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Читать книгу: «L'Écuyère», страница 16

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– «Moi?», demanda l'écuyer. Qu'il venait, lui aussi, de trop souffrir! Seulement, il n'avait personne à qui dire ce plaintif: «mon ami», personne à qui montrer sa souffrance, et il entrevoyait une épreuve pire.

– «Oui, vous,» répondit Hilda. «Vous êtes le seul membre de ma famille qui ait su la démarche de M. de Maligny auprès de moi, quand il m'a demandé ma main. Car il me l'a demandée. Cela engage un homme d'honneur, tout de même. Vous avez le droit d'exiger de lui qu'ayant rompu le premier, il ne me rende pas impossible de conserver ma dignité…»

– «Vous voulez que j'aille lui parler?..» interrogea Corbin. Une véritable convulsion de haine contracta sa face devenue livide, et la cicatrice de son front trancha sur cette pâleur comme un bourrelet de chair sanglante. Puis, saisissant les mains de sa cousine: «Hilda,» supplia-t-il, «n'exigez-pas cela. Moi non plus, je ne pourrais pas…»

Il avait mis, à ce refus et à cette étreinte, une si sauvage énergie, son accent s'était fait si poignant, que la jeune fille en fut frappée, même dans la crise de frénésie où elle se sentait emportée. Elle regarda son cousin. Elle n'eut certes pas l'intuition complète de la tragédie, identique à celle dont son cœur était la victime, qui se jouait dans le malheureux homme. Elle en comprit cependant assez pour qu'il lui fût impossible d'insister. Elle se tut, un instant. D'un geste qui, à lui seul, aurait dénoncé l'intensité de son émotion, elle appuya, sur son front et ses yeux, ses deux petites mains dont la finesse se reconnaissait, même sous la peau rude des gros gants couleur sang de bœuf destinés à s'user au cuir des rênes, et, comme ayant reconquis un peu de calme:

– «Vous avez raison, mon pauvre Jack,» dit-elle. C'était bien peu de chose, ce mot de pauvre. Le farouche Corbin, s'il l'avait osé, se serait agenouillé de reconnaissance pour remercier sa cousine de l'avoir prononcé, et avec cette douceur, comme tout à l'heure: mon ami. «C'est moi qui ne dois pas vous demander une pareille démarche… A quoi servirait-elle, d'ailleurs? En se conduisant, aujourd'hui, comme il s'est conduit, M. de Maligny a prouvé qu'il n'est pas un gentleman. Il ne comprendrait même pas le sens de ce message. Il croirait que je veux lui faire savoir que je l'aime encore… Et je ne dois pas non plus l'aimer encore.» Elle répéta: «Je ne dois pas.» Elle n'osait point, maintenant, dire, comme la veille: «Je ne l'aime plus…» Elle continua: «Ma première idée, celle de ce matin, était la sage: ne pas me trouver là quand il est venu. Il m'a semblé que ce n'était pas fier, que j'aurais l'air d'avoir peur… Je me suis tenue, heureusement. Je n'ai rien fait qui trahit mon trouble. J'y aurai gagné le droit d'être prudente, une autre fois, de la plus sûre manière, en l'évitant. Lorsqu'il reviendra, je prendrai un cheval quelconque – j'ai toujours ce prétexte à ma disposition – et je m'en irai… Quant à Mme Tournade, si elle donne suite à son projet, c'est vous qui l'accompagnerez à la chasse. Si elle demande, auparavant, à essayer le cheval au manège, vous le lui mènerez en lui disant, pour la préparer à ne pas me voir ensuite, que je ne suis pas très bien… J'aurai du courage, Jack. J'en trouverai dans le mépris.» Et elle emprunta, à leur commun métier, une comparaison dont la trivialité même la soulageait: cela arrive quand on se venge des sentiments que l'on ne voudrait pas subir et que l'on subit, cependant. Elle eut cette expression brutale: «Le mépris, c'est la pointe de feu sur la jambe d'un cheval… La brûlure est pénible, d'abord. Ensuite, la bête va. J'irai…»

