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Читать книгу: «Consuelo», страница 71

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CIII. Le Porpora et Consuelo arrivèrent à Prague par un froid assez piquant…

Le Porpora et Consuelo arrivèrent à Prague par un froid assez piquant, à la première heure de la nuit. La lune éclairait cette vieille cité, qui avait conservé dans son aspect le caractère religieux et guerrier de son histoire. Nos voyageurs y entrèrent par la porte appelée Rosthor, et, traversant la partie qui est sur la rive droite de la Moldaw, ils arrivèrent sans encombre jusqu’à la moitié du pont. Mais là, une forte secousse fut imprimée à la voiture, qui s’arrêta court.

Jésus Dieu! cria le postillon, mon cheval qui s’abat devant la statue! mauvais présage! que saint Jean Népomuck nous assiste!»

Consuelo, voyant que le cheval de brancard était embarrassé dans les traits, et que le postillon en aurait pour quelque temps à le relever et à rajuster son harnais, dont plusieurs courroies s’étaient rompues dans la chute, proposa à son maître de mettre pied à terre, afin de se réchauffer par un peu de mouvement. Le maestro y ayant consenti, Consuelo s’approcha du parapet pour examiner le lieu où elle se trouvait. De cet endroit, les deux villes distinctes qui composent Prague, l’une appelée la nouvelle, qui fut bâtie par l’empereur Charles IV, en 1348; l’autre, qui remonte à la plus haute Antiquité, toutes deux construites en amphithéâtre, semblaient deux noires montagnes de pierres d’où s’élançaient çà et là, sur les points culminants, les flèches élancées des antiques édifices et les sombres dentelures des fortifications. La Moldaw s’engouffrait obscure et rapide sous ce pont d’un style si sévère, théâtre de tant d’événements tragiques dans l’histoire de la Bohême; et le reflet de la lune, en y traçant de pâles éclairs, blanchissait la tête de la statue révérée. Consuelo regarda cette figure du saint docteur, qui semblait contempler mélancoliquement les flots. La légende de saint Népomuck est belle, et son nom vénérable à quiconque estime l’indépendance et la loyauté. Confesseur de l’impératrice Jeanne, il refusa de trahir le secret de sa confession, et l’ivrogne Wenceslas, qui voulait savoir les pensées de sa femme, n’ayant pu rien arracher à l’illustre docteur, le fit noyer sous le pont de Prague. La tradition rapporte qu’au moment où il disparut sous les ondes, cinq étoiles brillèrent sur le gouffre à peine refermé, comme si le martyr eût laissé un instant flotter sa couronne sur les eaux. En mémoire de ce miracle, cinq étoiles de métal ont été incrustées sur la pierre de la balustrade, à l’endroit même où Népomuck fut précipité.

La Rosmunda, qui était fort dévote, avait gardé un tendre souvenir à la légende de Jean Népomuck; et, dans l’énumération des saints que chaque soir elle faisait invoquer par la bouche pure de son enfant, elle n’avait jamais oublié celui-là, le patron spécial des voyageurs, des gens en péril, et, par-dessus tout, le garant de la bonne renommée. Ainsi qu’on voit les pauvres rêver la richesse, la Zingara se faisait, sur ses vieux jours, un idéal de ce trésor qu’elle n’avait guère songé à amasser dans ses jeunes années. Par suite de cette réaction, Consuelo avait été élevée dans des idées d’une exquise pureté. Consuelo se rappela donc en cet instant la prière qu’elle adressait autrefois à l’apôtre de la sincérité; et, saisie par le spectacle des lieux témoins de sa fin tragique, elle s’agenouilla instinctivement parmi les dévots qui, à cette époque, faisaient encore, à chaque heure du jour et de la nuit, une cour assidue à l’image du saint. C’étaient de pauvres femmes, des pèlerins, de vieux mendiants, peut-être aussi quelques zingaris, enfants de la mandoline et propriétaires du grand chemin. Leur piété ne les absorbait pas au point qu’ils ne songeassent à lui tendre la main. Elle leur fit largement l’aumône, heureuse de se rappeler le temps où elle n’était ni mieux chaussée, ni plus fière que ces gens-là. Sa générosité les toucha tellement qu’ils se consultèrent à voix basse et chargèrent l’un d’entre eux de lui dire qu’ils allaient chanter un des anciens hymnes de l’office du bienheureux Népomuck, afin que le saint détournât le mauvais présage par suite duquel elle se trouvait arrêtée sur le pont. La musique et les paroles étaient, selon eux, du temps même de Wenceslas l’ivrogne:

