Comment pourrais-je ne pas y consentir? Voilà une parole étrange dans votre bouche!
Vous vous étonnez de mon désir de vous consoler? C'est vous, Aldo, qui me semblez étrange!
En effet, c'est peut-être moi! Passez-moi ces boutades, c'est malgré moi qu'elles me viennent. Je ne veux pas m'y livrer. Donnez-moi votre main, Jane, et donnez-moi aussi votre foi. Jurez avec moi sur le cadavre de ma pauvre vieille amie, qui n'est plus, que vous vivrez pour moi, pour moi seul. J'ai besoin à l'heure qu'il est de trouver un appui ou de mourir. Vous êtes mon seul et dernier espoir; m'accueillerez-vous?
Si je vous promets de vous aimer toujours, me promettez-vous de m'épouser?
Vous en doutez?
Non, je n'en doute pas.
Mais vous en avez douté..
Pourquoi quittez-vous ma main? Pourquoi vous éloignez-vous de moi d'un air sombre? Est-ce que je vous ai offensé?
Non.
Vous ne vous voulez pas me regarder?
Je vous regarde; seulement ce n'est pas votre figure qui m'occupe, c'est au fond de votre coeur que mon regard plonge.
Voilà que vous me dites des choses que je n'entends plus; et, comme vous froncez le sourcil en me les disant, je dois croire que ce sont des choses dures et affligeantes pour moi. Vous avez un malheureux caractère, Aldo, un sombre esprit, en vérité!
Vous trouvez?
Oui, et j'en souffre.
Oh!.. en ce cas je ne veux pas vous faire souffrir.
Je vous pardonne.
Vous êtes bonne!
C'est que je vous aime; tâchez de m'aimer autant, et nous serons heureux.
J'y compte. En attendant, voulez-vous avoir la bonté d'appeler les voisines pour qu'elles viennent ensevelir le corps de ma mère?
J'y vais. Donnez-moi un baiser. (Aldo la baise au front avec froideur.)
Cette jeune fille est d'une merveilleuse stupidité! elle me blesse et me choque sans s'en douter, elle m'accorde mon pardon quand c'est elle qui m'offense, et elle reçoit mon baiser sans s'apercevoir au froid de mes lèvres que c'est le dernier! Mais la femme est donc un être bien lâche et bien borné! Je croyais celle-ci plus naïve, plus abandonnée à ce que la nature leur inspire parfois de beau et de généreux! Mais il y a dans le coeur un fonds d'égoïsme plus dur que le diamant, et aucun grand sentiment n'y peut germer. Toi qui te prétends descendue des cieux pour nous consoler, tu ne t'oublies pas toi-même dans le partage que tu veux établir entre nos destinées et les tiennes! Tu promets ton dévouement, tes caresses et ta fidélité, à la condition d'un échange semblable. Celle-ci me demande sans pudeur un serment qui était sur mes lèvres, et que j'aurais voulu offrir et non céder. C'est ainsi que tu nous sauveras, ange équitable et prudent. Tu tiens une balance comme la justice, mais tu as soulevé le bandeau de l'amour, et tu vois clairement nos défauts pour nous les reprocher sans pitié. Rien pour rien, c'est ta devise! Où est ta miséricorde, où est ton pardon, où donc tes ineffables sacrifices? Femme! mensonge! tu n'es pas! tu n'es qu'un mot, une ombre, un rêve. Les poëtes t'ont créée, ton fantôme est peut-être au ciel. Il m'a semblé parfois te voir passer dans mes nuées. Insensé que j'étais, pourquoi suis-je descendu sur la terre pour te chercher?
Maintenant je sais ce qu'il me reste à faire. Ma mère, je ne te pleure plus, nous ne serons pas longtemps séparés. Je laisse à d'autres le soin d'ensevelir ta dépouille, je vais rejoindre ton âme… J'ai bien assez tardé, mon Dieu! il y a assez longtemps que j'hésite au bord du gouffre sans fond de l'éternité! Pourquoi ai-je tremblé?.. tremblé! Est-ce que c'est la peur qui t'a retenu, Aldo?.. Non, c'est le devoir. – Et pourtant tout à l'heure que faisais-tu lorsque tu priais, à genoux, cette jeune fille de conserver ta vie en te confiant la sienne? Tu ne devais plus rien à personne, et tu voulais vivre pourtant! lâche enfant! tu demandais l'espoir, tu demandais l'avenir, tu demandais l'amour avec des larmes! Tu les demandais à une paysanne imbécile, quand c'est dans un monde inconnu que tu dois les chercher! Qui t'arrête? est-ce le doute? le doute ne vaut-il pas mieux que le désespoir? Là-haut l'incertitude, ici la réalité. Le choix peut-il être douteux? Va donc, Aldo! descends dans ces vagues profondeurs, ou monte dans ces espaces insaisissables. Que Dieu te protège, si tu en vaux la peine; qu'il te rende au néant, si ton âme n'est qu'un souffle sorti du néant!..
