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Читать книгу: «Actes et Paroles, Volume 1», страница 3

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X

Dans tout ce que nous disons ici, nous n'avons qu'une pretention, affirmer l'avenir dans la mesure du possible.

Prevoir ressemble quelquefois a errer; le vrai trop lointain fait sourire.

Dire qu'un oeuf a des ailes, cela semble absurde, et cela est pourtant veritable.

L'effort du penseur, c'est de mediter utilement.

Il y a la meditation perdue qui est reverie, et la meditation feconde qui est incubation. Le vrai penseur couve.

C'est de cette incubation que sortent, a des heures voulues, les diverses formes du progres destinees a s'envoler dans le grand possible humain, dans la realite, dans la vie.

Arrivera-t-on a l'extremite du progres?

Non.

Il ne faut pas rendre la mort inutile. L'homme ne sera complet qu'apres la vie.

Approcher toujours, n'arriver jamais; telle est la loi. La civilisation est une asymptote.

Toutes les formes du progres sont la Revolution.

La Revolution, c'est la ce que nous faisons, c'est la ce que nous pensons, c'est la ce que nous parlons, c'est la ce que nous avons dans la bouche, dans la poitrine, dans l'ame,

La Revolution, c'est la respiration nouvelle de l'humanite.

La Revolution, c'est hier, c'est aujourd'hui, et c'est demain.

De la, disons-le, la necessite et l'impossibilite d'en faire l'histoire.

Pourquoi?

Parce qu'il est indispensable de raconter hier et parce qu'il est impossible de raconter demain.

On ne peut que le deduire et le preparer. C'est ce que nous tachons de faire.

Insistons, cela n'est jamais inutile, sur cette immensite de la Revolution.

XI

La Revolution tente tous les puissants esprits, et c'est a qui s'en approchera, les uns, comme Lamartine, pour la peindre, les autres, comme Michelet, pour l'expliquer, les autres, comme Quinet, pour la juger, les autres, comme Louis Blanc, pour la feconder.

Aucun fait humain n'a eu de plus magnifiques narrateurs, et pourtant cette histoire sera toujours offerte aux historiens comme a faire.

Pourquoi? Parce que toutes les histoires sont l'histoire du passe, et que, repetons-le, l'histoire de la Revolution est l'histoire de l'avenir. La Revolution a conquis en avant, elle a decouvert et annonce le grand Chanaan de l'humanite, il y a dans ce qu'elle nous a apporte encore plus de terre promise que de terrain gagne, et a mesure qu'une de ces conquetes faites d'avance entrera dans le domaine humain, a mesure qu'une de ces promesses se realisera, un nouvel aspect de la Revolution se revelera, et son histoire sera renouvelee. Les histoires actuelles n'en seront pas moins definitives, chacune a son point de vue, les historiens contemporains domineront meme l'historien futur, comme Moise domine Cuvier, mais leurs travaux se mettront en perspective et feront partie de l'ensemble complet. Quand cet ensemble sera-t-il complet? Quand le phenomene sera termine, c'est-a-dire quand la revolution de France sera devenue, comme nous l'avons indique dans les premieres pages de cet ecrit, d'abord revolution d'Europe, puis revolution de l'homme; quand l'utopie se sera consolidee en progres, quand l'ebauche aura abouti au chef-d'oeuvre; quand a la coalition fratricide des rois aura succede la federation fraternelle des peuples, et a la guerre contre tous, la paix pour tous. Impossible, a moins d'y ajouter le reve, de completer des aujourd'hui ce qui ne se completera que demain, et d'achever l'histoire d'un fait inacheve, surtout quand ce fait contient une telle vegetation d'evenements futurs. Entre l'histoire et l'historien la disproportion est trop grande.