 
Suscipe quas dedimus, Johannes beate,
Tibi preces supplices, noster advocate:
Fieri, dum vivimus, ne sinas infames
Et nostros post obitum cœlis infer manes.
 

Le Porpora, qui prit plaisir à les écouter, jugea que leur hymne n’avait guère plus d’un siècle de date; mais il en entendit un second qui lui sembla une malédiction adressée à Wenceslas par ses contemporains, et qui commençait ainsi:

 
Saevus, piger imperator,
Malorum clarus patrator, etc.
 

Quoique les crimes de Wenceslas ne fussent pas un événement de circonstance, il semblait que les pauvres Bohémiens prissent un éternel plaisir à maudire, dans la personne de ce tyran, ce titre abhorré d’imperator, qui était devenu pour eux synonyme d’étranger. Une sentinelle autrichienne gardait chacune des portes placées à l’extrémité du pont. Leur consigne les forçait à marcher sans cesse de chaque porte à la moitié de l’édifice; là elles se rencontraient devant la statue, se tournaient le dos et reprenaient leur impassible promenade. Elles entendaient les cantiques; mais comme elles n’étaient pas aussi versées dans le latin d’église que les dévots pragois, elles s’imaginaient sans doute écouter un cantique à la louange de François de Lorraine, l’époux de Marie-Thérèse.

En recueillant ces chants naïfs au clair de la lune, dans un des sites les plus poétiques du monde, Consuelo se sentit pénétrée de mélancolie. Son voyage avait été heureux et enjoué jusque-là; et, par une réaction assez naturelle, elle tomba tout d’un coup dans la tristesse. Le postillon, qui rajustait son équipage avec une lenteur germanique, ne cessait de répéter à chaque exclamation de mécontentement: «Voilà un mauvais présage!» si bien que l’imagination de Consuelo finit par s’en ressentir. Toute émotion pénible, toute rêverie prolongée ramenait en elle le souvenir d’Albert. Elle se rappela en cet instant qu’Albert, entendant un soir la chanoinesse invoquer tout haut, dans sa prière, saint Népomuck le gardien de la bonne réputation, lui avait dit: «C’est fort bien pour vous, ma tante, qui avez pris la précaution d’assurer la vôtre par une vie exemplaire; mais j’ai vu souvent des âmes souillées de vices appeler à leur aide les miracles de ce saint, afin de pouvoir mieux cacher aux hommes leurs secrètes iniquités. C’est ainsi que vos pratiques dévotes servent aussi souvent de manteau à l’hypocrisie grossière que de secours à l’innocence.» En cet instant, Consuelo s’imagina entendre la voix d’Albert résonner à son oreille dans la brise du soir et dans l’onde sinistre de la Moldaw. Elle se demanda ce qu’il penserait d’elle, lui qui la croyait déjà pervertie peut-être, s’il la voyait prosternée devant cette image catholique; et elle se relevait comme effrayée, lorsque le Porpora lui dit:

Allons, remontons en voiture, tout est réparé.»

Elle le suivit et s’apprêtait à entrer dans la voiture, lorsqu’un cavalier, lourdement monté sur un cheval plus lourd encore, s’arrêta court, mit pied à terre et s’approcha d’elle pour la regarder avec une curiosité tranquille qui lui parut fort impertinente.

Que faites-vous là, monsieur? dit le Porpora en le repoussant; on ne regarde pas les dames de si près. Ce peut être l’usage à Prague, mais je ne suis pas disposé à m’y soumettre.»

