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SCÈNE II

Une cour devant la maison de Pandare
TROÏLUS et CRESSIDA

TROÏLUS. – Ma chère, ne te tourmente pas, la matinée est froide.

CRESSIDA. – Alors, mon cher seigneur, je vais faire descendre mon oncle: il nous ouvrira les portes.

TROÏLUS. – Non, ne le dérange pas. Au lit! au lit! Que le sommeil ferme ces jolis yeux, et plonge tous tes sens dans un repos aussi profond que le sommeil des enfants, qui est vide de toute pensée!

CRESSIDA. – Adieu donc.

TROÏLUS. – Je t'en prie, remets-toi au lit.

CRESSIDA. – Êtes-vous las de moi?

TROÏLUS. – O Cressida! si le jour actif, éveillé par l'alouette, n'avait pas réveillé les hardis corbeaux et chassé les songes et la nuit, qui ne peut plus couvrir de son ombre nos plaisirs, je ne me séparerais pas de toi.

CRESSIDA. – La nuit a été trop courte.

TROÏLUS. – Maudite soit la sorcière! Elle demeure auprès des enchanteurs nocturnes jusqu'à les lasser autant que l'enfer; mais elle fuit les embrassements de l'amour d'une aile plus rapide que le vol de la pensée. – Vous prendrez froid, et vous me le reprocherez.

CRESSIDA. – Je vous en conjure, restez encore: vous autres hommes, vous ne voulez jamais rester. O folle Cressida! – Je pouvais vous tenir encore loin de moi, et vous seriez resté alors. Écoutez, il y a quelqu'un de levé.

PANDARE, à haute voix, dans l'intérieur de la maison. – Quoi! toutes les portes sont-elles donc ouvertes ici?

TROÏLUS. – C'est votre Oncle. (Entre Pandare.)

CRESSIDA. – La peste soit de lui! Il va se moquer de moi, je vais mener une vie…

PANDARE. – Eh bien, eh bien! comment vont les virginités? – Vous voilà, jeune vierge! Où est ma nièce Cressida à présent?

CRESSIDA. – Allez vous pendre, mon oncle, méchant moqueur. Vous me conseillez de faire… et ensuite vous me raillez.

PANDARE. – De faire quoi? de faire quoi? Voyons, qu'elle dise quoi… Que vous ai-je conseillé de faire?

CRESSIDA. – Allons, maudit soit votre coeur! Vous ne serez jamais bon, et vous ne souffrirez jamais que les autres le soient.

PANDARE. – Ha, ha! hélas! la pauvre petite! la pauvre innocente! Tu n'as pas dormi cette nuit? Est-ce que ce méchant ne t'a pas laissée dormir? Qu'un fantôme l'emporte!

(On frappe à la porte.)

CRESSIDA, à Troïlus. – Ne vous l'avais-je pas dit? Je voudrais qu'on lui cassât la tête! – Qui est à la porte? Mon bon oncle, allez voir. – (A Troïlus.) Seigneur, rentrez dans ma chambre: vous souriez et vous vous moquez de moi, comme si j'avais des intentions malicieuses.

TROÏLUS, riant. – Ha, ha!

CRESSIDA. – Allons, vous vous trompez; je ne songe à rien de semblable. (On frappe encore.) – Avec quelle force ils frappent! – Je vous en prie, rentrez. Je ne voudrais pas, pour la moitié de Troie, qu'on vous vit ici.

(Ils rentrent tous les deux.)

PANDARE. – Qu'y est là? qu'y a-t-il? Voulez-vous donc enfoncer les portes? Eh bien, de quoi s'agit-il?

(Entre Énée.)

ÉNÉE. – Bonjour, seigneur, bonjour.

PANDARE. – Qui est là? – Quoi! c'est vous, seigneur Énée? Sur ma parole, je ne vous ai pas reconnu. Quelles nouvelles apportez-vous si matin?

ÉNÉE. – Le prince Troïlus n'est-il pas ici?

PANDARE. – Ici? Hé! qu'y ferait-il?

ÉNÉE. – Allons, il est ici, seigneur; ne nous le célez pas: il est très-important pour lui que je lui parle.

PANDARE. – Il est ici, dites-vous? C'est plus que je n'en sais, je vous le jure. – Quant à moi, je suis rentré tard. – Hé! que ferait-il ici?

ÉNÉE. – Quoi? rien. – Allons, allons, vous lui feriez beaucoup de tort, sans vous en douter; j'espère que vous lui serez assez fidèle pour le trahir; à la bonne heure, ignorez qu'il est ici; mais allez toujours le chercher. Allez.

