Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «La Daniella, Vol. I», страница 10

Шрифт:

XIV

Frascati, 1er avril.

Tivoli est une ville charmante au point de vue pittoresque; mais la fièvre et la misère ou l'incurie règnent là comme à Rome. La population était cependant en grande activité pour rentrer les olives, dont la récolte, tardive dans cette région fraîche, vient de s'achever. Hommes, femmes et enfants offraient, comme à Rome, une exhibition de guenilles à nulle autre pareille; à ce point que l'on ne sait plus si c'est la détresse ou le goût du haillon qui généralisent ainsi cette livrée repoussante. Aux jours de fête, les femmes de la campagne romaine sont pourtant d'un luxe exorbitant. Chaque localité a son costume tout chamarré d'or et de pourpre, les robes et les tabliers de damas de soie, les chaînes et les boucles d'oreilles d'un grand prix. Cela n'empêche pas qu'on ne soit hideusement sale dans la semaine et qu'on ne tende la main aux passants.

Vous avez le dessin du joli petit temple de la Sibylle, perché sur le sommet d'un abîme; mais cela ne vous donne pas la moindre idée de cet abîme, où je vous ferai descendre tout à l'heure.

Lord B*** avait envoyé Tartaglia, la veille, en éclaireur, pour commander notre déjeuner. Nous trouvâmes la table dressée sur une terrasse escarpée, au pied du temple même, et en face de l'effrayant rocher dont le sommet fut le principal couronnement des grottes de Neptune. Le couronnement s'est écroulé il y a quelques années; l'Anio a été détourné en partie pour passer sous des tunnels à quelque distance de là, et former la grande cascade. Mais ce qui est resté des eaux du fleuve pour alimenter le torrent du gouffre naturel, est encore splendide, et les monstrueux débris de la principale grotte, gisant au pied du roc, ont donné un autre genre de beauté à la scène que nous dominions. D'ailleurs, grâce aux pluies de ces derniers jours, le rocher de Neptune était arrosé d'une fine cataracte qui tombait en nappe d'argent sur sa brisure à pic.

Nous ne pouvions voir, sous l'abondante végétation qui remplit le gouffre, l'autre bras du torrent qui forme d'autres chutes plus importantes vers le fond de cet entonnoir. Nous en entendions le bruit formidable, ainsi que celui de la grande cataracte du tunnel, placée derrière d'autres masses de rochers. Toutes ces voix de l'abîme, mugissant sous des arbres dont nous respirions les cimes fleuries, avaient un charme extraordinaire.

Le déjeuner fut excellent, grâce à la prévoyance de lord B*** et aux soins de Tartaglia, qui s'entend à la cuisine comme à toutes choses. Lord B*** fut aussi enjoué que sa nature le comporte. Il déteste le séjour des villes, celui de Rome en particulier. Il aime les lieux sauvages, les grandes scènes de la nature. Un peu excité par une pointe de vin d'Asti, boisson agréable et capiteuse dont je sentis bientôt qu'il fallait se méfier, il parla des ouvrages de Dieu avec une sorte de poésie d'autant plus remarquable chez lui, qu'elle s'appuyait sur le large fond de bon sens qui fait la base de son caractère. Sa femme était, comme de coutume, disposée à dénigrer ce rare moment d'expansion. J'eus le bonheur de l'en empêcher en écoutant lord B*** avec intérêt, et en l'aidant à développer ses pensées lorsque sa timidité naturelle ou son découragement de lui-même tendaient à les laisser obscures et incomplètes. Il arriva ainsi à dire d'excellentes choses, très-senties et empreintes d'une certaine originalité. Medora, beaucoup plus intelligente que sa tante, en fut peu à peu frappée, et, regardant alternativement lui et moi avec quelque surprise, elle arriva à daigner causer avec ce pauvre oncle comme avec un être de quelque valeur. Cette espèce d'adhésion gagna insensiblement lady Harriet, qui cessa de sauter comme une carpe à chaque parole de son mari, et qui voulut bien, par deux ou trois fois, dire en l'écoutant: Juste, extrêmement juste!

