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«LA LOGIQUE RIGOUREUSE DE CES CHIFFRES»: BRÜGGER SPÉCIALISTE DES QUESTIONS CLIMATIQUES

Dans sa fonction de rédacteur auprès des stations thermales, Brügger profitait du fait qu’il disposait, grâce au réseau suisse, de données météorologiques plus largement reconnues. Il pouvait donc prouver les atouts climatiques du canton en s’appuyant sur les résultats de la Centrale météorologique. La référence à l’institution nationale garantissait en quelque sorte la validité des méthodes appliquées et l’exactitude des résultats obtenus. De plus, le réseau d’observation mis en place facilitait les comparaisons climatologiques à l’intérieur de la Suisse. Brügger recourt à cette nouvelle possibilité en 1865, lorsqu’il aide son village natal de Churwalden à attirer les touristes. Ce village de 600 habitants, situé à huit kilomètres de Coire, sur la route du col de la Lenzerheide, avait essayé de se profiler comme destination de tourisme médical dans les années 1860. L’un des deux hôtels de Churwalden appartenait à un parent de Brügger, Johann Georg Brügger. Il rédigera pour ce dernier un prospectus ainsi qu’une annonce intitulés: «Alpen-Kurort Churwalden».47 L’élément principal de cette publicité était un tableau dans lequel Brügger comparait les températures mesurées à Churwalden avec celles de neuf autres localités de Suisse.

D’après les chiffres que Brügger avait puisés dans la publication officielle du Bureau central, au cours des mois de juin, juillet et août 1864, il avait plu moitié moins à Churwalden qu’à Beatenberg, dans l’Oberland bernois; les orages y étaient trois fois plus rares qu’à Zurich, et la température moyenne y était plus élevée qu’à Chaumont, près de Neuchâtel, pourtant située 200 mètres plus bas. Brügger commente alors le tableau comparatif par ces mots: «Rien ne peut être plus persuasif et convaincant que la logique rigoureuse de ces chiffres.»48 Le professeur genevois Emile Plantamour proposera d’autres arguments imparables pour les «conditions exceptionnelles régnant à Churwalden» dans une analyse des températures hivernales du réseau suisse.49 Il avait calculé la moyenne à différentes altitudes. Or, Churwalden dépassait ces valeurs de 2,83 degrés Celsius et présentait ainsi la plus importante anomalie positive parmi 69 stations comparables.50 Les décimales après la virgule (2,83) donnaient une impression d’exactitude qui n’aurait pas pu être atteinte par un réseau météorologique d’observateurs humains. Pour Brügger, il ne s’agissait pas de relativiser les résultats: ces chiffres fournissaient la preuve scientifique des conditions climatiques idéales régnant à Churwalden. Le climat doux des régions alpines sera de plus en plus considéré comme un facteur essentiel pour la convalescence des malades. Dans l’âpre lutte à laquelle se livraient les destinations suisses, Churwalden pouvait donc se positionner comme station climatique d’altitude.


Ill. 6: De 1870 à 1898, Brügger travailla comme professeur à l’Ecole cantonale de Coire. Dans le domaine de la recherche en sciences naturelles, il était considéré comme «le meilleur connaisseur» du canton des Grisons. Portrait non daté.