Adieu, grabat où j'ai si mal dormi! adieu, table dure et froide où j'ai tracé des vers brûlants! adieu, front livide de ma mère, où j'ai tant de fois interrogé avec anxiété les ravages de la souffrance et les dernières luttes de la vie prête à s'éteindre! Adieu, espérances de gloire; adieu, espérances d'amour, vous m'avez menti, je romps les mailles du filet où vous m'avez tenu si longtemps captif et ridicule! je vais me relever à mes propres yeux, je vais briser un joug dont je rougis… Adieu. ( Il ouvre la porte de sa maison qui donne sur le fleuve et descend les degrés. Une barque pavoisée passe au même moment.)
Quel est ce jeune homme si pâle et si beau qui descend vers le fleuve et semble vouloir s'y précipiter?
C'est un homme de rien, un rêveur, un fou, un misérable.
Je veux savoir son nom.
C'est Aldo le rimeur.
Aldo le barde! ses chants sont inspirés, sa voix est celle d'un poète des anciens jours. La beauté de son génie ne le cède qu'à celle de son visage. Je veux lui parler.
C'est un homme sans usage et sans courtoisie, qui répondra fort mal aux bontés de Votre Grâce.
N'importe, je veux voir ses traits et entendre sa voix. Faites aborder la barque au bas de cet escalier. ( Tickle donne des ordres en grommelant. La barque vient aborder aux pieds d'Aldo.)
Qui êtes-vous, et que demandez-vous à la porte de cette pauvre maison?
Je suis la reine, et je viens te voir.
Votre Grâce arrive une heure trop lard, la maison est déserte. Ma mère est morte, et je ne repasserais pas le seuil que je viens de franchir, fut-ce pour la reine Mab elle-même.
Comme tu voudras. J'aime ton audace. Viens sur ma barque.
Madame, où me menez-vous?
A la promenade.
Votre promenade sera-t-elle longue?
Que sais-je?
Nain, c'est assez, ce que vous me dites me fâche, et je ne veux pas entendre de mal de lui.
Comment Votre Grâce peut-elle me supposer une si coupable intention! Le seigneur Aldo est un si grand poëte et un si noble cavalier!
Oui, c'est le plus beau génie et le plus grand coeur! Je ne lui reproche qu'une chose, son invincible orgueil.
Sous une apparence d'humilité, je sais qu'il cache une épouvantable ambition…
Oh! mon Dieu, non! tu te trompes. Lui? il n'a que l'ambition d'être aimé.
C'est une belle et touchante ambition!
Mais aussi la sienne est insatiable et parfois fatigante. Un mot l'irrite, un regard l'effraie; il est jaloux d'une ombre; il n'y a pas de calme possible dans son amour.
Cet amour-là est une tyrannie, une guerre à mort, un combat éternel!
Tu ne sais ce que tu dis; c'est le plus doux et le meilleur des hommes. Je lui reproche, au contraire, de trop renfermer au dedans de lui les chagrins que je lui cause. Au lieu de s'en plaindre franchement, il les concentre, il les surmonte, et, avec toute cette résignation, tout ce courage, toute cette douceur, il dévore sa vie, il use son coeur, il est malheureux.
Infortuné jeune homme! Votre Grâce devrait avoir plus de compassion, lui épargner…
Mais de quoi se plaint-il, après tout? Son coeur est injuste, son esprit est plein de travers, d'inconséquences, de souffrances sans sujet et sans remède. Que puis-je faire pour un cerveau malade? Je l'aime de toute mon âme et lui épargne la douleur tant que je puis; mais le mal est en lui, et parfois, en le voyant marcher, pâle et sombre, à mes côtés, je l'ai pris pour l'ange de la douleur.
Le spectacle d'un homme toujours mécontent doit être un grand supplice pour une âme généreuse comme celle de Votre Grâce.