Quand on nous eut servi le café, les femmes se levèrent pour mettre leur manteau, car le ciel s'était couvert et le froid se faisait sentir. Lord B*** les retint.

– Attendez encore un peu, leur dit-il. Prenez un verre de bordeaux et trinquez avec moi, à la française.

Cette proposition révolta sa femme; mais Medora, qui a beaucoup d'ascendant sur elle, prit un verre, et, après y avoir mouillé ses lèvres, demanda quelle santé son oncle voulait porter.

– Buvons à l'amitié, répondit-il avec une émotion concentrée. Lady

Harriet, faites-moi la grâce de boire à l'amitié.

– A quelle amitié? dit-elle; à celle que nous avons pour M. Jean Valreg, notre sauveur? A l'amitié et à la reconnaissance! Je ne demande pas mieux!

– Non, non, reprit lord B***, Valreg n'a pas besoin de témoignages particuliers, et ce que je vous propose a un sens général.

– Expliquez-vous, dit Medora. Je suis sûre que vous allez vous expliquer très-bien.

– Je bois, dit-il en élevant son verre, à cette pauvre bonne personne de déesse, veuve de messer Cupidon, laquelle demeure au fond du carquois épuisé de flèches, comme Pandore au fond de la boite des afflictions et des malices. C'est une indigente que les jeunes gens méprisent parce qu'elle est vieillotte et modeste; mais nous, milady…

Je vis qu'il allait gâter son exorde par quelque maladroite allusion à la beauté automnale de sa femme, et je profitai d'un de ces points d'orgue spasmodiques, moitié soupir, moitié bâillement, dont il parsème ses périodes, pour couvrir sa conclusion sous un robuste applaudissement. Puis j'ajoutai, avec une profondeur d'habileté dont je fus étonné moi-même:

– Bravo! milord, ceci est tout à fait dans le goût de Shakspeare, que vous affectez de ne pas comprendre, et que vous pourriez commenter aussi bien que Malone ou… milady.

– Serait-il vrai? dit lady Harriet surprise et flattée. En effet, je crois quelquefois que l'ignorance de milord est une affectation, et qu'il a plus de goût et de sensibilité qu'il n'en veut avouer.

C'était sans doute la première parole un peu aimable que lady Harriet disait à son mari depuis bien longtemps. Le pauvre homme fit un mouvement comme pour lui prendre la main; mais, arrêté par une habitude de doute et de crainte, ce fut ma main qu'il prit dans la sienne, et c'est à moi que le remercîment fut adressé.

– Valreg, dit-il écoutez-moi et devinez-moi! Voilà vingt ans que je n'ai fait un repas aussi agréable.

– C'est vrai, dit milady; depuis ce déjeuner sur la mer de glace, à

Chamounix, avec… avec qui donc? Je ne me rappelle pas…

– Avec personne, répliqua lord B***. Nos guides s'étaient éloignés, et vous me fîtes la grâce de boire avec moi, comme aujourd'hui… à l'amitié!

Une vive rougeur avait monté au front de lady Harriet. Un instant, elle avait craint l'évocation de quelque tendre souvenir, imprudemment éveillé par elle. Il est aisé de voir qu'outre le plus léger froissement de sa pudeur britannique, rien ne lui est plus désagréable que les imperceptibles fatuités rétrospectives de son mari à son égard. Elle lui sut donc un gré infini de s'être arrêté à temps dans sa commémoration de tête-à-tête de Chamounix.

– N'est-il pas très-plaisant, me dit tout bas miss Medora, que le dernier jour de tendresse de mon cher oncle et de ma chère tante soit daté de ce lieu symbolique, la mer de glace?

Comme elle s'était appuyée, en me parlant, sur la barre de fer qui entoure la plate-forme du temple de la Sibylle, et que le bruit des eaux du gouffre couvrait nos voix, je pus, à deux pas de la table où lord B*** était encore assis avec sa femme, m'expliquer rapidement sans en être entendu.

– Je ne trouve rien de plaisant, dis-je à la railleuse Medora, dans la situation maussade et douloureuse de ces deux personnages, si charmants et si parfaits individuellement, si différents d'eux-mêmes quand ils sont réunis. Il me semble que rien ne serait plus facile à qui joindrait un peu d'adresse à beaucoup de coeur, de rendre leur désaccord moins pénible.