(Pandare va sortir, Troïlus entre.)

TROÏLUS. – Quoi? Qu'y a-t-il?..

ÉNÉE. – Seigneur, à peine ai-je le temps de vous saluer, tant mon message est pressé. Voici à deux pas Pâris votre frère, et Déiphobe, le Grec Diomède, et notre Anténor qui nous est rendu; mais, en échange de sa liberté, il faut que sur-le-champ, dans une heure et avant le premier sacrifice, nous remettions dans les mains de Diomède la jeune Cressida.

TROÏLUS. – Est-ce une chose arrêtée?

ÉNÉE. – Oui, par Priam, et le conseil de Troie; ils me suivent et sont prêts à l'exécuter.

TROÏLUS. – Comme mes projets se jouent de moi! – Je vais aller les joindre; et vous, seigneur Énée, nous nous sommes rencontrés par hasard; vous ne m'avez pas trouvé ici..

ÉNÉE. – Bon, bon, seigneur; les secrets de la nature ne sont pas gardés dans un plus profond silence.

(Troïlus et Énée sortent.)

PANDARE. – Est-il possible? Pas plutôt gagnée qu'elle est perdue! Que le diable emporte Anténor! Le jeune prince en perdra la raison; la peste soit d'Anténor! Je voudrais qu'ils lui eussent cassé le cou.

CRESSIDA. – Eh bien, de quoi s'agit-il? Qui donc était ici?

PANDARE. – Ah! ah!

CRESSIDA. – Pourquoi soupirez-vous si profondément? Où est mon seigneur? De grâce, mon cher oncle, dites-moi ce que c'est.

PANDARE. – Je voudrais être enfoncé de toute ma hauteur sous la terre!

CRESSIDA. – O dieux! qu'y a-t-il donc?

PANDARE. – Je te prie, rentre. Plût aux dieux que tu ne fusses jamais née! Je savais bien que tu serais cause de sa mort! O pauvre prince! la peste soit d'Anténor!

CRESSIDA. – Mon cher oncle, je vous en conjure à genoux, je vous en conjure, qu'y a-t-il?..

PANDARE. – Il faut que tu partes, ma pauvre fille, il faut que tu partes; tu es échangée avec Anténor: il faut que tu retournes vers ton père, et que tu te sépares de Troïlus: ce sera sa mort, son poison; il ne pourra jamais le supporter.

CRESSIDA. – O dieux immortels! – Je ne partirai pas.

PANDARE. – Il le faut.

CRESSIDA. – Je ne le veux pas, mon oncle. J'ai oublié mon père, je ne connais aucun sentiment de parenté. Non, il n'est point de parents, de tendresse, de sang, de coeur, qui me touchent d'aussi près que mon cher Troïlus. O dieux du ciel! faites du nom de Cressida le symbole de la perfidie, si jamais elle abandonne Troïlus. Temps, violence, mort, portez-vous sur ce corps à toutes les extrémités; mais la base solide sur laquelle mon amour est affermi est comme le centre même de la terre, il attire tout à lui. – Je vais rentrer et pleurer.

PANDARE. – Oui, va, va.

CRESSIDA. – Et arracher mes beaux cheveux, et égratigner ces joues si vantées, briser ma voix à force de sanglots, et briser mon coeur à force de crier: Troïlus! Je ne veux pas sortir de Troie.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

La scène se passe devant la maison de Pandare
PARIS, TROÏLUS, ÉNÉE, DÉIPHOBE, ANTÉNOR, DIOMÈDE

PARIS. – Il est grand jour, et l'heure fixée pour la remettre à ce vaillant Grec s'avance à grands pas. – Mon cher frère Troïlus, allez dire à Cressida ce qu'il faut qu'elle fasse, et déterminez-la promptement à y consentir.

TROÏLUS. – Entrez dans sa maison. Je vais l'amener dans un instant à ce Grec; et lorsque vous me verrez la remettre entre ses mains, croyez voir un autel, et dans votre frère Troïlus le prêtre qui immole son propre coeur.

(Il sort.)

PARIS. – Je sais ce que c'est que d'aimer; et je voudrais pouvoir le secourir comme je le plains. – Entrez, je vous prie, seigneurs.

(Ils sortent.)

SCÈNE IV

On voit un appartement de la maison de Pandare
PANDARE, CRESSIDA

PANDARE. – De la modération, de la modération.