V
LA VRAIE RIVALE

Le «pauvre Jack» n'avait jamais étudié le cœur féminin qu'en ajustant de son mieux la muserolle ou la martingale aux montures destinées à sa cousine, et la mettant en selle avec des soins attentifs de frère aîné. Mais il avait déjà constaté trop de volte-face incohérents dans les résolutions de Hilda, depuis ces derniers mois, pour croire absolument à la durée de ce ferme propos de radicale abstention, si sage, en effet. Quatre jours se passèrent, durant lesquels la jeune fille fut plus affectueuse de manières, avec lui, qu'elle ne l'avait été, depuis le jour funeste de la première rencontre avec Maligny. Cette douceur s'accompagnait d'une telle tristesse, qu'il n'osa pas provoquer un nouvel entretien. Il attendait, avec une angoisse chargée de sinistres pressentiments, l'heure où reparaîtraient et Jules et Mme Tournade. Ce fut celle-ci qui se manifesta la première, sous la forme d'un coup de téléphone. Elle demandait, ainsi que Hilda l'avait prévu, où et quand elle pourrait essayer les deux bêtes choisies par elle. La décision avec laquelle sa cousine le fit partir à sa place pour le manège dans lequel ils présentaient leurs chevaux, rendit un peu de confiance à Corbin. Mme Tournade ne fit aucune observation. Les chevaux lui plurent. Elle dit qu'elle les retenait pour la semaine d'après, et, le surlendemain, arrivait, rue de Pomereu, un billet d'elle, adressé à miss Campbell et porté, cette fois, par Gaultier. Le gros cocher était rentré en grâce, justifiant ainsi la prédiction de son ennemi le chauffeur. Corbin eut, du moins, l'occasion de se venger un peu du message sur le messager. Il avait tant cru, d'après la façon peu sûre dont la veuve montait, qu'elle renoncerait à son projet.

– «Mme Tournade demande que je lui amène deux chevaux à Rambouillet mardi prochain,» dit Hilda après avoir pris connaissance de la lettre. «Elle suivra la chasse avec l'équipage de Montarieu.» Le nom est bien connu dans le monde de la vénerie: c'est celui d'un château loué en commun par une société d'amateurs bourgeois du plus noble des sports. Ils ont pu, dans les prolongements restés libres de la forêt de Rambouillet, s'aménager une chasse très bien tenue. On les a raillés longtemps, jusqu'à ce qu'ayant pris comme maître d'équipage – moyennant finance, prétendent les méchantes langues – le jeune prince de La Tour-Enguerrand, ils soient devenus à la mode assez pour que des Candale et des Albiac en fassent partie. Cela dit pour expliquer que Mme Tournade eût choisi cette chasse plutôt qu'une autre. L'accès en était quand même plus facile que celui des équipages voisins, appartenant tous à de grands seigneurs très authentiques.

– «Hé bien?» interrogea Corbin. Elle avait été si nette, l'autre jour! Maintenant elle se taisait. Elle avait tendu à son cousin le billet, imprégné d'un violent parfum, qui justifiait le biblique surnom donné à la riche veuve par la colère de sa jeune rivale. Les narines du farouche écuyer se contractèrent de dégoût, comme si, réellement, la Jézabel maudite par les prophètes fût venue secouer ses impudiques voiles autour de lui pour le tenter. Et brusquement, afin de suggérer la réponse à sa cousine: «Je suis libre, mardi prochain. Nous allons faire dire à Mme Tournade que je serai là avec les chevaux…»

– «Non,» interrompit la jeune fille, «c'est moi qui irai…» Et, se tournant vers Gaultier: «Attendez une minute. Je vais écrire un billet à votre maîtresse…»

– «J'aurais bien désiré parler à M. Campbell lui-même. Est-ce qu'il n'est pas là?..» Cette question, posée par le cocher de Mme Tournade à John Corbin, réveilla celui-ci de la stupeur accablée où la nouvelle volte-face de sa cousine, pourtant trop redoutée, l'avait plongé. Il regarda le gros homme avec un regard de colère et lui dit:

– «Non, mon oncle n'est pas là. Qu'est-ce que vous lui voulez?»

– «Lui demander quelles sont les habitudes de la maison, quand un cocher fait acheter un cheval à ses maîtres?..»

– «Ah çà!» répondit Corbin, hors de lui cette fois, «est-ce que vous nous prenez pour des voleurs comme vous?»

– «Mais…» voulut répliquer l'autre, interloqué de cette étonnante algarade.

