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Читать книгу: «Souvenirs d'égotisme», страница 4

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CHAPITRE IV

Voici une autre société, contraste avec celle du chapitre précédent.

En 1817, l’homme que j’ai le plus admiré à cause de ses écrits, le seul qui ait fait révolution chez moi, M. le comte de Tracy, vint me voir à l’hôtel d’Italie, place Favart. Jamais je n’ai été aussi surpris. J’adorais depuis douze ans l’Idéologie de cet homme qui sera célèbre un jour. On avait mis à sa porte un exemplaire de l’Histoire de la Peinture en Italie.

Il passa une heure avec moi. Je l’admirais tant que probablement je fis fiasco par excès d’amour. Jamais je n’ai moins songé à avoir de l’esprit ou à être agréable. En ce temps-là, j’approchais de cette vaste intelligence, je la contemplais, étonné; je lui demandais des lumières. D’ailleurs, je ne savais pas encore avoir de l’esprit.

Cette improvisation d’un esprit tranquille ne m’est venue qu’en 1827.

M. Destutt de Tracy, pair de France, membre de l’Académie, était un petit vieillard remarquablement bien fait et à tournure élégante et singulière. Sous prétexte qu’il est aveugle, il porte habituellement une visière verte. Je l’avais vu recevoir à l’Académie par M. de Ségur, qui lui dit des sottises au nom du despotisme impérial – c’était en 181147, je crois. Quoique attaché à la cour, je fus profondément dégoûté. Nous allons tomber dans la barbarie militaire, nous allons devenir des général Grosse, me disais-je48.

M. de Tracy, se tenant devant sa cheminée tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, avait une manière de parler qui était l’antipode de ses écrits. Sa conversation était toute en aperçus fins et élégants; il avait horreur d’un mot énergique comme d’un jurement, et il écrit comme un maire de campagne. La simplicité énergique qu’il me semble que j’avais dans ce temps-là ne dut guère lui convenir. J’avais d’énormes favoris noirs dont Mme Doligny ne me fit honte qu’un an plus tard. Cette tête de boucher italien ne parut pas trop convenir à l’ancien colonel du règne de Louis XVI.

M. de Tracy n’a jamais voulu permettre qu’on fît son portrait. Je trouve qu’il ressemble au pape Corsini Clément tel qu’on le voit à Sainte-Marie-Majeure, dans la chapelle à gauche en entrant.

Ses manières sont parfaites, quand il n’est pas dominé par une abominable humeur noire. Je n’ai deviné ce caractère qu’en 1822. C’est un vieux don Juan – il prend de l’humeur de tout; par exemple, dans son salon, M. de La Fayette était un peu plus grand homme que lui (même en 1821). Ensuite, ces Français n’ont pas apprécié l’Idéologie et la Logique. M. de Tracy n’a été appelé à l’Académie par ces petits rhéteurs musqués que comme auteur d’une bonne grammaire et encore durement injuriée par ce plat Ségur, père d’un fils encore plus plat (M. Philippe, qui a écrit nos malheurs de Russie pour avoir un cordon de Louis XVIII). Cet infâme Philippe de Ségur me servira d’exemple pour le caractère que j’abhorre le plus à Paris: le ministériel fidèle à l’honneur en tout, excepté les démarches décisives dans une vie49.

Dernièrement, ce Philippe a joué envers le ministre Casimir Périer (voir les Débats, mai 1832) le rôle qui lui avait valu la faveur de ce Napoléon qu’il déserta si lâchement, et ensuite la faveur de Louis XVIII, qui se complaisait dans ce genre de gens bas. Il comprenait parfaitement leur bassesse, la rappelait par des mots fins au moment où ils faisaient quelque chose de noble. Peut-être l’ami de Favras qui attendit la nouvelle de sa pendaison pour dire à un de ses gentilshommes: «Faites-nous servir», se sentait-il ce caractère. Il était bien homme à s’avouer qu’il était un infâme et à rire de son infamie.

Je sens bien que le terme infâme est mal appliqué, mais cette bassesse à la Philippe Ségur a été ma bête noire. J’estime et j’aime cent fois mieux un simple galérien, un simple assassin qui a eu un moment de faiblesse et qui, d’ailleurs, mourait de…50 habituellement. En 1828 ou 26, le bon Philippe était occupé à faire un enfant à une veuve millionnaire qu’il avait séduite et qui a dû l’épouser (Madame G..f…e, veuve du pair de France). J’avais dîné quelquefois avec le général Philippe de Ségur à la table de service de l’empereur. Alors, le Philippe ne parlait que de ses treize blessures, car l’animal est brave.

