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Читать книгу: «La vie de Rossini, tome II», страница 4

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Le Barbier de Séville a fait connaître Rossini à Paris, neuf petites années après que ce compositeur faisait les délices de l'Italie et d'une grande partie de l'Allemagne. Le Tancrède avait paru à Vienne immédiatement après le congrès. Trois ans plus tard, la Gazza ladra avait un succès fou à Berlin, et l'on y imprimait des volumes pour ou contre l'ouverture de cet opéra.

La moitié du mérite de Rossini apparut aux Parisiens, au grand désespoir de certaines personnes, à l'époque où madame Fodor prit le rôle de madame de Begnis dans le Barbier; la seconde moitié, quand madame Pasta a chanté dans Otello et Tancrède.

CHAPITRE XXV
LES DEUX AMATEURS

On m'a présenté, il y a quelque temps, à un vieux commis expéditionnaire du bureau de la guerre, doué d'une justesse d'oreille tellement parfaite, que si, passant devant un atelier de tailleurs de pierre, établi dans le voisinage de quelque bâtisse considérable, on lui demande l'indication exacte des sons rendus par deux pierres frappées par le marteau de deux ouvriers voisins, il indique à l'instant ces sons avec une justesse qui n'est jamais en défaut, et leur assigne, sans la moindre hésitation, le nom musical qu'ils doivent porter. Si cet homme vient à entendre un orgue de Barbarie qui joue faux, selon la coutume, il énonce à mesure les notes que fait entendre l'instrument fatal. Il apprécie avec le même bonheur les cris d'une poulie mal arrangée au haut d'une grue qui élève péniblement un poids considérable, ou les gémissements de la roue mal graissée d'un tombereau de campagne. Il est inutile d'ajouter que mon nouvel ami indique à l'instant la plus petite faute commise dans un orchestre considérable; il nomme la fausse note exécutée et l'instrument coupable. La personne qui me présentait m'engagea à chanter un air; soit effet du hasard, soit fait exprès, cet air présenta plusieurs sons douteux, qu'un musicien qui se trouvait présent reconnut avec étonnement dans l'air noté que le vieil expéditionnaire présenta deux minutes après au chanteur malheureux. Cet homme singulier écrit un air qu'on vient de chanter, comme un enfant écrit une fable de La Fontaine, si quelque ami de la famille vient à la lui demander pour éprouver son savoir. Si l'air que vous chantez est long, l'expéditionnaire, qui craint d'oublier, prie que l'on s'arrête jusqu'à ce qu'il ait eu le temps d'écrire ce qu'il a déjà entendu. Je supprime d'autres épreuves, desquelles mon ami sort également à son avantage. Tous les sons de la nature ne sont pour lui qu'un langage fort clair (quant au son), qu'il écrit sans difficulté, mais aussi sans y rien comprendre. Il est, je crois, difficile de rencontrer une oreille meilleure appréciatrice des sons, et en même temps plus insensible au charme qu'ils peuvent avoir.

Ce pauvre expéditionnaire, qui, comme le M. Bellemain de l'Intérieur d'un Bureau, a une bonne physionomie tranquille et heureuse, et compte trente ou quarante ans d'assiduité, est le plus sec et le moins sensible des hommes. Les sons ne sont pour lui que du bruit; la musique est un langage qu'il entend fort bien, mais qui n'a aucun sens. Il préfère, je crois, à toutes les symphonies, le bruit des pierres de taille frappées par le marteau des maçons. On a fait l'expérience de lui envoyer, le même jour, des billets pour Louvois et pour l'Odéon, pour le grand Opéra et pour la Porte Saint-Martin; toujours il a préféré le théâtre où l'on ne chantait pas. Il me semble que la musique ne lui fait aucun plaisir, autre que celui de donner exercice à son talent pour l'appréciation des sons; cet art ne dit absolument rien à son âme; et d'ailleurs il n'a point d'âme. Dès qu'on entreprend une conversation un peu élevée avec lui, et que l'on cite quelque trait un peu au-dessus du niveau le plus ordinaire, il répète avec simplicité et plusieurs fois de suite: romanesque! romanesque! C'est l'homme prosaïque par excellence.

