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Читать книгу: «Cruelle Énigme», страница 2

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II

En dépit de cette curiosité cependant, le général ne fit pas un geste plus rapide. L'habitude de la minutie militaire était trop forte chez lui pour qu'aucune émotion en triomphât. Il remit lui-même sa canne dans le porte-cannes, ôta ses gants fourrés l'un après l'autre, et les posa sur la table de l'antichambre à côté de son chapeau soigneusement placé sur le côté. Son domestique lui enleva son pardessus avec la même lenteur. Alors seulement il entra dans la pièce où ce domestique venait de lui dire que le jeune homme l'attendait depuis une demi-heure. C'était une salle d'un aspect triste et qui indiquait la simplicité d'une existence réduite à ses besoins les plus stricts. Des rayons de bois de chêne, surchargés de livres dont la seule apparence révélait des publications officielles, couraient sur deux des côtés. Des cartes et quelques trophées d'armes décoraient le reste. Un bureau placé au milieu de la pièce, étalait des papiers classés par groupes, notes du grand ouvrage que le comte préparait indéfiniment sur la réorganisation de l'armée. Deux manches de lustrine pliées avec méthode étaient posées entre les équerres et les règles. Un buste du maréchal Bugeaud ornait la cheminée garnie d'une grille où un feu de coke achevait de brûler. Cette pièce carrelée était passée au rouge et le tapis sur lequel portaient les pieds de la table les dépassait à peine. Sur cette table posait une lampe de cuivre poli, allumée en ce moment, et l'abat-jour de carton vert faisait tomber la clarté sur le visage du jeune Liauran, qui regardait le feu, assis de côté sur le fauteuil de paille et son menton appuyé sur sa main. Il était à ce point absorbé dans sa rêverie qu'il paraissait n'avoir entendu ni le roulement de la voiture, ni l'entrée du général dans la pièce. Jamais non plus ce dernier n'avait été frappé, comme à cette minute, de l'étonnante ressemblance qu'offrait la physionomie de cet enfant avec celle des deux femmes qui l'avaient élevé. Si Mme Liauran paraissait déjà plus frêle que sa mère, moins capable de suffire aux amertumes de la vie, cette fragilité s'exagérait encore chez Hubert. Son frac de drap mince, car il était en tenue de soirée avec un bouquet blanc à la boutonnière, dessinait ses minces épaules. Les doigts qu'il allongeait contre sa tempe avaient la finesse de ceux d'une femme. La pâleur de son teint, que l'extrême régularité de sa vie teintait d'ordinaire de rose, trahissait, en cette heure de tristesse, la profondeur du retentissement que toute émotion éveillait dans cet organisme trop délicat. Un cercle de nacre se creusait autour de ses beaux yeux noirs; mais, en même temps, un je ne sais quoi de très fier dans la ligne du front coupé noblement et du nez à peine busqué, le pli de la lèvre où s'effilait une moustache sombre, l'arrêt du menton frappé d'une mâle fossette, d'autres signes encore tels que la barre des sourcils froncés, trahissaient l'hérédité d'une race d'action chez l'enfant trop câliné des deux femmes solitaires. Si le général avait été aussi bon connaisseur en peinture qu'il était expert en armes, il eût certainement songé devant ce visage, à ces portraits de jeunes princes, peints par Van Dyck, où la finesse presque morbide d'une race vieillie se mélange à la persistante fierté d'un sang héroïque. Le général, après s'être arrêté quelques secondes à cette contemplation, marcha vers la table. Hubert releva cette tête charmante que ses boucles brunes, en ce moment dérangées, achevaient de rendre pareille aux portraits exécutés par le peintre de Charles Ier; il vit son parrain et se leva pour le saluer. Il était bien pris dans une taille petite, et rien qu'à la façon gracieuse dont il tendait la main, on devinait la longue surveillance des yeux maternels. Nos manières ne sont-elles pas l'œuvre indestructible des regards qui nous ont suivis et jugés durant notre enfance?