Il serait un héros en Russie, dans ces pays à demi-civilisés. En France, on commence à comprendre sa bassesse. Mesdames Garnett (rue Duphot, nº 12) voulaient me mener chez son frère, leur voisin, nº 14, je crois, ce à quoi je me suis toujours refusé à cause de l’historien de la campagne de Russie.

M. le comte de Ségur, grand maître des cérémonies à Saint-Cloud en 1811, quand j’y étais, mourait de chagrin de n’être pas duc. A ses yeux c’était pis qu’un malheur, c’était une inconvenance.

Toutes ses idées étaient vaines, mais il en avait beaucoup et sur tout. Il voyait chez tout le monde partout de la grossièreté, mais avec quelle grâce n’exprimait-il pas ses sentiments?

J’aimais chez ce pauvre homme l’amour passionné que sa femme avait pour lui. Du reste, quand je lui parlais, il me semblait avoir affaire à un Lilliputien.

Je rencontrais M. de Ségur, grand maître des cérémonies de 1810 à 1814, chez les ministres de Napoléon. Je ne l’ai plus vu depuis la chute de ce grand homme, dont il fut une des faiblesses et un des malheurs.

Même les Dangeau de la cour de l’Empereur, et il y en avait beaucoup, par exemple mon ami le baron Martial Daru, même ces gens-là ne purent s’empêcher de rire du cérémonial inventé par M. le comte de Ségur pour le mariage de Napoléon avec Marie-Louise d’Autriche, et surtout pour la première entrevue. Quelque infatué que Napoléon fût de son nouvel uniforme de roi, il n’y put pas tenir, il s’en moqua avec Duroc, qui me le dit. Je crois que rien ne fut exécuté de ce labyrinthe de petitesses. Si j’avais ici mes papiers de Paris je joindrais ce programme aux présentes balivernes sur ma vie. C’est admirable à parcourir, on croit lire une mystification.

Je soupire en 1832 en me disant: «Voilà cependant jusqu’où la petite vanité parisienne avait fait toucher un Italien: Napoléon!»

Où en étais-je?.. Mon Dieu, comme ceci est mal écrit!

M. de Ségur était surtout sublime au Conseil d’État. Ce Conseil était respectable; ce n’était pas, en 1810, un assemblage de cuistres (1832), de Cousin, de Jacqueminot, de…51, et d’autres plus obscurs encore.

Napoléon avait réuni, dans son Conseil, les cinquante Français les moins bêtes. Il y avait des sections. Quelquefois la section de la guerre (où j’étais apprenti sous l’admirable Gouvion de Saint-Cyr) avait affaire à la section de l’Intérieur que M. de Ségur présidait quelquefois, je ne sais comment, je crois durant l’absence de la maladie du vigoureux Regnault (comte de Saint-Jean-d’Angély).

Dans les affaires difficiles, par exemples, celle de la levée des gardes d’honneur en Piémont, dont je fus un des petits rapporteurs, l’élégant, le parfait M. de Ségur, ne trouvant aucune idée, avançait son fauteuil; mais c’était par un mouvement incroyable de comique, en le saisissant entre les cuisses écartées.

Après avoir ri de son impuissance, je me disais: «Mais n’est-ce point moi qui ai tort? C’est là le célèbre ambassadeur auprès de la Grande-Catherine, qui vola sa plume à l’ambassadeur d’Angleterre52. C’est l’historien de Guillaume II ou III53 (je ne me rappelle plus lequel, l’amant de la Lichtenau pour laquelle Benjamin Constant se battait).»

J’étais sujet à trop respecter dans ma jeunesse. Quand mon imagination s’emparait d’un homme, je restais stupide devant lui: j’adorais ses défauts.

Mais le ridicule de M. de Ségur guidant Napoléon se trouva, à ce qu’il paraît, trop fort pour ma gallibility.

Du reste, au comte de Ségur, grand maître des cérémonies (en cela bien différent de Philippe), on eût pu demander tous les procédés délicats et même dans le genre femme s’avançant jusques à l’héroïsme. Il avait aussi des mots délicats et charmants, mais il ne fallait pas qu’ils s’élevassent au dessus de la taille lilliputienne de ses idées.

