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Читать книгу: «Souvenirs d'égotisme», страница 9

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CHAPITRE XI

Me voilà donc avec une occupation pendant l’été de 1822. Corriger les épreuves de l’Amour imprimé in-12 – sur du mauvais papier. M. Mongie me jura avec indignation qu’on l’avait trompé sur la qualité du papier. Je ne connaissais pas les libraires en 1822. Je n’avais jamais eu affaire qu’à M. Firmin Didot, auquel je payais tout papier d’après son tarif. M. Mongie faisait des gorges chaudes de mon imbécillité.

– Ah! celui-là n’est pas ficelle! disait-il en pâmant de rire et en me comparant aux Ancelot, aux Vitet, aux… (sic) et autres auteurs de métier.

Hé bien! j’ai découvert par la suite que M. Mongie était de bien loin le plus honnête homme. Que dirai-je de mon ami, M. Sautelet, jeune avocat, mon ami avant qu’il ne fût libraire?

Mais le pauvre diable s’est tué de chagrin en se voyant délaissé par une veuve riche, nommée Mme Bonnet ou Bourdel, quelque nom noble de ce genre et qui lui préférait un jeune pair de France (cela commençait à être un son bien séduisant en 1828). Cet heureux pair était, je crois, M. Pérignon, qui avait eu mon amie, Mlle Vigano, la fille du grand homme, en 1820.

C’était une chose bien dangereuse pour moi, que de corriger les épreuves d’un livre qui me rappelait tant de nuances de sentiments que j’avais éprouvés en Italie. J’eus la faiblesse de prendre une chambre à Montmorency. J’y allais le soir en deux heures par la diligence de la rue Saint-Denis. Au milieu des bois, surtout à gauche de la Sablonnière en montant, je corrigeais mes épreuves. Je faillis devenir fou.

Les folles idées de retourner à Milan, que j’avais si souvent repoussées, me revenaient avec une force étonnante. Je ne sais pas comment je fis pour résister.

La force de la passion qui fait qu’on ne regarde qu’une seule chose, ôte tout souvenir de la distance où je me trouve de ces temps-là. Je ne me rappelle que la forme des arbres de cette partie du bois de Montmorency.

Ce qu’on appelle la vallée de Montmorency n’est qu’un coin de promontoire qui s’avance vers la vallée de la Seine et directement sur le dôme des Invalides93.

Quand Lanfranc peignait une coupole à cent cinquante pieds de hauteur, il outrait certains traits. – L’aria depinge (l’air se charge de peindre), disait-il.

De même comme on sera bien plus détrompé des Kings, des blesno (nobles) et des tresprê (prêtres) vers 1870 qu’aujourd’hui, il me vient la tentation d’outrer certains traits contre cette minever94 de l’espèce humaine, mais j’y résiste, ce serait être infidèle à la vérité,

Infidèle à sa couche. (Cymbeline)

Seulement, que n’ai-je un secrétaire pour pouvoir dicter des faits, des anecdotes et non pas des raisonnements sur ces trois choses. Mais ayant écrit vingt-sept pages aujourd’hui, je suis trop fatigué pour détailler les anecdotes qui assiègent ma mémoire.

3 juillet. – J’allais assez souvent corriger les épreuves de l’Amour dans le parc de Mme Doligny, à Corbeil. Là, je pouvais éviter les rêveries tristes; à peine mon travail terminé je rentrais au salon.

Je fus bien près de rencontrer le bonheur en 1824. En pensant à la France durant les six ou sept ans que j’ai passés à Milan, espérant bien ne jamais revoir Paris, sali par les Bourbons, ni la France, je me disais: une seule femme m’eût fait pardonner à ce pays-là, la comtesse Bertois. Je l’aimai en 1824. Nous pensions l’un à l’autre depuis que je l’avais vue les pieds nus en 1814, le lendemain de la bataille de Montmirail ou de Champaubert, entrant à six heures du matin chez sa mère, la M… de M., pour demander des nouvelles de l’affaire.