– Et je vois que vous avez entrepris cette tâche méritoire?

– Ce n'est pas à moi, qui suis auprès d'eux un passant étranger, qu'il appartiendrait de l'entreprendre avec chance de succès. Ce devoir est naturellement indiqué à la délicatesse d'un esprit de femme…

– Et à la générosité de ses instincts? Je vous comprends, merci! J'ai été légère dans ma conduite vis-à-vis de mes parents, je le reconnais; mais, à partir de ce jour, vous verrez que je sais profiter d'une bonne leçon.

– Une leçon?

– Oui, oui, c'en est une, et vous voyez que je la reçois avec reconnaissance.

Elle me tendit, ou plutôt me glissa sa belle main, le long de la barre de fer sur laquelle nos coudes étaient appuyés, et, sans songer à y mettre du mystère, je la portai à mes lèvres par un retour bien naturel de gratitude. Mais, comme si cet échange amical eût été une audace furtive de sa part et de la mienne, elle retira vivement sa main, et, se retournant vers sa tante, qui ne songeait, pas plus que son oncle, à nous observer, elle prétendit, comme pour motiver auprès d'eux sa rougeur et sa précipitation, que ce rocher à pic lui donnait le vertige.

Ce mouvement, qui gâtait la spontanéité de ses intentions et qui semblait vouloir incriminer la simplicité des miennes, me déplut un peu. Je m'éloignai sans rien dire, espérant m'échapper et pouvoir aller explorer le gouffre avant mes compagnons moins alertes. Mais ce puits de verdure est fermé par une solide barrière dont un gardien spécial a la clef. Il était là, attendant notre bon plaisir; mais il refusa de me laisser passer tout seul.

– Non, monsieur, me dit-il, cet endroit est très-dangereux, et je suis responsable de la vie des personnes que je conduis. Trois Anglais ont, il y a quelques années, disparu dans le gouffre, pour avoir voulu le visiter sans moi, et, comme je dois attendre les dames qui sont avec vous, je ne peux pas vous conduire seul. – Oh! oh! ajouta-t-il en s'adressant à Tartaglia, qui passait auprès de nous, portant deux bouteilles qu'il venait de prendre dans la voiture de mes Anglais, est-ce que milord va encore boire ces deux-là?

– Bah! ce n'est rien, répondit Tartaglia; du vin de France, du bordeaux!

Les Anglais boivent ça comme de l'eau.

Ça m'est égal, reprit le gardien: si milord est ubbriaco, je ne le laisserai pas descendre.

Je pensai devoir empêcher lord B*** de s'exposer à une discussion de ce genre. Je l'ai toujours vu très-sobre; mais qui sait ce qu'un rayon de bonne intelligence avec sa femme pouvait apporter de changement à ses habitudes? Je retournai donc à la table, où le bordeaux était déjà versé, bien que les femmes fussent levées et en train de s'équiper pour la promenade. Je remarquai que mon Anglais était redevenu froid et sérieux comme à son ordinaire. Déjà quelque parole aigre avait été échangée entre sa femme et lui, et déjà Medora avait oublié ses beaux projets de conciliation, car elle riait de la triste figure de son oncle.

– Allons! disait-elle en attachant sa coiffe de mackintosh, vous avez fait assez de poésie pour un jour. Le soleil s'en va, le temps marche, et nous ne sommes pas venus ici pour porter des santés à tous les dieux de l'Olympe.

– Vous savez que l'endroit est dangereux, dit lady Harriet à son mari; si la pluie vient, il le sera encore davantage. Venez donc ou restez seul tout à fait!

– Eh bien, je reste, répondit-il avec une sorte de désespoir comique, en remplissant son verre. Allez voir couler l'eau; moi, je vas faire couler le vin!

C'était une révolte flagrante.

– Adieu donc! dit lady Harriet avec indignation, en prenant le bras de sa nièce.

– Valreg! buvez à ma santé, je le veux, s'écria milord en me retenant par le bras.

