains égards, la contrepartie de celle que j'ai surprise à la Réserve. Il paraît que je suis destiné à m'emparer, comme malgré moi, des secrets d'autrui. Ne me dites pas que je fais métier d'écouter aux portes ou au travers des cloisons. Vous allez voir comment la chose est arrivée.

Pour vous la faire comprendre, il faut que je vous dise où et comment je suis logé.

Il arrive quelquefois, dans ces grands palais d'Italie, que les deux étages principaux sont la propriété de personnages différents. Il en a été ainsi dans celui où je me trouve, car ces deux habitations superposées ont été arrangées de manière à être bien distinctes l'une de l'autre. Nulle communication entre le premier et le second. Quand je vais dîner avec mes Anglais j'ai à descendre jusque dans la rue pour remonter chez eux par une autre porte située sur une autre façade de l'édifice.

Mais cette disposition particulière n'a pas été prise lors de la construction du palais, et il se trouve dans mon appartement, dans ma chambre même, une porte donnant sur un petit escalier qui aboutit à une impasse. C'était autrefois, sans doute, une des communications pour le service intérieur de la maison, et elle est parfaitement murée. J'avais exploré cet escalier le jour de mon installation, et, voyant qu'il n'aboutissait qu'à un gros pilier pris dans la maçonnerie, j'avais jugé parfaitement inutile d'en demander la clef.

Avant-hier donc, vers six heures, comme je venais de rentrer pour faire un peu de toilette (car il est à peu près impossible de songer à dîner dehors, lady Harriet m'envoyant dire cent fois tous les matins qu'elle compte sur moi pour le soir), Je fus surpris de trouver cette porte ouverte et le très-remarquable berret basque de Tartaglia sur la première marche. Je l'appelai, il ne répondit pas; mais il me sembla entendre remuer au fond de l'impasse, et j'y descendis dans l'obscurité. Quand je fus à la dernière marche, je sentis une main se poser sur mon bras.

– Que fais-tu là, coquin? lui dis-je reconnaissant le sans-gêne de mon drôle.

– Chut! chut! tout bas! me répondit-il d'un ton mystérieux. Écoutez-la, elle parle de vous!

Et, m'attirant avec lui contre la muraille, il m'y retint par le bras, et j'entendis, en effet, prononcer mon nom.

C'était la voix de miss Medora qui m'arrivait à l'oreille, comme au moyen d'un cornet acoustique, et qui disait:

– Tu déraisonnes; il te trouve laide, et c'est une coquetterie à mon adresse, de faire semblant…

Un éclat de rire de la Daniella interrompit la jeune lady.

J'aurais dû n'en pas écouter davantage. Oh! cela, j'en conviens, et voilà que, suivant la prédiction de Brumières, je subissais fatalement la mauvaise influence de cette canaille de Tartaglia; mais croyez-vous qu'un homme de mon âge, quelque sérieux que l'ait rendu sa destinée, puisse entendre deux jolies femmes parler de lui, et résister à la tentation de prêter l'oreille?

La Medora avait, à son tour, interrompu le rire de la Frascatine par une réprimande assez aigre.

– Vous devenez sotte, lui disait-elle, et prenez garde à vous! Je ne souffrirais pas auprès de moi une fille qui aurait de vilaines aventures.

– Qu'est-ce que Votre Seigneurie appelle vilaines aventures? reprit vivement la Daniella. Qu'y aurait-il de vilain à être aimée de ce jeune garçon? Il n'est ni riche ni noble, et il me conviendrait beaucoup mieux qu'à Votre Seigneurie.

Là-dessus, miss Medora fit une morale à sa femme de chambre, essayant de lui prouver qu'un homme de ma condition, bien élevé comme je le paraissais, ne pouvait prendre l'amour au sérieux avec une grisette, avec une artigiana de Frascati; qu'elle serait trompée, abandonnée, et que, pour un moment de vanité satisfaite, elle aurait à pleurer tout le reste de ses jours.

La Daniella ne me semble pas fille à tant se désespérer, le cas échéant, car elle continua sur un ton très-décidé:

– Laissez-moi penser de tout cela ce que je veux, signora, et renvoyez-moi si je me conduis mal. Le reste ne vous regarde pas, et les sentiments de ce jeune homme pour moi ne peuvent que vous divertir, puisqu'il vous déplaît encore plus que vous ne lui déplaisez.

La discussion alla quelque moment ainsi; mais, d'aigre-douce, elle devint tout à coup violente. Miss Medora se plaignait d'être mal coiffée (il paraît qu'on la coiffait pendant ce colloque); et, comme la Daniella assurait avoir fait de son mieux et aussi bien qu'à l'ordinaire, l'autre s'emporta, lui dit qu'elle le faisait exprès, et, s'étant apparemment décoiffée, elle donna l'ordre de recommencer. Il y eut des larmes de la Daniella; car, après un moment de silence, l'Anglaise reprit:

– Allons, sotte, pourquoi pleures-tu?