Le gros homme sortit le menton de ses fourrures; et, tenant toujours son cheval par la bride, il répondit au Porpora en bohémien, sans s’apercevoir que celui-ci ne le comprenait pas du tout; mais Consuelo, frappée de la voix de ce personnage, et se penchant pour regarder ses traits au clair de la lune, s’écria, en passant entre lui et le Porpora: «Est-ce donc vous, monsieur le baron de Rudolstadt?

– Oui, c’est moi, signora! répondit le baron Frédéric; c’est moi, le frère de Christian, l’oncle d’Albert; oh! c’est bien moi. Et c’est bien vous aussi!» ajouta-t-il en poussant un profond soupir.

Consuelo fut frappée de son air triste et de la froideur de son accueil. Lui qui s’était toujours piqué avec elle d’une galanterie chevaleresque, il ne lui baisa pas la main, il ne songea même pas à toucher son bonnet fourré pour la saluer; il se contenta de répéter en la regardant, d’un air consterné, pour ne pas dire hébété: «C’est bien vous! en vérité, c’est vous!»

– Donnez-moi des nouvelles de Riesenburg, dit Consuelo. avec agitation.

– Je vous en donnerai, signora! Il me tarde de vous en donner.

– Eh bien! monsieur le baron, dites; parlez-moi du comte Christian, de madame la chanoinesse et de…

– Oh oui! je vous en parlerai, répondit Frédéric, qui était de plus en plus stupéfait et comme abruti.

– Et le comte Albert? reprit Consuelo, effrayée de sa contenance et de sa physionomie.

– Oui, oui! Albert, hélas! oui! répondit le baron, je veux vous en parler.»

Mais il n’en parla point; et à travers toutes les questions de la jeune fille, il resta presque aussi muet et immobile que la statue de Népomuck.

Le Porpora commençait à s’impatienter: il avait froid; il lui tardait d’arriver à un bon gîte. En outre, cette rencontre, qui pouvait faire une grande impression sur Consuelo, le contrariait passablement.

Monsieur le baron, lui dit-il, nous aurons l’honneur d’aller demain vous présenter nos devoirs; mais souffrez que maintenant nous allions souper et nous réchauffer… Nous avons plus besoin de cela que de compliments, ajouta-t-il entre ses dents, en sautant dans la voiture, où il venait de pousser Consuelo, bon gré mal gré.

– Mais, mon ami, dit celle-ci avec anxiété, laissez-moi m’informer…

– Laissez-moi tranquille, répondit-il brusquement. Cet homme est idiot, s’il n’est pas ivre mort; et nous passerions bien la nuit sur le pont sans qu’il pût accoucher d’une parole de bon sens.»

Consuelo était en proie à une affreuse inquiétude:

Vous êtes impitoyable, lui dit-elle tandis que la voiture franchissait le pont et entrait dans l’ancienne ville. Un instant de plus, et j’allais apprendre ce qui m’intéresse plus que tout au monde…

– Ouais! en sommes-nous encore là? dit le maestro avec humeur. Cet Albert te trottera-t-il éternellement dans la cervelle? Tu aurais eu là une jolie famille, bien enjouée, bien élevée, à en juger par ce gros butor, qui a son bonnet cacheté sur sa tête, apparemment! car il ne t’a pas fait la grâce de le soulever en te voyant.

– C’est une famille dont vous pensiez naguère tant de bien, que vous m’y avez jetée comme dans un port de salut, en me recommandant d’être tout respect, tout amour pour ceux qui la composent.

– Quant au dernier point, tu m’as trop bien obéi, à ce que je vois.»

Consuelo allait répliquer; mais elle se calma en voyant le baron à cheval, déterminé, en apparence, à suivre la voiture; et lorsqu’elle en descendit, elle trouva le vieux seigneur à la portière, lui offrant la main, et lui faisant avec politesse les honneurs de sa maison; car c’était chez lui et non à l’auberge qu’il avait donné ordre au postillon de la conduire. Le Porpora voulut en vain refuser son hospitalité: il insista, et Consuelo, qui brûlait d’éclaircir ses tristes appréhensions, se hâta d’accepter et d’entrer avec lui dans la salle, où un grand feu et un bon souper les attendaient.