– Moi, je ne le veux pas, répondis-je. Ce bordeaux, par-dessus le café, serait pour moi une médecine; et je ne comprendrais pas, d'ailleurs, que nous pussions laisser aller sans nous, dans un endroit dangereux, les femmes que nous accompagnons.

– Vous avez raison! dit-il en faisant un effort pour repousser son verre. Tartaglia, viens ici. Bois ce vin! bois tout ce qu'il y a dans la voiture, je te le commande; et, si tu n'es pas ivre-mort quand je reviendrai, tu n'auras jamais plus un baloque de ma main.

Cette singulière fantaisie chez un homme aussi sensé me parut suspecte. Je vis que Tartaglia suivait, comme moi, des yeux, la démarche alanguie de milord. Il y avait trop de laisser aller dans ses jambes pour qu'il n'y eût pas quelque chose à craindre du côté de la tête.

– Soyez tranquille, me dit l'intelligent et utile Tartaglia; c'est moi que je vous réponds de lui!

Et, sans oublier de prendre possession du vin qn'il désigna comme sien en faisant à l'hôte de la Sibylle un signe rapide, il emboîta le pas derrière l'Anglais sans faire semblant de s'occuper de lui. L'hôte avait compris que Tartaglia aimait mieux lui vendre cet excellent bordeaux que de le boire, et, avec cette perspicacité supérieure dont les Italiens de cette classe sont doués à la vue d'une affaire, il donna à ses garçons des ordres en conséquence.

Rassuré sur le compte de mon pauvre ami, je le dépassai pour aller rejoindre les femmes, qui, sous la conduite du guide, descendaient déjà le sentier. Medora était, comme de coutume en avant, la tête en l'air, affectant le mépris du danger et déchirant sa robe à tous les buissons, sans daigner faire un mouvement pour s'en préserver. En toutes choses et en tous lieux, elle marche d'un air d'impératrice à qui l'univers appartient et doit céder; et, s'il lui prenait envie de traverser l'épaisseur des murs, elle serait, je gage, étonnée que les murs ne s'ouvrissent pas d'eux-mêmes à son approche.

Ces allures de reine Mab ne me rassuraient pas plus que la démarche avinée de lord B***; mais je crus devoir offrir mon bras à la tante.

– Non, me dit-elle, j'irai prudemment, je connais le sentier, et le guide ne me quittera pas; mais prenez garde à Medora, qui est fort téméraire.

Je doublai le pas et remarquai, avec un certain effroi, que j'avais pour mon compte un peu de vertige. C'était comme une folle envie de courir sus à Medora, de lui prendre le bras et de m'élancer en riant avec elle dans ces ravissantes profondeurs de verdure et de rochers. Comme le sentier était des plus faciles, et que rien ne justifiait les appréhensions du gardien, je vis bien que mon vertige était plus moral que physique, et qu'en m'occupant à empêcher les toasts trop répétés de lord B***, j'avais perdu la conscience de mon propre état. J'avais pourtant bien discrètement fêté le vin d'Asti et le bordeaux de la voiture, mais j'avais eu chaud et soif; peut-être avais-je été étourdi par le soleil qui nous tombait d'aplomb sur la tête, par le rugissement et le mouvement de la cascade placée verticalement devant nos yeux, par les singularités de Medora, par les expansions de lord B***. Bref, quelle qu'en fût la cause, et quelle que fut la tranquillité de ma conscience, je sentis que j'étais gris, mais gris à faire de sang-froid les plus splendides extravagances!

XV

Frascati, 1er avril.

J'étais gris, vous dis-je, et je sentis cela en courant, après miss Medora. Dans le peu d'instants qui s'écoulèrent avant que je fusse près d'elle, j'éprouvai une surexcitation qui développa dans ma tête un degré de lucidité extraordinaire.