J’ai eu le plus grand tort de ne pas cultiver cet aimable vieillard de 1821 à 1830; je crois qu’il s’est éteint en même temps que sa respectable femme. Mais j’étais fou, mon horreur pour le vil allait jusqu’à la passion au lieu de m’en amuser, comme je fais aujourd’hui des actions de la cour de…54.

M. le comte de Ségur m’avait fait faire des compliments en 1817, à mon retour d’Angleterre, sur Rome, Naples et Florence, brochure que j’avais fait mettre à sa porte.

Au fond du cœur, sous le rapport moral, j’ai toujours méprisé Paris. Pour lui plaire, il fallait être, comme M. de Ségur, le grand maître.

Sous le rapport physique, Paris ne m’a jamais plu. Même vers 1803, je l’avais en horreur comme n’ayant pas de montagnes autour de lui. Les montagnes de mon pays (le Dauphiné), témoins des mouvements passionnés de mon cœur, pendant les seize premières années de ma vie, m’ont donné là-dessus un bias (pli, terme anglais) dont jamais je ne pus revenir.

Je n’ai commencé à estimer Paris que le 28 juillet 1830. Encore le jour des Ordonnances, à onze heures du soir, je me moquais du courage des Parisiens et de la résistance qu’on attendait d’eux, chez le comte Réal. Je crois que cet homme si gai et son héroïque fille, madame la baronne Lacuée, ne me l’ont pas encore pardonné.

Aujourd’hui, j’estime Paris. J’avoue que pour le courage il doit être placé au premier rang, comme pour la cuisine, comme pour l’esprit. Mais il ne m’en séduit pas davantage pour cela. Il me semble qu’il y a toujours de la comédie dans sa vertu. Les jeunes gens nés à Paris de pères provinciaux et à la mâle énergie, qui est celle de faire leur fortune, me semblent des êtres étiolés, attentifs seulement à l’apparence extérieure de leurs habits, au bon goût de leur chapeau gris, à la bonne tournure de leur cravate, comme MM. Féburier, Viollet-le-Duc, etc. Je ne conçois pas un homme sans un peu de mâle énergie, de constance et de profondeur dans les idées, etc. Toutes choses aussi rares à Paris que le tour grossier ou même dur.

Mais il faut finir ici ce chapitre. Pour tâcher de ne pas mentir et de ne pas cacher mes fautes, je me suis imposé d’écrire ces souvenirs à vingt pages par séance comme une lettre. Après mon départ, on imprimera sur le manuscrit original. Peut-être ainsi parviendrai-je à la véracité, mais aussi il faudra que je supplie le lecteur (peut-être né ce matin dans la maison voisine) de me pardonner mes terribles digressions.

CHAPITRE V

23 juin 1832. – Mero.

Je m’aperçois en 1832 – en général, ma philosophie est du jour où j’écris, j’en étais bien loin en 1821 – je vois donc que j’ai été un mezzo-termine entre la grossièreté énergique du général Grosse, du comte Regnault de St-Jean-d’Angély et les grâces un peu lilliputiennes, un peu étroites de M. le comte de Ségur, de M. Petit, le maître de l’hôtel de Bruxelles, etc.

Par la bassesse seule j’ai été étranger aux extrêmes que je me donne.

Faute de savoir faire, faute d’industrie, comme me disait, à propos de mes livres et de l’Institut, M. Delécluze, des Débats, j’ai manqué cinq ou six occasions de la plus grande fortune politique, financière ou littéraire. Par hasard, tout cela est venu successivement frapper à ma porte. Une rêverie tendre en 1821 et plus tard philosophique et mélancolique (toute vanité à part, exactement pareille à celle de Jacques de As you like it) est devenue un si grand plaisir pour moi, que quand un ami m’aborde, je donnerais un boulet pour qu’il ne m’adressât pas la parole. La vue seule de quelqu’un que je connais me contrarie. Quand je vois un tel être de loin, et qu’il faut que je pense à le saluer, cela me contrarie cinquante pas à l’avance. J’adore, au contraire, rencontrer des amis le soir en société, le samedi chez M. Cuvier, le dimanche chez M. de Tracy, le mardi chez madame Ancelot, le mercredi chez le baron Gérard, etc…

Un homme doué d’un peu de tact s’aperçoit facilement qu’il me contrarie en me parlant dans la rue. Voilà un homme qui est un peu sensible à mon mérite, se dit la vanité de cet homme, et elle a tort.