Par opposition, tout le monde a connu à la cour du prince Eugène, vice-roi d'Italie, M. le comte C***, jeune Vénitien de la plus héroïque bravoure, et qui, à force de belles actions, était devenu officier d'ordonnance du prince. Non-seulement cet aimable jeune homme était hors d'état d'apprécier les sons, mais il ne pouvait dire quatre notes de suite sans chanter faux d'une manière épouvantable. Ce qui frappait d'étonnement, c'est que, chantant aussi faux, il aimait la musique avec une passion remarquable même en Italie. Au milieu de tous les genres de succès, on voyait que la musique faisait une partie nécessaire et considérable de son bonheur. On m'assure que M. le comte de Gallenberg, qui, pendant que Rossini triomphait à San-Carlo par la musique de ses opéras, y composait la musique des ballets joués entre les deux actes des opéras de Rossini, et avait des succès presque comparables à ceux du jeune maestro, a la plus grande peine du monde à distinguer un son faux d'un son juste.

Ces cas extrêmes sont rares, mais ils forment avec les nuances intermédiaires toutes les classes d'amateurs. Les uns, et ce sont les pédants de la musique, pédants aussi furieux qu'un savant en us avec son âme dévouée à la vanité, à l'argent et au travail, les uns ont une aptitude étonnante pour percevoir les sons et leurs modes différents; mais ces sons ne représentent pour eux aucun mouvement de l'âme, ne leur rappellent aucune passion ou nuance de passion. Ces gens sont, en musique, les connaisseurs les plus savants et les plus imperturbables; n'étant jamais trahis par aucun moment d'entraînement, ce qu'ils ont une fois appris, ils n'en sont jamais distraits, et surtout ils n'ont jamais à rougir de certaines exagérations qui, hasardées devant des gens qui ne sont pas faits pour les entendre, font ensuite tant de honte aux amateurs véritables.

Ceux-ci, auprès des autres, ont l'air d'ignorants, et ils ont parfois des moments bien ridicules; c'est lorsqu'ils font des efforts étonnants de pédantisme et de mensonge pour avoir l'air de se connaître un peu en notes et en classification des sons. En France, ils n'ouvrent guère la bouche pour parler de l'art divin auquel ils doivent les plaisirs les plus vifs, sans prêter le flanc à la plaisanterie par quelque balourdise savante; c'est d'ordinaire quelque idée qu'ils ont prise dans Reicha, et qu'ils n'ont retenue qu'à moitié. A Louvois, je reconnais ces deux classes d'amateurs d'un côté de la salle à l'autre, il y a toujours, par exemple, quelque désordre dans la toilette du vrai dilettante, tandis que celle de l'amateur pédant est un chef-d'œuvre d'esprit d'ordre et de soins, même un jour de première représentation, où c'est une affaire que d'avoir une place passable. Le pauvre amateur sensible a ordinairement l'imprudence d'entreprendre de parler dans ses moments d'émotion, et c'est alors qu'il s'expose aux plaisanteries triomphantes des gens froids; sa colère redouble leur bonheur; les noms, les dates, tout lui manque, tandis que le pédant sec brille à ses côtés et à ses dépens, eh récitant, avec moins de disgrâce que de coutume, l'historique de la science, tous les détails du chant des actrices qui ont paru depuis vingt ans au théâtre italien, toutes les dates des débuts ou des mises en scène, etc., etc. Le pauvre amateur sensible s'expose au ridicule, parce qu'il y a encore en lui un peu du caractère français. Pourquoi parler? pourquoi se mettre en communication avec cet éteignoir de tout enthousiasme et de toute sensibilité? Les autres. Voyez l'amateur de San-Carlo et de la Scala; tout entier à l'émotion qu'il éprouve, ne songeant pas à juger et encore moins à faire une jolie phrase sur ce qu'il entend, il ne s'inquiète nullement de son voisin, et ne songe guère à faire effet sur lui; il ne sait pas même s'il a un voisin. Plongé dans une extase contemplative, il n'a que de la colère et de l'impatience à donner aux autres qui viendraient l'empêcher de jouir de son âme. Parfois il laisse échapper une exclamation, et puis retombe dans son morne et profond silence. S'il marque la mesure, s'il fait un mouvement, c'est que dans de certains passages le mouvement augmente le plaisir. Sa bouche est à demi ouverte, tous les traits de sa figure portent l'empreinte de la fatigue, ou, pour mieux dire, de l'absence d'animation; il n'y a d'âme que dans ses yeux, et encore si on l'a averti de cette vérité, dans sa haine pour les autres, il se cache les yeux, de la main.