Vous voyez, signora, dit le baron en lui faisant remarquer trois couverts, je comptais sur vous.

– Cela m’étonne beaucoup, répondit Consuelo; nous n’avons annoncé ici notre arrivée à personne, et nous comptions même, il y a deux jours, n’y arriver qu’après-demain.

– Tout cela ne vous étonne pas plus que moi, dit le baron d’un air abattu.

– Mais la baronne Amélie?» demanda Consuelo, honteuse de n’avoir pas encore songé à son ancienne élève.

Un nuage couvrit le front du baron de Rudolstadt: son teint vermeil, violacé par le froid, devint tout à coup si blême, que Consuelo en fut épouvantée; mais il répondit avec une sorte de calme:

Ma fille est en Saxe, chez une de nos parentes. Elle aura bien du regret de ne pas vous avoir vue.

– Et les autres personnes de votre famille, monsieur le baron, reprit Consuelo, ne puis-je savoir…

– Oui, vous saurez tout, répondit Frédéric, vous saurez tout. Mangez, signora; vous devez en avoir besoin.

– Je ne puis manger si vous ne me tirez d’inquiétude. Monsieur le baron, au nom du ciel, n’avez-vous pas à déplorer la perte d’aucun des vôtres?

– Personne n’est mort», répondit le baron d’un ton aussi lugubre que s’il eût annoncé l’extinction de sa famille entière.

Et il se mit à découper les viandes avec une lenteur aussi solennelle qu’il le faisait à Riesenburg. Consuelo n’eut plus le courage de le questionner. Le souper lui parut mortellement long. Le Porpora, qui était moins inquiet qu’affamé, s’efforça de causer avec son hôte. Celui-ci s’efforça, de son côté, de lui répondre obligeamment, et même de l’interroger sur ses affaires et ses projets; mais cette liberté d’esprit était évidemment au-dessus de ses forces. Il ne répondait jamais à propos, ou il renouvelait ses questions un instant après en avoir reçu la réponse. Il se taillait toujours de larges portions, et faisait remplir copieusement son assiette et son verre; mais c’était un effet de l’habitude: il ne mangeait ni ne buvait; et, laissant tomber sa fourchette par terre et ses regards sur la nappe, il succombait à un affaissement déplorable. Consuelo l’examinait, et voyait bien qu’il n’était pas ivre. Elle se demandait si cette décadence subite était l’ouvrage du malheur, de la maladie ou de la vieillesse. Enfin, après deux heures de ce supplice, le baron, voyant le repas terminé, fit signe à ses gens de se retirer; et, après avoir longtemps cherché dans ses poches d’un air égaré, il en sortit une lettre ouverte, qu’il présenta à Consuelo. Elle était de la chanoinesse, et contenait ce qui suit:

Nous sommes perdus; plus d’espoir, mon frère! Le docteur Supperville est enfin arrivé de Bareith; et, après nous avoir ménagés pendant quelques jours, il m’a déclaré qu’il fallait mettre ordre aux affaires de la famille, parce que, dans huit jours peut-être, Albert n’existerait plus. Christian, à qui je n’ai pas la force de prononcer cet arrêt, se flatte encore, mais faiblement; car son abattement m’épouvante, et je ne sais pas si la perte de mon neveu est le seul coup qui me menace. Frédéric, nous sommes perdus! survivrons-nous tous deux à de tels désastres? Pour moi, je n’en sais rien. Que la volonté de Dieu soit faite! Voilà tout ce que je puis dire; mais je ne sens pas en moi la force de n’y pas succomber. Venez à nous, mon frère, et tâchez de nous apporter du courage, s’il a pu vous en rester après votre propre malheur, malheur qui est aussi le nôtre, et qui met le comble aux infortunes d’une famille qu’on dirait maudite! Quels crimes avons-nous donc commis pour mériter de telles expiations? Que Dieu me préserve de manquer de foi et de soumission; mais, en vérité, il y a des instants où je me dis que c’en est trop.