– Cette fille est riche et belle, me disais-je à moi-même. Elle se jette de gaieté de coeur dans un système de provocations qui pourrait la perdre si tu étais un lâche, ou l'unir à toi si tu étais un ambitieux. Tout cela n'est rien; il n'y a ici de danger ni pour toi ni pour elle, si tu as la conscience de tes paroles et la netteté de tes idées; mais te voilà gris, c'est-à-dire fou, porté violemment à l'audace vis-à-vis de la destinée, à l'enthousiasme pour la beauté, à l'enivrement de la gaieté, de la jeunesse et de la poésie devant cette scène grandiose de ta plus chère maîtresse, la nature! Te voilà disposé à l'expansion délirante quand il faut que tu veilles, même sur tes regards, et que tu pèses tous les mots que tu vas dire pour n'être ni sot, ni méchant, ni fourbe, ni léger!

Comment toutes ces réflexions se pressèrent en moi dans l'espace de deux ou trois minutes tout au plus, c'est ce qu'il m'est impossible de vous expliquer; mais elles s'y formulèrent si nettement, que je sentis la nécessité d'un violent effort sur moi-même pour me dégriser. Vous avez rêvé souvent, n'est-ce pas, que vous rêviez, et vous êtes venu à bout de vous arracher à des images pénibles et de vous réveiller par le seul fait de votre volonté? Voilà précisément ce qui se passa en moi; mais je ne saurais vous dire combien fut énergique et par conséquent douloureux ce combat contre les fumées du vin. J'en sortis vainqueur cependant, car, après m'être arrêté court à un tournant à angle vif qui me cachait Medora, je pris seulement le temps de me dire:

– Où est-elle? Je ne la vois plus. Peut-être est-elle tombée dans quelque précipice. Eh bien, pourquoi pas? Cela vaudrait beaucoup mieux pour elle que d'être le jouet d'un engouement déplacé et passager de sa part et de la mienne.

Après m'être dit ces sages paroles, je me sentis complètement rendu à mon état naturel, et seulement fatigué comme si j'eusse fait une longue course. Je rejoignis Medora, je l'abordai avec calme, et, au lieu des véhéments reproches que j'avais été tenté de lui adresser sur son imprudence, je lui dis, en souriant, que je courais après elle pour l'accompagner, par ordre de lady Harriet.

– Je n'en doute pas, répondit-elle. Certes, vous n'y seriez pas venu de vous-même.

– Non, en vérité, lui dis-je. Pourquoi vous aurais-je importunée de ma présence, quand ce sentier est le plus joli et le plus commode qui se puisse imaginer dans un lieu semblable? On peut courir ici comme dans sa chambre, et, pour tomber, il faudrait être d'une maladresse ridicule ou d'une présomption stupide.

Cette observation lui fit tout à coup ralentir son allure.

– Vous pensiez donc, me dit-elle avec un regard pénétrant, que je voulais vous éblouir par mon audace, que vous prenez ces précautions oratoires pour me dire…

– Pour vous dire quoi?

– Que mon effet serait manqué! C'est fort inutile: je sais que je ne pourrais même pas avoir un moment de gaieté bien naturelle, me sentir enfant et oublier que vous êtes là à m'épiloguer, sans être accusée de poser l'Atalante ou la Diana Vernon. Vous avouerez que vous êtes un compagnon de promenade fort incommode, et qu'autant vaudrait être sous une cloche que sous votre regard éplucheur et malveillant.

– Puisque nous voilà aux injures, je vous dirai que j'aimerais bien autant que vous me trouver seul ici, pour admirer à mon aise et sans préoccupation une des plus belles choses que j'aie jamais vues; mais comment faire pour nous délivrer du tête-à-tête qu'on nous impose? Voulez-vous que nous descendions jusqu'en bas sans nous dire un seul mot?

– Soit, dit-elle; passez devant pour que ma tante, qui nous regarde de là-haut, en venant tout doucement, voie bien que vous faites votre office de garde-fou! Si j'ai la ridicule maladresse ou l'absurde présomption de tomber, vous m'empêcherez de rouler jusqu'en bas; hormis ce cas invraisemblable, je vous défends de vous retourner.

– C'est fort bien; mais, si vous roulez par le coté du précipice, si je ne vous entends pas marcher sur mes talons, il faudra que je me retourne ou que je sois inquiet, ce qui me dérangera dans ma contemplation, et m'ennuiera beaucoup, je vous en avertis.