Eh bien! Mme Bertois était à la campagne chez Mme Doligny, son amie. Quand enfin je me déterminais à produire ma maussaderie chez Mme Doligny, elle me dit:

– Mme Bertois vous a attendu; elle ne m’a quittée qu’avant-hier à cause d’un événement affreux: elle vient de perdre une de ses charmantes filles.

Dans la bouche d’une femme aussi sensée que Mme Doligny, ces paroles avaient une grande portée. En 1814, elle m’avait dit: Mme Bertois sent tout ce que vous valez.

En 1823 ou 22, Mme Bertois avait la bonté de m’aimer un peu. Mme Doligny lui dit un jour: «Vos yeux s’arrêtent sur Belle; s’il avait la taille plus élancée, il y a longtemps qu’il vous aurait dit qu’il vous aime.»

Cela n’était pas exact. Ma mélancolie regardait avec plaisir les yeux si beaux de Mme Bertois. Dans ma stupidité, je n’allais pas plus loin. Je ne disais pas: pourquoi cette jeune femme me regarde-t-elle? – J’oubliais tout à fait les excellentes leçons d’amour que m’avait jadis données mon oncle Gagnon95 et mon ami et protecteur Martial Daru.

Heureux si je me fusse souvenu de ce grand tacticien! Que de succès manqués! Que d’humiliations reçues! Mais si j’eusse été habile, je serais dégoûté des femmes jusqu’à la nausée, de la musique et de la peinture comme mes deux contemporains, MM. de la R. et P. H., sont secs, dégoûtés du monde, philosophes. Au lieu de cela, dans tout ce qui touche aux femmes, j’ai eu le bonheur d’être dupe comme à vingt-cinq ans.

C’est ce qui fait que je ne me brûlerai jamais la cervelle par dégoût de tout, par ennui de la vie. Dans la carrière littéraire je vois encore une foule de choses à faire. J’ai des travaux possibles, de quoi occuper dix vies. La difficulté dans ce moment-ci, 1832, est de m’habituer à n’être pas distrait par l’action de tirer une traite de 20,000 francs sur M. le caissier des dépenses centrales du Trésor à Paris.

CHAPITRE XII

4 juillet 1832.

Je ne sais qui me mena chez M. de l’Etang96. Il s’était fait donner, ce me semble, un exemplaire de l’Histoire de la peinture en Italie, sous prétexte d’un rendu compte dans le Lycée, un de ces journaux éphémères qu’avait créés à Paris le succès de l’Edinburgh Review. Il désira me connaître.

En Angleterre, l’aristocratie méprise les lettres. A Paris, c’est une chose trop importante. Il est impossible pour des Français habitant Paris de dire la vérité sur les ouvrages d’autres Français habitant Paris.

Je me suis fait huit ou dix ennemis mortels pour avoir dit aux rédacteurs du Globe, en forme de conseil, et parlant à eux-mêmes, que le Globe avait le ton un peu trop puritain et manquait peut-être un peu d’esprit.

Un journal littéraire et consciencieux comme le fut l’Edinburgh Review n’est possible qu’autant qu’il sera imprimé à Genève, et dirigé là-bas, par une tête de négociant capable de secret. Le directeur ferait tous les ans un voyage à Paris; et recevrait à Genève les articles pour le journal du mois. Il choisirait, payerait bien (200 fr. par feuille d’impression) et ne nommerait jamais ses rédacteurs.

On me mena donc chez M. de l’Etang, un dimanche à deux heures. C’est à cette heure incommode qu’il recevait. Il fallait monter quatre-vingt-quinze marches, car il tenait son académie au sixième étage d’une maison qui lui appartenait à lui et à ses sœurs, rue Gaillon. De ses petites fenêtres, on ne voyait qu’une forêt de cheminées en plâtre noirâtre. C’est pour moi une des vues les plus laides, mais les quatre petites chambres qu’habitait M. de l’Etang étaient ornées de gravures et d’objets d’art curieux et agréables.

Il y avait un superbe portrait du cardinal de Richelieu que je regardais souvent. A côté, était la grosse figure lourde, pesante, niaise de Racine. C’était avant d’être aussi gras que ce grand poète avait éprouvé les sentiments dont le souvenir est indispensable pour faire Andromaque ou Phèdre.