De là mon bonheur à me promener fièrement dans une ville étrangère, où je suis arrivé depuis une heure et où je suis sûr de n’être connu de personne. Depuis quelques années ce bonheur commence à me manquer. Sans le mal de mer, j’irais voyager en Amérique. Me croirait-on? Je porterais un masque, je changerais de nom avec délices. Les mille et une nuits que j’adore occupent plus du quart de ma tête. Souvent je pense à l’anneau d’Angélique; mon souverain plaisir serait de me changer en un long Allemand blond et de me promener ainsi dans Paris.

Je viens de voir, en feuilletant, que j’en étais à M. de Tracy.

M. de Tracy, fils d’une veuve, est né vers 176555 avec trois cent mille francs de rente. Son hôtel était rue de Tracy, près la rue Saint-Martin.

Il fit le négociant sans le savoir, comme une foule de gens riches de 1780. M. de Tracy fit sa rue et y perdit 2 ou 300,000 fr. et ainsi de suite. De façon que je crois bien qu’aujourd’hui cet homme (si aimable quand, vers 1790, il était l’amant de Mme de Praslin), ce profond raisonneur a changé ses trois cent mille livres de rente en trente au plus.

Sa mère, femme d’un rare bon sens, était tout à fait de la cour; aussi, à vingt-deux ans, ce fils fut colonel et colonel d’un régiment où il trouva parmi les capitaines un Tracy, son cousin, apparemment aussi noble que lui, et auquel il ne vint jamais dans l’idée d’être choqué de voir cette poupée de vingt-deux ans venir commander le régiment où il servait.

Cette poupée qui, me disait plus tard Mme de Tracy, avait des mouvements si admirables, cachait cependant un fond de bon sens. Cette mère, femme rare, ayant appris qu’il y avait un philosophe à Strasbourg (et remarquez, c’était en 1780, peut-être, non pas un philosophe comme Voltaire, Diderot, Raynal) ayant appris, dis-je, qu’il y avait à Strasbourg un philosophe qui analysait les pensées de l’homme, images ou signes de tout ce qu’il a vu, de tout ce qu’il a senti, comprit que la science de remuer ces images, si son fils l’apprenait, lui donnerait une bonne tête.

Figurez-vous quelle tête il devait avoir en 1785: un fort joli jeune homme, fort noble, tout à fait de la cour, avec trois cent mille livres de rente.

Mme la marquise de Tracy fit placer son fils dans l’artillerie, ce qui, deux ans de suite, le conduisit à Strasbourg. Si jamais j’y passe, je demanderai quel était l’Allemand philosophe célèbre là, vers 1780.

Deux ans après, M. de Tracy était à Rethel, je crois, avec son régiment qui, ce me semble, était de dragons, chose à vérifier sur l’almanach Royal du temps56.

M. de Tracy ne m’a jamais parlé de ces citrons; j’ai su leur histoire par un autre misanthrope, un M. Jacquemont, ancien moine, et, qui plus est, homme du plus grand mérite. Mais M. de Tracy m’a dit beaucoup d’anecdotes sur la première France réformante, M. de Lafayette y commandait en chef57.

Une haute taille et, en haut de ce grand corps, une figure imperturbable, froide, insignifiante comme un vieux tableau de famille, cette tête couverte d’une perruque à cheveux courts, mal faite; cet homme vêtu de quelque habit gris mal fait, et entrant, en boitant un peu et s’appuyant sur son bâton, dans le salon de Mme de Tracy qui l’appelait: mon cher Monsieur, avec un son de voix enchanteur, était le général de Lafayette en 1821, et tel nous l’a montré le Gascon Scheffer dans son portrait fort ressemblant.

Ce cher Monsieur de Mme de Tracy, et dit de ce ton, faisait, je crois, le malheur de M. de Tracy. Ce n’est pas que M. de Lafayette eût été bien avec sa femme, ou qu’il se souciât, à son âge, de ce genre de malheur, c’est tout simplement que l’admiration sincère et jamais jouée ou exagérée de Mme de Tracy pour M. de Lafayette constituait trop évidemment celui-ci le premier personnage du salon.

Quelque neuf que je fusse en 1821 (j’avais toujours vécu dans les illusions de l’enthousiasme et des passions) je distinguai cela tout seul.