Beaucoup de chanteurs célèbres appartiennent à la classe d'amateurs dont j'ai présenté le prototype dans le commis appréciateur juré des sons rendus par les pierres de taille. Ce sont des gens communs chez qui le hasard a mis de l'oreille, une voix superbe et une forte poitrine.

Si, avec le temps, ils acquièrent quelque esprit, ils jouent le sentiment, l'enthousiasme; ils parlent souvent de génie, et placent sur leur bureau d'acajou un buste de Mozart. A Paris, ils n'ont pas même besoin d'esprit pour arriver à cet extérieur; leurs phrases leur sont données par le journal, et le buste est l'affaire du marchand de meubles.

Tel amateur, au contraire, ne connaît rien aux notes; et cependant la plupart de leurs combinaisons, même les plus simples, représentent à ses yeux, avec force et clarté, une nuance de sentiment. Rien n'égale, pour lui, l'évidence de ce langage; et comme il n'est pas gâté par le rappel à volonté, ce pauvre dilettante est hors d'état de résister à sa force entraînante. Mozart est le maître souverain de son âme; avec vingt mesures, il va le plonger dans la rêverie, et lui faire prendre du côté tendre et touchant les plus simples accidents de ce monde; un chien écrasé par un fiacre dans la rue de Richelieu.

CHAPITRE XXVI
MOSÉ

A Naples, j'allais quelquefois après l'opéra, vers minuit ou une heure, dans une société de vieux amateurs qui se réunissait sur une terrasse du quai de Chiaja, au haut d'un palais. On avait hissé d'assez grands orangers sur cette petite esplanade; nous dominions la mer et toutes les maisons de Naples; nous avions en face de nous le mont Vésuve, qui, chaque soir, amusait les regards par quelque accident nouveau. Placés sur cette terrasse extrêmement élevée, nous attendions la brise délicieuse qui ne manque guère de s'élever aussitôt après minuit. Le bruit des ondes de la mer qui venaient briser à vingt pas de la porte du palais, ajoutait encore, sous ce climat brûlant, au sentiment de bien-être. Notre âme était admirablement disposée à parler musique et à reproduire ses miracles, soit par cette discussion vive et partant du cœur, qui fait renaître pour ainsi dire les sensations, soit par le moyen plus direct d'un piano qui était caché dans un des coins de la terrasse, entre trois caisses d'orangers. Cimarosa avait été l'ami de la plupart de mes vieux amateurs; ils parlaient souvent des méchancetés que Paisiello lui faisait quand ces deux grands artistes se partageaient l'admiration de Naples et de l'Italie; car Paisiello, ce génie si gracieux, a été un vilain homme, et Cimarosa n'a jamais connu le bonheur de Rossini qui règne comme un dieu sur l'Italie et sur le monde musical. Mes amis admiraient cette vogue étonnante; ils cherchaient à l'expliquer. J'entendais mettre Rossini bien au-dessous des grands maîtres de la fin du dernier siècle: Anfossi, Piccini, Galuppi, Guglielmi, Portogallo, Zingarelli, Sacchini, etc., etc. On n'accordait presque à Rossini que du style, l'art d'écrire d'une manière actuellement amusante; mais pour les idées, pour le fond des choses, on mettait l'infini entre lui et la plupart de ces grands maîtres. Je ne connais point leurs opéras; où trouver aujourd'hui des voix qui pussent les chanter48? Je n'ai entendu que quelques-uns de leurs airs les plus célèbres. J'avouerai que pour la plupart de ces grands artistes, je suis un peu comme pour Garrick et Le Kain. Tous les jours j'entends porter aux nues ces acteurs par des hommes pour les lumières et l'esprit desquels j'ai un respect infini; mais je suis entraîné malgré moi, dans les arts, par une mauvaise habitude que j'ai rapportée de la politique: c'est de parler de beaucoup de choses comme on veut, mais de ne croire que ce que j'ai vu. Par exemple, avant de passer en Angleterre, je croyais Talma le premier acteur tragique de notre temps; mais j'ai vu Kean.