Rien de plus colossal. Le total echappe. Regardez ce qui est deja derriere nous. La Terreur est un cratere, la Convention est un sommet. Tout l'avenir est en fermentation dans ces profondeurs. Le peintre est effare par l'inattendu des escarpements. Les lignes trop vastes depassent l'horizon. Le regard humain a des limites, le procede divin n'en a pas. Dans ce tableau a faire vous vous borneriez a un seul personnage, prenez qui vous voudrez, que vous y sentiriez l'infini. D'autres horizons sont moins demesures. Ainsi, par exemple, a un moment donne de l'histoire, il y a d'un cote Tibere et de l'autre Jesus. Mais le jour ou Tibere et Jesus font leur jonction dans un homme et s'amalgament dans un etre formidable ensanglantant la terre et sauvant le monde, l'historien romain lui-meme aurait un frisson, et Robespierre deconcerterait Tacite. Par moments on craint de finir par etre force d'admettre une sorte de loi morale mixte qui semble se degager de tout cet inconnu. Aucune des dimensions du phenomene ne s'ajuste a la notre. La hauteur est inouie et se derobe a l'observation. Si grand que soit l'historien, cette enormite le deborde. La Revolution francaise racontee par un homme, c'est un volcan explique par une fourmi.

XII

Que conclure? Une seule chose. En presence de cet ouragan enorme, pas encore fini, entr'aidons-nous les uns les autres.

Nous ne sommes pas assez hors de danger pour ne point nous tendre la main.

O mes freres, reconcilions-nous.

Prenons la route immense de l'apaisement. On s'est assez hai. Treve. Oui, tendons-nous tous la main. Que les grands aient pitie des petits, et que les petits fassent grace aux grands. Quand donc comprendra-t-on que nous sommes sur le meme navire, et que le naufrage est indivisible? Cette mer qui nous menace est assez grande pour tous, il y a de l'abime pour vous comme pour moi. Je l'ai dit deja ailleurs, et je le repete. Sauver les autres, c'est se sauver soi-meme. La solidarite est terrible, mais la fraternite est douce. L'une engendre l'autre. O mes freres, soyons freres!

Voulons-nous terminer notre malheur? renoncons a notre colere.

Reconcilions-nous. Vous verrez comme ce sourire sera beau.

Envoyons aux exils lointains la flotte lumineuse du retour, restituons les maris aux femmes, les travailleurs aux ateliers, les familles aux foyers, restituons-nous a nous-memes ceux qui ont ete nos ennemis. Est-ce qu'il n'est pas enfin temps de s'aimer? Voulez-vous qu'on ne recommence pas? finissez. Finir, c'est absoudre. En sevissant, on perpetue. Qui tue son ennemi fait vivre la haine. Il n'y a qu'une facon d'achever les vaincus, leur pardonner. Les guerres civiles s'ouvrent par toutes les portes et se ferment par une seule, la clemence. La plus efficace des repressions, c'est l'amnistie. O femmes qui pleurez, je voudrais vous rendre vos enfants.

Ah! je songe aux exiles. J'ai par moments le coeur serre. Je songe au mal du pays. J'en ai eu ma part peut-etre. Sait-on de quelle nuit tombante se compose la nostalgie? Je me figure la sombre ame d'un pauvre enfant de vingt ans qui sait a peine ce que la societe lui veut, qui subit pour ou ne sait quoi, pour un article de journal, pour une page fievreuse ecrite dans la folie, ce supplice demesure, l'exil eternel, et qui, apres une journee de bagne, le crepuscule venu, s'assied sur la falaise severe, accable sous l'enormite de la guerre civile et sous la serenite des etoiles! Chose horrible, le soir et l'ocean a cinq mille lieues de sa mere!

Ah! pardonnons!

Ce cri de nos ames n'est pas seulement tendre, il est raisonnable. La douceur n'est pas seulement la douceur, elle est l'habilete. Pourquoi condamner l'avenir au grossissement des vengeances gonflees de pleurs et a la sinistre repercussion des rancunes! Allez dans les bois, ecoutez les echos, et songez aux represailles; cette voix obscure et lointaine qui vous repond, c'est votre haine qui revient contre vous. Prenez garde, l'avenir est bon debiteur, et votre colere, il vous la rendra. Regardez les berceaux, ne leur noircissez pas la vie qui les attend. Si nous n'avons pas pitie des enfants, des autres, ayons pitie de nos enfants. Apaisement! apaisement! Helas! nous ecoutera-t-on?