Je sentis aussi, sans que personne m’en avertît, que M. de Lafayette était tout simplement un héros de Plutarque. Il vivait au jour le jour, sans trop d’esprit, faisant, comme Epaminondas, la grande action qui se présentait.

En attendant, malgré son âge (né en 1757, comme son camarade du jeu de Paume, Charles X), uniquement occupé de serrer par derrière le jupon de quelque jolie fille (vulgo prendre le c..) et cela souvent et sans trop se gêner.

En attendant les grandes actions qui ne se présentent pas tous les jours et l’occasion de serrer les jupons des jeunes femmes qui ne se trouve guère qu’à minuit et demi, quand elles sortent, M. de Lafayette expliquait sans trop d’inélégance le lieu commun de la garde nationale. Ce gouvernement est bon, et c’est celui, le seul, qui garantit au citoyen la sûreté sur la grande route, l’égalité devant le juge, et un juge assez éclairé, une monnaie au juste titre, des routes passables, une juste protection à l’étranger. Ainsi arrangée, la chose n’est pas trop compliquée.

Il faut avouer qu’il y a loin d’un tel homme à M. de Ségur, le grand maître; aussi la France, et Paris surtout, sera-t-il exécrable chez la postérité pour n’avoir pas reconnu le grand homme.

Pour moi, accoutumé à Napoléon et à Lord Byron, j’ajouterai à Lord Brougham, à Monti, à Canova, à Rossini, je reconnus sur-le-champ la grandeur de M. de Lafayette et j’en suis resté là. Je l’ai vu dans les journées de Juillet avec la chemise trouée; il a accueilli tous les intrigants, tous les sots, tout ce qui a voulu faire de l’emphase. Il m’a moins bien accueilli, moi, il a demandé ma dépouille (pour un grossier secrétaire, M. Levasseur). Il ne m’est pas plus venu dans l’idée de me fâcher ou de moins le vénérer qu’il me vient dans l’idée de blasphémer contre le soleil lorsqu’il se couvre d’un nuage.

M. de Lafayette, dans cet âge tendre de soixante-quinze ans, a le même défaut que moi: il se passionne pour une jeune Portugaise de dix-huit ans qui arrive dans le salon de Mme de Tracy, où elle est l’aînée de ses petites-filles, Mlles Georges Lafayette, de Lasteyrie, de Maubourg; il se figure qu’elle le distingue, il ne songe qu’à elle, et ce qu’il y a de plaisant, c’est que souvent il a raison de se figurer. Sa gloire européenne, l’élégance foncière de ses discours, malgré leur apparente simplicité, ses yeux qui s’animent dès qu’ils se trouvent à un pied d’une jolie poitrine, tout concourt à lui faire passer gaiement ses dernières années, au grand scandale des femmes de trente-cinq ans, Mme la marquise de M…n..r (C…s..l), Mme de P.rr.t et autres, qui viennent dans ce salon.

Tout cela ne conçoit pas que l’on soit aimable autrement qu’avec les petits mots fins de M. de Ségur ou les réflexions scintillantes de M. Benjamin Constant.

M. de Lafayette est extrêmement poli et même affectueux pour tout le monde, mais poli comme un roi. C’est ce que je disais à Mme de Tracy, qui se fâcha autant que la grâce incarnée peut se fâcher, mais elle comprit peut-être dès ce jour que la simplicité énergique de mes discours n’était pas la bêtise de Dunoyer, par exemple. C’était un brave libéral, aujourd’hui préfet moral de Moulins, le mieux intentionné, le plus héroïque peut-être et le plus bête des écrivains libéraux. Qu’on m’en croie, moi qui suis de leur parti, c’est beaucoup dire. L’admiration gobe-mouche de M. Dunoyer, du rédacteur, du censeur et celle de deux ou trois autres de même force environnait sans cesse le fauteuil du général qui, dès qu’il le pouvait, à leur grand scandale, les plantait là pour aller admirer de fort près, et avec des yeux qui s’enflammaient, les jolies épaules de quelque jeune femme qui venait d’entrer. Ces pauvres hommes vertueux (tous vendus depuis comme des…58 au ministre Périer, 1832) faisaient des mines plaisantes dans leur abandon et je m’en moquais, ce qui scandalisait ma nouvelle amie59. Mais il était convenu qu’elle avait un faible pour moi.

