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Читать книгу: «Les quatre cavaliers de l'apocalypse», страница 11

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– Parce que je le devais, répondit-elle.

Et elle lui expliqua sa conduite. Elle avait reçu la nouvelle de la blessure de Laurier au moment où elle se disposait à quitter Paris avec sa mère. Elle n'avait pas hésité une seconde: son devoir était d'accourir auprès de son mari. Depuis le début de la guerre elle avait beaucoup réfléchi, et la vie lui était apparue sous un aspect nouveau. Elle avait maintenant le besoin de travailler pour son pays, de supporter sa part de la douleur commune, de se rendre utile comme les autres femmes. Disposée à donner tous ses soins à des inconnus, n'était-il pas naturel qu'elle préférât se dévouer à cet homme qu'elle avait tant fait souffrir? La pitié qu'elle éprouvait déjà spontanément pour lui s'était accrue, lorsqu'elle avait connu les circonstances de son infortune. Un obus, éclatant près de sa batterie, avait tué tous ceux qui l'entouraient; il avait reçu lui-même plusieurs blessures; mais une seule, celle du visage, était grave: il avait un œil irrémédiablement perdu. Quant à l'autre, les médecins ne désespéraient pas de le lui conserver; mais Marguerite avait des doutes à cet égard.

Elle dit tout cela d'une voix un peu sourde, mais sans larmes. Les larmes, comme beaucoup d'autres choses d'avant la guerre, étaient devenues inutiles en raison de l'immensité de la souffrance universelle.

– Comme tu l'aimes! s'écria Jules.

Elle parut se troubler un peu, baissa la tête, hésita une seconde; puis, avec un visible effort:

– Oui, je l'aime, déclara-t-elle, mais autrement que je ne t'aimais.

– Ah! Marguerite…

La franche réponse qu'il venait d'entendre lui avait donné un coup en plein cœur; mais, par un effet étrange, elle avait aussi apaisé brusquement sa colère: il s'était senti en présence d'une situation tragique où les jalousies et les récriminations ordinaires des amants n'étaient plus de mise. Au lieu de lui adresser des reproches, il lui demanda simplement:

– Ton mari accepte-t-il tes soins et ta tendresse?

– Il ignore encore qui je suis. Il croit que je suis une infirmière quelconque, et que, si je le soigne avec zèle, c'est seulement parce que j'ai compassion de son état et de sa solitude: car personne ne lui écrit ni ne le visite… Je lui ai raconté que je suis une dame belge qui a perdu les siens, qui n'a plus personne au monde. Lui, il ne m'a dit que quelques mots de sa vie antérieure, comme s'il redoutait d'insister sur un passé odieux; mais je n'ai entendu de sa bouche aucune parole sévère contre la femme qui l'a trahi… Je souhaite ardemment que les médecins réussissent à sauver un de ses yeux, et en même temps cela me fait peur. Que dira-t-il, quand il saura qui je suis?.. Mais qu'importe? Ce que je veux, c'est qu'il recouvre la vue. Advienne ensuite que pourra!..

Elle se tut un instant; puis elle reprit:

– Ah! la guerre! Que de bouleversements elle a causés dans notre existence!.. Depuis une semaine que je suis à ses côtés, je déguise ma voix autant que je peux, j'évite toute parole révélatrice. Je crains tant qu'il me reconnaisse et qu'il s'éloigne de moi! Mais, malgré tout, je désire être reconnue et être pardonnée… Hélas! par moments, je me demande s'il ne soupçonne pas la vérité, je m'imagine même qu'il m'a reconnue dès la première heure et que, s'il feint l'ignorance, c'est parce qu'il me méprise. J'ai été si mauvaise avec lui! Je lui ai fait tant de mal!..

– Il n'est pas le seul, repartit sèchement Jules. Tu m'as fait du mal, à moi aussi.