N'importe, persistons, nous qui voulons qu'on promette et non qu'on menace, nous qui voulons qu'on guerisse et non qu'on mutile, nous qui voulons qu'on vive et non qu'on meure. Les grandes lois d'en haut sont avec nous. Il y a un profond parallelisme entre la lumiere qui nous vient du soleil et la clemence qui nous vient de Dieu. Il y aura une heure de pleine fraternite, comme il y a une heure de plein midi. Ne perds pas courage, o pitie! Quant a moi, je ne me lasserai pas, et ce que j'ai ecrit dans tous mes livres, ce que j'ai atteste par tous mes actes, ce que j'ai dit a tous les auditoires, a la tribune des pairs comme dans le cimetiere des proscrits, a l'assemblee nationale de France comme a la fenetre lapidee de la place des Barricades de Bruxelles, je l'attesterai, je l'ecrirai, et je le dirai sans cesse: il faut s'aimer, s'aimer, s'aimer! Les heureux doivent avoir pour malheur les malheureux. L'egoisme social est un commencement de sepulcre. Voulons-nous vivre, melons nos coeurs, et soyons l'immense genre humain. Marchons en avant, remorquons en arriere. La prosperite materielle n'est pas la felicite morale, l'etourdissement n'est pas la guerison, l'oubli n'est pas le paiement. Aidons, protegeons, secourons, avouons la faute publique et reparons-la. Tout ce qui souffre accuse, tout ce qui pleure dans l'individu saigne dans la societe, personne n'est tout seul, toutes les fibres vivantes tressaillent ensemble et se confondent, les petits doivent etre sacres aux grands, et c'est du droit de tous les faibles que se compose le devoir de tous les forts. J'ai dit.

Paris, juin 1875.

ACTES ET PAROLES

AVANT L'EXIL

1841-1851

Institut. – Chambre des Pairs Reunions electorales. – Enterrements. – Cour d'assises Conseils de guerre. – Congres de la Paix Assemblee constituante. – Assemblee legislative Le Deux decembre 1851.

ACADEMIE FRANCAISE
1841-1844

DISCOURS DE RECEPTION

2 JUIN 1841.

[Note: M. Victor Hugo fut nomme membre de l'academie francaise, par 18 voix contre 16, le 7 janvier 1841. Il prit seance le 2 juin.]

Messieurs,

Au commencement de ce siecle, la France etait pour les nations un magnifique spectacle. Un homme la remplissait alors et la faisait si grande qu'elle remplissait l'Europe. Cet homme, sorti de l'ombre, fils d'un pauvre gentilhomme corse, produit de deux republiques, par sa famille de la republique de Florence, par lui-meme de la republique francaise, etait arrive en peu d'annees a la plus haute royaute qui jamais peut-etre ait etonne l'histoire. Il etait prince par le genie, par la destinee et par les actions. Tout en lui indiquait le possesseur legitime d'un pouvoir providentiel. Il avait eu pour lui les trois conditions supremes, l'evenement, l'acclamation et la consecration. Une revolution l'avait enfante, un peuple l'avait choisi, un pape l'avait couronne. Des rois et des generaux, marques eux-memes par la fatalite, avaient reconnu en lui, avec l'instinct que leur donnait leur sombre et mysterieux avenir, l'elu du destin. Il etait l'homme auquel Alexandre de Russie, qui devait perir a Taganrog, avait dit: Vous etes predestine du ciel; auquel Kleber, qui devait mourir en Egypte, avait dit: Vous etes grand comme le monde; auquel Desaix, tombe a Marengo, avait dit: Je suis le soldat et vous etes le general; auquel Valhubert, expirant a Austerlitz, avait dit: Je vais mourir, mais vous allez regner. Sa renommee militaire etait immense, ses conquetes etaient colossales.