CRESSIDA. – Que me parlez-vous de modération? Ma douleur est complète, parfaite, et extrême comme l'amour qui l'a produite; et elle m'agite avec la même force invincible que lui. Comment puis-je la modérer? Si je pouvais composer avec ma passion, ou la refroidir et l'affaiblir, je pourrais tempérer de même mon chagrin: mais mon amour n'admet point d'alliage qui le modifie, et mon chagrin n'en admet pas davantage dans une perte aussi chère.

(Entre Troïlus.)

PANDARE. – Le voici qui vient, le voici. – Ah! mes pauvres poulets43!

CRESSIDA l'embrassant. – O Troïlus, Troïlus!

PANDARE. – Quel couple d'objets infortunés j'ai devant les yeux! Que je vous embrasse aussi. O coeur! comme on l'a si bien dit:

 
O coeur, ô triste coeur!
Pourquoi soupires-tu sans te briser?
 

Et à cela il répond:

 
Parce que tu ne peux soulager ta cuisante douleur
Ni par l'amitié, ni par les paroles44.
 

Jamais il n'y eut rime plus vraie. Ne faisons dédain de rien, car nous pourrions vivre assez pour avoir besoin de ces vers; nous le voyons, nous le voyons… Eh bien! mes agneaux?

TROÏLUS. – Cressida, je t'adore d'un amour si pur que les dieux bienheureux, comme s'ils étaient jaloux de ma passion plus fervente dans son zèle que la dévotion que respirent pour leurs divinités des lèvres glacées, te séparent de moi.

CRESSIDA. – Les dieux sont-ils sujets à l'envie?

PANDARE. – Oui, oui, oui; en voilà la preuve bien évidente.

CRESSIDA. – Et est-il vrai qu'il me faille quitter Troie?

TROÏLUS. – Odieuse vérité!

CRESSIDA. – Quoi? et Troïlus aussi?

TROÏLUS. – Troie, et Troïlus!

CRESSIDA. – Est-il possible?

TROÏLUS. – Et si soudainement que la cruauté du sort nous ravit le temps de prendre congé l'un de l'autre, brusque tous les délais, frustre avec barbarie nos lèvres de la douceur de s'unir, interdit violemment nos étroits embrassements, étouffe nos tendres voeux à la naissance même de notre haleine laborieuse. Nous deux, qui nous sommes achetés l'un l'autre au prix de tant de milliers de soupirs, nous sommes forcés de nous vendre misérablement après un seul soupir fugitif et imparfait! Le temps injurieux, avec la précipitation d'un voleur, entasse pêle-mêle et au hasard tout son riche butin. Nous nous devons autant d'adieux qu'il est d'étoiles dans le firmament, tous bien articulés, et scellés d'un baiser: eh bien! il les amoncelle tous en un seul adieu vague, et nous réduit à un seul baiser affamé, gâté par l'amertume de nos larmes.

ÉNÉE, derrière le théâtre. – Seigneur, la dame est-elle prête?

TROÏLUS. – Écoutez! c'est vous qu'on appelle… On dit que c'est ainsi que le Génie crie: Viens! à celui qui va mourir. – Dites-leur d'avoir patience; elle va venir à l'instant.

PANDARE. – Où sont mes larmes? Pluie, coulez pour abattre ce vent, sans quoi mon coeur va être déraciné.

(Pandare sort.)

CRESSIDA. – Faut-il donc que j'aille chez les Grecs?

TROÏLUS. – Il n'y a point de remède.

CRESSIDA. – La malheureuse Cressida au milieu des Grecs joyeux! – Quand nous reverrons-nous?

TROÏLUS. – Écoute-moi, ma bien-aimée; garde-moi seulement un coeur fidèle…

CRESSIDA. – Moi! fidèle? – Quoi donc? quelle est cette mauvaise pensée?

TROÏLUS. – Allons, il faut user doucement des plaintes, car c'est l'instant de notre séparation. – Je ne te dis pas, sois fidèle, parce que je doute de toi; car je jetterais mon gant à la Mort elle-même, pour la défier de prouver qu'aucune tache ait souillé ton coeur; mais si je dis, sois fidèle, c'est uniquement pour amener la protestation que je vais te faire; sois fidèle, et j'irai te voir.

CRESSIDA. – O prince! vous serez exposé à des dangers aussi nombreux que pressants; mais je serai fidèle.

TROÏLUS. – Et moi, je me ferai un ami du danger. – Porte cette manche.

CRESSIDA. – Et vous ce gant. Quand vous verrai-je?

TROÏLUS. – Je corromprai les sentinelles des Grecs, pour te rendre visite la nuit: mais, sois fidèle.

CRESSIDA. – O ciel! encore: Sois fidèle!