Nous étions, à Naples, dans le plus fort de nos discussions sur le mérite relatif de Rossini et des anciens compositeurs qui eurent plus de mérite et moins de bonheur, lorsqu'on nous annonça à San-Carlo, Mosè, sujet sacré (1818). J'avoue que je m'acheminai vers San-Carlo avec de grands préjugés contre les plaies d'Égypte. Les sujets pris des Écritures saintes peuvent être agréables dans un pays biblique tel que l'Angleterre49, ou bien en Italie, où ils sont sanctifiés par tout ce qu'il y a de plus ravissant dans les beaux-arts, par le souvenir des chefs-d'œuvre de Raphaël, de Michel-Ange et du Corrège. Pour moi, littérairement et humainement parlant, j'estime les livres saints comme une espèce de c*** d* M*** très-curieux à cause de leur assez grande antiquité, à cause de la naïveté des mœurs, et surtout à cause du grandiose du style. Politiquement, je les considère beaucoup comme les soutiens de l'aristocratie et des belles livrées de tant de pairs d'Angleterre; mais c'est toujours mon esprit qui estime. Au souvenir des plaies d'Égypte, du roi Pharaon et du massacre des premiers-nés des Égyptiens, opéré pendant la nuit par l'ange du Seigneur, mon âme lie inévitablement le souvenir des douze ou quinze prêtres au milieu desquels j'ai passé ma jeunesse dans le temps de la terreur.

J'arrivai donc à San-Carlo, on ne peut pas plus mal disposé, et comme un homme que l'on prétendrait égayer par le spectacle des bûchers de l'inquisition, pourvus de victimes par les tours d'adresse de M. Comte.

La pièce commence par ce qu'on appelle la plaie des ténèbres, plaie un peu trop facile à exécuter à la scène, et par là assez ridicule; il suffit de baisser la rampe et de voiler le lustre. Je riais au lever de la toile; les pauvres Égyptiens formés en groupes sur un théâtre immense, et affligés de la plaie de l'éteignoir, sont en prière. Je n'eus pas entendu vingt mesures de cette admirable introduction, que je ne vis plus qu'un grand peuple plongé dans la douleur; par exemple, Marseille en prière à l'annonce de la peste de 1720. Le roi Pharaon, vaincu par les gémissements de ses peuples, s'écrie:

Venga Mosè!