Je trouvai chez M. de l’Etang, devant un petit mauvais feu – car ce fut, ce me semble, en février 1822 qu’on m’y mena – huit ou dix personnes qui parlaient de tout. Je fus frappé de leur bon sens, de leur esprit, et surtout du tact fin du maître de la maison qui, sans qu’il y parût, dirigeait la discussion de façon à ce qu’on ne parlât jamais trois à la fois ou que l’on n’arrivât pas à de tristes moments de silence.

Je ne saurais exprimer trop d’estime pour cette société. Je n’ai jamais rien rencontré, je ne dirai pas de supérieur, mais même de comparable. Je fus frappé le premier jour, et vingt fois peut-être pendant les trois ou quatre ans qu’elle a duré, je me suis surpris à faire le même acte d’admiration.

Une telle société n’est possible que dans la patrie de Voltaire, de Molière, de Courier.

Elle est impossible en Angleterre, car, chez M. de l’Etang, on se serait moqué d’un duc comme d’un autre, et plus que d’un autre, s’il eût été ridicule.

L’Allemagne ne pourrait la fournir, on y est trop accoutumé à croire avec enthousiasme la niaiserie philosophique à la mode (les Anges de M. Ancillon). D’ailleurs, hors de leur enthousiasme, les Allemands sont trop bêtes.

Les Italiens auraient disserté, chacun y eût gardé la parole pendant vingt minutes et fût resté l’ennemi mortel de son antagoniste dans la discussion. A la troisième séance, on eût fait des sonnets satiriques les uns contre les autres.

Car la discussion y était franche sur tout et avec tous. On était poli chez M. de l’Etang, mais à cause de lui. Il était souvent nécessaire qu’il protégeât la retraite des imprudents qui, cherchant une idée nouvelle, avaient avancé une absurdité trop marquante.

Je trouvai là chez M. de l’Etang, MM. Albert Sapfer, J. – J. Ampère, Sautelet97, de Lussinge.

M. de l’Etang est un caractère dans le genre du bon vicaire de Wakefield. Il faudrait, pour en donner une idée, toutes les demi-teintes de Goldsmith ou d’Addison.

D’abord il est fort laid; il a surtout, chose rare à Paris, le front ignoble et bas, il est bien fait et grand.

Il a toutes les petitesses d’un bourgeois. S’il achète pour trente-six francs une douzaine de mouchoirs chez le marchand du coin, deux heures après il croit que ses mouchoirs sont une rareté, et que pour aucun prix on ne pourrait en trouver de semblables à Paris.

(Le manuscrit s’arrête là.)

LETTRES INÉDITES

I
A sa sœur Pauline

Bergame, le 19 floréal an IX (9 mai 1801.)

Tu es allée quelquefois à Montfleury98, ma chère Pauline; de là, tu as admiré le spectacle enchanteur que présente la vallée arrosée par la tortueuse Isère. Si tu t’y es trouvée dans un moment d’orage, lorsque les nuées obscures luttent et se déchirent, que le tonnerre fait retentir la terre et les cieux, qu’une pluie mêlée de grêle fait tout plier, ton âme s’est sans doute élevée vers le père des nuages et de la terre. Tu as senti la puissance du créateur; mais, peu à peu cette idée sublime a fait place à une douce mélancolie, tu es revenue vers toi-même et tu as pensé (rêvé) à tes plans de bonheur, tu t’y es enfoncée et tu n’as vu qu’avec regret la fin de l’orage et le moment de rentrer. Eh bien, figure-toi une plaine de quarante lieues de largeur, arrosée par le Tessin, l’Adda, le Mincio et le majestueux Pô; figure-toi une nuit sombre en plein midi, deux cents coups de tonnerre en demi-heure99, des nuages enflammés, se détachant sur un ciel obscur et traversant l’atmosphère en deux secondes et tu n’auras qu’une bien faible idée de la magnifique tempête que j’ai vue ce matin.