– «Oui, comme vous,» répéta le furieux. «Quand nous vendons un cheval, nous autres, nous demandons ce qu'il vaut, pas un shilling de plus. Nous ne sommes pas des maquignons français, nous, entendez-vous. Nous sommes d'honnêtes marchands anglais. Si vous voulez gagner sur l'écurie de votre maîtresse, allez ailleurs.»

Jamais aucun des fournisseurs divers avec lesquels peut traiter cet important personnage: un cocher de grande maison, n'avait parlé de la sorte à «Monsieur Gaultier,» – ni grainetiers, ni selliers, ni carrossiers, ni vétérinaires, ni surtout, commerçants en chevaux. Le pourpre de l'indignation avait envahi le large visage de l'impudent quémandeur. Son mufle rasé s'ouvrit pour proférer une injure qui s'arrêta dans sa gorge, devant la mimique menaçante du grand et long insulaire serrant ses poings et prêt à boxer son interlocuteur. La mémoire de la scène qui avait eu lieu, sur le pas de la porte, avec sa patronne, et qui avait failli lui coûter sa place, lui revint à la même minute et acheva de l'assagir. Il grommela, entre ses dents, une grossière épithète, – si indistinctement que Corbin ne put rien entendre, – juste de quoi sauver à ses propres yeux la dignité de son droit méconnu. Il tourna le dos à l'écuyer d'un geste superbe, puis il se mit à dévisager les box où se trouvaient les deux chevaux, choisis l'autre jour par sa maîtresse, et dont il reconnaissait les têtes. Si les innocents animaux avaient pu lire dans son regard, ils en auraient henni d'épouvante. «Vous ne serez pas huit jours chez nous sans boiter, je vous en donne mon billet, vilaines bêtes,» disaient les prunelles du cocher. – Ce n'était pas donne qu'il y avait dans ce regard. – Il méditait déjà de déconsidérer la maison Campbell et de se venger, du même coup, en mettant hors de service, grâce aux procédés classiques de ses congénères, les montures fournies à sa maîtresse par des gens qui le traitaient de la sorte. Mais les «vilaines bêtes» étaient de si remarquables exemplaires de leur race que, malgré ces coupables pensées, le cocher se sentait attiré vers elles par ce sentiment irrésistible de conscience professionnelle, qui l'avait saisi dans cette même cour une première fois; et, quand Hilda revint tenant sa lettre, il était occupé à leur flatter le chanfrein, tout en continuant de monologuer à part soi:

– «Si ces Campbell n'étaient pas des brigands qui veulent faire du tort aux camarades en prenant tout le profit, ce serait un plaisir de se servir chez eux!.. Pour des chevaux, il n'y a pas à dire, c'est des chevaux… Et gentils, avec cela… Sont-ils gentils!.. Aussi gentils que les gens d'ici sont brutes… Mais ça ne se passera pas comme ça. Je vais le repincer, l'Inglish, moi, au demi-cercle, avant de partir. On verra…»

On vit, en dépit de cette résolution, maître Gaultier s'en aller, ayant en poche la réponse pour sa maîtresse, sans avoir «repincé» son ennemi, qui se tenait au coin de la porte, les poings toujours fermés, avec son même air tendu de pugiliste aux aguets. Si sa cousine n'eût pas été là, très probablement c'est John qui aurait recommencé la querelle. Il ne désirait rien tant qu'elle dégénérât en batterie. Que le cocher de Mme Tournade rentrât chez sa patronne le nez cassé ou deux côtes défoncées, le bon renom de l'écurie Campbell en souffrirait, mais la veuve décommanderait ses chevaux. Du coup, le projet de la chasse à Rambouillet, si gros de dangereuses conséquences, serait abandonné. Mais Hilda était dans la cour. Sous ses yeux, le cousin amoureux ne pouvait pas se livrer à des hooks et à des upper cut qui lui eussent donné figure de butor. Il se sentait déjà si rustre, à côté d'elle, si épais auprès de sa finesse, si lourdaud devant sa grâce! Il laissa donc passer l'envoyé de Mme Tournade en frémissant. Dès qu'ils furent seuls, il dit à la jeune fille, avec une douceur navrée – contraste pathétique à sa colère de tout à l'heure, car on y sentait l'infinie indulgence d'un cœur incapable de blâmer ce qu'il chérit:

– «Ainsi, vous êtes retombée, Hilda?.. Vous ne pouvez pas perdre cette possibilité de revoir cet homme, même dans ces conditions?.. comme vous l'aimez!»