Benedetti, chargé du rôle de Moïse, parut avec un costume simple et sublime, qu'il avait imité de la statue de Michel-Ange à San Pietro in Vincoli, à Rome, il n'eut pas adressé vingt paroles à l'Éternel, que les lumières de mon esprit s'éclipsèrent; je ne vis plus un charlatan changeant sa canne en serpent, et se jouant d'une dupe, mais un grand homme ministre du Tout-Puissant, et faisant trembler un vil tyran sur son trône. Je me souviens encore de l'effet de ces paroles:

Eterno, immenso, incomprensibil Dio

Cette entrée de Moïse rappelle tout ce qu'il y a de plus sublime dans Haydn, et peut-être le rappelle trop. A cette époque, Rossini n'avait rien fait d'aussi savant que cette introduction, qui s'étend jusqu'à la moitié du premier acte, et dans laquelle il ose répéter vingt-six de suite fois la même forme de chant. Ce trait de hardiesse et de patience dut coûter infiniment à un génie aussi vif. Dans ce morceau, Rossini déploie toute la science de Winter ou de Weigl réunie à une abondance d'idées50 qui effraierait ces bons Allemands; ils se croiraient devenus fous. Le génie de Rossini semble plutôt avoir deviné la science que l'avoir apprise, tant il la domine avec hardiesse. Le succès de cet opéra à Naples fut immense, et de plus éminemment français. Tout bon Parisien, en couvrant d'applaudissements une scène de Racine ou de Voltaire, jouit intérieurement, et s'applaudit encore plus lui-même de ses connaissances en littérature et de la sûreté de son goût. A chaque vers de Racine, il passe en revue toutes les bonnes raisons que lui ont données les rhéteurs français, MM. de La Harpe, Geoffroy, Dussault, etc., etc., pour le trouver admirable. On n'est guère savant à Naples, qu'en musique; c'est pourquoi, ce soir-là, sur l'annonce d'un opéra fort savant, l'amour-propre des Napolitains trouva une vive jouissance à applaudir de la science. Je voyais autour de moi, sous vingt formes différentes, la vanité ravie de pouvoir faire preuve de savoir. L'un se récriait sur un accord des violoncelles, un autre sur une note de cor donnée à propos; quelques-uns, déjà envieux de Rossini, tout en élevant aux nues son introduction, applaudissaient d'un air malin, et comme pour donner à entendre qu'il pouvait bien l'avoir dérobée à quelque maître allemand. La fin du premier acte se passa sans encombre; c'est la plaie de feu, représentée par un petit feu d'artifice. Le second acte, qui roule sur je ne sais quelle plaie, fut bien accueilli; on porta aux nues un duetto magnifique; les bravo maestro, evviva Rossini! partaient de tous les points de la salle. Le prince royal, fils du pharaon d'Égypte, aime en secret une jeune juive; Moïse, faisant partir tout son peuple, la jeune juive vient dire à son amant un éternel adieu. C'est un des grands sujets de duetto dont la nature ait doté la musique. Si Rossini ne s'est pas élevé à la hauteur de la situation dans

Principessa avventurata,

son essai du moins la rappelle vivement à l'âme du spectateur. Mademoiselle Colbrand et Nozzari chantèrent avec beaucoup de talent et d'adresse; comme le maestro, ils manquèrent un peu d'entraînement et de pathétique.

Au troisième acte, je ne me rappelle plus comment le poète Totola avait amené le passage de la mer Rouge, sans réfléchir que ce passage n'était pas d'aussi facile exécution que la plaie des ténèbres. Par l'effet de la place qu'occupe le parterre, il ne peut, dans aucun théâtre, apercevoir la mer que dans le lointain; ici il la fallait de toute nécessité sur le second plan, puisqu'il s'agit de la passer. Le machiniste de San-Carlo, voulant résoudre un problème insoluble, avait fait des choses incroyables de ridicule. Le parterre voyait la mer élevée de cinq à six pieds au-dessus de ses rivages; les loges, plongeant sur les vagues, apercevaient à plein les petits lazzaroni qui les faisaient s'ouvrir à la voix de Moïse. A Paris, rien de plus simple51; mais à Naples, comme les décorations sont souvent magnifiques, l'âme éveillée à ce genre de beauté, refuse de se soumettre aux absurdités trop grossières, et se trouve fort sensible au ridicule. On rit beaucoup; la joie était si franche, qu'on ne put se fâcher et siffler. On n'entendit guère la fin de la pièce; tout le monde revenait à parler de l'admirable introduction.