– Vous ne m'aimez plus, dit l'autre. Non! depuis que ce jeune homme est ici, vous n'êtes plus la même: vous avez du dépit, et je vous dis, moi, que vous l'aimez.

– Si je ne vous savais folle, répondit l'Anglaisa irritée, je vous chasserais pour les impertinences que vous dites à tout propos; mais, jet vous prends pour ce que vous êtes, une sauvage! Allons, venez me mettre ma robe.

Le bruit d'une porte, brusquement fermée, mit fin à cette querelle et à mon péché de curiosité. En cherchante retrouver l'escalier, je m'aperçus que Tartaglia était toujours près de moi et qu'il n'avait pas dû perdre un mot de tout ceci. Je l'avais oublié.

– Mais, insupportable espion, lui dis-je, pourquoi es-tu venu-là, et comment oses-tu te permettre de surprendre les secrets d'une maison qui t'accueille et te nourrit?

– En cela, répondit l'impudent personnage, nous sommes à deux de jeu, mossiou!

– Fort bien, pensai-je, j'ai ce que je mérite.

Et, pour ne pas faire avec lui le pendant de la scène des deux jeunes filles, je remis ma réplique à un autre moment.

– Avant de remonter, me dit-il en me retenant avec son incorrigible familiarité, donnez-vous donc le plaisir de regarder la jolie invention!

Et, frottant sur le mur une allumette qui prit feu, pour nous éclairer suffisamment, il me montra, sous le renfoncement de la muraille, contre le pilier, une petite ouverture simulant l'absence d'une brique. J'y collai mon oeil, et ne vis pas le plus petit rayon de lumière.

– Il n'y a rien là pour la vue, continua le cicérone de cet arcane domestique. Cela serpente dans le mur; c'est arrangé pour entendre. C'est comme une oreille de Denys.

– Et l'invention est de toi?

– Oh! non, certes! Je n'étais pas né quand celui qui a imaginé ça est mort. C'était un cardinal jaloux de sa belle-soeur, qui…

Je remontai à ma chambre. J'ai peu de goût pour les historiettes scandaleuses de Tartaglia. Vraies ou fausses, elles sont une satire si sanglante des moeurs des princes de l'Église, et, en même temps, je le vois tellement dévôt, que je me tiens avec lui sur mes gardes. Il est trop libre dans son langage pour n'être pas mouchard, et agent provocateur par-dessus le marché.

– Mossiou! mossiou! dit-il en riant quand j'eus refermé la porte en lui promettant beaucoup de coups de pied quelque part si je l'y reprenais; vous ne feriez point cela! Je suis un Romain, moi, et, au contraire de la Medora, qui fait l'indifférente parce qu'elle est fâchée, vous faites le fâché pour cacher que vous êtes content. J'espère que vous en êtes sûr, à présent, que j'avais raison? Vous êtes aimé! Je ne me trompe jamais, moi! Allez, allez, Excellence, n'ayez pas peur. En écoutant souvent par là, vous saurez comment il faut vous conduire, et je vois, à présent, que vous vous y prenez bien. Vous poussez au dépit pour faire pousser la passion. C'est bien, je suis content de vous; mais vous, quand vous serez milord, souvenez-vous du pauvre Tartaglia.

Là-dessus, il sortit plus enchanté que jamais de lui-même.

La première parole que j'adressai à Medora, au moment du dîner, fut une louange exorbitante sur l'admirable arrangement de ses cheveux. J'étais, vous le voyez, dans une disposition d'esprit profondément scélérate; mais il est certain que cette Daniella a un goût exquis et qu'elle est pour moitié dans les triomphes de beauté de sa maîtresse.

– Pauvre fille, pensais-je, elle aussi, elle a des cheveux magnifiques qui sont peut-être plus à elle que ceux de cette Anglaise, et on ne les aperçoit que quand son mouchoir blanc se dérange.

Dans la querelle que j'avais entendue, certes la provoquée, la méconnue et l'humiliée était cette pauvre Frascatine. N'est-ce pas une chose contre nature pour une jeune fille d'avoir à s'effacer pour faire place à une autre, et de consacrer sa vie à orner une idole en s'oubliant soi-même? Et, parce que cette humble prêtresse de la Medora se permettait de croire à mes hommages, la déesse courroucée l'avait menacée de la chasser de son sanctuaire!

– Certainement, lui dis-je, je ne vous ai jamais vue si bien arrangée.

– Vous croyez? répondit-elle du ton d'une femme au-dessus de ces misères. Je m'arrange toujours moi-même, et j'y mets si peu de temps!

– Ah! vraiment? Vous avez l'adresse d'une fée et le goût d'une véritable artiste.