Venez, mon frère, nous vous attendons, nous avons besoin de vous; et cependant ne quittez pas Prague avant le 11. J’ai à vous charger d’une étrange commission; je crois devenir folle en m’y prêtant; mais je ne comprends plus rien à notre existence, et je me conforme aveuglément aux volontés d’Albert. Le 11 courant, à sept heures du soir, trouvez-vous sur le pont de Prague, au pied de la statue. La première voiture qui passera, vous l’arrêterez; la première personne que vous y verrez, vous l’emmènerez chez vous; et si elle peut partir pour Riesenburg le soir même, Albert sera peut-être sauvé. Du moins il dit qu’il se rattachera à la vie éternelle, et j’ignore ce qu’il entend par là. Mais les révélations qu’il a eues, depuis huit jours, des événements les plus imprévus pour nous tous, ont été réalisées d’une façon si incompréhensible, qu’il ne m’est plus permis d’en douter: il a le don de prophétie ou le sens de la vue des choses cachées. Il m’a appelée ce soir auprès de son lit, et de cette voix éteinte qu’il a maintenant, et qu’il faut deviner plus qu’on ne peut l’entendre, il m’a dit de vous transmettre les paroles que je vous ai fidèlement rapportées. Soyez donc à sept heures, le 11, au pied de la statue, et, quelle que soit la personne qui s’y trouvera en voiture, amenez-la ici en toute hâte.»

En achevant cette lettre, Consuelo, devenue aussi pâle que le baron, se leva brusquement; puis elle retomba sur sa chaise, et resta quelques instants les bras raidis et les dents serrées. Mais elle reprit aussitôt ses forces, se leva de nouveau, et dit au baron qui était retombé dans sa stupeur:

Eh bien! monsieur le baron, votre voiture est-elle prête? Je le suis, moi; partons.»

Le baron se leva machinalement et sortit. Il avait eu la force de songer à tout d’avance; la voiture était préparée, les chevaux attendaient dans la cour; mais il n’obéissait plus que comme un automate à la pression d’un ressort, et, sans Consuelo, il n’aurait plus pensé au départ.

À peine fut-il hors de la chambre, que le Porpora saisit la lettre et la parcourut rapidement. À son tour il devint pâle, ne put articuler un mot, et se promena devant le poêle en proie à un affreux malaise. Le maestro avait à se reprocher ce qui arrivait. Il ne l’avait pas prévu, mais il se disait maintenant qu’il eût dû le prévoir: et en proie au remords, à l’épouvante, sentant sa raison confondue d’ailleurs par la singulière puissance de divination qui avait révélé au malade le moyen de revoir Consuelo, il croyait faire un rêve affreux et bizarre.

Cependant, comme aucune organisation n’était plus positive que la sienne à certains égards, et aucune volonté plus tenace, il pensa bientôt à la possibilité et aux suites de cette brusque résolution que Consuelo venait de prendre. Il s’agita beaucoup, frappa son front avec ses mains et le plancher avec ses talons, fit craquer toutes ses phalanges, compta sur ses doigts, supputa, rêva, s’arma de courage, et, bravant l’explosion, dit à Consuelo en la secouant pour la ranimer:

Tu veux aller là-bas, j’y consens; mais je te suis. Tu veux voir Albert, tu vas peut-être lui donner le coup de grâce; mais il n’y a pas moyen de reculer, nous partons. Nous pouvons disposer de deux jours. Nous devions les passer à Dresde; nous ne nous y reposerons point. Si nous ne sommes pas à la frontière de Prusse le 18, nous manquons à nos engagements. Le théâtre ouvre le 25; si tu n’es pas prête, je suis condamné à payer un dédit considérable. Je ne possède pas la moitié de la somme nécessaire, et, en Prusse, qui ne paie pas va en prison. Une fois en prison, on vous oublie; on vous laisse dix ans, vingt ans; vous y mourrez de chagrin ou de vieillesse, à volonté. Voilà le sort qui m’attend si tu oublies qu’il faut quitter Riesenburg le 14 à cinq heures du matin au plus tard.