Chaque annee il reculait les frontieres de son empire au dela meme des limites majestueuses et necessaires que Dieu a donnees a la France. Il avait efface les Alpes comme Charlemagne, et les Pyrenees comme Louis XIV; il avait passe le Rhin comme Cesar, et il avait failli franchir la Manche comme Guillaume le Conquerant. Sous cet homme, la France avait cent trente departements; d'un cote elle touchait aux bouches de l'Elbe, de l'autre elle atteignait le Tibre. Il etait le souverain de quarante-quatre millions de francais et le protecteur de cent millions d'europeens. Dans la composition hardie de ses frontieres, il avait employe comme materiaux deux grands-duches souverains, la Savoie et la Toscane, et cinq anciennes republiques, Genes, les Etats romains, les Etats venitiens, le Valais et les Provinces-Unies. Il avait construit son etat au centre de l'Europe comme une citadelle, lui donnant pour bastions et pour ouvrages avances dix monarchies qu'il avait fait entrer a la fois dans son empire et dans sa famille. De tous les enfants, ses cousins et ses freres, qui avaient joue avec lui dans la petite cour de la maison natale d'Ajaccio, il avait fait des tetes couronnees. Il avait marie son fils adoptif a une princesse de Baviere et son plus jeune frere a une princesse de Wurtemberg. Quant a lui, apres avoir ote a l'Autriche l'empire d'Allemagne qu'il s'etait a peu pres arroge sous le nom de Confederation du Rhin, apres lui avoir pris le Tyrol pour l'ajouter a la Baviere et l'Illyrie pour la reunir a la France, il avait daigne epouser une archiduchesse. Tout dans cet homme etait demesure et splendide. Il etait au-dessus de l'Europe comme une vision extraordinaire. Une fois on le vit au milieu de quatorze personnes souveraines, sacrees et couronnees, assis entre le cesar et le czar sur un fauteuil plus eleve que le leur. Un jour il donna a Talma le spectacle d'un parterre de rois. N'etant encore qu'a l'aube de sa puissance, il lui avait pris fantaisie de toucher au nom de Bourbon dans un coin de l'Italie et de l'agrandir a sa maniere; de Louis, duc de Parme, il avait fait un roi d'Etrurie. A la meme epoque, il avait profite d'une treve, puissamment imposee par son influence et par ses armes, pour faire quitter aux rois de la Grande-Bretagne ce titre de rois de France qu'ils avaient usurpe quatre cents ans, et qu'ils n'ont pas ose reprendre depuis, tant il leur fut alors bien arrache. La revolution avait efface les fleurs de lys de l'ecusson de France; lui aussi, il les avait effacees, mais du blason d'Angleterre; trouvant ainsi moyen de leur faire honneur de la meme maniere dont on leur avait fait affront. Par decret imperial il divisait la Prusse en quatre departements, il mettait les Iles Britanniques en etat de blocus, il declarait Amsterdam troisieme ville de l'empire, – Rome n'etait que la seconde, – ou bien il affirmait au monde que la maison de Bragance avait cesse de regner. Quand il passait le Rhin, les electeurs d'Allemagne, ces hommes qui avaient fait des empereurs, venaient au-devant de lui jusqu'a leurs frontieres dans l'esperance qu'il les ferait peut-etre rois. L'antique royaume de Gustave Wasa, manquant d'heritier et cherchant un maitre, lui demandait pour prince un de ses marechaux. Le successeur de Charles-Quint, l'arriere-petit-fils de Louis XIV, le roi des Espagnes et des Indes, lui demandait pour femme une de ses soeurs. Il etait compris, gronde et adore de ses soldats, vieux grenadiers familiers avec leur empereur et avec la mort. Le lendemain des batailles, il avait avec eux de ces grands dialogues qui commentent superbement les grandes actions et qui transforment l'histoire en epopee. Il entrait dans sa puissance comme dans sa majeste quelque chose de simple, de brusque et de formidable. Il n'avait pas, comme les empereurs d'Orient, le doge de Venise pour grand echanson, ou, comme les empereurs d'Allemagne, le duc de Baviere pour grand ecuyer; mais il lui arrivait parfois de mettre aux arrets le roi qui commandait sa cavalerie. Entre deux guerres, il creusait des canaux, il percait des routes, il dotait des theatres, il enrichissait des academies, il provoquait des decouvertes, il fondait des monuments grandioses, ou bien il redigeait des codes dans un salon des Tuileries, et il querellait ses conseillers d'etat jusqu'a ce qu'il eut reussi a substituer, dans quelque texte de loi, aux routines de la procedure, la raison supreme et naive du genie. Enfin, dernier trait qui complete a mon sens la configuration singuliere de cette grande gloire, il etait entre si avant dans l'histoire par ses actions qu'il pouvait dire et qu'il disait: Mon predecesseur l'empereur Charlemagne; et il s'etait par ses alliances tellement mele a la monarchie, qu'il pouvait dire et qu'il disait: Mon oncle le roi Louis XVI.