Brügger met en outre les connaissances climatologiques au cœur du débat dans la question de la construction des tunnels. Durant les longues années de controverses à propos du meilleur endroit pour percer un tunnel transalpin, où les partisans du tunnel du Gothard finiront par s’imposer, Brügger essaiera, au début de 1864, de présenter les avantages du Lukmanier. Il analyse pour cela la diffusion des plantes dans les deux régions, qui lui permet d’en déduire les conditions climatiques. Selon lui, la comparaison entre leur végétation montrait que le Lukmanier était, d’un point de vue climatologique, clairement privilégié «par la nature».51 Etablir le lien entre la botanique et la climatologie était une démarche typique de la part de Brügger. Son intérêt pour la météorologie était né de sa passion pour la botanique, sur laquelle il concentrera ses recherches sa vie durant. Brügger partait du principe que les modifications dans la végétation conduisaient à des changements climatiques, et non l’inverse. Il critiquait donc sévèrement la déforestation dans le canton des Grisons. Lorsque, en mai 1858, de grosses chutes de neige se produisirent, il fit le lien avec la déforestation. L’abattage des forêts de montagne était selon lui la cause directe «du climat dont l’équilibre a été détruit, auquel on a porté atteinte jusque dans ses rouages internes, et qui est donc devenu irrégulier et excessif».52 Qu’il s’agisse de projets de tunnels ou de questions concernant l’industrie forestière, Brügger prenait activement part à de nombreux débats dans le canton des Grisons. Pour lui, ses analyses scientifiques étaient l’expression de son «attachement indissoluble et de son enthousiasme» à l’égard de son «cher canton d’origine, les Grisons».53

ÉTUDES LOCALES LOIN DES CENTRES SCIENTIFIQUES

Après un séjour de dix ans à Zurich, Brügger retournera dans son canton natal en 1870, où il enseignera pendant les 28 années suivantes comme professeur d’histoire naturelle et de géographie à l’Ecole cantonale de Coire. A cette époque, il est un membre actif de la Société grisonne des sciences naturelles, dont il sera le vice-président de 1873 à 1879. Il prononcera plus de 50 conférences lors des assemblées de la société.54 Les thèmes abordés, qui allaient des espèces botaniques rares du Musée d’histoire naturelle aux criquets migrateurs, du foehn et de la pêche aux gisements de houille, témoignent de son champ d’intérêt très vaste.55 En raison de son activité scientifique polyvalente, Brügger était considéré comme appartenant à «la vieille école des naturalistes».56 Le président de la Société grisonne des sciences naturelles écrira à l’occasion de son décès, en 1899, que le défunt avait été «le meilleur connaisseur de notre beau pays des Grisons» et «connu comme tel, souvent cité et consulté loin à la ronde».57

La «vieille école» des naturalistes n’était guère représentée dans les nouvelles institutions scientifiques. Les chercheurs des centres académiques comme Zurich se démarquaient de plus en plus de ceux qui n’étaient pas rattachés à un établissement universitaire. Alors que les articles sur la flore publiés par Brügger, auxquels il avait travaillé durant des années, suscitaient un vaste écho dans les Grisons, le jugement des botanistes des universités était fort différent. La plupart de ses descriptions de la flore étaient considérées comme erronées par les milieux académiques.58 Cette violente critique ne fut pas sans laisser de traces chez Brügger. Il vivait retiré et continua, inébranlablement, à rassembler du matériel botanique, zoologique, climatologique et historique sur le canton des Grisons pendant ses loisirs. Il ne terminera jamais l’ouvrage qui devait être la synthèse de sa vaste collection de plantes, La flore du canton des Grisons. En revanche, il achèvera avec succès un projet qui combinait ses intérêts historiques et météorologiques. De 1876 à 1888, il publiera à compte d’auteur les six volumes de sa Natur-Chronik der Schweiz insbesondere der rhätischen Alpen, un répertoire des événements météorologiques ayant eu lieu dans les Grisons du XIe au XVIIIe siècle. La devise mise en exergue dans le premier volume dit ceci: «Le météorologue n’est rien d’autre que l’historiographe des conditions climatiques: il ne s’agit donc pour lui que d’examiner les lois des événements passés.»59 Tandis que le Bureau central à Zurich élargissait, à la fin des années 1870, son principal domaine de travail, la statistique climatique, en y intégrant les prévisions météorologiques, Brügger abordait désormais la météorologie sous la forme d’une histoire naturelle. A Zurich, on rendra hommage aux recherches inlassables qu’il avait effectuées pour sa chronique de la nature, mais en même temps, on lui reprochera de ne pas avoir poursuivi l’analyse scientifique du matériel rassemblé.60 Les pratiques de la «vieille école des naturalistes», qui consistaient avant tout à collectionner, décrire et répertorier, ne suffisaient plus pour être reconnu dans les grands centres scientifiques. Le processus d’institutionnalisation conduira finalement, à la fin du XIXe siècle, à une scission entre, d’une part, la recherche académique, et, d’autre part, l’histoire naturelle pratiquée comme un passe-temps.