– Soyez tranquille, mon maître, répondit Consuelo avec l’énergie de la résolution; j’avais déjà songé à tout cela. Ne me faites pas souffrir à Riesenburg, voilà tout ce que je vous demande. Nous en partirons le 14 à cinq heures du matin.

– Il faut le jurer.

– Je le jure! répondit-elle en haussant les épaules d’impatience. Quand il s’agit de votre liberté et de votre vie, je ne conçois pas que vous ayez besoin d’un serment de ma part.»

Le baron rentra en cet instant, suivi d’un vieux domestique dévoué et intelligent, qui l’enveloppa comme un enfant de sa pelisse fourrée, et le traîna dans sa voiture. On gagna rapidement Beraum et on atteignit Pilsen au lever du jour.

CIV. De Pilsen à Tauss, quoiqu’on marchât aussi vite que possible…

De Pilsen à Tauss, quoiqu’on marchât aussi vite que possible, il fallut perdre beaucoup de temps dans des chemins affreux, à travers des forêts presque impraticables et assez mal fréquentées, dont le passage n’était pas sans danger de plus d’une sorte. Enfin, après avoir fait un peu plus d’une lieue par heure, on arriva vers minuit au château des Géants. Jamais Consuelo ne fit de voyage plus fatigant et plus lugubre. Le baron de Rudolstadt semblait près de tomber en paralysie, tant il était devenu indolent et podagre. Il n’y avait pas un an que Consuelo l’avait vu robuste comme un athlète; mais ce corps de fer n’était point animé d’une forte volonté. Il n’avait jamais obéi qu’à des instincts, et au premier coup d’un malheur inattendu il était brisé. La pitié qu’il inspirait à Consuelo augmentait ses inquiétudes. «Est-ce donc ainsi que je vais retrouver tous les hôtes de Riesenburg?» pensait-elle.

Le pont était baissé, les grilles ouvertes, les serviteurs attendaient dans la cour avec des flambeaux. Aucun des trois voyageurs ne songea à en faire la remarque; aucun ne se sentit la force d’adresser une question aux domestiques. Le Porpora, voyant que le baron se traînait avec peine, le prit par le bras pour l’aider à marcher, tandis que Consuelo s’élançait vers le perron et en franchissait rapidement les degrés.

Elle y trouva la chanoinesse, qui, sans perdre de temps à lui faire accueil, lui saisit le bras en lui disant:

Venez, le temps presse; Albert s’impatiente. Il a compté les heures et les minutes exactement; il a annoncé que vous entriez dans la cour, et une seconde après nous avons entendu le roulement de votre voiture. Il ne doutait pas de votre arrivée, mais il a dit que si quelque accident vous retardait, il ne serait plus temps. Venez, signora, et, au nom du ciel, ne résistez à aucune de ses idées, ne contrariez aucun de ses sentiments. Promettez-lui tout ce qu’il vous demandera, feignez de l’aimer. Mentez, hélas! s’il le faut. Albert est condamné! il touche à sa dernière heure. Tâchez d’adoucir son agonie; c’est tout ce que nous vous demandons.»

En parlant ainsi, Wenceslawa entraînait Consuelo vers le grand salon.

Il est donc levé? Il ne garde donc pas la chambre? demanda Consuelo à la hâte.

– Il ne se lève plus, car il ne se couche plus, répondit la chanoinesse. Depuis trente jours, il est assis sur un fauteuil, dans le salon, et il ne veut pas qu’on le dérange pour le transporter ailleurs. Le médecin déclare qu’il ne faut pas le contrarier à cet égard, parce qu’on le ferait mourir en le remuant. Signora, prenez courage; car vous allez voir un effrayant spectacle!»

La chanoinesse ouvrit la porte du salon, en ajoutant:

Courez à lui, ne craignez pas de le surprendre. Il vous attend, il vous a vue venir de plus de deux lieues.»