– Voyons, dit-elle en riant, il y a moyen de s'arranger.

Elle détacha le long ruban de son chapeau de paille et m'en donna un bout pendant qu'elle prenait l'autre. Il fut convenu que, quand je ne la sentirais plus au bout du ruban, j'aurais le droit et le devoir de me retourner.

Cet arrangement facétieux était bien facile à prendre sur le délicieux sentier qui conduit au fond de l'entonnoir. S'il est parfois rapide et escarpé, nulle part il n'offre le moindre péril pour qui ne cherche pas le péril. C'est l'ouvrage de soldats français, sous la direction du général Miollis, et, grâce à ce travail ingénieux, l'abîme est devenu un adorable jardin anglais où l'on court avec sérénité au milieu d'épais massifs de myrtes et d'arbustes variés et vigoureux. Cette belle végétation vous fait perdre souvent de vue l'ensemble de la scène, mais c'est pour le retrouver à chaque instant avec plus de plaisir.

Puisque vous me dites que vous avez sous les yeux tous les guides et itinéraires de l'Italie pour suivre mon humble pérégrination, je dois vous prévenir que, dans aucun, vous ne trouverez une description exacte de ces grottes, par la raison que les éboulements, les tremblements de terre et les travaux indispensables à la sécurité de la ville, menacée de s'écrouler aussi, ou d'être emportée par l'Anio, ont souvent changé leur aspect. Je vais tâcher de vous en donner succinctement une idée exacte; car, en dépit des nouveaux itinéraires qui prétendent que ces lieux ont perdu leur principal intérêt, ils sont encore une des plus ravissantes merveilles de la terre2.

Je vous ai parlé d'un puits de verdure; c'est ce bocage, d'environ un mille de tour à son sommet, que l'on a arrangé dans l'entonnoir d'un ancien cratère. L'abîme est donc tapissé de plantations vigoureuses, bien libres et bien sauvages, descendant sur des flancs de montagne presque à pic, au moyen des zigzags d'un sentier doux aux pieds, tout bordé d'herbes et de fleurs rustiques, soutenu par les terrasses naturelles du roc pittoresque, et se dégageant à chaque instant des bosquets qui l'ombragent pour vous laisser regarder le torrent sous vos pieds, le rocher perpendiculaire à votre droite et le joli temple de la Sybille au-dessus de votre tête. C'est à la fois d'une grâce et d'une majesté, d'une âpreté et d'une fraîcheur qui résument bien les caractères de la nature italienne. Il me semble qu'il n'y a ici rien d'austère et de terrible qui ne soit tout à coup tempéré ou dissimulé par des voluptés souriantes.

Quand on a descendu environ les deux tiers du sentier, il vous conduit à l'entrée d'une grotte latérale complètement inaperçue jusque-là. Cette grotte est un couloir, une galerie naturelle que le torrent a rencontrée dans la roche, et qui semble avoir été une des bouches du cratère dont le puits de verdure tout entier aurait été le foyer principal. On s'explique plus difficilement la cause première des gigantesques macaroni (je ne puis les appeler autrement) qui se tordent sous les voûtes et sur les parois de cette galerie souterraine. C'est exactement, en grand, les mêmes formes et les mêmes attitudes que les prétendues herbes pétrifiées de la petite solfatare de l'étang des tartres. Les gens du pays affirment que ces entrelacements et ces enroulements de pierres sont, dans les grottes de Tivoli, comme à la solfatare, des pétrifications de plantes inconnues. Je ne demanderais pas mieux; mais, comme elles sont percées, dans toute leur étendue, d'un tube intérieur parfaitement rond et lisse, cette perforation me fait bien l'effet d'être le résultat d'un dégagement de gaz et de souffles impétueux partant de l'abîme et se faisant des tuyaux de flûte de toutes ces matières en fusion. Ce travail a pu être régulier d'abord comme le crible ignivome de la solfatare; mais une convulsion subséquente de la masse volcanique les a tordues, embrouillées et déjetées en tous sens, avant qu'elles fussent entièrement refroidies. Voilà mon explication. Prenez-la pour celle d'un rêveur et d'un ignorant; je n'y tiens pas; mais elle a satisfait au besoin que j'éprouve toujours de me rendre compte des bizarreries géologiques, bizarreries pures dans la solfatare à fleur de terre que j'avais vue le matin, mais mystères grandioses dans la grotte de Tivoli, comme sur le chemin de Marseille à Roquefavour.