Cet homme etait prodigieux. Sa fortune, messieurs, avait tout surmonte. Comme je viens de vous le rappeler, les plus illustres princes sollicitaient son amitie, les plus anciennes races royales cherchaient son alliance, les plus vieux gentilshommes briguaient son service. Il n'y avait pas une tete, si haute ou si fiere qu'elle fut, qui ne saluat ce front sur lequel la main de Dieu, presque visible, avait pose deux couronnes, l'une qui est faite d'or et qu'on appelle la royaute, l'autre qui est faite de lumiere et qu'on appelle le genie. Tout dans le continent s'inclinait devant Napoleon, tout, – excepte six poetes, messieurs, – permettez-moi de le dire et d'en etre fier dans cette enceinte, – excepte six penseurs restes seuls debout dans l'univers agenouille; et ces noms glorieux, j'ai hate de les prononcer devant vous, les voici: DUCIS, DELILLE, Mme DE STAEL, BENJAMIN CONSTANT, CHATEAUBRIAND, LEMERCIER.

Que signifiait cette resistance? Au milieu de cette France qui avait la victoire, la force, la puissance, l'empire, la domination, la splendeur; au milieu de cette Europe emerveillee et vaincue qui, devenue presque francaise, participait elle-meme du rayonnement de la France, que representaient ces six esprits revoltes contre un genie, ces six renommees indignees contre la gloire, ces six poetes irrites contre un heros? Messieurs, ils representaient en Europe la seule chose qui manquat alors a l'Europe, l'independance; ils representaient en France la seule chose qui manquat alors a la France, la liberte.

A Dieu ne plaise que je pretende jeter ici le blame sur les esprits moins severes qui entouraient alors le maitre du monde de leurs acclamations! Cet homme, apres avoir ete l'etoile d'une nation, en etait devenu le soleil. On pouvait sans crime se laisser eblouir. Il etait plus malaise peut-etre qu'on ne pense, pour l'individu que Napoleon voulait gagner, de defendre sa frontiere contre cet envahisseur irresistible qui savait le grand art de subjuguer un peuple et qui savait aussi le grand art de seduire un homme. Que suis-je, d'ailleurs, messieurs, pour m'arroger ce droit de critique supreme? Quel est mon titre? N'ai-je pas bien plutot besoin moi-meme de bienveillance et d'indulgence a l'heure ou j'entre dans cette compagnie, emu de toutes les emotions ensemble, fier des suffrages qui m'ont appele, heureux des sympathies qui m'accueillent, trouble par cet auditoire si imposant et si charmant, triste de la grande perte que vous avez faite et dont il ne me sera pas donne de vous consoler, confus enfin d'etre si peu de chose dans ce lieu venerable que remplissent a la fois de leur eclat serein et fraternel d'augustes morts et d'illustres vivants? Et puis, pour dire toute ma pensee, en aucun cas je ne reconnaitrais aux generations nouvelles ce droit de blame rigoureux envers nos anciens et nos aines. Qui n'a pas combattu a-t-il le droit de juger? Nous devons nous souvenir que nous etions enfants alors, et que la vie etait legere et insouciante pour nous lorsqu'elle etait si grave et si laborieuse pour d'autres. Nous arrivons apres nos peres; ils sont fatigues, soyons respectueux. Nous profitons a la fois des grandes idees qui ont lutte et des grandes choses qui ont prevalu. Soyons justes envers tous, envers ceux qui ont accepte l'empereur pour maitre comme envers ceux qui l'ont accepte pour adversaire. Comprenons l'enthousiasme et honorons la resistance. L'un et l'autre ont ete legitimes.