Oui, cela non-seulement m'afflige, mais encore me blesse et m'irrite. Quoi de plus décourageant que de vouloir consoler un inconsolable? C'est se consumer jeune et pleine de santé auprès du lit d'un moribond qui ne peut ni vivre ni mourir.
Votre Grâce a fait pourtant bien des sacrifices pour lui. De quoi pourrait-il se plaindre? n'a-t-elle pas disgracié pour lui le duc de Suffolk, l'astre le plus brillant de la cour?
Oh! le grand sacrifice! je ne l'aimais plus!
Il n'avait jamais d'ailleurs été bien aimable.
Il ne faut pas dire cela; c'était un homme d'esprit et plein de nobles qualités.
Oh! oui, généreux, brave, désintéressé!..
Ceci est faux; il était plus épris de mon rang que de ma personne.
C'est le malheur des rois.
Et c'est ce qui me fait chérir l'amour de mon poëte: lui du moins m'aime pour moi seule. Il sait à peine si je suis reine. Il n'en est point ébloui; même il en souffre, et je crois qu'il me le pardonne.
Votre Grâce est-elle bien sûre que dans son orgueil de poëte il ne préfère point sa condition à celle d un roi?
S'il le fait, il fait bien. Le laurier du poëte est la plus belle des couronnes, la plume d'un grand écrivain est un sceptre plus puissant que les nôtres. Moi, j'aime qu'un esprit supérieur sache ce qu'il est et ce qu'il peut être; c'est ainsi qu'on arrive aux grandes actions.
Aussi je crois que le poëte Aldo est réservé à de hautes destinées. Il est digne de commander aux hommes, et un mot de Voire Grâce pourrait l'élever au véritable rang qu'il est né pour occuper…
Si je ne te savais profondément hypocrite, ô mon cher Tickle, je le dirais que tu es parfaitement imbécile. Qui? lui! être mon époux! régner! D'abord le sceptre jusqu'ici ne m'a pas semblé trop lourd à porter; ensuite Aldo est le dernier homme du monde que je pourrais supposer capable de me seconder. Personne ne connaît moins les autres hommes, personne n'a d'idées plus creuses, de sentiments plus exceptionnels, de rêves plus inexécutables. Vraiment! mon peuple serait un peuple bien gouverné! il pourrait chanter beaucoup et manger fort peu, ce qui ne laisserait pas que d'être fort agréable, le jour où le poëte-roi aurait découvert le moyen de placer l'estomac dans les oreilles. Laisse-moi, Tickle; tu n'as pas le sens commun aujourd'hui.
Fort bien, j'ai réussi à la fâcher; j'étais bien sur qu'en disant comme elle, je l'amènerais à dire comme moi.
Ce Tickle est un fâcheux personnage; il a une manière d'entrer dans mes idées qui m'en dégoûte sur-le-champ. Ces prétendus bouffons, que nous ayons autour de nous, sont comme nos mauvais génies, laids et méchants; ils tiennent du diable. Ils ont l'art de nous dire la vérité qui nous blesse,. et de nous taire celle qui nous serait utile. Quand ils ne mentent pas, c'est que leur mensonge pourrait nous épargner une douleur ou nous sauver d'un péril; c'est alors seulement qu'ils se refusent Je plaisir de nous tromper. Il faut que je voie mon poëte, je me sens attristée et prête à douter de tout. L'homme aux illusions me consolera peut-être. (Elle siffle dans un sifflet d'argent suspendu à son cou.) (Tickle rentre.) Nain, envoyez Aldo près de moi, je l'attends ici.
J'y cours avec joie.
Après tout, Tickle a souvent raison, quand il me dit que cet amour nuit à ma gloire. Le duc de Suffolk m'était moins cher, je l'estimais moins, j'étais moins touchée de son amour; mais son esprit, moins élevé, était plus positif; c'était un ambitieux, mais un ambitieux qui secondait toutes mes vues. J ai aimé autrefois le brave Athol. Celui-là était un beau soldat, un bon serviteur, un véritable ami; du reste, un montagnard stupide; mais il était l'appui de ma royauté, il la rendait redoutable au dehors, paisible au dedans; c'était comme une bonne arme bien trempée et bien brillante dans ma main. Ce poëte est dans mon palais comme un objet de luxe, comme un vain trophée qu'on admire et qui ne sert à rien. Un vêtement d'or vaut-il une cuirasse d'acier? On aime à respirer les roses de la vallée, mais on est à l'abri sous les sapins de la montagne.