Consuelo s’élança vers son pâle fiancé, qui était effectivement assis dans un grand fauteuil, auprès de la cheminée. Ce n’était plus un homme, c’était un spectre. Sa figure, toujours belle malgré les ravages de la maladie, avait contracté l’immobilité d’un visage de marbre. Il n’y eut pas un sourire sur ses lèvres, pas un éclair de joie dans ses yeux. Le médecin, qui tenait son bras et consultait son pouls, comme dans la scène de Stratonice, le laissa retomber doucement, et regarda la chanoinesse d’un air qui signifiait: «Il est trop tard.» Consuelo était à genoux près d’Albert, qui la regardait fixement et ne disait rien. Enfin, il réussit à faire, avec le doigt, un signe à la chanoinesse, qui avait appris à deviner toutes ses intentions. Elle prit ses deux bras, qu’il n’avait plus la force de soulever, et les posa sur les épaules de Consuelo; puis elle pencha la tête de cette dernière sur le sein d’Albert; et comme la voix du moribond était entièrement éteinte, il lui prononça ce peu de mots à l’oreille:

Je suis heureux.»

Il tint pendant deux minutes la tête de sa bien-aimée contre sa poitrine et sa bouche collée sur ses cheveux noirs. Puis il regarda sa tante, et, par d’imperceptibles mouvements, il lui fit comprendre qu’il désirait qu’elle et son père donnassent le même baiser à sa fiancée.

Oh! de toute mon âme!» dit la chanoinesse en la pressant dans ses bras avec effusion.

Puis elle la releva pour la conduire au comte Christian, que Consuelo n’avait pas encore remarqué.

Assis dans un autre fauteuil vis-à-vis de son fils, à l’autre angle de la cheminée, le vieux comte semblait presque aussi affaibli et aussi détruit. Il se levait encore pourtant et faisait quelques pas dans le salon; mais il fallait chaque soir le porter à son lit, qu’il avait fait dresser dans une pièce voisine. Il tenait en cet instant la main de son frère dans une des siennes, et celle du Porpora dans l’autre. Il les quitta pour embrasser Consuelo avec ferveur à plusieurs reprises. L’aumônier du château vint à son tour la saluer pour faire plaisir à Albert. C’était un spectre aussi, malgré son embonpoint qui ne faisait qu’augmenter; mais sa pâleur était livide. La mollesse d’une vie nonchalante l’avait trop énervé pour qu’il pût supporter la douleur des autres. La chanoinesse conservait de l’énergie pour tous. Sa figure était couperosée, ses yeux brillaient d’un éclat fébrile; Albert seul paraissait calme. Il avait la sérénité d’une belle mort sur le front, sa prostration physique n’avait rien qui ressemblât à l’abrutissement des facultés morales. Il était grave et non accablé comme son père et son oncle.

Au milieu de toutes ces organisations ravagées par la maladie ou la douleur, le calme et la santé du médecin faisaient contraste. Supperville était un Français autrefois attaché à Frédéric, lorsque celui-ci n’était que prince royal. Pressentant un des premiers le caractère despotique et ombrageux qu’il voyait couver dans le prince, il était venu se fixer à Bareith et s’y vouer au service de la margrave Sophie Wilhelmine de Prusse, sœur de Frédéric. Ambitieux et jaloux, Supperville avait toutes les qualités du courtisan; médecin assez médiocre, malgré la réputation qu’il avait acquise dans cette petite cour, il était homme du monde, observateur pénétrant et juge assez intelligent des causes morales de la maladie. Il avait beaucoup exhorté la chanoinesse à satisfaire tous les désirs de son neveu, et il avait espéré quelque chose du retour de celle pour qui Albert mourait. Mais il avait beau interroger son pouls et sa physionomie, depuis que Consuelo était arrivée, il se répétait qu’il n’était plus temps, et il songeait à s’en aller pour n’être pas témoin des scènes de désespoir qu’il n’était plus en son pouvoir de conjurer.