– «Tu as donc à me parler d'affaires bien graves, dit le général, allant droit au fait. Je m'en doutais, ajouta-t-il; j'ai laissé ta mère et ta grand'mère plus tristes que je ne les avais vues depuis la guerre d'Italie. Pourquoi n'étais-tu pas auprès d'elles ce soir?.. Si tu ne rends pas ces deux femmes heureuses, Hubert, tu es cruellement ingrat, car elles donneraient leur vie pour ton bonheur. – Enfin, que se passe-t-il?..»

Le général avait prononcé cette phrase en continuant à voix haute les pensées qui l'avaient tourmenté durant le trajet de la rue Vaneau à son logis. Il put voir, à mesure qu'il parlait, les traits du jeune homme s'altérer visiblement. C'était une des fatalités héréditaires du tempérament de cet enfant trop aimé, qu'un son de voix dure lui donnât toujours un petit spasme douloureux au cœur. Mais, sans doute, à la dureté de l'accent du comte Scilly s'ajoutait la dureté de la signification de ses paroles. Elles mettaient à nu, brutalement, une plaie trop vive. Hubert s'assit comme brisé; puis il répondit, d'une voix qui, un peu voilée par nature, s'assourdissait encore à cette minute. Il n'essaya même pas de nier qu'il fût la cause du chagrin des deux femmes.

– «Ne m'interrogez pas, mon parrain; je vous donne ma parole d'honneur que je ne suis pas coupable; seulement, je ne peux pas vous expliquer le malentendu qui fait que je leur suis un objet de peine. Je ne le peux pas… Je suis sorti plus souvent que d'habitude, et c'est là mon seul crime…

– «Tu ne me dis pas toute la vérité, répliqua Scilly, adouci, bien qu'il en eût, par l'évidente douleur du jeune homme. Ta mère et ta grand'mère te veulent par trop dans leurs jupons, cela, je l'ai toujours pensé. On t'aurait élevé plus durement si j'avais été ton père. Les femmes ne s'y entendent pas à former un homme. Mais depuis deux ans, est-ce qu'elles ne te poussent pas à aller dans le monde? Ce ne sont donc pas tes sorties qui leur font de la peine, c'est leur motif…»

En prononçant cette phrase, qu'il considérait comme très habile, le comte regardait son filleul à travers la fumée d'une petite pipe de bois de bruyère qu'il venait d'allumer, – machinale habitude qui expliquait suffisamment l'âcre atmosphère dont la chambre était saturée. Il vit les joues d'Hubert se colorer d'un soudain afflux de sang qui eût été, pour un observateur plus perspicace, un indéniable aveu. Il n'y a qu'une allusion, ou la crainte d'une allusion sur une femme aimée, qui ait le pouvoir de troubler ainsi un jeune homme aussi évidemment pur que l'était celui-ci. Après quelques instants de cette émotion soudaine, il reprit:

– «Je vous affirme, mon parrain, qu'il n'y a dans ma conduite rien dont je doive avoir honte. C'est la première fois que ni ma mère ni ma grand'mère ne me comprennent… mais je ne leur céderai pas sur le point où nous sommes en lutte. Elles y sont injustes, affreusement injustes,» continua-t-il en se levant et faisant quelques pas. Cette fois son visage exprimait non plus la souffrance, mais l'orgueil indomptable que l'hérédité militaire avait mis dans son sang. Il ne laissa pas au général le temps de relever ces paroles qui, dans sa bouche de fils ordinairement trop soumis, décelaient une extraordinaire intensité de passion. Il contracta son sourcil, secoua la tête comme pour chasser une obsédante idée, et, redevenu maître de lui:

– «Je ne suis pas venu ici pour me plaindre à vous, mon parrain, dit-il; vous me recevriez mal, et vous n'auriez pas tort… J'ai à vous demander un service, un grand service. Mais je voudrais que tout restât entre nous de ce que je vais vous confier.