TROÏLUS. – Écoute pourquoi je parle ainsi, mon amour: les jeunes Grecs sont remplis de qualités; ils sont amoureux, bien faits, riches des dons de la nature et perfectionnés par les arts et les exercices. La nouveauté fait impression quand les talents sont unis aux grâces de la personne!.. Hélas! une sorte de jalousie céleste (que je vous conjure d'appeler une erreur vertueuse) m'inspire des craintes.

CRESSIDA. – O ciel! vous ne m'aimez pas.

TROÏLUS. – Que je meure en lâche si je ne vous aime pas! Si je vous parle ainsi, c'est bien moins de votre fidélité que je doute que de mon propre mérite: je ne sais point chanter, ni danser la volte, ni parler avec douceur, ni jouer à des jeux d'adresse, autant de talents brillants, naturels et familiers aux Grecs: mais je puis vous dire que sous les grâces de ces dons séduisants est caché un démon dangereux qui parle sans rien dire, et tente avec un art extrême: ne vous laissez pas tenter.

CRESSIDA. – Croyez-vous que je me laisse tenter?

TROÏLUS. – Non, mais nous faisons quelquefois des choses que nous ne voulons pas; nous sommes nos propres démons à nous-mêmes, lorsque nous voulons tenter la fragilité de nos forces, en présumant trop de leur puissance variable.

ÉNÉE, en dehors. – Allons, mon bon seigneur.

TROÏLUS. – Allons, embrassons-nous, et séparons-nous.

PARIS, en dehors. – Mon frère Troïlus!

TROÏLUS. – Mon cher frère, entrez ici, et amenez Énée et le Grec avec vous.

CRESSIDA. – Seigneur, serez-vous fidèle?

TROÏLUS. – Qui, moi? hélas! c'est mon vice, c'est mon défaut. Tandis que les autres savent gagner par adresse une haute estime, moi, par mon excès d'honnêteté, je n'obtiens qu'une simple approbation. Tandis que d'autres dorent avec art leurs couronnes de cuivre, j'offre la mienne nue avec franchise et sincérité. Ne craignez rien de ma fidélité: franchise et bonne foi, c'est là toute ma morale. (Entrent Énée, Pâris, Anténor, Déiphobe et Diomède.) Soyez le bienvenu, noble Diomède: voici la dame que nous rendons à la place d'Anténor. Aux portes, seigneur, je la remettrai dans vos mains, et, chemin faisant, je vous ferai comprendre ce qu'elle vaut. Traitez-la avec distinction; et, par mon âme, beau Grec, si jamais tu te trouvais à la merci de mon épée, nomme seulement Cressida, et ta vie sera aussi en sûreté que Priam dans Ilion.

DIOMÈDE. – Belle Cressida, dispensez-vous, je vous prie, des remercîments que ce prince attend de vous; l'éclat de vos yeux et la beauté céleste de vos traits vous assurent tous les égards: vous serez la souveraine de Diomède; il est tout entier à vos ordres.

TROÏLUS. – Grec, tu ne me traites pas avec courtoisie, de faire honte à l'ardeur de ma prière, en louant Cressida. Je te dis, prince grec, qu'elle est aussi fort au-dessus de tes louanges, que tu es indigne de porter le nom de son serviteur: je te recommande de la bien traiter, à ma seule considération; car, j'en jure par le redoutable Pluton, si tu ne le fais pas, quand le géant Achille serait ton gardien, je te couperai la gorge.

DIOMÈDE. – Ah! point de courroux, prince Troïlus; qu'il me soit permis, par le privilége de mon rang et de mon message, de parler en liberté: quand je serai sorti de cette ville, je suivrai ma volonté; et sachez, seigneur, que je ne ferai rien sur vos ordres; elle sera appréciée suivant son propre mérite; mais lorsque vous direz: que cela soit, je vous répondrai dans toute la fierté du courage et de l'honneur: non.

TROÏLUS. – Allons, marchons vers les portes. – Je te dis, moi, Diomède, que cette bravade te forcera plus d'une fois à cacher ta tête. – Belle Cressida, donnez-moi la main, et, en marchant, achevons ensemble un entretien nécessaire et qui ne regarde que nous.

(Troïlus, Cressida et Diomède sortent.)
(On entend une trompette.)

PARIS. – Écoutez; c'est la trompette d'Hector.

ÉNÉE. – A quoi avons-nous passé cette matinée? Le prince doit me croire paresseux et négligent, moi qui lui avais juré d'être sur le champ de bataille avant lui.