Il résolut pourtant de se mêler aux affaires positives de la famille, pour satisfaire, soit quelque prévision intéressée, soit son goût naturel pour l’intrigue; et, voyant que, dans cette famille consternée, personne ne songeait à mettre les moments à profit, il attira Consuelo dans l’embrasure d’une fenêtre pour lui parler tout bas, en français, ainsi qu’il suit:

Mademoiselle, un médecin est un confesseur. J’ai donc appris bien vite ici le secret de la passion qui conduit ce jeune homme au tombeau. Comme médecin, habitué à approfondir les choses et à ne pas croire facilement aux perturbations des lois du monde physique, je vous déclare que je ne puis croire aux étranges visions et aux révélations extatiques du jeune comte. En ce qui vous concerne, du moins, je trouve fort simple de les attribuer à de secrètes communications qu’il a eues avec vous touchant votre voyage à Prague et votre prochaine arrivée ici.»

Et comme Consuelo faisait un geste négatif, il poursuivit: «Je ne vous interroge pas, mademoiselle, et mes suppositions n’ont rien qui doive vous offenser. Vous devez bien plutôt m’accorder votre confiance, et me regarder comme entièrement dévoué à vos intérêts.

– Je ne vous comprends pas, monsieur, répondit Consuelo avec une candeur qui ne convainquit point le médecin de cour.

– Vous allez me comprendre, mademoiselle, reprit-il avec sang-froid. Les parents du jeune comte se sont opposés à votre mariage avec lui, de toutes leurs forces jusqu’à ce jour. Mais enfin, leur résistance est à bout. Albert va mourir, et sa volonté étant de vous laisser sa fortune, ils ne s’opposeront point à ce qu’une cérémonie religieuse vous l’assure à tout jamais.

– Eh! que m’importe la fortune d’Albert? dit Consuelo stupéfaite: qu’a cela de commun avec l’état où je le trouve? Je ne viens pas ici pour m’occuper d’affaires, monsieur; je viens essayer de le sauver. Ne puis-je donc en conserver aucune espérance?

– Aucune! Cette maladie, toute mentale, est de celles qui déjouent tous nos plans et résistent à tous les efforts de la science. Il y a un mois que le jeune comte, après une disparition de quinze jours, que personne ici n’a pu m’expliquer, est rentré dans sa famille atteint d’un mal subit et incurable. Toutes les fonctions de la vie étaient déjà suspendues. Depuis trente jours, il n’a pu avaler aucune espèce d’aliments; et c’est un de ces phénomènes dont l’organisation exceptionnelle des aliénés offre seule des exemples, de voir qu’il ait pu se soutenir jusqu’ici avec quelques gouttes d’eau par jour et quelques minutes de sommeil par nuit. Vous le voyez, toutes les forces vitales sont épuisées en lui. Encore deux jours, tout au plus, et il aura cessé de souffrir. Armez-vous donc de courage: ne perdez pas la tête. Je suis là pour vous seconder et pour frapper les grands coups.

Consuelo regardait toujours le docteur avec étonnement, lorsque la chanoinesse, avertie par un signe du malade, vint interrompre ce dernier pour l’amener auprès d’Albert.

Albert, l’ayant fait approcher, lui parla dans l’oreille plus longtemps que son état de faiblesse ne semblait pouvoir le permettre. Supperville rougit et pâlit; la chanoinesse, qui les observait avec anxiété, brûlait d’apprendre quel désir Albert lui exprimait.

Docteur, disait Albert, tout ce que vous venez de dire à cette jeune fille, je l’ai entendu. (Supperville, qui avait parlé au bout du grand salon, aussi bas que son malade lui parlait en cet instant, se troubla, et ses idées positives sur l’impossibilité des facultés extatiques furent tellement bouleversées qu’il crut devenir fou.) Docteur, continua le moribond, vous ne comprenez rien à cette âme-là, et vous nuisez à mon dessein en alarmant sa délicatesse. Elle n’entend rien à vos idées sur l’argent. Elle n’a jamais voulu de mon titre ni de ma fortune; elle n’avait pas d’amour pour moi. Elle ne cédera qu’à la pitié. Parlez à son cœur. Je suis plus près de ma fin que vous ne croyez. Ne perdez pas de temps. Je ne puis pas revivre heureux si je n’emporte dans la nuit du repos le titre de son époux.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
1250 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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