Elle le regarda avec des yeux étonnés, comme s'il venait de dire une parole imprévue et malséante; puis, avec la résolution de la femme qui a pris définitivement son parti:

– Toi, reprit-elle, tu souffriras un moment, mais bientôt tu rencontreras une autre femme qui me remplacera dans ton cœur. Moi, au contraire, j'ai assumé pour toute ma vie une charge très lourde et néanmoins très douce: jamais plus je ne me séparerai de cet homme que j'ai si cruellement offensé, qui maintenant est seul au monde et qui aura peut-être besoin jusqu'à son dernier jour d'être soigné et servi comme un enfant. Séparons-nous donc et suivons chacun notre chemin; le mien, c'est celui du sacrifice et du repentir; le tien, c'est celui de la joie et de l'honneur. Ni toi ni moi, nous ne voudrions outrager cet homme au noble cœur, que la cécité rend incapable de se défendre. Notre amour serait une vilenie.

Jules baissait les yeux, perplexe, vaincu.

– Écoute, Marguerite, déclara-t-il enfin. Je lis dans ton âme. Tu aimes ton mari et tu as raison: il vaut mieux que moi. Avec toute ma jeunesse et toute ma force, je n'ai été jusqu'ici qu'un inutile; mais je puis réparer le temps perdu. La France est le pays de mon père et le tien: je me battrai pour elle. Je suis las de ma paresse et de mon oisiveté, à une époque où les héros se comptent par millions. Si le sort me favorise, tu entendras parler de moi.

Ils avaient tout dit. A quoi bon prolonger cette entrevue pénible?

– Adieu, prononça-t-elle, plus résolue que lui, mais tout à coup devenue pâle. Il faut que je retourne auprès de mon blessé.

– Adieu, répondit-il en lui tendant une main qu'elle prit et serra sans hésitation, d'une étreinte virile.

Et il s'éloigna sans regarder en arrière, tandis qu'elle revenait vers le banc.

Il semblait à Jules que sa personnalité s'était dédoublée et qu'il se considérait lui-même avec des yeux de juge. La vanité, la stérilité, la malfaisance de sa vie passée lui apparaissaient nettement, à la lumière des paroles qu'elle lui avait dites. Alors que l'humanité tout entière pensait à de grandes choses, il n'avait connu que les désirs égoïstes et mesquins. L'étroitesse et la vulgarité de ses aspirations l'irritaient contre lui-même. Un miracle s'accomplissait en lui, et il n'hésitait plus sur la route à suivre.

Il se rendit à la gare, consulta l'indicateur, prit le premier train à destination de Paris.

VIII
L'INVASION

Comme Marcel fuyait pour se réfugier au château, il rencontra le maire de Villeblanche. Lorsque celui-ci, que le bruit de la décharge avait fait accourir vers la barricade, fut informé de la présence des traînards, il leva les bras désespérément.

– Ces gens sont fous!.. Leur résistance va être fatale au village!

Et il reprit sa course pour tâcher d'obtenir des soldats qu'ils cessassent le feu.

Un long temps se passa sans que rien vînt troubler le silence de la matinée. Marcel était monté sur l'une des tours du château, et il explorait la campagne avec ses jumelles. Il ne pouvait voir la route: les bordures d'arbres la lui masquaient. Toutefois son imagination devinait sous le feuillage une activité occulte, des masses d'hommes qui faisaient halte, des troupes qui se préparaient pour l'attaque. La résistance inattendue des traînards avait dérangé la marche de l'invasion.

Ensuite Marcel, ayant retourné ses jumelles vers les abords du village, y aperçut des képis dont les taches rouges, semblables à des coquelicots, glissaient sur le vert des prés. C'étaient les traînards qui se retiraient, convaincus de l'inutilité de la résistance. Sans doute le maire leur avait indiqué un gué ou une barque oubliée qui leur permettrait de passer la Marne, et ils continuaient leur retraite le long de la rivière.