Nous étions seuls: elle en profita pour être coquette, et même un peu lourdement, comme le sont, je crois, les Anglaises quand elles s'en mêlent.

– Ne faites donc pas semblant de me regarder, dit-elle; je ne suis pas belle du tout dans votre opinion.

– C'est vrai, répondis-je en riant: vous êtes laide, mais bien coiffée, et j'envie votre habileté.

– Ah! et pourquoi faire? Voulez-vous donc natter et crêper vos cheveux?

– Je voudrais, dans l'occasion, savoir dire à un modèle comment il faut s'arranger. Est-ce que vous me permettez de regarder de près?

– Oui, regardez bien, et vous direz à la fameuse lavandière de l'Aqua argentina de s'arranger comme moi. Ah ça! vous touchez à mes cheveux? Savez-vous qu'on ne doit pas toucher à un seul cheveu d'une Anglaise?

– J'ai ce droit-là, ne vous semble-t-il pas?

– Vous? et pourquoi donc, s'il vous plaît?

– Parce que, auprès de vous, je suis absolument calme et indifférent. Je suis le seul homme au monde capable d'une pareille imbécillité! donc, le seul homme qui ne puisse vous inquiéter et vous offenser en aucune façon.

Il faut vous dire que j'avais senti, au toucher, en effleurant la grosse tresse de son chignon, la différence des cheveux morts avec les vivants, et cela me donna l'aplomb d'ajouter:

– Croyez-vous qu'une femme qui n'aurait pas, comme vous, cette profusion de cheveux, pourrait imiter votre coiffure?

– Je n'en sais rien, répondit-elle brusquement en me lançant un regard d'aversion où je crus lire clairement ces paroles: «Vous savez que ma grosse tresse n'est pas à moi, parce que la Daniella vous l'a dit, ou qu'elle m'a coiffée de manière à rendre l'artifice visible.»

Elle sortit au bout d'un instant, et, quand elle revint, je vis que l'on avait retouché à la coiffure. Je me repentis de mon impertinence: ceci avait dû causer de nouvelles larmes à la pauvre Frascatine.

Je vois que je suis une pomme de discorde et que je dois cesser absolument de taquiner l'une ou l'autre. J'espère être quitte envers Brumières et m'être consciencieusement assuré l'antipathie de Medora. Les impertinences de la soubrette m'ont bien aidé à obtenir ce résultat; mais les choses ne doivent pas aller plus loin, si je ne veux pas que Forage retombe sur la pauvre fille.

Savez-vous que je m'attache réellement à la personne la moins aimable de la maison? Je ne parle pas de ce pauvre Buffalo, qui a réellement beaucoup d'esprit et de savoir-vivre, mais au véritable chien galeux de la famille, à lord B***, le prosaïque, le petit esprit, le vulgaire, l'ignorant, l'homme nul, sans coeur et sans intelligence? Car telle est l'opinion bien arrêtée désormais de lady Harriet sur te compte de l'homme qu'elle a aimé jusqu'à la consomption, jusqu'à l'étisie. Quand je regarde cette courte «t ronde personne, si bien guérie, si fraîche dans son soleil d'automne, et si aimable quand elle oublie de déplorer la médiocrité de son mari, je ne puis m'empêcher de m'effrayer à la pensée de l'amour. Est-ce donc là une des réactions inévitables des grandes passions, et faut-il absolument, quand on a été adoré, tomber dans ce mépris que les délicatesses d'un grand savoir-vivre peuvent à peine dissimuler chez lady B***, mais qui navrent son orgueil comme un poison lent à dose coutume? Ceci ne serait rien encore, et vous me direz que je ne cours pas si grand risque d'inspirer de grandes passions. C'est bien mon avis; mais, si, par hasard, j'étais capable d'en ressentir une et d'obtenir, pour compagne de ma vie, une femme adorée, serais-je donc condamné, un jour ou l'autre, à éprouver les angoisses et les écoeurements d'une désillusion comme celle dont lady B*** me montre le triste exemple?

Il y a une chose certaine, cependant, c'est que lady B*** est dans l'erreur sur le compte de son mari et sur le sien propre. Lord B*** lui est infiniment supérieur sous tous les rapports sérieux. Sans avoir beaucoup d'instruction ni d'esprit, il en a infiniment plus qu'elle; et, quant au caractère, il y a en lui une loyauté, une chasteté, une candeur, une philosophie, une générosité à la fois spontanées et raisonnées qui laissent bien loin derrière elles la douceur naturelle, la libéralité insouciante et la sensiblerie exaltée de sa femme. En somme, ce sont deux bonnes et honnêtes natures; mais ici le mari a toutes les qualités essentielles de l'homme, et l'épouse n'a que les agréments vulgaires de la femme. Lady Harriet est un type que l'on voit partout; lord B*** est une précieuse originalité, et, dans le cercle obscur des vertus privées, une supériorité réelle.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
360 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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