Le lendemain il fut avéré qu'elle était de je ne sais plus quel maître allemand. Pour moi, je me souviens fort bien que j'y trouvais trop d'esprit et des tours d'orchestre écrits trop à la sans-souci, si l'on veut me passer ce mot si bien à sa place en parlant de Rossini, pour la croire germanique. Cependant, comme en fait de plagiat l'on peut tout attendre de la paresse de Rossini la veille d'une première représentation, je doutais comme les autres, lorsque six semaines après arriva la réponse du pauvre diable de compositeur allemand dont j'ai oublié le nom, lequel protestait, avec toute la bonne foi de son pays, que de sa vie ni de ses jours il n'avait eu le bonheur de faire l'admirable introduction qu'on lui avait envoyée. Alors le succès de Moïse prit un vol immense, et les Napolitains furent de plus en plus charmés d'applaudir de la science et de l'harmonie.

La saison suivante on reprit Mosè, et, m'a-t-on dit, avec le même enthousiasme pour le premier acte, et les mêmes éclats de rire au passage de la mer Rouge. J'étais absent. Je me trouvai à Naples lorsqu'il fut question de la troisième reprise. La veille du jour où l'on devait donner Moïse, un de mes amis se rencontra, sur les midi, chez Rossini, qui paressait dans son lit, comme à l'ordinaire, donnant audience à une vingtaine d'amis, lorsque, pour la plus grande joie de la société, parut le poëte Totola, lequel, sans saluer personne, s'écria: Maestro! Maestro! ho salvato l'atto terzo. – E che hai fatto? etc. «Maître! maître! j'ai sauvé le troisième acte. – Eh! que diable as-tu pu faire, mon pauvre ami? répondit Rossini en imitant la manière moitié burlesque, moitié pédante de l'homme de lettres; on nous rira au nez comme à l'ordinaire. – Maestro, j'ai fait une prière pour les Hébreux avant le passage de la mer Rouge.» Là-dessus le pauvre poëte crotté tire de sa poche un grand pli de papiers arrangés comme des papiers de procès; il les remet à Rossini qui se met à lire quelques griffonnages écrits à mi-marge sur le papier principal. Le pauvre poëte saluait en souriant pendant cette lecture: maestro, è lavoro d'un ora, répétait-il à voix basse à tous moments. Rossini le regarde: È lavoro d'un ora, he! Le pauvre poëte, tout tremblant et craignant plus que jamais quelque mauvaise plaisanterie, se faisait petit; et le regardant avec un rire forcé: Si signor, si signor maestro! «Hé bien, si tu as mis une heure pour écrire cette prière, moi je vais en faire la musique en un quart d'heure.» A ces mots Rossini saute de son lit, s'assied à une table tout en chemise, et compose la musique de la prière de Moïse en huit ou dix minutes au plus, sans piano, et la conversation continuant entre les amis, et à très haute voix, comme c'est l'usage du pays. «Tiens, voilà ta musique», dit-il au poète, qui disparaît, et il saute dans son lit en riant avec nous de l'air effaré du Totola. Le lendemain, je ne manquai pas de me rendre à San-Carlo. Mêmes transports au premier acte; au troisième, quand arriva le fameux passage de la mer Rouge, mêmes plaisanteries et même envie de rire. Les rires commençaient déjà à s'établir au parterre, lorsque l'on vit Moïse commencer un air nouveau:

Dal tuo stellato soglio.