Soudain le bois vomit quelque chose de bruyant et de léger, une bulle de vapeur qu'accompagna une sourde explosion, et quelque chose passa dans l'air en décrivant une courbe sifflante. Après quoi, un toit du village s'ouvrit comme un cratère et vomit des solives, des pans de murs, des meubles rompus. Tout l'intérieur de l'habitation s'échappait dans un jet de fumée, de poussière et de débris. C'étaient les Allemands qui bombardaient Villeblanche avant l'attaque: ils craignaient sans doute de rencontrer dans les rues une défense opiniâtre.

De nouveaux projectiles tombèrent. Quelques-uns, passant par-dessus les maisons, vinrent éclater entre le village et le château, dont les tours commençaient à attirer le pointage des artilleurs. Marcel se disait qu'il était temps d'abandonner son périlleux observatoire, lorsqu'il vit flotter sur le clocher quelque chose de blanc, qui paraissait être une nappe ou un drap de lit. Les habitants, pour éviter le bombardement, avaient hissé ce signal de paix.

Tandis que Marcel, descendu dans son parc, regardait le concierge enterrer au pied d'un arbre tous les fusils de chasse qui existaient au château, il entendit le silence matinal se lacérer avec un déchirement de toile rude.

– Des coups de fusil, dit le concierge. Un feu de peloton. C'est probablement sur la place.

Ils se dirigèrent vers la grille. Les ennemis ne tarderaient pas à arriver, et il fallait être là pour les recevoir.

Quelques minutes après, une femme du village accourut vers eux, une vieille aux membres décharnés et noirâtres, qui haletait par la précipitation de la course et qui jetait autour d'elle des regards affolés. Ils écoutèrent avec stupéfaction son récit entrecoupé par des hoquets de terreur.

Les Allemands étaient à Villeblanche. D'abord était venue une automobile blindée qui avait traversé le village d'un bout à l'autre, à toute vitesse. Sa mitrailleuse tirait au hasard contre les maisons fermées et contre les portes ouvertes, abattant toutes les personnes qui se montraient. Des morts! Des blessés! Du sang! Puis d'autres automobiles blindées avaient pris position sur la place, bientôt rejointes par des pelotons de cavaliers, des bataillons de fantassins, d'autres et d'autres soldats qui arrivaient sans cesse. Ces hommes paraissaient furibonds: ils accusaient les habitants d'avoir tiré sur eux. Sur la place, ils avaient brutalisé le maire et plusieurs notables. Le curé, penché sur des agonisants, avait été bousculé, lui aussi. Les Allemands les avaient déclarés prisonniers et parlaient de les fusiller.

Les paroles de la vieille furent interrompues par le bruit de plusieurs voitures qui s'approchaient.

– Ouvrez la grille, ordonna Marcel au concierge.

La grille fut ouverte, et elle ne se referma plus. Désormais c'en était fait du droit de propriété.

Une automobile énorme, couverte de poussière et pleine d'hommes, s'arrêta à la porte; derrière elle résonnaient les trompes d'autres voitures, qui s'arrêtèrent aussi par un brusque serrement des freins. Des soldats mirent pied à terre, tous vêtus de gris verdâtre et coiffés d'un casque à pointe que recouvrait une gaine de même couleur. Un lieutenant, qui marchait le premier, braqua le canon de son revolver sur la poitrine de Marcel et lui demanda:

– Où sont les francs-tireurs?

Il était pâle, d'une pâleur de colère, de vengeance et de peur, et cette triple émotion lui mettait aux joues un tremblement. Marcel répondit qu'il n'avait pas vu de francs-tireurs; le château n'était habité que par le concierge, par sa famille et par lui-même, qui en était le propriétaire.

Le lieutenant considéra l'édifice, puis toisa Marcel avec une visible surprise, comme s'il lui trouvait l'aspect trop modeste pour un châtelain: il l'avait sans doute pris pour un simple domestique. Par respect pour les hiérarchies sociales, il abaissa son revolver; mais il n'en garda pas moins ses manières impérieuses. Il ordonna à Marcel de lui servir de guide, et quarante soldats se rangèrent pour leur faire escorte. Disposés sur deux files, ces soldats s'avançaient à l'abri des arbres qui bordaient l'avenue, le fusil prêt à faire feu, regardant avec inquiétude aux fenêtres du château comme s'ils s'attendaient à recevoir de là une décharge. Le châtelain marchait tranquillement au milieu du chemin, et l'officier, qui d'abord avait imité la prudence de ses hommes, finit par se joindre à Marcel, au moment de traverser le pont-levis.