PARIS. – C'est la faute de Troïlus. Allons, allons, rendons-nous sur le champ de bataille avec lui.

DÉIPHOBE. – Faisons diligence.

ÉNÉE. – Oui, marchons avec le joyeux empressement d'un jeune époux, et volons sur les traces d'Hector: la gloire de notre Troie dépend aujourd'hui de sa noble valeur et de ce combat singulier.

(Ils sortent.)

SCÈNE V

Le camp des Grecs, une lice a été préparée
AJAX s'avance armé, AGAMEMNON, ACHILLE, PATROCLE, MÉNÉLAS, ULYSSE, NESTOR et autres chefs

AGAMEMNON. – Te voilà déjà complétement vêtu de ta brillante armure et devançant le temps dans l'impatience de ton courage. Redoutable Ajax, ordonne à ton héraut d'envoyer jusqu'à Troie le signal éclatant de sa trompette, et que l'air épouvanté frappe l'oreille du grand champion et l'appelle ici.

AJAX. – Trompette, voilà ma bourse. Maintenant crève tes poumons et brise ta trompe d'airain. Souffle, coquin, jusqu'à ce que tes joues arrondies se gonflent plus que celles de l'aquilon essoufflé. Allons, enfle ta poitrine, et que le sang jaillisse de tes yeux; c'est Hector que tu appelles.

(La trompette sonne.)

ULYSSE. – Aucune trompette ne répond.

ACHILLE. – Il est bien matin encore.

AGAMEMNON. – N'est-ce pas Diomède qu'on aperçoit là-bas, avec la fille de Calchas?

ULYSSE. – C'est lui-même; je le reconnais à sa tournure: il marche en s'élevant sur la pointe du pied; c'est son ambitieuse fierté qui l'élève ainsi au-dessus de la terre.

(Diomède s'avance avec Cressida.)

AGAMEMNON. – Est-ce là la jeune Cressida?

DIOMÈDE. – Oui, c'est elle.

AGAMEMNON. – Vous êtes la bienvenue chez les Grecs, belle dame.

NESTOR. – Notre général vous salue d'un baiser.

ULYSSE. – Ce n'est là qu'une courtoisie particulière: il vaudrait bien mieux qu'elle fût baisée par tous en général45.

NESTOR. – Et c'est là un conseil bien galant. Allons, c'est moi qui commencerai. – Voilà pour Nestor.

ACHILLE. – Je veux chasser l'hiver de vos lèvres, belle dame. Achille vous souhaite la bienvenue.

MÉNÉLAS. – J'avais jadis de bonnes raisons pour mes baisers.

PATROCLE. – Mais ce n'est pas une raison pour baiser aujourd'hui; Pâris est arrivé tout d'un coup si effrontément qu'il vous a séparés, vous et vos raisons?

ULYSSE. – Amère pensée, sujet de tous nos affronts; nous perdons nos têtes pour dorer ses cornes.

PATROCLE. – Le premier était le baiser de Ménélas, celui-ci est le mien; c'est Patrocle qui vous embrasse.

MÉNÉLAS. – Oh! cela est joli!

PATROCLE. – Pâris et moi, nous baisons toujours pour Ménélas.

MÉNÉLAS. – Je veux avoir le mien, seigneur; belle dame, permettez…

CRESSIDA. – En embrassant, donnez-vous, ou recevez-vous?

MÉNÉLAS. – Je prends, et je donne.

CRESSIDA. – Je veux faire un marché où je puisse gagner ma vie. Le baiser que vous prenez vaut mieux que celui que vous donnez; ainsi point de baiser.

MÉNÉLAS. – Je vous payerai l'excédant; je vous en donnerai trois pour un.

CRESSIDA. – Donnez juste autant, ou n'en donnez point. Vous êtes un homme impair.

MÉNÉLAS. – Un homme impair, dites-vous, belle? tout homme l'est.

CRESSIDA. – Non, Pâris ne l'est pas; car vous savez qu'il est très-vrai que vous êtes impair, et que lui est au pair avec vous.

MÉNÉLAS. – Vous me donnez des chiquenaudes sur le front.

ULYSSE. – La partie ne serait pas égale, votre ongle contre sa corne. Puis-je, belle dame, vous demander un baiser?

CRESSIDA. – Vous le pouvez.

ULYSSE. – Je le désire.

CRESSIDA. – Allons, demandez-le.

ULYSSE. – Eh bien! pour l'amour de Vénus, donnez-moi un baiser, quand Hélène sera redevenue vierge, et en sa possession.

(Montrant Ménélas.)