– «Ah!» répondit Hilda. «Je ne sais plus. Je ne comprends plus… Vous devez bien sévèrement me juger, Jack, et je le mérite…»

– «Je ne vous juge pas,» dit-il. «Je vous plains. Celui que je juge, c'est lui. Et, si jamais vous me rendez ma parole…»

– «Je ne vous la rends pas,» répliqua-t-elle, vivement. Puis, d'une voix presque basse, comme effrayée des abîmes qu'elle découvrait dans sa propre sensibilité: «Moi aussi, je le juge, et comme vous, plus sévèrement peut-être, et cela n'empêche rien… Que c'est triste de ne pas estimer celui qu'on aime, et de…»

Elle n'acheva pas. Elle ne dit pas: «Et de ne pas aimer celui qu'on estime!..» L'amoureux dédaigné les lut, sur ces belles lèvres arrières, ces mots où tenait toute la mélancolie de leur destinée à l'un et à l'autre. Il l'acceptait pour lui, cette destinée, sans plus essayer de la conjurer. Il avait renoncé au fol espoir d'être aimé. Il n'acceptait pas, pour Hilda, l'avenir qu'il entrevoyait. Mais que faire? Quand il était accouru, quelques jours auparavant, lui répéter les propos surpris dans la journée de chasse, à Chantilly, il avait tant cru qu'il portait un coup définitif au prestige de son rival!.. D'autres faits indiscutables étaient venus si vite corroborer et aggraver ce témoignage! Et le mépris, au lieu d'étouffer chez la jeune fille cet amour passionné pour un être indigne, semblait l'aviver, l'exalter… C'était un démenti donné à toutes les idées que John s'était faites sur sa cousine. Pourtant, qui la connaissait, sinon lui, l'ayant vue naître et grandir? Cette funeste passion avait donc dénaturé ce caractère si instinctivement droit, si délicat, si étranger aux compromis. L'écuyer avait toujours eu le sentiment qu'il n'était qu'un ignorant. Il n'avait eu, dans son humble métier, qu'une bien étroite expérience. Cette conviction de son incapacité à manier finement la vie l'accabla soudain. Toutes ses démarches, depuis ces six mois, n'avaient fait qu'empirer une situation dont il avait prévu les conséquences détestables dès le premier jour. Il brisa cet entretien et n'essaya plus de le recommencer dans les trois jours qui lui restaient pour agir, avant la chasse. La conscience de sa maladresse le paralysait, en même temps qu'il se désespérait devant cette évidence: Hilda était dans une de ces crises où les pires folies sont probables. Comment allait-elle se comporter, durant cette chasse? Pourquoi ce soudain revirement de sa volonté, alors qu'elle n'avait changé d'opinion ni sur Maligny, ni sur son propre devoir? Ces points d'interrogation se posaient devant l'obscure intelligence de John Corbin, sans qu'il imaginât même une réponse. Ces soixante-douze heures s'écoulèrent dans cette angoisse, si douloureuse d'inefficacité, qu'il éprouva presque un soulagement quand l'instant du départ pour la chasse approcha. Un événement allait se produire, quel qu'il fût, – par suite, une solution. Ils s'étaient, la jeune fille et lui, évités d'un commun accord, durant tout ce temps. Ils sentaient trop qu'ils ne pouvaient se parler qu'en se faisant du mal. Dans le train qui les emportait vers Rambouillet, Corbin osa enfin interroger de nouveau sa cousine. Il avait tremblé, jusqu'au dernier moment, ou qu'elle ne lui permît pas de l'accompagner, ou que Bob Campbell ne lui donnât la commission d'aller présenter une bête ailleurs. Le contraire était arrivé. L'oncle avait dit au neveu:

– «Faites envoyer à Rambouillet le Norfolk que nous avons à vendre, Jack. Vous le monterez. Si cette Mme Tournade n'est pas satisfaite des deux autres chevaux, peut-être aura-t-elle l'idée de prendre celui-là, un Norfolk pour la selle, c'est rare. Il s'habituera toujours un peu à la trompe et aux chiens…»