De quelles scènes effroyables, de quelles dévorantes éjaculalions, de quels craquements, de quels rugissements, de quels bouillonnements affreux cette ravissante cavité de Tivoli a dû être le théâtre! Il me semblait qu'elle devait son charme actuel à la pensée, j'allais presque dire au souvenir évoqué en moi, des ténébreuses horreurs de sa formation première. C'est là une ruine du passé autrement imposante que les débris des temples et des aqueducs; mais les ruines de la nature ont encore sur celles de nos oeuvres cette supériorité que le temps bâtit sur elles, comme des monuments nouveaux, les merveilles de la végétation, les frais édifices de la forme et de la couleur, les véritables temples de la vie.

Par cette caverne, un bras de l'Anio se précipite et roule, avec un bruit magnifique, sur des lames de rocher qu'il s'est chargé d'aplanir et de creuser à son usage. A deux cents pieds plus haut, il traverse tranquillement la ville et met en mouvement plusieurs usines; mais, tout au beau milieu des maisons et des jardins, il rencontre cette coulée volcanique, s'y engouffre, et vient se briser au bas du grand rocher, sur les débris de son couronnement détaché, qui gisent là dans un désordre grandiose.

Il me fallut, en cet endroit, me retourner, comme Orphée à la porte de l'enfer, pour regarder mon Eurydice, car elle avait malicieusement lâché le ruban et s'était vivement aventurée sot une planche jetée au flanc du sentier par-dessus le vide, et appuyée sur une faible saillie du grand rocher. C'était une pure forfanterie, car cette planche ne conduisait à rien, ne tenait à rien, et présentait le plus épouvantable danger. Je vis qu'en effet ma princesse était brave et affrontait le vertige avec une surprenante tranquillité. Mais quoi! c'est une Anglaise, et je me persuade toujours qu'il y a plus de fer et de bois que de sentiment et de volonté dans ces belles machines qui se donnent pour des femmes. Je crois bien que, si elle était tombée, elle aurait pu se casser, mais qu'on eût pu la raccommoder, et qu'elle eût été miss Medora comme devant.

Néanmoins, mon premier mouvement fut une grande terreur et puis un accès de colère irréfrénable. Je courus à elle, je la pris, très-rudement par le bras et je l'entraînai sous la voûte de la caverne, où je la forçai de s'asseoir, pour l'empêcher de recommencer quelque inutile expérience de son courage insensé.

Pour que vous compreniez comment je pouvais entrer dans une caverne où coule un bras de rivière impétueuse, il faut vous représenter la large ouverture de cette caverne, dont une moitié seulement sert de lit à la course des eaux, cette moitié est nécessairement la plus creuse; l'autre également pavée de grands feuillets ondulés et bosselés par les soulèvements volcaniques, vous permet de monter, en tournant, jusque vers l'ouverture supérieure par laquelle le flot s'engage sous la voûte. Ainsi vous remontez, aisément et à couvert, la pente fortement inclinée et tourmentée d'un cours d'eau qui forme une cascade devant vous, et une autre cascade derrière vous. Cela m'expliquait la formidable basse continue que, du temple de la Sibylle, nous entendions monter de l'abîme invisible, tandis que la claire nappe argentée, qui léchait la perpendiculaire du grand rocher, dominait la sauvage harmonie par un chant plus frais et plus élevé.