BERNHARD C. SCHÄR
ÉVOLUTION, SEXE ET RACE
On the Origin of Species de Darwin dans la traduction de Clémence Royer

Toute politique devrait se baser sur le principe suivant: «Les hommes sont inégaux par nature».1 C’est ce qu’écrivait Clémence Royer en 1862 dans la préface de sa traduction de l’ouvrage de Charles Darwin On the Origin of Species (en français: De l’origine des espèces). Dans cet ouvrage paru en 1859 et qui fera date, le naturaliste anglais expose pour la première fois sa théorie de l’histoire de la nature. Selon lui, les animaux et les plantes n’ont pas été créés par Dieu, mais par la «sélection naturelle». Dans la concurrence à laquelle ils se livrent pour les ressources naturelles limitées, seules les espèces les mieux adaptées à leur environnement survivent. De ce fait, elles se développent et se transforment constamment.2

C’est à la Bibliothèque municipale de Lausanne que la philosophe française Clémence Royer (1830-1902) a traduit le livre de Darwin, y ajoutant non seulement de nombreux commentaires sous forme de notes en bas de page, mais aussi une préface de 60 pages. Celle-ci allait susciter presque autant de remous dans le monde francophone que la théorie de Darwin elle-même. La raison en était que la traductrice se hasardait à «beaucoup d’hypothèses», 3 comme elle l’explique dans sa préface, «beaucoup plus que M. Darwin»:

«La loi d’élection naturelle appliquée à l’humanité, fait voir avec surprise, avec douleur, combien jusqu’ici ont été fausses nos lois politiques et civiles, de même que notre morale religieuse.»4

La morale de «notre ère chrétienne», poursuit-elle, se distingue par une «exagération de cette pitié, de cette charité, de cette fraternité» à l’égard des plus faibles, des malades et des pauvres. Ceux-ci «pèsent de tout leur poids sur les bras valides» et «prennent à eux seuls plus de place au soleil que trois individus bien constitués!»5

«Que résulte-t-il de cette protection exclusive et inintelligente accordée aux faibles, aux infirmes, aux incurables, aux méchants eux-mêmes, à tous les disgraciés de la nature? C’est que les maux dont ils sont atteints tendent à se perpétuer et à se multiplier indéfiniment; c’est que le mal augmente au lieu de diminuer, et qu’il tend à s’accroître aux dépens du bien.»6

En 1862, bien avant que le terme d’eugénisme ne soit inventé, 7 Clémence Royer est l’une des premières intellectuelles à formuler de telles conclusions sur la théorie de Darwin. Bien qu’elle ne l’écrive pas explicitement, ses remarques suggèrent que dans cette «lutte pour l’existence», on ferait peut-être mieux de laisser mourir les faibles, les malades et les personnes à charge ou de les empêcher de se reproduire.


Ill. 1: La Bibliothèque de Lausanne vers 1900.


Ill. 2: Page de titre de la première traduction du livre de Darwin. Pour la deuxième édition française de 1866, Clémence Royer remplacera, à la demande de Darwin, le terme de «progrès» par celui de «transformation» dans le sous-titre. La troisième édition, parue en 1869, sera publiée sans l’autorisation de Darwin.