Hilda n'avait pas protesté contre ce projet. Les trois chevaux avaient été expédiés, la veille, sous la surveillance d'un lad, et Corbin se trouvait assis vis-à-vis de sa cousine, vers les sept heures du matin, – un matin voilé d'automne qui annonçait une tiède et claire journée, – dans le compartiment du chemin de fer. Il lui demanda tout d'un coup: – «Vous savez, Hilda, que, si vous voulez ne pas chasser, il est encore temps. J'ai donné l'ordre à Dick qu'il emportât deux selles d'homme, pour le cas où vous vous raviseriez. Il monterait le Norfolk, et, moi, j'accompagnerais Mme Tournade. Vous diriez à votre père que vous vous êtes sentie souffrante, et vous rentreriez par le prochain train…»

– «Non,» répondit-elle en secouant la tête après une visible hésitation. «J'ai besoin de le voir en face d'elle.» Et, avec ce même accent profond, presque de honte, qu'elle avait eu déjà lors de leur dernier entretien intime, elle ajouta: «Et puis, l'autre sera peut-être là.»

Sous le coup d'une pareille confidence, et qui lui révélait des mystères insoupçonnés dans ce cœur si malade, de quel regard Corbin parcourut les groupes de chasseurs, quand Hilda et lui arrivèrent au rendez-vous de l'équipage de Montarieu. Il ne lui fallut pas une minute pour reconnaître et Maligny, monté sur Galopin, – et Mlle d'Albiac, en selle aussi et manœuvrant, avec une habileté digne de Hilda, une jument rouanne un peu nerveuse, – et Mme Tournade, en amazone, la cravache à la main, qui attendait, assise dans une victoria. Sur le siège, se trouvait maître Gaultier, grotesquement flanqué d'un postillon poudré! Les deux chevaux de l'écurie Campbell, tenus en main par le lad Dick, piaffaient à côté. Le brouillard s'était un peu levé. Des coins de ciel bleu paraissaient par places, dans l'interstice des nuages légers qui floconnaient au-dessus de la forêt. Elle serrait ses futaies fauves à la droite du groupe de chasseurs, massés devant la porte d'entrée d'un petit château, une gentilhommière du temps de Louis XIII, élégante construction de briques à coins de pierre. Sur la gauche, une plaine s'étalait, à peine onduleuse, découpée en champs et semée de petites fermes au toit rouge. De-ci de-là, un hameau profilait la silhouette du clocher de son église. C'était un paysage reposé, de teintes neutres, avec lequel contrastait vivement l'agitation du rendez-vous de chasse. Les chevaux, au nombre de quarante peut-être, allaient et venaient sur place, s'ébrouant dans l'air frais, creusant le sol du sabot, mâchant leur mors avec impatience. La plupart des cavaliers portaient l'habit de drap rouge qui se détachait en taches claires sur le fond grisâtre ou doré. Ils étaient coiffés de la casquette ronde en velours, tandis que les femmes qui avaient droit aux couleurs de l'équipage arboraient, sur la tête, un petit tricorne noir à ganse d'argent, la taille prise dans un habit de drap rouge aussi. C'était le costume de Louise d'Albiac. Il lui seyait divinement. Cette souveraine élégance était une supériorité de plus sur la lourde rivale, engoncée dans l'étoffe gris sombre de son corsage. Celle-ci semblait plus disgracieuse encore sous son chapeau en forme de tricorne également, mais, tout noir, et qui élargissait sa face engraissée et plâtrée au point de la faire paraître laide, malgré la régularité des traits. Jules avait, naturellement, le bouton de cet équipage. Il évoquait, dans cet attirail d'un autre temps, l'image d'un des chasseurs que les peintures d'Oudry, celles du palais de Fontainebleau, par exemple, nous montrent en train de galoper à la suite du roi Louis XV, sous des arbres rouilles par l'automne, comme ceux-là. Il était véritablement le plus joli homme de ceux qui se pressaient au rendez-vous, vêtus comme lui. Le plaisir de la chasse était, pour ce descendant des Maligny, des Nadailles et des palatins de la maison des Lodzia, un goût si nativement héréditaire, si mêlé aux globules les plus intimes de son sang, qu'à cette minute il en oubliait son autre goût: celui de la séduction. Un demi-sourire s'était bien comme estompé sous le voile châtain de sa moustache, quand il avait vu arriver miss Campbell et John Corbin; puis, il avait repris, sans prêter plus d'attention à la nouvelle venue qu'à ses deux autres partners au jeu de l'amour-fantaisie, son dialogue avec un des piqueux. Il l'interrogeait sur le pronostic de la chasse. Leurs voisins entendaient passer, dans leur conversation, ces termes spéciaux qui sont le schibboleth de ce seigneurial divertissement. Rien n'a changé de ce vocabulaire, depuis que Jacques du Fouilloux, «escuyer seigneur du dict lieu pays de Gastine en Poitou», dédiait sa Vénerie «au Roy très chrestien Charles neufiesme de ce nom». Molière se moquait déjà, dans une scène célèbre des Fâcheux, de la vanité, d'ailleurs inoffensive, avec laquelle les initiés parlent de ce véritable idiome, qui compte, prétend-on, plus de trois cents mots pour la seule chasse au cerf. Le narrateur de ce récit s'excuse de ne pas rapporter par le menu les propos échangés entre le jeune homme et le vieux veneur, d'abord parce qu'ils étaient fort insignifiants, et, surtout, il serait assuré de commettre un de ces solécismes à faire se retourner dans leurs tombes les Salnove et les Verrier de La Conterie, les d'Youville et les Desgraviers, les classiques de cette littérature26. Il n'aurait qu'à parler du bois d'un cerf ou de sa peau, quand les profès dans la dévotion de saint Hubert disent massacre et nappe! Cependant, les chiens, encore attachés, se pressaient les uns contre les autres. Ils palpitaient, ils hurlaient d'attente, après le moment où ils seraient enfin déhardés. Des curieux et des curieuses étaient descendus des voitures, rangées au long de la route. Piétons et cavaliers causaient gaiement, tandis que le prince de La Tour-Enguerrand, pénétré de son importance, allait et venait sur un magnifique irlandais de couleur pie. C'était une de ses excentricités, à cet arbitre de la mode. Il ne montait que des bêtes de cette fantastique robe. – C'était aussi un de ses snobismes. Les bourgeois et les parvenus ne sont pas les seules victimes de ce ridicule. On peut être aussi bien né qu'un Bourbon et ne pas en être exempt, lorsqu'on pense trop à sa maison. La Tour-Enguerrand ne manquait jamais l'occasion de rappeler le motif de ce choix, comme il le fit à Mme Tournade, qui admirait sa bête:

– «C'est une drôle de couleur, n'est-ce pas?.. Elle est de tradition dans notre famille, depuis que le maréchal de Turenne, qui ne montait que des juments pie, a donné une de ses bêtes à mon arrière-arrière-arrière-grand-père… Demandez à miss Campbell la peine que son père a eue pour me trouver ce cheval-ci…»

L'aimable maître d'équipage, que son mariage avec la fille du richissime Firmin Nortier27 n'a empêché, jusqu'ici, ni de corser son budget à coups d'expédients, ni de conter fleurette à toutes les jolies personnes, en fut pour les frais de son sourire et de son salut. Hilda ne parut pas même l'avoir entendu. Il fallut que Corbin, qui ne l'avait pas quittée, répondît pour elle dans le français et avec l'accent que l'on devine:

– «Beau cheval, c'est vrai… Acheté à Dublin au horse show… Très brillant… Du fond… Prend une haie de six pieds…»

Puis, tout bas, en anglais, cette fois:

– «Je vous en supplie, Hilda. Contrôlez-vous… Ne vous donnez pas en spectacle…» Débile traduction du dicton énergique: Don't make a fool of yourself, «ne faites pas une folle de vous-même», par la brutalité duquel le cousin, si soumis, trahissait l'excès de son inquiétude.

– «Vous avez raison,» répondit Hilda à mi-voix et dans la même langue. Elle avait eu le tressaillement d'une personne abîmée dans une hallucination et qu'un rappel soudain réveille à la conscience des choses qui l'entourent. Ce n'était plus Maligny qu'elle regardait ainsi avec des yeux comme hypnotisés. C'était Mlle d'Albiac, qui, visiblement, de son côté, avait remarqué ce regard. Elle s'était penchée sur le garrot de son cheval pour parler à un cavalier d'un certain âge, lequel avait mis pied à terre et desserrait la gourmette de la monture de la jeune fille, avec une privauté toute paternelle. Nul doute qu'elle ne lui eût demandé qui était cette nouvelle venue, dont l'observation trop attentive l'étonnait. Le cavalier qui n'était autre en effet que d'Albiac, avait, à son tour, interrogé son voisin. Tous deux avaient dévisagé Hilda. Le voisin avait dit un nom que le père avait répété à sa fille. Jusque-là, rien que de très naturel. Mais que signifiait le geste d'étonnement, aussitôt réprimé, que Louise ne put s'empêcher d'esquisser? Pourquoi commença-t-elle de tourner sans cesse, elle aussi, ses yeux dans la direction de miss Campbell, avec une curiosité à laquelle sa bonne éducation ne lui permettait pas de céder? Et elle y cédait, cependant. Pourquoi?.. Mais pourquoi les yeux de Mme Tournade allaient-ils de l'une à l'autre des deux jeunes filles, épiant, sur leur visage, les émotions infligées à chacune par la présence de l'autre?

Elle ne cessait de les étudier que pour regarder Jules. Il continuait, lui, à causer avec le piqueux, – de son même air heureux de jeune seigneur insouciant, qui se sent un bon cheval entre les genoux, l'allégresse de ses vingt-cinq ans dans tous ses muscles, et qui n'attend que le signal du découplement des chiens pour plonger dans la forêt, avec délices, à la poursuite du cerf que la meute aura fait débucher. La femme de plus de quarante ans aurait dû trouver, dans cette indifférence apparente du jeune homme à l'égard de Louise et de Hilda, une occasion de se réjouir. Puisqu'elle rêvait d'en faire son mari, n'était-ce pas une preuve qu'il n'avait pas de bien vifs sentiments à lui sacrifier? Mais comment ne pas constater qu'il ne semblait pas moins indifférent pour elle?.. Etait-ce l'irritation de cette froideur? Etait-ce le secret remords de quelque action indélicate à laquelle la jalousie l'avait entraînée, et dont rougissait son fonds de probité bourgeoise? Etait-ce cette jalousie même? Les silhouettes de ses deux rivales, si fines, si élégantes, lui démontraient trop bien que, dans une lutte avec elles, son argent seul pouvait la faire triompher… Etait-ce encore une appréhension de cette chasse, sur un cheval qu'elle connaissait à peine?.. Ou bien y avait-il un peu de ces divers motifs dans son énervement? Toujours est-il que sa voix se fit presque impérieuse et qu'une brusquerie passa dans son geste pour dire à Hilda, en la touchant au bras du pommeau de sa cravache:

– «Quand allons-nous nous mettre en selle, mademoiselle? A quoi pensez-vous?.. Veuillez vérifier si les sangles sont solides et si la bête est bien embouchée… Et vite…»

Ces paroles avaient été prononcées assez haut pour que Jules pût distinguer chaque syllabe, s'il avait tendu l'oreille du côté où se tenait sa pauvre fiancée d'un jour, livrée en proie aux brutalités d'une mesquine vengeance. Les mots en étaient bien secs. Le ton était pire. Il signifiait: «Vous n'êtes qu'une salariée, ma petite. C'est moi qui paie et vous allez me servir…» La fière jeune fille, et que ses jolies manières réservées faisaient toujours traiter sur un pied d'égalité, eut un nouveau frisson, mais de révolte. Ses yeux dardèrent, sur l'arrogante richarde, un regard dont l'autre sentit bien le muet reproche. Mais dans quel cœur de femme – et d'homme – la jalousie a-t-elle jamais été une conseillère de pitié ou seulement de justice? Une vilaine joie d'avoir fait mal à l'une, du moins, de ses deux rivales, poussa Mme Tournade à répéter:

– «Vous m'entendez, mademoiselle?..»

– «Je suis prête, madame,» répondit Hilda, avec un visible effort. Elle ne voulait pas «accuser le coup,» comme on dit, dans la langue des gens de sport, —olla podrida, faite de mots empruntés à toutes les espèces d'exercices. – Elle interpella Corbin, qui maniait, lui aussi, sa cravache, et combien nerveusement! Avec quel plaisir il se fût servi de cet instrument de correction, en dépit du célèbre proverbe qu'il ne faut pas frapper une femme, même avec une fleur, pour ajouter une scène à la comédie de son grand compatriote: The Taming of the Shrew28, – «le Domptement de la Mégère». – Mais de même que, tout à l'heure, son appel à sa cousine avait rendu à celle-ci le sang-froid perdu, cette phrase de Hilda: «Voulez-vous mettre madame en selle, Jack?..» lui rendit son sang-froid à lui. Quand la veuve s'enleva de terre sur les mains unies de l'écuyer, elle ne put pas se douter quelle sauvage envie démangeait ces rudes paumes, où posait la semelle de la fine botte vernie qui boudinait son pied court. Ah! s'il avait pu l'empoigner durement, la jeter à genoux devant cette «salariée», pour qu'elle demandât pardon!.. Au lieu de cela, il achevait de rendre à l'insolente les menus services que comportait son métier, avec autant de soin que s'il se fût agi de sa cousine elle-même. Il lui tirait soigneusement la jupe de son amazone. Il lui rajustait son étrivière à une plus exacte mesure. Il lui tendait la rêne de filet, puis celle de mors, promenait quelques minutes le cheval pour qu'il ne s'énervât point, et il laissait Dick mettre en selle la pauvre Hilda. On ne va pas plus loin dans la conscience professionnelle, cette vertu si répandue en Angleterre qu'elle est presque le trait le plus national. Il explique, mieux que toutes les théories de haute politique, l'histoire des triomphes de ce pays, qui, du petit au grand, ne connaît pas l'«à peu près»… Mais, déjà, les valets de limiers étaient revenus. Le prince de La Tour-Enguerrand avait donné le signal de découpler. La meute s'était élancée. Les chevaux partaient à la suite. Les voitures s'ébranlaient. Les trompes commençaient de retentir, emplissant la forêt, par intervalles, de ces airs qui sont un langage, eux aussi. Toute la grâce de la vieille France, toute son élégance légère y vibre encore. Quelle différence avec le brutal cornet à bouquin des Anglais et le grand huchet des Allemands! Le «Lancé», la «Vue», le «Bien allé», le «Volcel' est», le «Débuché», allaient, tour à tour, rallier les chasseurs égarés dans les avenues, les sentiers et les clairières. Mme Tournade et Hilda Campbell s'étaient mises en route au trot modéré de leurs montures, sur ce mot de la jeune Anglaise, non moins consciencieusement professionnelle que son cousin:

– «Nos chevaux seront plus sages, madame, si nous ne les poussons pas tout de suite.»

Corbin, qui ne voulait ni quitter sa cousine, ni pourtant avoir l'air de la surveiller, suivait par derrière, mêlé à un groupe d'autres maquignons de sa connaissance, venus, comme lui, présenter des chevaux. Il était monté sur le Norfolk, lequel avait grand besoin, comme avait dit Bob Campbell, d'être habitué aux trompes et aux chiens, car, depuis que le laisser-courre avait été donné, cet animal montrait une telle inquiétude, que même l'excellent cavalier qu'était John devait éployer tout son art pour le retenir. Le brave garçon ne pouvait donc avoir l'œil aussi constamment qu'il aurait voulu sur les faits et gestes de sa cousine. Mais il devinait son énervement, lui qui savait avec quelle tranquille maîtrise elle montait d'ordinaire, à sa manière crispée de se tenir, aux sursauts qu'elle imprimait à sa monture par des à-coups involontaires, à sa façon saccadée de pencher sa tête à droite et à gauche, en avant et en arrière… Qui épiait-elle avec cette évidente angoisse, sinon Louise d'Albiac et Jules de Maligny, lesquels, en ce moment, galopaient aussi, d'un tout petit galop de départ, dans la même route de forêt? Ils étaient, pourtant, séparés. Louise n'avait auprès d'elle, que son père. Maligny s'attardait à causer avec un de ses camarades, un autre fanatique de la chasse à courre, et ils échangeaient ensemble, tout en s'arrêtant de minute en minute, des phrases qu'un troisième cavalier, un petit coulissier faufilé là et qui montait un carcan de louage, déjà essoufflé, écoutait, bouche bée:

26.SALNOVE, auteur de la Vénerie royale (1665). VERRIER DE LA CONTERIE, auteur de la Vénerie normande (1763). D'YOUVILLE, inscrit dans l'Almanach de Versailles de 1789 sous le titre de Commandant de la Meute du Chevreuil, auteur d'un Traité de vénerie (1788). DESCRAVIERS, auteur du Parfait Chasseur (1810).
27.Voir Un homme d'affaires.
28.Titre de la pièce de Shakespeare, connue en France sous le nom de: la Mégère apprivoisée.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
25 июня 2017
Объем:
340 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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