CRESSIDA. – Je suis votre débitrice: réclamez votre payement quand il sera échu.

ULYSSE. – Jamais le jour n'arrivera, ni votre baiser.

DIOMÈDE. – Madame, un mot. – Je vais vous conduire à votre père.

(Diomède emmène Cressida.)

NESTOR. – C'est une femme d'un esprit vif.

ULYSSE. – Fi donc, fi donc! tout parle en elle, ses yeux, ses joues, ses lèvres, jusqu'au mouvement de son pied. Ses penchants déréglés se décèlent dans tous ses muscles, dans tous les mouvements de sa personne. Oh! ces hardies assaillantes, si libres de la langue, qui vous font ainsi les premières avances, et qui ouvrent les tablettes de leurs pensées toutes grandes au premier venu qui les flatte, regardez-les comme la proie complaisante de la première occasion, et de vraies filles du métier.

(On entend une trompette au dehors.)

TOUS. – La trompette du Troyen.

AGAMEMNON. – Voilà sa troupe qui vient.

(Entrent Hector armé, Énée, Troïlus, d'autres Troyens et suite.)

ÉNÉE. – Salut! vous tous, princes de la Grèce. Quel sera le prix de celui qui remportera la victoire? ou vous proposez-vous de déclarer un vainqueur? voulez-vous que les deux champions se poursuivent l'un l'autre jusqu'à la dernière extrémité: ou seront-ils séparés par quelque voix, quelque signal du champ de bataille? Hector m'a ordonné de vous le demander.

AGAMEMNON. – Quel est le désir d'Hector?

ÉNÉE. – Cela lui est indifférent: il obéira aux conventions.

ACHILLE. – C'est bien là Hector; mais il agit bien tranquillement, avec un peu de fierté et il ne fait pas grand cas du chevalier son adversaire.

ÉNÉE. – Si vous n'êtes pas Achille, seigneur, quel est votre nom?

ACHILLE. – Si je ne suis pas Achille, je n'en ai point.

ÉNÉE. – Eh bien, Achille soit: mais qui que vous soyez, sachez ceci: que les deux extrêmes en valeur et en orgueil excellent chez Hector: l'un monte presque jusqu'à l'infini; l'autre descend jusqu'au néant. Faites bien attention à ce héros, et ce qui en lui ressemble à de l'orgueil est courtoisie. Cet Ajax est à demi-formé du sang d'Hector, et par amour pour ce sang la moitié d'Hector reste à Troie: c'est la moitié de son courage, de sa force, la moitié d'Hector, qui vient chercher ce chevalier de sang mêlé, moitié Grec et moitié Troyen.

ACHILLE. – Ce ne sera donc qu'un combat de femme? – Oh! je vous comprends.

(Diomède revient.)

AGAMEMNON. – Voici Diomède. – Allez, noble chevalier: tenez-vous près de notre Ajax. Il en sera comme vous déciderez, vous et le seigneur Énée, sur l'ordre du combat; soit que vous arrêtiez qu'ils doivent se battre à outrance ou que les deux champions pourront reprendre haleine: les combattants étant parents, leur combat est à moitié arrêté avant que les coups aient commencé.

(Ajax et Hector entrent dans la lice.)

ULYSSE. – Les voilà déjà prêts à en venir aux mains.

AGAMEMNON. – Quel est ce Troyen qui a l'air si triste?

ULYSSE. – C'est le plus jeune des fils de Priam, un vrai chevalier; il n'est pas mûr encore et il est déjà sans égal: ferme dans sa parole, parlant par ses actions et sans langue pour les vanter; lent à s'irriter, mais lent à se calmer quand il est provoqué: son coeur et sa main sont tous deux ouverts et tous deux francs; ce qu'il a, il le donne, ce qu'il pense, il le montre: mais il ne donne que lorsque son jugement éclaire sa bienfaisance, et il n'honore jamais de sa voix une pensée indigne de son caractère: courageux comme Hector et plus dangereux que lui. Hector, dans la fougue de sa colère, cède aux impressions de la tendresse: mais lui, dans la chaleur de l'action, il est plus vindicatif que l'amour jaloux: on le nomme Troïlus, et Troie fonde sur lui sa seconde espérance, avec autant de confiance que sur Hector même: ainsi le peint Énée, qui connaît ce jeune homme de la tête aux pieds, et tel est le portrait qu'il m'a fait de lui en confidence, dans le palais d'Ilion.

(Bruit de guerre. Hector et Ajax combattent.)

AGAMEMNON. – Les voilà aux prises.

NESTOR. – Allons, Ajax, tiens-toi bien sur tes gardes.