C'était une prière que tout le peuple répète en chœur après Moïse. Surpris de cette nouveauté, le parterre écouta et les rires cessèrent tout à fait. Ce chœur, fort beau, était en mineur; Aaron continue, le peuple chante après lui. Enfin, Elcia adresse au ciel les mêmes vœux, le peuple répond; à cet instant tous se jettent à genoux et répètent la même prière avec enthousiasme: le prodige est opéré, la mer s'ouvre pour laisser un chemin au peuple protégé du Seigneur. Cette dernière partie est en majeur52. On ne peut se figurer le coup de tonnerre qui retentit dans toute la salle; on eût dit qu'elle croulait. Les spectateurs des loges, debout et le corps penché en dehors pour applaudir, criaient à tue-tête: bello! bello! o che bello! Jamais je n'ai vu une telle fureur, ni un tel succès, d'autant plus grand qu'on s'apprêtait à rire et à se moquer. Le succès de la Gazza ladra à Milan, quoique immense, fut bien plus tranquille à cause du climat. Heureux peuple! ce n'était plus un applaudissement à la française et de vanité satisfaite, comme au premier acte: c'étaient des cœurs inondés de plaisir, qui remercient le dieu qui vient de leur verser le bonheur à pleines mains. Qu'on nie, après une telle soirée, que la musique ait un effet direct et physique sur les nerfs! J'ai presque les larmes aux yeux en pensant à cette prière.

Les Allemands trouvent que Moïse est le chef-d'œuvre de Rossini; rien de plus sincère que cette louange; le maître italien a daigné parler leur langue; il a été savant, il a sacrifié à l'harmonie.

Quant à moi, Moïse me paraît souvent ennuyeux. Je ne nie pas que je n'aie eu beaucoup de plaisir aux dix premières représentations, et qu'une fois par mois, étant bien disposé, cet opéra chanté supérieurement ne me fît passer une agréable soirée; mais il me semble peu dramatique. Les passions n'y sont pas représentées avec une certaine suite, et je ne sais à qui m'intéresser53. Les bons ouvrages de Rossini, même médiocrement chantés, me font un plaisir vif trente fois de suite.

Il me semble que, malgré l'école allemande, qui a une succursale au Conservatoire de Paris, et malgré les noms tudesques qui remplissent les orchestres et les salons, cet opéra n'a dû son demi-succès qu'à madame Pasta, qui a un peu relevé le rôle de la jeune Juive Elcia. Son turban y a eu un grand succès; elle a chanté supérieurement le duetto

Ah! se puoi cosi lasciarmi54!

L'introduction a réussi, grâce au chant délicieux de Zuchelli et à la belle voix de Levasseur, chargé du rôle de Moïse. La prière a enlevé tous les cœurs; les jours où l'on est bien disposé, l'on ne peut s'empêcher de chanter cette prière à mi-voix toute la soirée.

Moïse fut le premier opéra de Rossini qui lui fut payé d'une manière convenable, il lui valut 4.200 francs; Tancrède n'avait été payé que 600 francs, et Otello cent louis. L'usage en Italie est qu'une partition reste pendant deux ans la propriété de l'imprésario qui a fait travailler le compositeur, après quoi elle tombe dans le domaine public. C'est en vertu de cette législation ridicule que le marchand de musique Ricordi, de Milan, s'est enrichi par les opéras de Rossini, qui ont laissé leur auteur dans une assez grande pauvreté. Loin de retirer un bénéfice annuel de ses opéras, comme cela aurait lieu en France, Rossini est obligé d'avoir recours à la complaisance des impresari55, si, durant les deux premières années, il veut faire donner ses ouvrages sur un autre théâtre que celui pour lequel ils ont été faits et d'ailleurs cette reprise ne lui rapporte rien.