«Il y a une étincelle en lui», dit-elle un jour à une dame, de celles faites pour admirer les petits mots lilliputiens à la Ségur, et qui se plaignait à elle de la simplicité sévère et franche avec laquelle je lui disais que tous ces ultra-libéraux étaient bien respectables par leur haute vertu sans doute, mais du reste incapables de comprendre que deux et deux font quatre. La lourdeur, la lenteur, la vertu, s’alarmant de la moindre vérité dite aux Américains, d’un Dunoyer, d’un… d’un…60 est vraiment au delà de toute croyance, c’est comme l’absence d’idées autres que communes d’un Ludovic Vitet, d’un Mortimer Ternaux, nouvelle génération qui vint renouveler le salon Tracy vers 1828. Au milieu de tout cela M. de La Fayette était et est encore un chef de parti.

Il aura pris cette habitude en 1789. L’essentiel est de ne mécontenter personne et de se rappeler tous les noms, ce en quoi il est admirable. L’intérêt d’un chef de parti éloigne chez M. de La Fayette toute idée littéraire, dont d’ailleurs, je le crois assez incapable. C’est, je pense, par ce mécanisme qu’il ne sentait pas la lourdeur, tout l’ennui de M. Dunoyer et consorts.

J’ai oublié de peindre ce salon. Sir Walter Scott, et ses imitateurs, eussent commencé par là, mais moi, j’abhorre la description matérielle. L’ennui de les faire m’empêche de faire des romans61.

La porte d’entrée A donne accès à un salon de forme longue auquel se trouve une grande porte toujours ouverte à deux battants. On arrive à un salon carré assez grand avec une belle lampe en forme de lustre, et sur la cheminée une abominable petite pendule. A droite, en entrant dans ce grand salon, il y a un beau divan bleu sur lequel sont assises quinze jeunes filles de douze à dix-huit ans et leurs prétendants: M. Charles de Rémusat, qui a beaucoup d’esprit et encore plus d’affectation, – c’est une copie du fameux acteur Fleury; M. François de Corcelles qui a toute la franchise et la rudesse républicaines.

Probablement il s’est vendu en 1831; en 1820, il publiait déjà une brochure qui avait le malheur d’être louée par M. l’avocat Dupin (fripon avéré et de moi connu comme tel dès 1827).

En 1821, MM. de Rémusat et de Corcelles étaient fort distingués et, depuis, ont épousé des petites-filles de M. de La Fayette. A côté d’eux paraissait un Gascon froid, M. S… peintre. C’est, ce me semble, le menteur le plus effronté et la figure la plus ignoble que je connaisse.

On m’assura dans le temps qu’il avait fait la cour à la céleste Virginie, l’aînée des petites-filles de M. de La Fayette, et qui depuis a épousé le fils de E. Augustin Périer, le plus important et le plus empesé de mes compatriotes. Mlle Virginie, je crois, était la favorite de madame de Tracy.

A côté de l’élégant M. de Rémusat, se voyaient deux figures de jésuites au regard faux et oblique. Ces gens-là étaient frères et avaient le privilège de parler des heures entières à M. le comte de Tracy. Je les adorai avec toute la vivacité de mon âge en 1821 (j’avais vingt et un ans à peine pour la duperie du cœur). Les ayant bientôt devinés, mon enthousiasme pour M. de Tracy souffrit un notable déchet.

L’aîné de ces frères a publié une histoire sentimentaliste de la conquête de l’Angleterre par Guillaume. C’est M. X… de l’Académie des Inscriptions. Il a eu le mérite de rendre leur véritable orthographe aux Clovis, Chilpéric et autres fantômes des premiers temps de notre histoire. Il a publié un livre moins sentimental sur l’organisation des communes en France en douze volumes. Son frère, bien plus jésuite (pour le cœur et la conduite) quoique ultra libéral comme l’autre, devint préfet de Vesoul en 1830 et probablement s’est vendu à ses appointements, comme son patron M. G…t.

Un contraste parfait avec ces deux frères jésuites, avec le comte Dunoyer, avec Rémusat, c’était le jeune Victor Jacquemont, qui depuis a voyagé dans l’Inde. Victor était alors fort maigre, il a près de six pieds de haut, et, dans ce temps-là, il n’avait pas la moindre logique, et en conséquence, était misanthrope, sous prétexte qu’il avait beaucoup d’esprit. M. Jacquemont ne voulait pas se donner la peine de raisonner. Ce vrai Français regardait à la lettre l’invitation à raisonner comme une insolence. Le voyage était réellement la seule porte que la vanité laissât ouverte à la vérité. Du reste, je me trompe peut-être, Victor me semble un homme de la plus grande distinction, comme un connaisseur (pardonnez-moi ce mot) voit un beau cheval dans un poulain de quatre mois qui a encore les jambes engorgées.