TROÏLUS. – Hector, tu dors; réveille-toi.

AGAMEMNON. – Ses coups sont bien ajustés. – Ici, Ajax.

DIOMÈDE, aux deux champions. – Il faut vous en tenir là.

(Les trompettes cessent.)

ÉNÉE. – Princes, c'est assez, je vous prie.

AJAX. – Je ne suis pas encore échauffé. Recommençons le combat.

DIOMÈDE. – Comme il plaira à Hector.

HECTOR. – Eh bien! moi, je veux en rester là. – Noble guerrier, tu es le fils de la soeur de mon père, cousin-germain des enfants de l'auguste Priam. Les devoirs du sang défendent entre nous deux une émulation sanguinaire. Si tu étais mélangé d'éléments grecs et troyens, de manière à pouvoir dire: «Cette main est toute grecque et celle-ci toute troyenne: les muscles de cette jambe sont de Troie et les muscles de celle-ci sont de la Grèce: le sang de ma mère colore la joue droite, et dans les veines de cette joue gauche bouillonne le sang de mon père,» par le tout-puissant Jupiter, tu ne remporterais pas un seul de tes membres grecs, sans que mon épée y eût marqué l'empreinte de notre haine irréconciliable; mais que les dieux ne permettent pas que mon épée homicide répande une goutte du sang que tu as emprunté de ta mère, la tante sacrée d'Hector. – Que je t'embrasse, Ajax! par le Dieu qui tonne, tu as des bras vigoureux, et voilà comme Hector veut qu'ils tombent sur lui. Cousin, honneur à toi!

AJAX. – Je te remercie, Hector: tu es trop franc et trop généreux. J'étais venu pour te tuer, cousin, et pour remporter, par ta mort, de nouveaux titres de gloire.

HECTOR. – L'admirable Néoptolème lui-même, dont la renommée montre le panache brillant, criant de sa voix éclatante: c'est lui, ne pourrait pas se promettre d'ajouter à sa gloire un laurier de plus enlevé à Hector.

ÉNÉE. – Les deux partis sont dans l'attente de ce que vous allez faire.

HECTOR. – Nous allons y satisfaire. L'issue du combat est notre embrassement. Adieu, Ajax.

AJAX. – Si je puis me flatter d'obtenir quelque succès par mes prières, bonheur qui m'arrive rarement, je désirerais voir mon illustre cousin dans nos tentes grecques.

DIOMÈDE. – C'est le désir d'Agamemnon, et le grand Achille languit de voir le vaillant Hector désarmé.

HECTOR. – Énée, appelez-moi mon frère Troïlus; et allez annoncer à ceux du parti troyen qui nous attendent cette entrevue d'amitié; priez-les de rentrer dans Troie. – (A Ajax.) Donne-moi ta main, cousin, je veux aller dîner avec toi, et voir vos guerriers.

AJAX. – Voilà l'illustre Agamemnon qui vient au-devant de nous.

HECTOR. – Nomme-moi l'un après l'autre les plus braves d'entre eux: mais pour Achille, mes yeux le chercheront et le reconnaîtront seuls à sa haute et robuste taille.

AGAMEMNON. – Digne guerrier, soyez le bienvenu autant que vous pouvez l'être d'un homme qui voudrait être délivré d'un tel ennemi. Mais ce n'est pas là un bon accueil; écoutez ma pensée en termes plus clairs. Le passé et l'avenir sont couverts d'un voile et des ruines informes de l'oubli: mais dans le moment présent, la foi et la franchise, purifiées de toute intention détournée, t'adressent, grand Hector, avec l'intégrité la plus divine, un salut sincère, du plus profond du coeur.

HECTOR. – Je te rends grâces, royal Agamemnon.

AGAMEMNON, à Troïlus. – Illustre prince de Troie, soyez aussi le bienvenu.

MÉNÉLAS. – Laissez-moi confirmer le salut du roi mon frère; noble couple de frères belliqueux, soyez les bienvenus ici.

HECTOR. – A qui avons-nous à répondre?

MÉNÉLAS. – Au noble Ménélas.

HECTOR. – Ah! c'est vous, seigneur? Par le gantelet de Mars, je vous remercie. Ne vous moquez pas de moi si je choisis ce serment peu ordinaire. Celle qui fut naguère votre femme jure toujours par le gant de Vénus: elle est en pleine santé; mais elle ne m'a point chargé de vous saluer de sa part.

MÉNÉLAS. – Ne la nommez pas: c'est un sujet fatal d'entretien.