Jamais spectacle plus beau n’a frappé mes yeux, et les douze ou quinze camarades qui étaient avec moi ont avoué n’avoir jamais rien vu de si imposant. Nous avons vu tomber la foudre sur un clocher qui est à nos pieds; car toute la ville de Bergame est dans le genre de la montée de Chalemont100. Nous sommes au plain-pied, en entrant par derrière et au dixième, au moins, par devant. Tu remarqueras que nous sommes au pied des Alpes et que nous apercevons les Apennins.

Tu ne m’écris jamais, je ne sais pourquoi; car tu dois mourir de loisir et tu sais combien tes lettres me font plaisir. Que font Caroline101, Félicie et le chanoine Gaëtan? Donne moi aussi des nouvelles du charmant Oronce102; je brûle de le voir à douze ans. – Adieu, embrasse tout le monde pour moi.

H. B.103.

II
A la Même

Saluces, le 15 frimaire an X (6 décembre 1801).

Je ne peux te dire, ma chère Pauline, combien ta lettre m’a fait plaisir. Je compte en recevoir souvent, car rien ne t’empêche d’écrire tes lettres chez Mademoiselle Lassaigne104 et de les donner à Marion105 lorsque tu viens à la maison. De cette manière l’inquisition sera en défaut. Tu as très bien fait de ne pas abandonner le piano. Dans le siècle où nous sommes, il faut qu’une demoiselle sache absolument la musique, autrement on ne lui croit aucune espèce d’éducation. Ainsi, il faut de toute nécessité que tu deviennes forte sur le piano; roidis-toi contre l’ennui et songe au plaisir que la musique te donnera un jour.

J’aurais bien désiré que tu apprisses à dessiner. Tu me dis que le maître qui vient chez Mlle Lassaigne est mauvais; mais il vaut encore mieux apprendre d’un mauvais maître que de ne pas apprendre du tout. D’ailleurs, tu rougiras106 du papier pendant un an, avant que d’être en état de sentir les règles, et peut-être, à cette époque, remontreras-tu un bon maître. Ce que je te recommande, c’est de dessiner la tête et jamais le paysage; rien ne gâte les commençants comme cela.

Je pense, comme toi, que Monsieur Velly107 n’est pas très amusant; cependant il faut le lire; mais tu pourras renvoyer cela à un an ou deux. En attendant, il conviendra de lire des histoires particulières qui sont aussi amusantes que les histoires générales le sont peu. Prie le grand papa Gagnon de te donner l’Histoire du siècle de Louis XIV par Voltaire; l’Histoire de Charles XII, roi de Suède du même; l’Histoire de Louis XI par Mlle de Lussan108; la Conjuration de Venise par l’abbé de St-Réal. Peu à peu tu y prendras goût et tu finiras par dévorer l’histoire de France, qui est très intéressante par elle-même, et qui ne dégoûte que par la platitude et les préjugés de l’abbé Velly, de son sot continuateur Villaret et de Garnier109, encore plus plat, s’il est possible, qu’eux tous.

Il faut accoutumer peu à peu ton esprit à sentir et à juger le beau, dans tous les genres. Tu y parviendras en lisant, d’abord, les ouvrages légers, agréables et courts. Tu liras ensuite ceux qui exigent plus d’instruction et qui supposent plus de capacité. Tu connais, sans doute, Télémaque, la Jérusalem délivrée; tu pourras lire Séthos110 qui, quoique ouvrage médiocre, te donnera une idée des mystères d’Isis, si célèbres dans toute l’antiquité, et de ce qu’était la navigation dans son enfance.

Je vois avec bien du plaisir que tu lis les tragédies de Voltaire. Tu dois te familiariser avec les chefs-d’œuvre de nos grands écrivains; ils te formeront également l’esprit et le cœur. Je te conseille de lire Racine, le terrible Crébillon, et le charmant Lafontaine. Tu verras la distance immense qui sépare Racine de Crébillon et de la foule des imitateurs de ce dernier. Tu me diras ensuite qui tu aimes le mieux de Corneille ou de Racine. Peut-être Voltaire te plaira-t-il d’abord autant qu’eux; mais tu sentiras bientôt combien son vers coulant, mais vide, est inférieur au vers plein de choses du tendre Racine et du majestueux Corneille.