Il devint mon ami, et ce matin (1832) j’ai reçu une lettre qu’il m’écrit de Kachemyr, dans l’Inde.

Son cœur n’avait qu’un défaut, une envie basse et subalterne pour Napoléon62.

Cette envie était du reste l’unique passion que j’ai jamais vue chez M. le comte de Tracy. C’était avec des plaisirs indicibles que le vieux métaphysicien et le grand Victor contaient l’anecdote de la chasse aux lapins offerte par M. de Talleyrand à Napoléon, alors premier consul depuis six semaines, et songeant63 déjà à trancher du Louis XIV.

Victor avait le défaut de beaucoup aimer Mme de Lavenelle, femme d’un espion qui a 40,000 francs de rente et qui avait charge de rendre compte aux Tuileries des actions et propos du général Lafayette. Le comique, c’est que le général, Benjamin Constant et M. Brignon prenaient ce monsieur de Lavenelle pour confident de toutes leurs idées libérales.

Comme on le voit d’avance, cet espion, terroriste en 93, ne parlait jamais que de marcher au château pour massacrer les Bourbons. Sa femme était si libertine, si amoureuse de l’homme physique, qu’elle acheva de me dégoûter des propos libres en français. J’adore ce genre de conversation en italien; dès ma première jeunesse, sous-lieutenant au 6e de dragons, il m’a fait horreur dans la bouche de Mme Henriette, la femme du capitaine.

Cette Mme de Lavenelle est sèche comme un parchemin et d’ailleurs sans nul esprit, et surtout sans passion, sans possibilité d’être émue autrement que par les belles cuisses d’une compagnie de grenadiers défilant dans le jardin des Tuileries en culottes de casimir blanc.

Telle n’était pas Mme Bariguey d’Hilliers, du même genre, que bientôt je connus chez Mme Beugnot. Telles n’étaient pas, à Milan, Mme Ruga et Mme Areci. En un mot, j’ai en horreur les propos libertins français, le mélange de l’esprit à l’émotion crispe mon âme, comme le liège que coupe un couteau offense mon oreille.

La description morale de ce salon est peut-être bien un peu longue, il n’y a plus que deux ou trois figures.

La charmante Louise Letort, fille du général Letort, des dragons de la garde, que j’avais beaucoup connu à Vienne en 1809. Mlle Louise, devenue depuis si belle et qui, jusqu’ici, a si peu d’affectation dans le caractère et en même temps tant d’élévation, est née la veille ou le lendemain de Waterloo. Sa mère, la charmante Sarah Newton, épousa M. Victor de Tracy, fils du pair de France, alors major d’infanterie.

Nous l’appelions barre de fer, c’est la définition de son caractère.

Brave, plusieurs fois blessé en Espagne sous Napoléon, il a eu le malheur de voir en toutes choses le mal.

Il y a huit jours (juin 1832) que le roi Louis-Philippe a dissous le régiment d’artillerie de la garde nationale, dont M. Victor de Tracy était colonel. Député, il parle souvent et a le malheur d’être trop poli à la tribune. On dirait qu’il n’ose pas parler net. Comme son père, il a été petitement jaloux de Napoléon. Actuellement que le héros est bien mort, il revient un peu, mais le héros vivait encore quand je débutai dans le salon de la rue d’Anjou. J’y ai vu la joie causée par sa mort. Ses regards voulaient dire: Nous avions bien dit qu’un bourgeois devenu roi ne pouvait pas faire une bonne fin.

J’ai vécu dix ans dans ce salon, reçu poliment, estimé, mais tous les jours moins lié, excepté avec mes amis. C’est là un des défauts de mon caractère. C’est ce défaut qui fait que je ne m’en prends pas aux hommes de mon peu d’avancement. Cela, bien convenu, malgré ce que ce général Duroc m’a dit deux ou trois fois de mes talents pour le militaire. Je suis content dans une position inférieure, admirablement content surtout quand je suis à deux cents lieues de mon chef, comme aujourd’hui.