HECTOR. – Ah! pardon, je vous offense.

NESTOR. – Brave Troyen, je vous avais vu souvent, travaillant pour la destinée, ouvrir un chemin sanglant à travers les rangs de la jeunesse grecque; je vous avais vu, ardent comme Persée, pousser votre coursier phrygien, mais dédaignant bien des exploits et bien des défaites quand une fois vous aviez suspendu votre épée en l'air, et ne la laissant point retomber sur ceux qui étaient tombés, voilà ce qui me faisait dire à ceux qui étaient près de moi: Voyez Jupiter qui distribue la vie! je vous avais vu, enfermé dans un cercle de Grecs, vous arrêter et reprendre haleine, comme un lutteur dans les jeux olympiques. Voilà comme je vous avais vu. Mais je n'avais pas encore vu votre visage, qui était toujours caché par l'acier. J'ai connu votre aïeul et j'ai combattu une fois contre lui, c'était un bon soldat; mais j'en jure par le dieu Mars, notre chef à tous, il ne vous fut jamais comparable. Permettez qu'un vieillard vous embrasse; venez, digne guerrier, soyez le bienvenu dans notre camp.

ÉNÉE, à Hector. – C'est le vieux Nestor.

HECTOR. – Laisse-moi t'embrasser, bon vieillard, chronique antique, qui as si longtemps marché en donnant la main au temps; vénérable Nestor, je suis heureux de te serrer dans mes bras.

NESTOR. – Je voudrais que mes bras pussent lutter contre les tiens dans le combat, comme ils luttent avec toi d'amitié.

HECTOR. – Je le voudrais aussi.

NESTOR. – Ah! par cette barbe blanche, je combattrais contre toi dès demain. Allons, sois le bienvenu: j'ai vu le temps, où…

ULYSSE. – Je suis étonné que cette ville là-bas soit encore debout, lorsque nous avons ici près de nous sa colonne et sa base.

HECTOR. – Je reconnais bien vos traits, seigneur Ulysse. Ah! seigneur, il y a bien des Grecs et des Troyens de morts; depuis que je vous vis pour la première fois avec Diomède dans Ilion, lorsque vous y vîntes député par les Grecs.

ULYSSE. – Oui; je vous prédis alors ce qui devait arriver. Ma prophétie n'est encore qu'à la moitié de son cours; car ces murs que nous voyons là-bas entourer fièrement votre Troie, et les cimes de ces tours ambitieuses qui vont baiser les nuages devront bientôt baiser leur base.

HECTOR. – Je ne suis pas obligé de vous croire. Les voilà encore debout; et je crois, sans vanité, que la chute de chaque pierre phrygienne coûtera une goutte de sang grec. La fin couronne l'oeuvre. Et cet antique et universel arbitre, le temps, amènera un jour la fin.

ULYSSE. – Oui; abandonnons-lui les événements. – Noble et vaillant Hector, soyez le bienvenu: je vous conjure de venir dans ma tente, de m'honorer de votre seconde visite, en quittant notre général, et d'y partager mon repas.

ACHILLE. – Je passerai avant vous, seigneur Ulysse; avant vous. – A présent, Hector, mes yeux sont rassasiés de te considérer: je t'ai examiné en détail, Hector, et j'ai observé jointure par jointure.

HECTOR. – Est-ce Achille?

ACHILLE. – Je suis Achille.

HECTOR. – Tiens-toi droit, je te prie, laisse-moi te regarder.

ACHILLE. – Regarde tant que tu voudras.

HECTOR. – J'ai déjà fini.

ACHILLE. – Tu vas trop vite: moi je veux encore une fois te contempler membre par membre, comme si je voulais t'acheter.

HECTOR. – Tu veux me parcourir tout entier, comme un livre d'amusement; mais il y a en moi plus de choses que tu n'en comprends: pourquoi m'opprimes-tu de tes regards?

ACHILLE. – Ciel! montre-moi dans quelle partie de son corps je dois le détruire; si c'est ici, ou là, ou là? afin que je puisse donner un nom à la blessure suivant son lieu, et rendre distincte la brèche par laquelle aura fui la grande âme d'Hector. Ciel! réponds-moi.

HECTOR. – Les dieux bienheureux se déshonoreraient en répondant à une pareille question; homme superbe, arrête encore: penses-tu donc conquérir ma vie si facilement que tu puisses nommer d'avance avec une exactitude si précise, l'endroit où tu veux me frapper de mort?

43.Sweet ducks!
44.Citation de quelque ancienne ballade.
45.Notre général et en général, jeu de mots.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
130 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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