Les soldats se répandirent dans les appartements, à la recherche d'ennemis cachés. Ils donnaient des coups de baïonnette sous les lits et sous les divans. Quelques-uns, par instinct destructeur, s'amusaient à percer les tapisseries et les riches courtepointes. Marcel protesta. Pourquoi ces dégâts inutiles? En homme d'ordre, il souffrait de voir les lourdes bottes tacher de boue les tapis mœlleux, d'entendre les crosses des fusils heurter les meubles fragiles et renverser les bibelots rares. L'officier considéra avec étonnement ce propriétaire qui protestait pour de si futiles motifs; mais il ne laissa pas de donner un ordre qui fit que les soldats cessèrent leurs violentes explorations. Puis, comme pour justifier de si extraordinaires égards:

– Je crois que vous aurez l'honneur de loger le commandant de notre corps d'armée, ajouta-t-il en français.

Lorsqu'il se fut assuré que le château ne recelait aucun ennemi, il devint plus aimable avec Marcel; mais il n'en persista pas moins à soutenir que des francs-tireurs avaient fait feu sur les uhlans d'avant-garde. Marcel crut devoir le détromper. Non, ce n'étaient pas des francs-tireurs; c'étaient des soldats retardataires dont il avait très bien reconnu les uniformes.

– Eh quoi? Vous aussi, vous vous obstinez à nier? repartit l'officier d'un ton rogue. Même s'ils portaient l'uniforme, ils n'en étaient pas moins des francs-tireurs. Le Gouvernement français a distribué des armes et des effets militaires aux paysans, pour qu'ils nous assassinent. On a déjà fait cela en Belgique. Mais nous connaissons cette ruse et nous saurons la punir. Les cadavres allemands couchés près de la barricade seront bien vengés. Les coupables paieront cher leur crime.

Dans son indignation il lui semblait que la mort de ces uhlans fût une chose inouïe et monstrueuse, comme si les seuls ennemis de l'Allemagne devaient périr à la guerre et que les Allemands eussent tous le droit d'y avoir la vie sauve.

Ils étaient alors au plus haut étage du château, et Marcel, en regardant par une fenêtre, vit onduler au-dessus des arbres, du côté du village, une sombre nuée dont le soleil rougissait les contours. De l'endroit où il se trouvait, il ne pouvait apercevoir que la pointe du clocher. Autour du coq de fer voltigeaient des vapeurs qui ressemblaient à une fine gaze, à des toiles d'araignée soulevées par le vent. Une odeur de bois brûlé arriva jusqu'à ses narines. L'officier salua ce spectacle par un rire cruel: c'était le commencement de la vengeance.

Quand ils furent redescendus dans le parc, le lieutenant prit Marcel avec lui dans une automobile, et, tandis que les soldats s'installaient au château, il emmena le châtelain vers une destination inconnue.

A la sortie du parc, Marcel eut comme la brusque vision d'un monde nouveau. Sur le village s'étendait un dais sinistre de fumée, d'étincelles, de flammèches brasillantes; le clocher flambait comme une énorme torche; la toiture de l'église, en s'effondrant, faisait jaillir des tourbillons noirâtres. Dans l'affolement du désespoir, des femmes et des enfants fuyaient à travers la campagne avec des cris aigus. Les bêtes, chassées par le feu, s'étaient évadées des étables et se dispersaient dans une course folle. Les vaches et les chevaux de labour traînaient leur licol rompu par les violents efforts de l'épouvante, et leurs flancs fumeux exhalaient une odeur de poil roussi. Les porcs, les brebis, les poules se sauvaient pêle-mêle avec les chats et les chiens.