J’espère donc que, si l’ennui n’empêche pas qu’on lise ce livre, on n’y trouvera pas de la rancune contre les hommes. On ne prend leur faveur qu’avec un certain hameçon. Quand je veux m’en servir, je pêche une estime ou deux, mais bientôt l’hameçon fatigue ma main. Cependant en 1814, au moment où Napoléon m’envoya dans la 7e division, Mme la Comtesse Daru, femme du ministre, me dit: «Sans cette maudite invasion, vous alliez être préfet de grande ville.» J’eus quelque lieu de croire qu’il s’agissait de Toulouse.

J’oubliais un drôle de caractère de femme, je négligeai de lui plaire, elle se fit mon ennemie. Mme de Montcortin, grande et bien faite, fort timide, paresseuse, tout à fait dominée par l’habitude, avait deux amants: l’un pour la ville, l’autre pour la campagne, aussi disgracieux l’un que l’autre. Cet arrangement a duré je ne sais combien d’années. Je crois que c’était le peintre Scheffer qui était l’amant de la campagne; l’amant de ville était M. le colonel, aujourd’hui général Carbonnel, qui s’était fait garde du corps du général Lafayette.

Un jour les huit ou dix nièces de Mme de Montcortin lui demandèrent ce que c’était que l’amour, elle répondit: – C’est une vilaine chose sale, dont on accuse quelque fois les femmes de chambre, et, quand elles en sont convaincues, on les chasse.

J’aurais dû faire le galant auprès de Mme Montcortin, cela n’était pas dangereux – jamais je n’aurais réussi, car elle s’en tenait à ses deux hommes et avait une peur effroyable de devenir grosse. Mais je la regardais comme une chose et non pas comme un être. Elle se vengea en répétant trois ou quatre fois par semaine que j’étais un être léger, presque fou. Elle faisait le thé, et il est très vrai que, fort souvent, je ne lui parlais qu’au moment où elle m’offrait le thé.

La quantité des personnes auxquelles il fallait demander de leurs nouvelles en entrant dans ce salon me décourageait tout à fait.

Entre les quinze ou vingt petites-filles de M. de Lafayette ou leurs amies, presque toutes blondes au teint éclatant et à la figure commune (il est vrai que j’arrivais d’Italie) qui étaient rangées en bataille sur le divan bleu, il fallait saluer:

47.M. de Tracy fut reçu à l’Académie en 1808 – il remplaçait Cabanis.
48.Ce général, que je voyais chez madame la comtesse Daru, était un des sabreurs les plus stupides de la garde impériale – c’est beaucoup dire. Il avait l’accent provençal et brûlait surtout de sabrer les Français ennemis de l’homme qui lui donnait la pâture. Ce caractère est devenu ma bête noire, tellement que le soir de la bataille de la Moskowa, voyant à quelques pas les tentes de deux ou trois généraux de la garde, il m’échappa de dire: «Ce sont des insolents de (mot illisible)!» propos qui faillit me perdre. (Note de Beyle).
49.Où M. Rod a-t-il pris que le comte de Ségur eut d’agréables relations avec Beyle? Voir Stendhal, p. 41.
50.En blanc dans le manuscrit.
51.En blanc dans le manuscrit.
52.M. de Ségur eut beaucoup de succès à la cour de Russie – succès diplomatiques et succès littéraires.
53.Il s’agit de Frédéric-Guillaume II.
54.Rome, sans doute.
55.Antoine-Louis-Claude Destutt, comte de Tracy, naquit en 1754 et mourut en 1836.
56.Ici un blanc, et en marge, cette simple note: les citrons.
57.Ici une demi-page blanche. Puis vient ex abrupto le portrait de M. de La Fayette.
58.En blanc dans le manuscrit.
59.Mme de Tracy.
60.En blanc dans le manuscrit.
61.Ici un plan d’une partie de l’appartement du comte de Tracy – nº 38, rue d’Anjou-St-Honoré.
62.«Les louanges que j’entends chanter, pendant l’élégant dîner du magistrat, M. Taylor, à Bonaparte, dieu de la Liberté, me donnent des accès de jacobinisme et d’ultracisme.» V. Jacquemont, Journal, 3e partie.
63.Ici une page en blanc et cette note:
  Les lapins de tonneau et les cochons au bois de Boulogne.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 октября 2017
Объем:
310 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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