Pourtant, redisons-le, messieurs, la resistance n'etait pas seulement legitime; elle etait glorieuse.

Elle affligeait l'empereur. L'homme qui, comme il l'a dit plus tard a Sainte-Helene, eut fait Pascal senateur et Corneille ministre, cet homme-la, messieurs, avait trop de grandeur en lui-meme pour ne pas comprendre la grandeur dans autrui. Un esprit vulgaire, appuye sur la toute-puissance, eut dedaigne peut-etre cette rebellion du talent; Napoleon s'en preoccupait. Il se savait trop historique pour ne point avoir souci de l'histoire; il se sentait trop poetique pour ne pas s'inquieter des poetes. Il faut le reconnaitre hautement, c'etait un vrai prince que ce sous-lieutenant d'artillerie qui avait gagne sur la jeune republique francaise la bataille du dix-huit brumaire et sur les vieilles monarchies europeennes la bataille d'Austerlitz. C'etait un victorieux, et, comme tous les victorieux, c'etait un ami des lettres. Napoleon avait tous les gouts et tous les instincts du trone, autrement que Louis XIV sans doute, mais autant que lui. Il y avait du grand roi dans le grand empereur. Rallier la litterature a son sceptre, c'etait une de ses premieres ambitions. Il ne lui suffisait pas d'avoir musele les passions populaires, il eut voulu soumettre Benjamin Constant; il ne lui suffisait pas d'avoir vaincu trente armees, il eut voulu vaincre Lemercier; il ne lui suffisait pas d'avoir conquis dix royaumes, il eut voulu conquerir Chateaubriand.

Ce n'est pas, messieurs, que tout en jugeant le premier consul ou l'empereur chacun sous l'influence de leurs sympathies particulieres, ces hommes-la contestassent ce qu'il y avait de genereux, de rare et d'illustre dans Napoleon. Mais, selon eux, le politique ternissait le victorieux, le heros etait double d'un tyran, le Scipion se compliquait d'un Cromwell; une moitie de sa vie faisait a l'autre moitie des repliques ameres. Bonaparte avait fait porter aux drapeaux de son armee le deuil de Washington; mais il n'avait pas imite Washington. Il avait nomme La Tour d'Auvergne premier grenadier de la republique; mais il avait aboli la republique. Il avait donne le dome des Invalides pour sepulcre au grand Turenne; mais il avait donne le fosse de Vincennes pour tombe au petit-fils du grand Conde.

Malgre leur fiere et chaste attitude, l'empereur n'hesita devant aucune avance. Les ambassades, les dotations, les hauts grades de la legion d'honneur, le senat, tout fut offert, disons-le a la gloire de l'empereur, et, disons-le a la gloire de ces nobles refractaires, tout fut refuse.

Apres les caresses, je l'ajoute a regret, vinrent les persecutions. Aucun ne ceda. Grace a ces six talents, grace a ces six caracteres, sous ce regne qui supprima tant de libertes et qui humilia tant de couronnes, la dignite royale de la pensee libre fut maintenue.

Il n'y eut pas que cela, messieurs, il y eut aussi service rendu a l'humanite. Il n'y eut pas seulement resistance au despotisme, il y eut aussi resistance a la guerre. Et qu'on ne se meprenne pas ici sur le sens et sur la portee de mes paroles, je suis de ceux qui pensent que la guerre est souvent bonne. A ce point de vue superieur d'ou l'on voit toute l'histoire comme un seul groupe et toute la philosophie comme une seule idee, les batailles ne sont pas plus des plaies faites au genre humain que les sillons ne sont des plaies faites a la terre. Depuis cinq mille ans, toutes les moissons s'ebauchent par la charrue et toutes les civilisations par la guerre. Mais lorsque la guerre tend a dominer, lorsqu'elle devient l'etat normal d'une nation, lorsqu'elle passe a l'etat chronique, pour ainsi dire, quand il y a, par exemple, treize grandes guerres en quatorze ans, alors, messieurs, quelque magnifiques que soient les resultats ulterieurs, il vient un moment ou l'humanite souffre. Le cote delicat des moeurs s'use et s'amoindrit au frottement des idees brutales; le sabre devient le seul outil de la societe; la force se forge un droit a elle; le rayonnement divin de la bonne foi, qui doit toujours eclairer la face des nations, s'eclipse a chaque instant dans l'ombre ou s'elaborent les traites et les partages de royaumes; le commerce, l'industrie, le developpement radieux des intelligences, toute l'activite pacifique disparait; la sociabilite humaine est en peril. Dans ces moments-la, messieurs, il sied qu'une imposante reclamation s'eleve; il est moral que l'intelligence dise hardiment son fait a la force; il est bon qu'en presence meme de leur victoire et de leur puissance, les penseurs fassent des remontrances aux heros, et que les poetes, ces civilisateurs sereins, patients et paisibles, protestent contre les conquerants, ces civilisateurs violents.