Tu peux demander au grand papa les Lettres Persanes de Montesquieu et l’Histoire naturelle de Buffon, à partir du sixième volume; les premiers ne t’amuseraient pas. Je crois, ma chère Pauline, que ces divers ouvrages te plairont beaucoup; en même temps, tu feras connaissance avec leurs immortels auteurs.

Mais c’est assez bavarder sur un même sujet. Donne-moi de grands détails sur tes occupations chez Mlle Lassaigne111 et sur la manière dont tu passes ton temps. Peut-être t’ennuies-tu un peu; mais songe que dans ce monde nous n’avons jamais de bonheur parfait et mets à profit ta jeunesse, pour apprendre; les connaissances nous suivent tout le reste de notre vie, nous sont toujours utiles et, quelquefois, nous consolent de bien des peines. Pour moi, quand je lis Racine, Voltaire, Molière, Virgile, l’Orlando Furioso, j’oublie le reste du monde. J’entends par monde cette foule d’indifférents qui nous vexent souvent, et non pas mes amis que j’ai toujours présents au fond du cœur. C’est là, ma chère Pauline, que tu es gravée en caractères ineffaçables. Je pense à toi mille fois le jour; je me fais un plaisir de te revoir grande, belle, instruite, aimable et aimée de tout le monde. C’est cette douce pensée qui me rappelle sans cesse Grenoble; je compte y être dans neuf mois. Je pourrais bien y aller tout de suite, mon colonel m’a offert un congé; mais mon devoir me retient au régiment.

Tu vois, ma chère, que nous sommes toujours contrariés par quelque chose; aussi, le meilleur parti que nous ayons à prendre est-il de tâcher de nous accommoder de notre situation et d’en tirer la plus grande masse de bonheur possible. C’est là la seule vraie philosophie.

Adieu, écris-moi vite,
H. B.112

III
A Edouard Mounier 113

Paris, 17 prairial an X (6 juin 1804).

Et voilà les promesses des amis! En me quittant vous me juriez de m’écrire, vous me donneriez de vos nouvelles le lendemain de votre arrivée à Rennes, et les jours se passent, un mois s’est presque écoulé et les journaux seuls m’ont appris que vous existiez.

Je sais que ce temps a été très bien rempli pour vous; vous avez vu des contrées qui vous étaient inconnues, vous avez fait de nouvelles connaissances, vous avez acquis de nouveaux amis; était-ce une raison pour oublier les anciens? Pour moi, tous les jours je vois l’inconstance, mais je ne la conçois pas encore; en amitié comme en amour, lorsque une fois on s’est vu, lorsque les âmes se sont senties, est-il possible de changer? Mais je veux bien vous pardonner, à condition que vous m’écrirez bien vite et souvent.

Depuis votre départ, tout Paris a couru à une représentation du Mariage de Figaro, donnée dans la salle de l’Opéra au profit de Mlle Contat; l’assemblée était nombreuse, toutes les élégantes célèbres par leur beauté ou leurs aventures étaient venues y étaler leurs grâces, et je vous avouerai que j’ai trouvé le spectacle des loges beaucoup plus intéressant que celui qui nous avait rassemblés. J’ai été très mécontent de Dugazon, qui a fait un plat bouffon du spirituel Figaro. Fleury, Almaviva, et Mlle Contat, la Comtesse, ont joué assez médiocrement; mais en revanche, Mlle Mars a rendu divinement le rôle du page Chérubin. Je n’ai jamais rien vu de si touchant que ce jeune homme aux pieds de la comtesse qu’il adore, recevant ses adieux au moment de partir pour l’armée; des deux côtés, ces sentiments contraints qu’ils n’osent s’avouer, ces yeux qui s’entendent si bien quoique leurs bouches n’aient pas osé parler. Quel tableau plus naturel et en même temps plus intéressant? Beaumarchais avait très bien amené la situation, mais il s’était contenté de l’esquisser. Mlles Mars et Contat ont achevé le tableau par leur jeu charmant à la fois et profond. Tout le reste de la pièce a été très faiblement goûté. Les pirouettes de Vestris, les grâces de Mme Coulomb et les cris de Mmes Maillard et Branchu n’ont pu étouffer l’ennui qui devait naturellement résulter de quatre heures de spectacle sans intérêt. Le souvenir de l’ancien succès de Figaro a seul empêché les spectateurs de témoigner leur mécontentement. Il n’en a pas été de même hier à la représentation du Roi et le Laboureur, tragédie nouvelle.

Arnault114 avait dit partout qu’elle était de lui. Talma et Lafont y jouaient, il n’en fallait pas tant pour attirer tout Paris; aussi à cinq heures la queue s’étendait déjà jusque dans le jardin du Palais-Royal. On a commencé à 7 heures. De mémoire d’homme on n’a vu amphigouri pareil; ni plan, ni action, ni style. Un roi de Castille qui tombe de cheval en chassant à une lieue de Séville, capitale de ses Etats, n’est secouru que par un paysan et sa fille. Il demeure trois mois dans leur cabane, apparemment sans qu’aucun de ses ministres ou de ses courtisans viennent le voir, car Juan et sa fille ignorent absolument qui ils ont reçu. Enfin il faut quitter cette cabane tant regrettée par le doucereux roi, car, comme de juste, il est tombé amoureux de la belle Félicie. Il vient quelques jours après, avec un de ses courtisans, pour la revoir, mais au lieu d’elle il trouve le vieux Juan, qui lui débite des plaintes à n’en pas finir contre le gouvernement actuel. Le roi ne trouve d’autre remède à cela que de le faire son premier ministre. Mais voilà tout à coup qu’un Léon, soldat jadis fiancé avec Félicie, revient d’Afrique, où on le croyait enterré depuis longtemps, tout exprès pour l’épouser. Cela ne lui fait pas grand plaisir. Mais enfin, en vertu de cinq ou six belles maximes, elle tâchera de s’y résoudre. Cependant ce Léon est reconnu par ses anciens camarades, qui sont indignés de le voir toujours simple soldat et qui viennent demander au roi une récompense pour lui. Le roi le fait sur-le-champ son connétable. Le bon Léon, tout content, s’en va bien vite à la chaumière pour épouser Félicie, et il est pressé, car il est six heures du soir, et il veut cueillir cette nuit même le prix de son amour. Tout va très bien jusque-là; mais le roi s’avise d’aller aussi à la chaumière et de demander à Léon, pour prix du beau brevet qu’il vient de lui donner, la main de sa Félicie. Léon lui dit: «Je n’y veux pas consentir,

Et j’aime, en Castillan, ma maîtresse et mon roi

C’est le seul vers supportable de la pièce. Là-dessus le roi le poignarde. C’est ainsi que finit le quatrième acte.

Jusque-là le public avait souffert assez patiemment trois expositions différentes et quatre ou cinq beaux discours, tous remplis, pour être plus touchants, de belles et bonnes maximes extraites de Voltaire, Helvétius, voire même de Puffendorff; mais ce coup de poignard a tout gâté. L’ennui général s’est manifesté par de nombreux coups de sifflet, et on a baissé la toile au milieu du cinquième acte115. Ce qui a le plus amusé le public, c’est le style original de la pièce. D’ordinaire, la dureté des vers est rachetée par quelque force dans la pensée; mais ici c’est l’énergie de la fadeur.

Voici, mon cher Mounier, quelles sont les belles productions de nos contemporains, heureux encore s’ils se contentaient de faire des ouvrages ridicules. Pour moi, indigné de leur sotte bêtise et de leur basse lâcheté, je tâche de m’isoler le plus possible; je travaille beaucoup l’anglais et je relis sans cesse Virgile et Jean-Jacques. Je compte être bientôt débarrassé de mon uniforme et pouvoir me fixer à Paris. Ce n’est pas que cette ville me plaise beaucoup plus qu’une autre; mais dans l’impossibilité d’être où je voudrais passer ma vie, c’est celle qui m’offre le plus de moyens pour continuer mon éducation.