L'endroit où j'avais fait asseoir, bon gré mal gré, Medora, forme une imposante et bizarre excavation, où pénètre, de l'issue supérieure invisible encore, une lueur bleue d'un effet fantastique. Les voûtes de la caverne où s'enroulent furieusement ces étranges formations minérales dont je vous ai parlé ces prétendues plantes d'un monde antérieur colossal, prennent là le dessin et l'apparence d'un ciel de pierre labouré de ces lourdes nuées moutonneuses qu'imitèrent les statuaires italiens du XVIIe siècle, dans les gloires dont ils entourèrent leurs Madones ou leurs saints équestres. En sculpture, c'est fort laid et fort bête; mais, dans ce jeu de la nature, dans ce plafond de caverne éclairé d'un jour frisant et blafard qui en dessine les groupes fuyants et insensés, c'est étrange au point d'être sublime; et, comme si la matière, dans ses transformations successives, se plaisait à conserver les apparences de couleur et de forme de ses premières opérations, on peut très bien se figurer là, au lieu d'un fleuve d'eau qui descend, un fleuve de lave qui monte, et, au lieu d'une voûte de rochers, une voûte de lourdes vapeurs tordues et dispersées par les vents de l'enfer volcanique.

Je fus tellement saisi par l'aspect et le bruit de ce cercle dantesque, qu'à peine eus-je fait asseoir Medora, je l'oubliai complètement. Ma main, crispée par l'émotion qu'elle m'avait causée, tenait pourtant encore la sienne; mais c'était une sollicitude toute machinale, et je restai pétrifié comme le ciel de la grotte, curieux d'abord de comprendre à ma manière la scène étrange qui m'environnait, et puis ravi, pénétré, transporté dans le rêve d'un monde inconnu, enchaîné comme on l'est quand on n'a pas une parole pour formuler ce que l'on éprouve, et que l'on n'a pas auprès de soi un être vraiment sympathique, avec qui l'on puisse échanger le regard qui dit tout ce que l'on peut se dire.

Je ne sais pas si son examen extatique dura une minute ou un quart d'heure. Lorsque je retrouvai la notion de moi-même, je vis que je tenais toujours la main de Medora, et qu'à force d'être comprimée dans la mienne, cette pauvre belle main, un vrai modèle de forme et de tissu, était devenue bleuâtre. Je fus honteux de ma préoccupation, et, me retournant vers ma victime, je voulus lui demander pardon. Je ne sais ce que je lui dis ni ce qu'elle me répondit. Le bruit du torrent roulant devant nous, ne nous permettait pas d'entendre le son de notre propre voix; mais je fus frappé de l'expression froide et hautaine de ces grands yeux d'un bleu sombre attachés sur les miens. Je ne pouvais exprimer mon repentir que par une pantomime, et je pliai un genou pour me faire comprendre. Elle sourit et se leva. Sa figure avait encore une expression ironique et courroucée, du moins à ce qu'il me sembla. Elle ne retira pourtant pas sa main, que je tenais toujours, mais non plus de manière à la meurtrir, et, comme son regard se portait vers le torrent, le mien s'y reporta aussi. On a beau se dire qu'on reviendra voir à loisir ces belles choses; on se dit aussi qu'on sera peut-être empêché d'y revenir jamais, et qu'on ne retrouvera pas l'instant qu'on possède.

J'étais resté tombé sur mes genoux, non plus pour faire amende honorable à la beauté, mais pour regarder le dessous de l'excavation plus à mon aise. Comment vous dire ma surprise, lorsqu'au bout d'un instant, je sentis sur mon front, glacé par la vapeur du torrent, quelque chose de doux et de chaud comme un baiser? Effaré, je retournai la tète, et je vis, à l'attitude de Medora, que ce n'était pas une hallucination.

2.Un itinéraire sans défauts, c'est la pierre philosophale, et il faut dire aux personnes éprises de voyages qne l'exactitude absolue des renseignements sur les localités intéressantes est absolument impossible. Ces ouvrages se font généralement à coups de ciseaux, vu que le rédacteur ne peut aller partout lui-même. Il le ferait en vain. L'aspect des lieux change d'une année à l'autre. J'ai sous les yeux une relation qui déplore l'écroulement complet et la complète sécheresse des grottes de Tivoli, que je viens de voir telles que les décrit Jean Valreg. Parmi les meilleurs guides, je recommande ceux de MM. Adolphe Jonanne et A. – J. Dupays, en Suisse et en Italie. Ce sont de véritables manuels d'art et de savoir encyclopédique, sont une forme excellente.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
360 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают