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Читать книгу: «L'Écuyère», страница 8

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MADEMOISELLE HILDA CAMPBELL
Maison Campbell
Rue de Pomereu
(Personnelle)

Et, commentaire immédiat au libellé de cette adresse, le silencieux cousin avait extrait, d'une autre poche, le journal lui-même, expédié, sous cette bande, à la jeune fille. C'était un numéro d'une de ces feuilles, dites, encore aujourd'hui, du boulevard, quoique le monde des lecteurs et des lectrices, représenté par cette formule au temps des Aurélien Scholl et des Charles Monsalet, des Gustave Claudin et des Xavier Aubryet, ou, moins loin de nous, des Chapron et des Fervacques, n'existe plus d'aucune manière. Mais il se trouve toujours des entrepreneurs de gazettes pour essayer de refaire la «Chronique» et les «Echos» qui réussissaient dans leur jeunesse. Une main perfide avait encadré au crayon rouge un paragraphe de la première page, jeté, entre d'autres tout pareils, dans une colonne étiquetée: A travers Paris, et signée: La Casserole. Jules de Maligny put lire sous ce titre: Ce que l'on voit au Bois de Boulogne… les lignes suivantes:

«Ce que l'on voit au Bois de Boulogne?.. Par ce joli mois de mai, des feuilles aux arbres, des fleurs dans les taillis, des oiseaux sur les branches… Et des amoureux, des amoureux!.. La Casserole a retrouvé là un jeune gentilhomme dont la disparition, depuis ces quelques mois, a fait bavarder bien des jolies bouches et soupirer bien des tendres cœurs… Consolez-vous, mesdames, le charmant J… de M… n'est pas mort. Il est plus vivant que jamais, et en train de donner des leçons de français à l'une des plus jolies et des plus blondes misses que nous ait envoyées l'Angleterre. Avec un professeur aussi distingué, la miss, qui sait déjà trotter et galoper, apprendra aussi à marcher. Nous saluons d'avance, en elle, une des plus ravissantes Belles-Petites que le Tout-Cythère aura recrutées, dans ces dernières années. A quand le petit hôtel et la crémaillère?…»

– «Quelle infamie!..» s'écria Jules après avoir parcouru du regard ces vingt lignes, aussi imbéciles qu'abominables. Il devait toujours ignorer quelle rancune ou contre lui ou contre Hilda s'était assouvie par cet entrefilet. Mais, sur le premier moment, il n'acceptait pas cette ignorance, et il continuait: «Je saurai quel est le polisson qui a commis cette, ordure… Et on a osé l'envoyer à miss Campbell, encore?.. J'irai au journal. Il faudra bien qu'on me dise le nom de ce drôle. Ou bien, je soufflette le directeur, et je me bats avec lui…»

«Non-sens,» dit Corbin. (Vous reconnaissez le nonsense qui, dans le vocabulaire anglais, signifie absurdité.) Puis manquant, pour une fois, à ses habitudes du parler monosyllabique ou presque, – tant il attachait d'importance à sa démarche et à la circonstance qui l'y déterminait. – «Ce sera un autre aliment pour le gossip voilà tout.» (Vous reconnaissez un nouvel anglicisme et le synonyme à demi argotique de notre potin.)

– «Vous avez raison,» répondit le jeune homme, et, toujours indigné: «On ne peut cependant pas laisser passer de pareilles abominations sans corriger des brigands qui ne respectent rien, pas même l'honneur d'une jeune fille.»

– «Pourquoi vous êtes-vous conduit comme l'un d'eux, alors?», interrompit Jack brutalement.

– «Que voulez-vous dire?..» interrogea Jules, qui se sentit rougir de colère à cette insolence.

– «Ce que je dis.»

– «Vous vous trompez, monsieur Corbin,» reprit Maligny, «si vous croyez qu'il y ait jamais eu quoi que ce soit de répréhensible dans mes relations avec miss Campbell…» Et la fierté naïve achevant de l'emporter, chez lui, sur son parti pris de ménager, dans le cousin de Hilda, le personnage le plus capable, s'il s'en faisait un ennemi déclaré, de contre-carrer ses projets: «Je vous défends,» ajouta-t-il, non moins brutalement que l'autre lui-même, «je vous défends, entendez-vous? de les calomnier, ces relations… Celui qui a écrit cet article a tout inventé, de toutes pièces. Miss Campbell a dû vous le dire, si seulement elle a compris les turpitudes de ces insinuations.»