Parmi ces illustres protestants, il etait un homme que Bonaparte avait aime, et auquel il aurait pu dire, comme un autre dictateur a un autre republicain: Tu quoque! Cet homme, messieurs, c'etait M. Lemercier. Nature probe, reservee et sobre; intelligence droite et logique; imagination exacte et, pour ainsi dire, algebrique jusque dans ses fantaisies; ne gentilhomme, mais ne croyant qu'a l'aristocratie du talent; ne riche, mais ayant la science d'etre noblement pauvre; modeste d'une sorte de modestie hautaine; doux, mais ayant dans sa douceur je ne sais quoi d'obstine, de silencieux et d'inflexible; austere dans les choses publiques, difficile a entrainer, offusque de ce qui eblouit les autres, M. Lemercier, detail remarquable dans un homme qui avait livre tout un cote de sa pensee aux theories, M. Lemercier n'avait laisse construire son opinion politique que par les faits. Et encore voyait-il les faits a sa maniere. C'etait un de ces esprits qui donnent plus d'attention aux causes qu'aux effets, et qui critiqueraient volontiers la plante sur sa racine et le fleuve sur sa source. Ombrageux et sans cesse pret a se cabrer, plein d'une haine secrete et souvent vaillante contre tout ce qui tend a dominer, il paraissait avoir mis autant d'amour-propre a se tenir toujours de plusieurs annees en arriere des evenements que d'autres en mettent a se precipiter en avant. En 1789, il etait royaliste, ou, comme on parlait alors, monarchien, de 1785; en 93 il devint, comme il l'a dit lui-meme, liberal de 89; en 1804, au moment ou Bonaparte se trouva mur pour l'empire, Lemercier se sentit mur pour la republique.

Comme vous le voyez, messieurs, son opinion politique, dedaigneuse de ce qui lui semblait le caprice du jour, etait toujours mise a la mode de l'an passe.

Veuillez me permettre ici quelques details sur le milieu dans lequel s'ecoula la jeunesse de M. Lemercier. Ce n'est qu'en explorant les commencements d'une vie qu'on peut etudier la formation d'un caractere. Or, quand on veut connaitre a fond ces hommes qui repandent de la lumiere, il ne faut pas moins s'eclairer de leur caractere que de leur genie. Le genie, c'est le flambeau du dehors; le caractere, c'est la lampe interieure.

En 1793, au plus fort de la terreur, M. Lemercier, tout jeune homme alors, suivait avec une assiduite remarquable les seances de la Convention nationale. C'etait la, messieurs, un sujet de contemplation sombre, lugubre, effrayant, mais sublime. Soyons justes, nous le pouvons sans danger aujourd'hui, soyons justes envers ces choses augustes et terribles qui ont passe sur la civilisation humaine et qui ne reviendront plus! C'est, a mon sens, une volonte de la providence que la France ait toujours a sa tete quelque chose de grand. Sous les anciens rois, c'etait un principe; sous l'empire, ce fut un homme; pendant la revolution, ce fut une assemblee. Assemblee qui a brise le trone et qui a sauve le pays, qui a eu un duel avec la royaute comme Cromwell et un duel avec l'univers comme Annibal, qui a eu a la fois du genie comme tout un peuple et du genie comme un seul homme, en un mot, qui a commis des attentats et qui a fait des prodiges, que nous pouvons detester, que nous pouvons maudire, mais que nous devons admirer!