Les Allemands, des multitudes d'Allemands affluaient de toutes parts. C'était comme un peuple de fourmis grises qui défilaient, défilaient vers le Sud. Cela sortait des bois, emplissait les chemins, inondait les champs. La verdure de la végétation s'effaçait sous le piétinement; les clôtures tombaient, renversées; la poussière s'élevait en spirales derrière le roulement sourd des canons et le trot cadencé des milliers de chevaux. Sur les bords de la route avaient fait halte plusieurs bataillons, avec leur suite de voitures et de bêtes de trait.

Marcel avait vu cette armée aux parades de Berlin; mais il lui sembla que ce n'était plus la même. Il ne restait à ces troupes que bien peu de leur lustre sévère, de leur raideur muette et arrogante. La guerre, avec ses ignobles réalités, avait aboli l'apprêt théâtral de ce formidable organisme de mort. Les régiments d'infanterie qui naguère, à Berlin, reflétaient la lumière du soleil sur les métaux et les courroies vernies de leur équipement; les hussards de la mort, somptueux et sinistres; les cuirassiers blancs, semblables à des paladins du Saint-Graal; les artilleurs à la poitrine rayée de bandes blanches; tous ces hommes qui, pendant les défilés, arrachaient des soupirs d'admiration aux Hartrott, étaient maintenant unifiés et assimilés dans la monotonie d'une même couleur vert pisseux et ressemblaient à des lézards qui, à force de frétiller dans la poussière, finissent par se confondre avec elle.

Les soldats étaient exténués et sordides. Une exhalaison de chair blanche, grasse et suante, mêlée à l'odeur aigre du cuir, flottait sur les régiments. Il n'était personne qui n'eût l'air affamé. Depuis des jours et des jours ils marchaient sans trêve, à la poursuite d'un ennemi qui réussissait toujours à leur échapper. Dans cette chasse forcenée, les vivres de l'intendance arrivaient tard aux cantonnements, et les hommes ne pouvaient compter que sur ce qu'ils avaient dans leurs sacs. Marcel les vit alignés au bord du chemin, dévorant des morceaux de pain noir et des saucisses moisies. Quelques-uns d'entre eux se répandaient dans les champs pour y arracher des betteraves et d'autres tubercules dont ils mâchaient la pulpe dure, encore salie d'une terre sablonneuse qui craquait sous la dent.

Ils compensaient l'insuffisance de la nourriture par les produits d'une terre riche en vignobles. Le pillage des maisons leur fournissait peu de vivres; mais ils ne manquaient jamais de trouver une cave bien garnie. L'Allemand d'humble condition, abreuvé de bière et accoutumé à considérer le vin comme une boisson dont les riches avaient le privilège, pouvait défoncer les tonneaux à coups de crosse et se baigner les pieds dans les flots du précieux liquide. Chaque bataillon laissait comme trace de son passage un sillage de bouteilles vides. Les fourgons, ne pouvant renouveler leurs provisions de vivres, se chargeaient de futailles lorsqu'ils passaient dans les villages. Dépourvu de pain, le soldat recevait de l'alcool.

Lorsque l'automobile entra dans Villeblanche, elle dut ralentir sa marche. Des murs calcinés s'étaient abattus sur la route, des poutres à demi carbonisées obstruaient la chaussée, et la voiture était obligée de virer entre les décombres fumants. Les maisons des notables brûlaient comme des fournaises, parmi d'autres maisons qui se tenaient encore debout, saccagées, éventrées, mais épargnées par l'incendie. Dans ces brasiers de poutres crépitantes on apercevait des chaises, des couchettes, des machines à coudre, des fourneaux de cuisine, tous les meubles du confort paysan, qui se consumaient ou qui se tordaient. Marcel crut même voir un bras qui émergeait des ruines et qui commençait à brûler comme un cierge. Un relent de graisse chaude se mêlait à une puanteur de fumerolles et de débris carbonisés.