– «Elle n'a pas lu ce papier,» répondit Corbin. Il n'avait point paru s'apercevoir de la colère où les mots «ce que je dis» avaient jeté son interlocuteur. «Elle n'était pas là quand la chose est arrivée… J'ai vu l'adresse. J'ai pensé: C'est bien étrange!.. La marque au crayon m'a frappé l'œil… Je me suis assuré de ce que c'était. J'ai pris l'avis d'un ami, d'un réel ami, – un entraîneur, mais un gentleman, – un Français, mais aussi vrai qu'un Anglais… Il m'a expliqué le sens de toute cette saleté. Voilà pourquoi je suis ici…»

– «Il est déjà très heureux que vous ayez épargné cette lecture à miss Hilda,» repartit Jules, avec une ironie où frémissait encore une révolte à peine contenue. «Tout cela ne m'explique pas ce que vous avez prétendu dire tout à l'heure, en m'assimilant à ceux qui n'ont pas respecté miss Hilda? Parlez…»

– «En quoi?», répondit Corbin. «Premièrement, en essayant de vous faire aimer d'elle sans l'aimer vraiment vous-même… Laissez-moi parler,» insista-t-il, devant un geste négatif de Jules, «puisque vous m'avez demandé de parler… Secondement, en ne prenant pas soin de son bon renom… Oui. Elle n'a personne pour l'avertir. Sa mère est morte. Pauvre femme!.. Sans doute, je suis là, moi; mais je n'ai pas pu prévenir mon oncle. Il a été déjà trop malheureux. S'il se tourmentait sur sa fille, il serait capable de tout quitter, et les affaires ne marchent pas comme ça devrait. Il a perdu un lot de monnaie au Stock-Exchange. Il doit continuer avec sa firm, regagner cet argent, pour que notre Hilda soit riche… je n'ai pas pu la mettre en garde, non plus, elle, contre vous… Elle aurait cru que c'était jalousie. Elle est sans défense. Il ne lui est jamais venu en tête qu'en se promenant avec vous, comme elle fait chaque jour, depuis ces deux derniers mois, personne ne voudrait croire à son innocence… Mais vous, monsieur de Maligny, Vous saviez qu'on n'y croirait pas. Quel a été votre but, en lui prenant son cœur et en la compromettant, si vous n'avez pas pensé à faire ce que dit l'éditeur de ce papier?..» Il froissa la feuille entre ses robustes doigts, avec l'énergie qu'il aurait eue pour allonger un coup de poing sur la face de celui qu'il appelait de ce terme tout britannique d'éditeur… «Oui, si vous n'avez pas pensé à cela, quelle a été votre intention?.. A votre tour de parler.»

– «Je pourrais vous dire que vous n'avez pas qualité pour m'interroger, monsieur Corbin,» répliqua Jules. Il se sentait comme pris à la gorge par la rude logique de ce sauvage Jack, soudain doué, grâce au sortilège de la passion, d'un véritable don des langues. Il avait débité son discours en français, avec quel accent, avec quelle prononciation! Cette cocasserie n'empêchait pas que les reproches du cousin fidèle, de l'amoureux méconnu n'allassent ébranler, dans le cœur du jeune homme, une corde profonde. Elle s'y trouvait, avec tant d'autres, cette corde de la conscience, dans ce cœur si compliqué. Voici que, par une de ces volte-face presque instantanées dont sa nature de demi-Slave était coutumière, un remords s'élevait, en effet, chez lui. En même temps, son premier sentiment de révolte cédait la place à un étrange besoin d'arracher un mot d'estime à cet accusateur, lequel n'était pas tout à fait juste. C'est contre la part d'iniquité enveloppée dans ce dur réquisitoire qu'il protesta d'abord. «C'est vrai, miss Campbell est trop isolée pour que je ne reconnaisse pas à quelqu'un qui lui tient de près par le sang le droit de la défendre, même à son insu… J'accepte donc de discuter avec vous, et je vous réponds qu'en cédant au plaisir de l'accompagner dans ses promenades au Bois, je n'ai jamais soupçonné que je pusse la compromettre… Vous en avez eu la preuve tout à l'heure, quand vous m'avez montré cet article… En ai-je été bouleversé autant que vous? Répondez… Vous me demandez quelle a été mon intention? Je n'ai pas eu d'intention. Je vous donne ma parole d'honneur que j'ai agi sans le moindre calcul. Tenez, je serai franc avec vous… Lorsque je suis sorti avec elle pour la première fois, je me suis permis de lui adresser des compliments qu'elle a jugés trop directs. Elle me l'a dit. Je lui en ai demandé pardon. Je me suis engagé à ne jamais recommencer. Interrogez-la vous-même. Vous saurez que je n'ai jamais recommencé.»

– «Vous avez fait pis,» dit Corbin en secouant la tête: «Vous vous en êtes fait aimer, quand vous ne l'aimiez pas… Je suis seulement un pauvre foreman11 et je m'exprime très mal, monsieur le comte. Mais, si je ne connais pas bien le français, je connais Hilda et ses humeurs. Je sais quand elle est triste et quand elle est gaie, quand elle est franche et quand elle est fermée…»

Puis, réfléchissant une seconde afin de trouver une image qui rendit complètement sa pensée, il énonça, de l'air le plus sérieux du monde, cette phrase, digne en effet d'un foreman, mais Jules ne pensa pas à en sourire, tant elle était évidemment sincère:

– «Enfin, c'est comme pour un cheval, quand il a été longtemps à la maison, je n'ai qu'à regarder son œil et à le voir partir. Je vous dirai ce qu'il vous fera, s'il sera sage ou bien en l'air. Je ne me souviens pas de m'être jamais trompé… Je ne me trompe pas davantage pour ma cousine. Depuis que vous venez à la maison, elle est une autre femme. Quand elle était seule, autrefois, elle riait, elle chantait. Moins depuis la mort de sa mère. Tout de même, elle restait si gaie de caractère. Un rien l'amusait. Maintenant, c'est fini… Elle ne rentrait jamais de promenade, sans me raconter comment s'était comportée sa bête, qui elle avait rencontré. Fini encore… Je l'interroge. Oui. Non. C'est tout. Elle n'est pas là… Quand vous devez venir le matin, elle a la fièvre. Ce n'est pas une fois, c'est dix, c'est vingt, qu'elle marche jusqu'à la porte. Elle vous attend. Lorsqu'un fiacre s'arrête et qu'une autre personne en descend, qui n'est pas vous, ses yeux allaient briller; ils se voilent. Son sourire commençait; il s'arrête… Le soir, quand nous demeurons à table, à boire notre vin, après le dîner, son père, elle et moi, elle causait, si gentiment… C'est fini encore. Elle dit qu'elle est fatiguée et elle se retire dans sa chambre. Il faut bien une explication à ce changement. Vous êtes, vous, cette explication… Eh bien! monsieur le comte de Maligny, je suis venu vous dire, moi, John Corbin, qui ne suis ni comte, ni quoi que ce soit qu'un bon Anglais et un bon chrétien: L'homme qui prend l'argent d'un autre homme commet un vol. L'homme qui prend le cœur d'une fille en commet un autre. Nous avons une loi, en Angleterre, qui reconnaît cela, pas assez, car elle ne punit que le manquement à la promesse de mariage: le breach of promise. Le crime n'est pas moindre de troubler un être innocent, pour toujours peut-être. Vous ne m'avez pas étonné en me disant, tout à l'heure, que Hilda ne vous avait pas permis de lui parler d'amour. Quelle différence y a-t-il, soyez honnête, si vous le lui avez inspiré, cet amour, sans que le mot ait été prononcé?.. Elle pouvait se marier, trouver un brave garçon qui lui aurait été dévoué, qu'elle aurait accepté… Ne me regardez pas de cette façon, monsieur de Maligny, je ne pense pas à moi. Je suis trop vieux pour elle. D'ailleurs, les Jack Corbin ne sont pas de l'étoffe dont on fait des maris pour des Hilda. On ne coud pas du tweed et de la soie ensemble. Je pense à quelque brave jeune homme anglais, comme il y en a certainement des quantités de par le monde… Quand elle aura été broken hearted, elle n'en voudra plus. Son père mourra. Elle devra vieillir, sans home, sans enfants, sans bonheur, simplement parce qu'il vous aura plu de jouer avec elle comme l'araignée joue avec la mouche, le chat avec la souris. Encore un coup, je ne suis pas, un noble, je ne suis qu'un homme parlant à un homme, bien en face, monsieur de Maligny, et, je vous le répète: ce jeu-là est un crime. S'y laisser aller, pour un homme de votre nom, c'est perdre sa caste.»

Si l'un quelconque, je ne dis pas des camarades, mais des grands amis de Jules, ou un vieil ami de sa mère, un parent autorisé, le vénérable général de Jardes, par exemple, son oncle à la mode de Bretagne, avait entrepris de lui débiter le quart seulement de cette semonce, le jeune homme ne l'aurait pas laissé aller jusqu'au bout. Il eût trouvé le langage expressif de ses camarades de fête, plus ou moins emprunté au jargon des carabins, et coupé court aussitôt en protestant: «On ne me donne pas une dose, à moi!..» Par quel prestige incroyable le cousin de Hilda était-il arrivé à lui faire écouter ce mortifiant discours, y compris l'outrageante formule de la fin, assénée comme un soufflet? C'est, d'abord, qu'une certaine chaleur de sincérité emporte tout. Comme l'avait déclaré, avec sa simple et dure concision. Corbin lui-même, il avait été un homme parlant à un homme. Il avait été vrai avec Maligny, comme il l'était avec lui-même. Il avait pensé et senti tout haut, sans rien ménager chez son interlocuteur, sans rien dissimuler non plus. Il n'avait pas essayé une minute de nier l'intérêt éveillé chez la jeune fille par la cour de Jules, si insinuante dans son silence, si pressante dans sa docilité. Comment celui-ci n'eût-il pas tout pardonné au témoin qui lui apportait une preuve indiscutable d'un succès de cette adroite cour, auquel il n'avait pas osé entièrement croire? Ce trait seul prouvera qu'à cet instant, du moins, il ne jouait pas la comédie. La grâce de Hilda Campbell avait vraiment fait de lui un amoureux, avec toutes les naïvetés, toutes les timidités aussi que ce mot comporte, si beau quand il est réellement mérité. Il avait, jusqu'ici, douté du sentiment qu'il inspirait, même en jouissant de l'inspirer. Il avait craint, contre l'évidence. Ah! Corbin pouvait lui prodiguer les mots de condamnation, d'insulte même. Qu'importait à Jules, du moment que dans le même souffle, l'autre lui affirmait que Hilda l'aimait? Ce cœur virginal, et dont il savait la pureté, s'était donc donné à lui. Combien profondément, combien absolument, cette exaspération de Corbin l'attestait assez. Jules était tenté de lui en dire merci, et d'une voix attendrie, presque aussi douce que celle de l'autre avait été âpre et rude, il répondit:

– «Vous me voyez confondu de ce que vous venez de m'apprendre, monsieur Corbin… confondu…», répéta-t-il, «et très ému… Je veux penser encore que votre affection pour miss Campbell suscite en vous des inquiétudes sur sa paix intérieure qui ne sont pas justifiées… Je vous assure que jamais elle n'a été, avec moi, d'une façon qui me permît de supposer…»

– «Non-sens,» interrompit jack, non moins brutalement. «Vous vous donnez des prétextes, pour ne pas faire la seule action qui vous relèverait à mes yeux et aux vôtres, et qui prouverait que vous avez un réel sentiment de votre devoir…»

– «Une action?», demanda Jules, interloqué par ce nouvel assaut de son adversaire. «Laquelle?»

– «Vous en aller,» répondit Corbin… «Oui, vous en aller. Vous êtes riche. Vous êtes libre. Vous pouvez quitter Paris plusieurs mois. C'est le meilleur moyen de rompre sans explication des habitudes dont vous voyez déjà les conséquences…» Il montra, derechef, le journal que ses doigts avaient, dans leur énervement, réduit à l'état d'une loque informe. «Partez, monsieur de Maligny. Si vous restez à Paris, vous retournerez rue de Pomereu, c'est inévitable. Vous n'y retourneriez pas, que Hilda vous rencontrerait au Bois. Vous, l'éviteriez. Elle vaudrait savoir le pourquoi de ce changement… Un voyage, cela dispense de toute explication. Vous partez. Elle sait que vous êtes loin. Elle en conclut que vous ne tenez pas beaucoup à elle. Si elle doit guérir, elle guérit. Vous lui devez cela, monsieur de Maligny, maintenant que vous ne pouvez plus douter qu'elle n'ait commencé de vous aimer… Vous ne l'aviez pas deviné jusqu'ici? Soit. A dater d'aujourd'hui, vous n'avez plus cette excuse… Oui ou non, ferez-vous votre devoir?»

Le jeune homme ne répondit rien. Il marchait d'une extrémité à l'autre de la pièce, sans plus regarder son impérieux interlocuteur. Visiblement il était en proie à un trouble extrême. Tout d'un coup, il s'arrêta devant l'autre, et, les yeux fixés dans ses yeux, il lui dit:

– «Je ferai mon devoir, monsieur Corbin…»

– «C'est bien,» répliqua simplement l'Anglais. Maintenant que le besoin de plaider une cause qui lui tenait profondément au cœur n'excitait plus sa verve oratoire, il redevenait l'homme de peu de paroles qui n'ajoute pas de commentaires inutiles à la réalité du fait. Pourtant, une question lui vint aux lèvres qu'il hésitait à poser. Brusquement, il la formula, avec le même laconisme. «Et quand?», interrogea-t-il.

– «Il me faut quelques jours,» répliqua Maligny. «Je ne suis pas aussi libre que vous semblez le croire… Je vis avec ma vieille mère. Je ne peux partir pour un voyage qu'après l'avoir consultée. Mais je vous répète que je ferai mon devoir. Je vous en donne ma parole d'honneur.»

Il y eut, entre eux, un nouveau silence que l'étrange personnage rompit en disant, avec son guttural accent, ce simple mot: – «Adieu.» Il prit la main de Maligny et il la serra, cette fois, d'une énergique étreinte, comme le premier jour où le sauveur de sa cousine lui avait été présenté. Ce fut le seul signe de son émotion que cette espèce de «coup de pompe,» – comment définir mieux le geste par lequel un féal sujet de Sa Majesté la Reine ou le Roi d'Angleterre vous désarticule l'épaule, pour bien vous prouver la force de sa sympathie? – Puis il disparut de la chambre, toujours sans soulever sa casquette.

– «Je sais le chemin,» avait-il répondu au mouvement de Jules, s'avançant vers la porte pour le reconduire. Déjà, les longues jambes qui lui servaient d'étau à dompter tous les chevaux avaient descendu le vaste escalier de pierre, jadis orné de si belles tapisseries. Il y avait eu là des chefs-d'œuvre exécutés à Beauvais pour Mgr de Maligny, l'évêque de Bayeux, sous la direction d'Oudry, et qui représentaient les principales scènes de Molière. La trace des crochets auxquels ces merveilles furent suspendues existait encore. Quant aux tapisseries elles-mêmes, elles avaient passé l'Atlantique, voici des années. Elles figuraient et figurent sans doute encore dans une des maisons de la cinquième Avenue, à New-York, habitée peut-être, – qui sait? – par un parent des Campbell ou des Corbin, émigré là-bas au dix-huitième siècle et devenu milliardaire!.. La vie a de ces fantaisies, plus contrastées que les laines de la rêche étoffe écossaise à laquelle s'était comparé le cousin de Hilda, – ce tweed dont était faite son insoulevable casquette. En fait, n'était-ce pas une de ces fantaisies folles de la vie, que la descente de cet escalier seigneurial par cet écuyer d'outre-Manche, sous le regard de l'arrière-petit-fils d'un des lieutenants du maréchal de Vieilleville, – lui-même le bras droit de Guise, le conquérant de Calais? Et les deux hommes venaient d'avoir quel entretien, gros de quelles conséquences! Firmin, le portier philosophe, ne se doutait pas à quel point il avait raison lorsque, dix minutes plus tard, refermant la porte sur le fantastique visiteur parti au trot allongé de son cheval, il jeta tout haut cette exclamation:

– «Défunt M. le comte en recevait bien, quelquefois, des Anglais!» – L'ancien militaire pensait aux créanciers qu'il avait dû si souvent éconduire. Il les appelait, en franc cocardier, du nom classique qui remonte, disent les historiens de la langue verte, à la captivité du roi Jean. «Ces Anglais-là avaient l'air plus rassurant que celui-ci… Tout juifs qu'ils étaient, ils avaient des mines plus catholiques. Je devrais peut-être avertir Mme la comtesse… Dans ces histoires de garçons, c'est toujours les pauvres mamans qui finissent par écoper…»

VI
LES NAÏVETÉS D'UN JEUNE ROUÉ (Suite)

C'était aussi à sa mère que Jules avait pensé aussitôt, on l'a vu, lorsqu'il avait pris, vis-à-vis de Jack Corbin, cet engagement, non moins extraordinaire qu'irréfléchi. L'on n'est pas «ondoyant et divers» au degré où l'était ce charmant et dangereux jeune homme, sans être, en même temps, très impulsif, et l'on n'est pas très impulsif sans être, en même temps, très suggestionnable. De tels caractères seraient entièrement inintelligibles à ceux qui les regardent évoluer (mais ne le sont-ils point, bien souvent, à eux-même?) si l'on n'admettait pas que l'instabilité mentale est aussi naturelle à certaines personnes que la fixité l'est à d'autres. On trouverait aisément, dans la neurologie moderne, vingt hypothèses capables d'expliquer ces va-et-vient singuliers de la volonté, tantôt sous l'influence de la volonté forte d'un autre, tantôt par l'effet de ce que le langage médical appelle barbarement l'auto-suggestion. De ces diverses théories, toutes plausibles et toutes contestées, et qui, d'ailleurs, relèvent toutes de la pathologie, un point se dégage très net, sur lequel il convient d'insister encore: la marque propre de l'esprit instable est une soudaineté follement déconcertante dans le passage d'un état à un autre. L'esprit instable n'est, en aucune manière, l'esprit hésitant. Ne cherchez pas à démêler en lui ces longs travaux de la pensée qui paralysent un Hamlet ou un Adolphe dans les infinis atermoiements des résolutions prises et reprises, des projets conçus et abandonnés, recommencés et délaissés de nouveau. L'instabilité mentale consiste essentiellement dans la substitution, si rapide qu'elle en est ahurissante, – c'est le seul mot, – d'une disposition donnée à une disposition totalement différente, souvent contraire, et cela sans conflit. Il semble qu'il y ait, dans ces caractères, moins une discontinuité qu'une pluralité. C'est comme un cinéma psychologique dont ces instables sont à la fois le théâtre; l'acteur et l'opérateur. Ils portent en eux, si l'on peut dire, plusieurs types d'individus, qu'ils réalisent tour à tour, sans que la loi qui détermine l'ordre de succession soit très discernable. Au cours de cette aventure avec Hilda Campbell, qui ne datait guère que de dix semaines, Maligny avait été, et sans effort aucun, le galant homme qui, voyant une femme en danger, ne calcule rien et risque sa vie pour elle, tout simplement, – le libertin dépourvu de scrupules, pour qui rencontrer une jolie fille c'est lui faire une immédiate déclaration, – le dilettante sentimental qui se prête à la romanesque fantaisie d'amitié d'une enfant pure, afin de ménager les intimes délicatesses de sa sensibilité frémissante. Durant cette conversation avec Corbin, dix influences diverses: la présence de Jack et sa voix pressante, la révélation de l'infamie dont Hilda était la victime à cause de lui, l'appel fait à son honneur, la certitude aussi de la place qu'il occupait dans ce cœur virginal, – que sais-je? – avaient soudain éveillé en lui un quatrième personnage. Un passionné désir l'avait saisi là, sur place, avec une force irrésistible: non seulement de ne pas être nuisible à la jeune fille, mais de lui être bienfaisant.

Par un phénomène de transfert moral qu'il avait subi sans le raisonner, il avait, éprouvé, pendant quelques secondes, à l'égard de l'orpheline, les sentiments de Corbin lui-même. Le magnétisme émané du fruste et admirable Don Quichotte d'écurie avait opéré ce miracle, et aussi – tant l'amour-propre a de secrets détours! – la vanité de ne pas jouer, devant ce garçon d'écurie, lui, le gentilhomme, un rôle trop inférieur. Cette explosion de générosité avait eu pour effet cette promesse de «faire son devoir» qui, proférée de la sorte, après la démarche si nette du cousin de Hilda, signifiait que Jules quitterait Paris et voyagerait pendant de longs mois. Cette demi-heure d'entretien avait suffi pour qu'il prît cette décision.

– «Le brave cœur!» se disait-il, en descendant à son tour les marches du vaste escalier dénudé et regagnant le petit salon ovale où sa mère continuait de travailler à son ouvrage. Elle s'appliquait indéfiniment à des morceaux de tapisseries au petit point, destinées à remplacer les revêtements usés des fauteuils et des chaises. Un demi-siècle de ce patient labeur n'aurait pas suffi pour remettre en état l'immense mobilier de l'hôtel. Cette occupation l'absorbait d'une manière si complète qu'elle n'entendit pas entrer son fils qui s'attarda, un instant, à regarder ce noble et mélancolique profil de vieille dame penché sur l'aiguille, avec une attention de bonne ouvrière consciencieuse. Le soleil continuait de remplir de sa gaie lumière l'étroit et vert jardin où Mme de Maligny avait dû promener, toute jeune, ses premières rêveries heureuses de mariée de vingt ans. A trente ans, et lorsqu'elle avait commencé d'être trahie par son mari, elle avait versé, sous ces arbres, bien des larmes, essuyées vite, aussitôt que la cloche de la porte annonçait une visite. Là, elle avait pleuré – mais, du moins, sans être obligée de se cacher – les morts, arrivées coup sur coup, de ses deux aînés: un fils et une fille. Là, elle avait promené sa grossesse, quand, à trente-sept ans, elle s'était trouvée enceinte de Jules, – son dernier né, le fruit tardif d'un retour repentant du père au foyer, après la crise la plus cruelle de leur mariage. Ils avaient été tout près d'une séparation, qui eût sauvé la fortune de l'épouse exploitée et trahie. Elle ne pouvait pas regretter d'avoir pardonné. Autrement, elle n'eût pas eu cet enfant, son unique raison de vivre depuis lors. C'est dans ce jardin, encore, qu'elle l'avait vu, d'abord petit, puis grand et, puis tout a fait grand, jouer aux jeux de son âge, – en costume de deuil, hélas! Le père était mort quand le fils avait six ans. Les troncs rugueux des deux acacias, qui formaient groupe au fond, avaient assisté aux leçons que Jules recevait de son abbé, en plein air, par les beaux jours d'été, puis à ses conversations moins édifiantes avec ses camarades, – toujours sous le regard ravi ou inquiet de la mère, assise à cette même porte-fenêtre, près des marches fendillées et verdissantes de ce même perron. La monotone existence de cette femme, si pure et si éprouvée, avait tenu dans ce cadre familial, sans autres joies que celles, trop rares, qui lui étaient venues de son Jules. Celui-ci – il convient de reconnaître en lui cette piété filiale – s'était toujours rendu compte de la place qu'il tenait dans cette âme mortifiée. Cela ne l'avait pas empêché de passer outre et d'aller à son plaisir, toujours avec un de ces remords sans repentir, dont il subit un nouvel et soudain accès en pensant à la solitude où son départ allait laisser cette mère incomparable. – «Et elle,» songeait-il donc en la contemplant, et, continuant son monologue: «Quel brave cœur aussi!.. C'est incroyable ce que l'on rencontre encore de gens vieux jeu, au vingtième siècle… Hilda, ce Corbin, maman, – en voilà trois, et bien authentiques… Maman, ce n'est pas étonnant. Elle a de qui tenir… Mais Hilda? Mais Corbin?.. Hé bien! pour une fois, je me conduirai en preux…» C'était le mot dont ses petits amis du faubourg Saint-Germain et lui se servaient pour désigner les parents à grands principes qu'ils avaient dans les nécropoles des environs de Sainte-Clotilde. Ces jeunes seigneurs prenaient, pour le prononcer, un air indéfinissable, tout mêlé d'ironie et d'orgueil, comme il convient à des Parisiens, trop avisés pour ne pas se vouloir ultra-modernes; mais étant titrés, ils se blasonnent même des préjugés dont ils se moquent… Cependant, la mère avait relevé la tête. Elle avait aperçu son fils et elle lui souriait, avec son vieux visage tout passé, tout fané, tout ridé, qu'éclairaient deux yeux restés candides, comme si, n'ayant jamais regardé les vilenies du monde qu'à travers des larmes, ces larmes les avaient préservés, de toutes les souillures.

– «Ton ami est parti?..» demanda-t-elle. «Pourquoi ne l'as-tu pas amené dans le jardin? Il t'aurait fait là sa visite. Et, moi, il ne m'aurait pas gênée…»

– «Ce n'était pas précisément un ami,» répondit Jules. «C'est quelqu'un que je rencontre au Bois et à qui l'on avait dit que je voulais vendre Galopin…» Comme on voit, sa généreuse résolution de «se conduire en preux» ne prévalait pas, chez lui, contre la dangereuse fertilité d'imagination qu'il tenait de ses aïeux, les fabulistes de Lithuanie, – pour reprendre l'euphémisme de l'indulgent Gœthe. – Cette fable-là venait de pousser dans la tête du jeune homme, et une seconde fable allait aussitôt se greffer sur la première, le tout pour arriver à l'annonce d'un voyage possible. Il s'était soudain rappelé avoir reçu, quelques jours auparavant, le prospectus d'une de ces croisières que des sociétés spéciales organisaient partout, ces années-là, et il continuait: «Voilà comment les légendes se forment… Nous avons, ce monsieur et moi, un camarade commun avec qui j'ai parlé l'autre jour, tout à fait en l'air, d'un projet de voyage…»

– «D'un voyage?» interrogea Mme de Maligny. «Tu penses à voyager?.. Où?.. Pourquoi?.. Avec qui?..»

Elle avait eu, pour jeter ces questions, une véritable souffrance sur son front et, dans ses prunelles soudain assombries, cette angoisse de la mère qui sait que les jours de son intimité avec son fils sont comptés. Demain, il se mariera, – donc il s'en ira de la maison. La mère elle-même voudra qu'il se marie. Hier, il s'absentait sans cesse pour d'autres motifs, et qui la torturaient d'une autre inquiétude. Comment serait-elle accusée d'égoïsme, si elle désire avidement prolonger une période telle que celle où Jules se trouvait, et durant laquelle le jeune homme reste beaucoup près d'elle, comme aux temps où il était enfant? A quel nouveau caprice, après des semaines d'une accalmie qui avait pu lui paraître définitive, Jules obéissait-il, en posant ses premiers jalons d'un projet de voyage? Si Mme de Maligny nourrissait beaucoup d'illusions sur son enfant, elle le connaissait pourtant très bien. Tel est l'illogisme des femmes avec ceux qu'elles aiment d'une affection passionnée: elles sont aussi lucides dans le détail des nuances d'un caractère que partiales sur l'ensemble. La veuve avait deviné aussitôt que cette phrase de son fils, jetée comme au hasard, n'était qu'une préparation à une confidence plus grave. Il allait partir?.. Le coup était si imprévu qu'elle avait pensé tout haut. Son aveu toucha l'étrange garçon qui répondit:

11.Foreman, chef d'écurie. L'auteur s'excuse ici, une fois pour toutes, n'étant que le greffier des conversations de ses personnages, de l'abus que peut faire John Corbin, des termes professionnels, comme aussi des tournures par trop britanniques de son français: «prenant soin de son bon renom…», «un réel ami…», «un lot de monnaie…», etc., etc.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
25 июня 2017
Объем:
340 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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