L’attitude de Clémence Royer reflétait, d’une part, l’une des caractéristiques fondamentales de la pensée scientifique de son temps. A une époque où, en Europe, les femmes n’avaient pas le droit d’exercer des charges politiques et n’étaient pas non plus admises dans les universités, Clémence Royer constituait cependant une exception. C’était l’une des rares femmes du monde francophone à se mesurer intellectuellement sur un pied d’égalité avec les plus grands théoriciens de son temps. Dans ces débats, elle défendait un point de vue clairement féministe8 qui se distingue des nombreuses théories de ses contemporaines (et à plus forte raison de celles des hommes de science de son époque), mais aussi des théories féministes des générations suivantes. Tandis que sa compatriote, Simone de Beauvoir, presque un siècle plus tard, proclamera que l’on ne naît pas femme, mais qu’on le devient à cause de la société, 9 Clémence Royer soutient que les êtres humains sont nés soit hommes, soit femmes, et sont «inégaux par nature». Ce qu’il y a d’original dans son argumentation, c’est que cette inégalité naturelle serait la raison pour laquelle les femmes (tout au moins celles de la «race blanche», comme nous le verrons) doivent bénéficier des mêmes droits et chances que les hommes. Elle développera cette opinion dans une théorie de l’évolution féministe. Ses collègues masculins ignoreront en tout cas largement ses positions, ce qui vaudra à Clémence Royer de tomber rapidement dans l’oubli après sa mort.10 Au XXe siècle, sa mémoire sera régulièrement évoquée, tout d’abord dans les revues féministes.11 A partir des années 1980, l’histoire des femmes et des genres finiront par s’établir, et une première biographie scientifique de Clémence Royer paraîtra bientôt, celle de la philosophe Geneviève Fraisse, suivie en 2002 par celle de l’historienne des sciences américaine Joy Harvey.12

L’objectif principal des deux biographes était de reconstituer la contribution de la naturaliste à la formation de la théorie féministe et à la biologie, et de lui rendre hommage. Dans le présent article, nous mettrons en avant un autre aspect de la pensée de Clémence Royer, qui n’a, certes, pas été ignoré dans la littérature, mais qui a été traité accessoirement, à savoir le racisme. C’était l’un des principaux piliers de son féminisme, mais aussi de sa réception de Darwin, qui en était imprégnée.13 En même temps, nous donnerons un aperçu du rôle de la Suisse comme plaque tournante entre les communautés scientifiques française, allemande et anglaise. Des théories du XIXe siècle qui jouèrent un rôle crucial et ont eu jusqu’à ce jour de l’influence sur nos sociétés, ont transité par la Suisse. Il s’agit de la théorie de l’évolution, des races et des sexes.

POURQUOI CLÉMENCE ROYER?

A l’origine, rien ne prédisposait Clémence Royer à devenir traductrice de Darwin.14 Née à Nantes en 1830, son père, qui était officier, soutenait la monarchie française. Sa mère était également issue d’une famille d’officiers. En 1832, la famille se réfugie en Suisse, le père ayant été condamné à mort pour son soutien aux forces antirévolutionnaires. Les Royer s’installeront pour trois ans au bord du Léman, avant de retourner à Paris en 1835. Peu après, le père de Clémence sera jugé et acquitté. Par la suite, ils déménageront en province, où la jeune fille fréquentera un internat catholique – une expérience qui semble avoir été traumatisante. Elle décrira plus tard cet endoctrinement religieux comme un «viol» intellectuel, ce qui explique ses futures attaques virulentes contre le catholicisme.15 Petit à petit, elle s’émancipera de la religion. Pendant la révolution de 1848, Clémence Royer vit à nouveau à Paris, ce qui la conduira à adopter les idées républicaines. Elle perfectionne dès lors sa formation et devient professeur. Entre 1853 et 1855, elle part en Grande-Bretagne, où elle enseigne le français et la musique. Elle en profite pour apprendre l’anglais, une initiative qui lui permettra, une dizaine d’années plus tard, de traduire l’ouvrage de Darwin. A peine rentrée à Paris, le nouveau gouvernement conservateur promulgue des lois contre l’éducation des filles et des institutrices. La jeune femme voit ses perspectives professionnelles s’amenuiser. «Comme une autre Jeanne d’Arc, […] mais n’ayant qu’une plume pour épée, j’étais partie de France en déclarant la guerre à cette Eglise romaine …», écrira-t-elle plus tard.16 Elle s’établit dans un premier temps à Lausanne, cité protestante, en 1856, mais s’installera peu après à dix kilomètres de là, dans le village de Cully.

Elle louait une chambre de quatre mètres carrés dans une petite ferme. C’est là, au-dessus du Léman, que commencera finalement «l’époque héroïque de ma vie», constate-t-elle rétrospectivement: «C’est alors que s’est décidée ma destinée. C’est la rencontre que j’ai faite de la Bibliothèque de Lausanne qui l’a rendue possible.»17


Ill. 3: Cully aujourd’hui: c’est dans cette ferme que Clémence Royer vécut entre 1856 et 1859. La plaque sous la fenêtre de son ancienne chambre fut apposée par l’Association vaudoise des Libres Penseurs en 1912. On peut y lire: «A la mémoire de Clémence Royer 1856. Ici s’éveilla son génie.»

UN BOUQUET DE FLEURS DU CHAMP DE LA CONNAISSANCE

La Bibliothèque de Lausanne, qui appartenait à l’Académie – la future Université –, était très bien fournie. Pendant environ trois ans, Clémence Royer lira systématiquement les principales théories des sciences sociales et naturelles de son temps. Elle se fait envoyer les ouvrages à Cully par la poste. Parfois, elle parcourt à pied les onze kilomètres qui la séparent de Lausanne. En 1859, elle explique ce que pouvait signifier la lecture d’ouvrages scientifiques pour les femmes du XIXe siècle:

«Il y a plus de dix mille mots dans la langue que les femmes n’ont jamais entendu prononcer, dont elles ignorent le sens, […]. Moi-même, durant un temps, j’ai été fort effrayée de la science, je lui ai trouvé cet air maussade et ennuyeux […]; et sous cette impression je me persuadais facilement qu’elle m’était inutile. Il a suffi de quelque pages convenablement écrites, de quelques heureuses explications de personnes sagement instruites, qui vinrent comme des éclairs illuminer cette nuit de mon esprit, pour que je m’aperçusse que les savants, en effet, ont entouré le champ de la science d’une haie d’épines, mais qu’au-delà il est plein de fleurs. Dès lors, j’ai résolu de faire une trouée dans cette clôture ou de sauter par-dessus, s’il le fallait.»18

Ce passage provient d’un des premiers cours publics pour les femmes que Clémence Royer donnera à partir de 1859 à l’Académie de Lausanne. Recourant à la métaphore du jardin, elle déclare à ses auditrices: «Je suis entrée dans le champ, j’ai ramassé un bouquet de fleurs. C’est ce bouquet que je viens vous offrir.»19

L’une des auditrices de Clémence Royer était, ainsi que le suppose sa biographe Joy Harvey, Marie Forel, femme instruite issue d’une famille de célèbres naturalistes romands. Elle tenait un salon que fréquentaient les élites cultivées de la ville. On y trouvait de nombreux exilés républicains français qui enseignaient à l’Académie de Lausanne, notamment l’économiste et homme politique Pascal Duprat (1815-1885), qui allait être le grand amour de Clémence Royer. Duprat était déjà marié, mais ils vécurent en concubinat avec leur fils du début des années 1860 jusqu’à sa mort, en 1885. Dès 1858, Clémence commence à écrire des recensions, et plus tard, des articles, pour le journal Le Nouvel Economiste, publié par Duprat. En 1860, le canton de Vaud lance un concours, en collaboration avec ce dernier. Les candidats doivent traiter de la question suivante: comment réformer l’impôt sur le revenu? Le travail de Clémence Royer obtiendra le deuxième prix et sera publié sous forme de livre. Ainsi devient-elle célèbre à l’étranger. Elle sera invitée à participer à des congrès scientifiques et à prononcer des conférences dans plusieurs villes de Suisse, en France et en Italie.20

«…ONE OF THE CLEVEREST AND ODDEST WOMEN IN EUROPE …»

Ainsi que le suppose Joy Harvey, Clémence Royer aurait entendu parler pour la première fois de l’ouvrage de Darwin, On the Origin of Species, en 1860 à Genève, où elle avait accompagné Duprat et où elle donnait des cours. A la différence de leurs confrères parisiens, les naturalistes romands réagissaient assez positivement à l’ouvrage de l’Anglais.21 Mais le plus enthousiaste était l’émigrant allemand Carl Vogt (1789-1861). Le futur fondateur et premier recteur de l’Université de Genève, qui était aussi le représentant de la ville au Conseil des Etats, deviendra l’un des partisans les plus radicaux du darwinisme.22 Si les circonstances qui ont amené Clémence Royer à devenir la traductrice de Darwin n’ont pas été éclaircies, on sait en revanche que ce dernier avait des relations familiales à Genève. Il est possible que son nom ait été évoqué dans ce contexte. Darwin avait cherché jusque-là, en vain, à faire traduire son ouvrage. Les connaissances de l’anglais de la jeune femme, mais aussi le fait qu’elle avait un éditeur français (il avait publié son ouvrage consacré à l’impôt sur le revenu et était disposé à publier sa traduction de l’ouvrage de Darwin) plaidaient en sa faveur. En outre, elle avait non seulement lu, dans le domaine des sciences naturelles, les ouvrages de référence sur lesquels reposaient les thèses de Darwin, mais aussi le livre de l’économiste britannique Thomas Robert Malthus (1766-1834), qui joua un rôle important pour la théorie darwinienne. Darwin fit parvenir à Clémence Royer une copie de son ouvrage le 10 septembre 1861. Elle le traduira rapidement. Darwin reçoit la version imprimée à peine douze mois plus tard, à l’été 1862. Amusé, mais aussi impressionné par le style de sa traductrice, et en particulier par sa préface et ses nombreux commentaires dans les notes en bas de page, Darwin parle d’elle en ces termes à un ami américain: « … Madlle [sic] Royer, qui doit être l’une des plus intelligentes et des plus originales femmes en Europe: […] Elle envoie quelques sarcasmes curieux et intéressants qui portent […]».23 Lui-même aurait écrit qu’il eût été un «homme perdu» s’il avait tiré des conclusions aussi explicites que cette dernière.


Ill. 4: Portrait de la jeune Clémence Royer, datant vraisemblablement des années 1860.

La collaboration entre Clémence Royer et Darwin durera jusqu’en 1869. Puis, elle se terminera sur un éclat. Auparavant déjà, certaines difficultés étaient survenues. Le fait que, étant femme, elle n’avait pas pu suivre une formation universitaire classique constituait un problème. Cette théoricienne autodidacte avait certaines lacunes, notamment au niveau des expériences pratiques, comme la dissection d’animaux dans un laboratoire. Cela conduira à des malentendus dans la traduction. Afin de les limiter le plus possible, Clémence Royer se fera conseiller par le zoologue romand Edouard Claparède (1832-1871), qui s’était illustré par une recension très favorable et bien documentée de l’ouvrage de Darwin.24 Claparède était toutefois de santé fragile, et, comme il l’écrira à Darwin après la publication de la première édition française, il ne réussit pas à juguler le besoin de Clémence Royer d’ajouter des commentaires et des développements de son cru.25

Qu’une traductrice ne se contente pas de transposer les textes d’une langue dans une autre, mais qu’elle y ajoute sa propre interprétation et sa vision du monde n’avait cependant rien de curieux au XIXe siècle. Le même phénomène s’était produit avec la première traduction allemande de Darwin.26 Ce qu’il y avait, toutefois, de particulier dans le cas de Clémence Royer, c’est qu’elle considérait avant tout l’ouvrage de Darwin comme une confirmation empirique de sa propre philosophie de l’évolution – une philosophie qui se fondait sur un anticléricalisme radical et qu’elle avait élaborée à la Bibliothèque de Lausanne, notamment grâce à la lecture des ouvrages du naturaliste Jean-Baptiste Lamarck (1744-1828), quelque peu tombé dans l’oubli entre-temps. Elle voyait par conséquent en Darwin un allié, dont elle voulait faire mieux connaître la théorie au plus grand nombre possible de lecteurs français au moyen de sa préface et de ses commentaires. Ainsi que ses deux biographes l’ont fait ressortir, la lecture de Clémence Royer s’écarte de la théorie de Darwin sur deux points. Le premier concerne la filiation à Lamarck. Effectivement, ce dernier avait déjà parlé de la possibilité qu’avaient les espèces animales de s’adapter à leur environnement et de se transformer au fil des générations. Mais les idées de Lamarck étaient d’ordre purement spéculatif. Et surtout, Clémence Royer négligeait le fait qu’avec sa conception de la sélection naturelle, Darwin introduisait un mécanisme fondamentalement nouveau, qui non seulement postulait et décrivait l’évolution des espèces, mais pouvait aussi l’expliquer – d’une autre manière que Lamarck. La deuxième différence par rapport à Darwin était que, comme bien d’autres intellectuels de son temps, elle considérait la théorie de l’évolution comme une loi (naturelle) du progrès, ainsi qu’en témoigne sa traduction du sous-titre de l’ouvrage – des Lois du progrès chez les êtres organisés. Dans la conception de Darwin, le processus de l’évolution n’avait toutefois pas d’orientation clairement définie.27

Pour la deuxième édition française, Darwin exigera de nombreuses adaptations, notamment, de renoncer au terme de progrès dans le sous-titre, et il supprimera l’un des commentaires de la traductrice. Mais il conservera la préface. Bien qu’il redoute que cela ne nuise à la réception, déjà difficile, de sa théorie en France, il appréciait que Clémence Royer ait remarquablement saisi les principaux éléments de sa théorie, non seulement sur le plan stylistique, mais au niveau du contenu, ainsi que des amis français le lui avaient assuré. Pour la troisième édition, Clémence Royer commettra toutefois, selon les termes de Joy Harvey, «l’énorme faute»28 de rédiger une nouvelle préface, dans laquelle elle attaque directement Darwin. Sa critique ne concerne pas L’Origine des espèces, mais sa toute nouvelle théorie des lois de l’hérédité. Dans une perspective historique, il ne s’agit là que d’un élément secondaire.29 Pour Darwin lui-même, ce nouvel élément constitutif de sa construction théorique était toutefois très important, et ce sera la raison pour laquelle il se montrera particulièrement irrité par la critique de Clémence Royer. Le fait qu’elle ait en même temps négligé d’intégrer dans sa traduction les rectifications et les compléments apportés dans les éditions anglaises les plus récentes renforcera sa colère. Darwin refusera de donner son aval pour la troisième édition de la traduction de Clémence Royer et il chargera quelqu’un d’autre de réaliser une nouvelle traduction de l’ouvrage.


Ill. 5: Lausanne dans les années 1860: la promenade du lac et l’Hôtel Beau-Rivage. Peinture de Rudolf Dickmann.


Ill. 6: Vue sur les villages du vignoble de Lavaux, Pully (au premier plan) et Cully (à l’arrière-plan) au bord du Léman, avec, au loin, les Alpes valaisannes. Peinture de William-Henry Bartlett, 1835.

Malgré la fin de cette collaboration, Clémence Royer reste sans doute la plus influente médiatrice de la théorie de Darwin en France. En 1869, elle s’installe à Paris avec son compagnon, Pascal Duprat. Elle sera la première femme admise dans la Société d’anthropologie – la seule société savante française qui s’intéressait sérieusement au darwinisme. A sa direction, on trouvait un groupe d’intellectuels radicaux rassemblés autour de Paul Broca (1824-1880), dont Carl Vogt, qui habitait Genève. Grâce à l’influence de Clémence Royer, les anthropologues français acceptèrent peu à peu la théorie de Darwin. Avec sa traduction, elle marquera également la réception de Darwin en Italie, en Espagne et en Amérique latine, où le français était la principale langue scientifique.30

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9783039198993
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