Reconnaissons-le neanmoins, il se fit en France, dans ce temps-la, une diminution de lumiere morale, et par consequent, – remarquons-le, messieurs, – une diminution de lumiere intellectuelle. Cette espece de demi-jour ou de demi-obscurite qui ressemble a la tombee de la nuit et qui se repand sur de certaines epoques, est necessaire pour que la providence puisse, dans l'interet ulterieur du genre humain, accomplir sur les societes vieillies ces effrayantes voies de fait qui, si elles etaient commises par des hommes, seraient des crimes, et qui, venant de Dieu, s'appellent des revolutions.

Cette ombre, c'est l'ombre meme que fait la main du Seigneur quand elle est sur un peuple.

Comme je l'indiquais tout a l'heure, 93 n'est pas l'epoque de ces hautes individualites que leur genie isole. Il semble, en ce moment-la, que la providence trouve l'homme trop petit pour ce qu'elle veut faire, qu'elle le relegue sur le second plan, et qu'elle entre en scene elle-meme. Eu effet, en 93, des trois geants qui ont fait de la revolution francaise, le premier, un fait social, le deuxieme, un fait geographique, le dernier, un fait europeen, l'un, Mirabeau, etait mort; l'autre, Sieyes, avait disparu dans l'eclipse, il reussissait a vivre, comme ce lache grand homme l'a dit plus tard; le troisieme, Bonaparte, n'etait pas ne encore a la vie historique. Sieyes laisse dans l'ombre et Danton peut-etre excepte, il n'y avait donc pas d'hommes du premier ordre, pas d'intelligences capitales dans la Convention, mais il y avait de grandes passions, de grandes luttes, de grands eclairs, de grands fantomes. Cela suffisait, certes, pour l'eblouissement du peuple, redoutable spectateur incline sur la fatale assemblee. Ajoutons qu'a cette epoque ou chaque jour etait une journee, les choses marchaient si vite, l'Europe et la France, Paris et la frontiere, le champ de bataille et la place publique avaient tant d'aventures, tout se developpait si rapidement, qu'a la tribune de la Convention nationale l'evenement croissait pour ainsi dire sous l'orateur a mesure qu'il parlait, et, tout en lui donnant le vertige, lui communiquait sa grandeur. Et puis, comme Paris, comme la France, la Convention se mouvait dans cette clarte crepusculaire de la fin du siecle qui attachait des ombres immenses aux plus petits hommes, qui pretait des contours indefinis et gigantesques aux plus chetives figures, et qui, dans l'histoire meme, repand sur cette formidable assemblee je ne sais quoi de sinistre et de surnaturel.

Ces monstrueuses reunions d'hommes ont souvent fascine les poetes comme l'hydre fascine l'oiseau. Le Long-Parlement absorbait Milton, la Convention attirait Lemercier. Tous deux plus tard ont illumine l'interieur d'une sombre epopee avec je ne sais quelle vague reverberation de ces deux pandemoniums. On sent Cromwell dans le Paradis perdu, et 93 dans la Panhypocrisiade. La Convention, pour le jeune Lemercier, c'etait la revolution faite vision et reunie tout entiere sous son regard. Tous les jours il venait voir la, comme il l'a dit admirablement, mettre les lois hors la loi. Chaque matin il arrivait a l'ouverture de la seance et s'asseyait a la tribune publique parmi ces femmes etranges qui melaient je ne sais quelle besogne domestique aux plus terribles spectacles, et auxquelles l'histoire conservera leur hideux surnom de tricoteuses. Elles le connaissaient, elles l'attendaient et lui gardaient sa place. Seulement il y avait dans sa jeunesse, dans le desordre de ses vetements, dans son attention effaree, dans son anxiete pendant les discussions, dans la fixite profonde de son regard, dans les paroles entrecoupees qui lui echappaient par moments, quelque chose de si singulier pour elles, qu'elles le croyaient prive de raison. Un jour, arrivant plus tard qu'a l'ordinaire, il entendit une de ces femmes dire a l'autre: Ne te mets pas la, c'est la place de l'idiot.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
560 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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