Il n'y a pas de doute qu'en trois jours Rossini ne fît un opéra de Feydeau, et encore fort chargé de musique (8 à 9 morceaux). On lui a souvent conseillé de venir en France, refaire la musique de tous les opéras comiques de Sedaine, d'Hèle, Marmontel et autres bons écrivains qui ont mis des situations dans leurs drames. En six mois, Rossini se serait établi une fortune de deux cents louis de rente, somme fort importante pour lui avant son mariage avec mademoiselle Colbrand. Du reste, le conseil de venir à Paris était détestable. Si Rossini eût vécu six ans parmi nous, il ne serait plus qu'un homme vulgaire; il aurait trois croix de plus, beaucoup moins de gaieté et nul génie; son âme aurait perdu de son ressort. Voyez, non pas nos grands artistes, je ne veux pas faire de satire, mais par exemple, la vie de Goëthe écrite par lui-même, et particulièrement l'Histoire de l'expédition de Champagne; voilà ce que gagnent les hommes de génie à se rapprocher des cours. Canova refusa de vivre à celle de Napoléon: Rossini à Paris eût eu des relations continuelles avec la cour; il n'a eu des rapports qu'avec des impresari et des chanteurs, et Rossini, pauvre artiste italien, a cent fois plus de dignité dans sa manière de penser et de juste fierté, que Goëthe, philosophe célèbre. Un prince n'est pour lui qu'un homme revêtu d'une magistrature plus ou moins élevée, et dont il s'acquitte plus ou moins bien.

Il faudrait en France que Rossini fût un homme à reparties, un homme aimable avec les femmes, que sais-je? un politique. En Italie, la société lui a permis de n'être qu'une chose: un musicien. Un gilet noir, un habit bleu et une cravate tous les matins, voilà, par exemple, un costume qu'on ne lui ferait pas abandonner pour le présenter à la plus grande princesse du monde. Une telle barbarie ne l'a pas empêché d'être assez bien venu des femmes; en France, on eût dit: C'est un ours. Aussi avons-nous des artistes charmants, qui sont tout au monde, excepté faiseurs de chefs-d'œuvre.

48.Voir ci-après les chapitres relatifs au chant tel qu'il était en 1770 et tel qu'il est aujourd'hui, chapitres dont j'ai recueilli les idées dans les conversations dont je viens de parler.
49.Par respect pour la Bible, l'on n'a pas osé donner Moïse à Londres, au théâtre du Roi (l'Opéra-Italien). On a fait de la musique de Moïse un Pierre l'Ermite, 1823. Cet essai me plaît; j'espère qu'on fera des libretti passables pour quatre ou cinq opéras de Rossini dont les situations actuelles sont tellement absurdes qu'elles rebutent l'imagination. On trouverait difficilement une page dans les trente journaux littéraires d'Angleterre qui ne soit sanctifiée par quelque allusion à la Bible. Que dirai-je de M. Irving? un tel être est impossible en France, même à Toulouse.
50.Abondance d'idées en répétant vingt-six fois de suite le même chant! Excellente critique.
51.Nous sommes accoutumés à voir les montagnes faire ombre sur le ciel; première scène de Don Juan, à la reprise de septembre 1823.
52.C'est ainsi qu'il faut exécuter cet opéra; le miracle doit s'opérer durant la prière, à un signe de Moïse qui se tourne vers la mer.
53.Les passions et les amours vulgaires qui remplissent chaque année des centaines de romans nouveaux, sont ce qu'il faut à la musique; elle se charge, à proportion du génie du maestro, de leur ôter l'air vulgaire et de les élever au sublime. Le superbe poëme Job, le Lévite d'Ephraïm, l'épisode de Ruth, sont faciles à arranger en opera seria. Je ne parle pas, par respect, de la mort de Jésus, l'un des plus beaux sujets que l'on puisse présenter aux peuples modernes. L'auteur a essayé une tragédie intitulée: la Passion de Jésus.
54.Du solo de clarinette si touchant et si noble dans l'ouverture d'Otello, Rossini a fait un air pour Osiride.
55.Je demande pardon au lecteur d'avoir conservé plusieurs mots italiens; je ne trouve pas en France d'usages correspondants, et toute traduction eût été fort inexacte.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
262 стр. 4 иллюстрации
Правообладатель:
Public Domain

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