Tout à coup l'automobile s'arrêta. Des cadavres barraient le chemin: deux hommes et une femme. Non loin de ces cadavres, des soldats mangeaient, assis par terre. Le chauffeur leur cria de débarrasser la route; et alors, avec leurs fusils et avec leurs pieds, ils poussèrent les morts encore tièdes, qui, à chaque tour qu'ils faisaient sur eux-mêmes, répandaient une traînée de sang. Dès qu'il y eut assez de place, l'automobile démarra. Marcel entendit un craquement, une petite secousse: les roues de derrière avaient écrasé un obstacle fragile. Saisi d'horreur, il ferma les yeux.

Quand il les rouvrit, il était sur la place. La mairie brûlait; l'église n'était plus qu'une carcasse de pierres hérissées de langues de feu. Là, Marcel put se rendre compte de la façon dont l'incendie était méthodiquement propagé par une troupe de soldats qui s'acquittaient de cette sinistre besogne comme d'une corvée ordinaire. Ils portaient des caisses et des cylindres de métal; un chef marchait devant eux, leur désignait les édifices condamnés; et, après qu'ils avaient lancé par les fenêtres brisées des pastilles et des jets de liquide, l'embrasement se produisait avec une rapidité foudroyante.

De la dernière maison que ces soldats venaient de livrer aux flammes, le châtelain vit sortir deux fantassins français qui, surpris par le feu et à demi asphyxiés, traînaient derrière eux des bandages défaits, tandis que le sang ruisselait de leurs blessures mises à nu. Epuisés de fatigue, ils n'avaient pu suivre la retraite de leur régiment. Dès qu'ils parurent, cinq ou six Allemands s'élancèrent sur eux, les criblèrent de coups de baïonnette et les repoussèrent dans le brasier.

Près du pont, le lieutenant et Marcel descendirent d'automobile et s'avancèrent vers un groupe d'officiers vêtus de gris, coiffés du casque à pointe, semblables à tous les officiers. Néanmoins le lieutenant se planta, rigide, une main à la visière, pour parler à celui qui se tenait un peu en avant des autres. Marcel regarda cet homme qui, de son côté, l'examinait avec de petits yeux bleus et durs. Le regard insolent et scrutateur parcourut le châtelain de la tête aux pieds, et Marcel comprit que sa vie dépendait de cet examen. Mais le chef haussa les épaules, prononça quelques mots, d'un air dédaigneux, puis s'éloigna avec deux de ses officiers, tandis que le reste du groupe se dispersait.

– Son Excellence est très bonne, dit alors le lieutenant à Marcel. C'est le commandant du corps d'armée, celui qui doit loger dans votre château. Il pouvait vous faire fusiller; mais il vous pardonne, parce qu'il sera votre hôte. Il a ordonné toutefois que vous assistiez au châtiment de ceux qui n'ont pas su prévenir l'assassinat de nos uhlans. Cela, pour votre gouverne: vous n'en comprendrez que mieux votre devoir et la bonté de Son Excellence. Voici le peloton d'exécution.

En effet, un peloton d'infanterie s'avançait, conduit par un sous-officier. Quand les files s'ouvrirent, Marcel aperçut au milieu des uniformes gris plusieurs personnes que l'on brutalisait. Tandis que ces personnes allaient s'aligner le long d'un mur, à vingt mètres du peloton, il les reconnut: le maire, le curé, le garde forestier, trois ou quatre propriétaires du village. Le maire avait sur le front une longue estafilade, et un haillon tricolore pendait sur sa poitrine, lambeau de l'écharpe municipale qu'il avait ceinte pour recevoir les envahisseurs. Le curé, redressant son corps petit et rond, s'efforçait d'embrasser dans un pieux regard les victimes et les bourreaux, le ciel et la terre. Il paraissait grossi; sa ceinture noire, arrachée par la brutalité des soldats, laissait son ventre libre et sa soutane flottante; ses cheveux blancs ruisselaient de sang, et les gouttes rouges tombaient sur son rabat. Aucun des prisonniers ne parlait: ils avaient épuisé leurs voix en protestations inutiles. Toute leur vie se concentrait dans leurs yeux, qui exprimaient une sorte de stupeur. Était-il possible qu'on les tuât froidement, en dépit de leur complète innocence? Mais la certitude de mourir donnait une noble sérénité à leur résignation.