Peut-être un jour viendra que je pourrai habiter le seul pays où le bonheur existe pour moi; en attendant, cher ami, écrivez-moi souvent; les bons cœurs sont si rares qu’ils ne sauraient trop se rapprocher.

Faites, je vous prie, accepter l’hommage de mon respect à monsieur votre père, ainsi qu’à Mlle Victorine, et dites-moi si Rennes vous a plu à tous autant qu’à Philippine116.

Happiness and friendship117.

H. B.,
rue Neuve-Augustin, nº 736, chez M. Bonnemain.
93.Ici: plan des environs de Montmorency.
94.Vermine.
95.Voir: Vie de Henri Brulard.
96.Nom sous lequel Beyle désigne Etienne-Jean Delécluze (1781-1863), auteur de David et son Ecole, de Dante et la Poésie amoureuse, etc.
97.L’éditeur.
98.Coteau dans la vallée de l’Isère, près de Grenoble. C’est au couvent de Montfleury que Mme de Tencin débuta dans la vie religieuse.
99.Expression dauphinoise.
100.C’est une rue montante de Grenoble, sur la rive droite de l’Isère.
101.Sa sœur Marie-Zénaïde-Caroline, dont il est souvent question dans la Vie de Henri Brulard.
102.Félicie, Gaëtan et Oronce Gagnon, ses cousins, enfants de Romain Gagnon; Gaëtan mort dans la retraite de Russie, Oronce, mort général de division (1885).
103.Mlle Pauline Beyle, chez le citoyen Gagnon, médecin à Grenoble (Isère). – Lettre inédite. – (Collection de M. Auguste Cordier). – Copie de la main de R. Colomb. – Aucune des lettres à Pauline que nous donnons ne figure dans les Lettres Intimes, publiées récemment (1 vol., Calmann-Lévy).
104.Directrice d’une pension de jeunes personnes à Grenoble.
105.Cuisinière du grand-père Gagnon. Voir Journal et Vie de Henri Brulard.
106.Les élèves se servaient alors de crayons de sanguine.
107.L’abbé Velly (1709-1759), auteur d’une Histoire de France.
108.Marguerite de Lussan (1682-1758).
109.Villaret et Garnier achevèrent l’Histoire de France de Velly.
110.Roman de l’abbé Terrasson, intitulé: Séthos, histoire tirée des monuments de l’ancienne Egypte (1731).
111.Voir p. 133.
112.Lettre inédite. – (Collection de M. Auguste Cordier). Copie de la main de R. Colomb.
113.Fils de Mounier, député à l’Assemblée Constituante. Il est né en 1784 et mourut en 1843. Il accepte tour à tour la protection de Napoléon, de Charles X et de Louis Philippe. Il fut nommé baron, obtint la place d’intendant des bâtiments de la couronne, et se distingua à la Chambre des Pairs.
114
  Antoine Arnault (1766-1834), académicien, auteur de Marius à Minturnes (1791), Lucrèce (1792), Phrosine et Mélidor (1798), Oscar, fils d’Ossian (1796), les Vénitiens (1797), Germanicus, etc. Le titre de la pièce dont parle Beyle est Don Pèdre ou le Roi et le Laboureur, drame.
(Note de F. Corréard.)

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115.Cette pièce servit de prétexte à des manifestations politiques. Les républicains se portaient en foule à la tragédie du Roi et le Laboureur, pour y fêter, dans la personne de Don Pèdre, le spectacle d’une couronne avilie. Il fallut que la censure intervînt. (G. Merlet, Tableau de la littérature française, 1800-1815. La Tragédie sous l’Empire.) (Note de F. C.).
116.Victorine et Philippine, sœurs d’E. Mounier.
117.Cette lettre ainsi que celles qui suivent adressées à Edouard Mounier (sauf la lettre du 4 janvier 1806), ont été publiées par M. F. Corréard dans la Nouvelle Revue (15 sept. et 1er octob. 1885), sous le titre de: Un paquet de lettres inédites de Stendhal. M. F. Corréard m’a autorisé à faire figurer cette intéressante correspondance dans ce volume – qu’il reçoive ici tous nos remerciements.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 октября 2017
Объем:
310 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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