Quand le prêtre, d'un pas que l'obésité rendait vacillant, alla prendre sa place pour l'exécution, des éclats de rire troublèrent le silence. C'étaient des soldats sans armes qui, accourus pour assister au supplice, saluaient le vieillard par cet outrage: «A mort le curé!» Dans cette clameur de haine vibrait le fanatisme des guerres religieuses. La plupart des spectateurs étaient, soit de dévots catholiques, soit de fervents protestants; mais les uns et les autres ne croyaient qu'aux prêtres de leur pays. Pour eux, hors de l'Allemagne tout était sans valeur, même la religion.

Le maire et le curé changèrent de place dans le rang pour se rapprocher, et, avec une courtoisie solennelle, ils s'offrirent l'un à l'autre la place d'honneur au centre du groupe.

– Ici, monsieur le maire. C'est la place qui vous appartient.

– Non, monsieur le curé. C'est la vôtre.

Ils discutaient pour la dernière fois; mais, en ce moment tragique, c'était pour se rendre un mutuel hommage et se témoigner une déférence réciproque.

Quand les fusils s'abaissèrent, ils éprouvèrent tous deux le besoin de dire quelques paroles, de couronner leur vie par une affirmation suprême.

– Vive la République! cria le maire.

– Vive la France! cria le curé.

Et il sembla au châtelain qu'ils avaient poussé le même cri.

Puis deux bras se dressèrent, celui du prêtre qui traça en l'air le signe de la croix, celui du chef du peloton, dont l'épée nue jeta un éclair sinistre. Une décharge retentit, suivie de quelques détonations tardives.

Marcel fut saisi de compassion pour la pauvre humanité, à voir les formes ridicules qu'elle prenait dans les affres de la mort. Parmi les victimes, les unes s'affaissèrent comme des sacs à moitié vides; d'autres rebondirent sur le sol comme des pelotes; d'autres s'allongèrent sur le dos ou sur le ventre dans une attitude de nageurs. Et ce fut à terre une palpitation de membres grouillants, de bras et de jambes que tordaient les spasmes de l'agonie, tandis qu'une main débile, sortant de l'abatis humain, s'efforçait de répéter encore le signe sacré. Mais plusieurs soldats s'avancèrent comme des chasseurs qui vont ramasser leurs pièces, et quelques coups de fusil, quelques coups de crosse eurent vite fait d'immobiliser le tas sanglant. Le lieutenant avait allumé un cigare.

– Quand vous voudrez, dit-il à Marcel avec une dérisoire politesse.

Et ils revinrent en automobile au château.

Le château était défiguré par l'invasion. En l'absence du maître, on y avait établi une garde nombreuse. Tout un régiment d'infanterie campait dans le parc. Des milliers d'hommes, installés sous les arbres, préparaient leur repas dans les cuisines roulantes. Les plates-bandes et les corbeilles du jardin, les plantes exotiques, les avenues soigneusement sablées et ratissées, tout était piétiné, brisé, sali par l'irruption des hommes, des bêtes et des voitures. Un chef qui portait sur la manche le brassard de l'intendance, donnait des ordres comme s'il eût été le propriétaire occupé à surveiller le déménagement de sa maison. Déjà les étables étaient vides. Marcel vit sortir ses dernières vaches conduites à coups de bâton par les pâtres casqués. Les plus coûteux reproducteurs, égorgés comme de simples bêtes de boucherie, pendaient en quartiers à des arbres de l'avenue. Dans les poulaillers et les colombiers il ne restait pas un oiseau. Les écuries étaient remplies de chevaux maigres qui se gavaient devant les râteliers combles, et l'avoine des greniers, répandue par incurie dans les cours, se perdait en grande quantité avant d'arriver aux mangeoires. Les montures de plusieurs escadrons erraient à travers les prairies, détruisant sous leurs sabots les rigoles d'irrigation, les berges des digues, l'égalité du sol, tout le travail de longs mois. Les piles de bois de chauffage brûlaient inutilement dans le parc: par négligence ou par méchanceté, quelqu'un y avait mis le feu. L'écorce des arbres voisins craquait sous les langues de la flamme.

Au château même, une foule d'hommes, sous les ordres de l'officier d'intendance, s'agitaient dans un perpétuel va-et-vient. Le commandant du corps d'armée, après avoir inspecté les travaux que les pontonniers exécutaient sur la rive de la Marne pour le passage des troupes, devait s'y installer d'un moment à l'autre avec son état-major. Ah! le pauvre château historique!

Marcel, écœuré, se retira dans le pavillon de la conciergerie et s'y affala sur une chaise de la cuisine, les yeux fixés à terre. La femme du concierge le considérait avec étonnement.

– Ah! monsieur! Mon pauvre monsieur!

Le châtelain appréciait beaucoup la fidélité de ces bons serviteurs, et il fut touché par l'intérêt que lui témoignait la femme. Quant au mari, faible et malade, il avait sur le front la trace noire d'un coup que lui avaient donné les soldats, alors qu'il essayait de s'opposer à la spoliation du château en l'absence de son maître. La présence même de leur fille Georgette évoqua dans la mémoire de Marcel l'image de Chichi, et il reporta sur elle quelque chose de la tendresse qu'il éprouvait pour sa propre fille. Georgette n'avait que quatorze ans; mais depuis quelques mois elle commençait à être femme, et la croissance lui avait donné les premières grâces de son sexe. Sa mère, par crainte de la soldatesque, ne lui permettait pas de sortir du pavillon.

Cependant le millionnaire, qui n'avait rien pris depuis le matin, sentit avec une sorte de honte qu'en dépit de la situation tragique on estomac criait famine, et la concierge lui servit sur le coin d'une table un morceau de pain et un morceau de fromage, tout ce qu'elle avait pu trouver dans son buffet.

L'après-midi, le concierge alla voir ce qui se passait au château, et il revint dire à Marcel que le général en avait pris possession avec sa suite. Pas une porte ne restait close: elles avaient toutes été enfoncées à coups de crosse et à coups de hache. Beaucoup de meubles avaient disparu, ou cassés, ou enlevés par les soldats. L'officier d'intendance rôdait de pièce en pièce, y examinait chaque objet, dictait des instructions en allemand. Le commandant du corps d'armée et son entourage se tenaient dans la salle à manger, où ils buvaient en consultant de grandes cartes étalées sur le parquet. Ils avaient obligé le concierge à descendre dans les caves pour leur en rapporter les meilleurs vins.

Dans la soirée, la marée humaine qui couvrait la campagne reprit son mouvement de flux. Plusieurs ponts avaient été jetés sur la Marne et l'invasion poursuivait sa marche. Certains régiments s'ébranlaient au cri de: Nach Paris! D'autres, qui devaient rester là jusqu'au lendemain, se préparaient un gîte, soit dans les maisons encore debout, soit en plein air. Marcel entendit chanter des cantiques. Sous la scintillation des premières étoiles, les soldats se groupaient comme des orphéonistes, et leurs voix formaient un chœur solennel et doux, d'une religieuse gravité. Au-dessus des arbres du parc flottait une nébulosité sinistre dont la rougeur était rendue plus intense par les ombres de la nuit: c'étaient les reflets du village qui brûlait encore. Au loin, d'autres incendies de granges et de fermes répandaient dans les ténèbres des lueurs sanglantes.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
26 июня 2017
Объем:
320 стр. 1 иллюстрация
Переводчик:
Правообладатель:
Public Domain

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