– «Je ne prends pas de ces engagements-là, fit le comte. On n'a pas toujours le droit de se taire, ajouta-t-il. Tout ce que je peux te promettre, c'est de garder ton secret, si mon affection pour qui tu sais ne me fait pas un devoir de parler. Va, maintenant, et décide toi-même…

– «Soit, repartit le jeune homme après un silence durant lequel il avait, sans doute, jugé la situation où il se trouvait; vous agirez comme vous voudrez… Ce que j'ai à vous dire tient dans une courte phrase. Mon parrain, pouvez-vous me prêter trois mille francs?»

Cette question était tellement inattendue pour le comte qu'elle changea, du coup, la suite de ses idées. Depuis le début de l'entretien, il cherchait à deviner le secret du jeune homme, qui était aussi le secret de ses deux amies, et il avait nécessairement pensé qu'il s'agissait de quelque aventure de femme. A vrai dire, cela n'était point pour le choquer. Bien que très dévot, Scilly était demeuré trop essentiellement soldat pour n'avoir pas sur l'amour des théories d'une entière indulgence. La vie militaire conduit ceux qui la mènent à une simplification de pensée qui leur fait admettre tous les faits, quels qu'ils soient, dans leur vérité. Une «gueuse», aux yeux de Scilly, c'était pour un jeune homme la maladie nécessaire. Il suffisait que cette maladie ne se prolongeât point, et que le jeune homme n'y laissât pas trop de lui-même. Il eut soudain un doute, pour lui plus affreux, car il considérait, sur son expérience de régiment, les cartes comme plus dangereuses de beaucoup que les femmes.

– «Tu as joué? fit-il brusquement.

– «Non, mon parrain, répondit le jeune homme. J'ai tout simplement dépensé ces mois-ci plus que ma pension; j'ai des dettes à régler, et, ajouta-t-il, je pars après-demain pour l'Angleterre.

– «Et ta mère sait ce voyage?

– «Sans doute; je vais passer quinze jours à Londres chez mon ami de l'ambassade, Emmanuel Deroy, que vous connaissez.

– «Si ta mère te laisse partir, reprit le vieillard qui continuait de poursuivre son enquête avec logique, c'est que ta conduite à Paris la fait cruellement souffrir. Réponds-moi avec franchise. Tu as une maîtresse?

– «Non, répondit Hubert avec un nouveau passage de pourpre sur ses joues; je n'ai pas de maîtresse.

– «Si ce n'est ni la dame de pique ni celle de cœur, fit le général, qui ne douta pas une minute de la véracité de son filleul, – il le savait incapable d'un mensonge, – me feras-tu l'honneur de me dire où s'en sont allés les cinq cents francs par mois que ta mère te donne, une paye de colonel, et pour ton argent de poche?

– «Ah! mon parrain, reprit le jeune homme visiblement soulagé, vous ne connaissez pas les exigences de la vie du monde. Tenez, hier, j'ai rendu à dîner au café Anglais à trois amis; c'est tout près de six louis. J'ai envoyé plusieurs bouquets, pris des voitures pour aller à la campagne, donné quelques souvenirs. On est si vite à bout de ces cinq billets de banque! Bref, je vous le répète, j'ai des dettes que je veux payer, j'ai à suffire aux frais de mon voyage, et je ne veux pas m'adresser à ma mère en ce moment, ni à ma grand'mère. Elles ne savent pas ce que c'est que l'existence d'un jeune homme à Paris. A un premier malentendu, je ne veux pas en ajouter un second. Dans les rapports que nous avons aujourd'hui ensemble, elles verraient des fautes où il n'y a eu que des nécessités inévitables. Et puis, une scène avec ma mère, je ne peux pas la supporter physiquement.

– «Et si je refuse?.. interrogea Scilly.

– «Je m'adresserai ailleurs, fit Alexandre-Hubert; cela me sera terriblement pénible, mais je le ferai.»

Il y eut un silence entre les deux hommes. Toute l'histoire s'obscurcissait encore au regard du général, comme la fumée qu'il envoyait de sa pipe par bouffées méthodiques. Mais ce qu'il voyait nettement, c'était le caractère définitif de la résolution d'Hubert, quelle qu'en fût la cause secrète. Lui répondre non, c'était l'envoyer à un usurier peut-être, ou tout au moins le contraindre à quelque démarche cruelle pour son amour-propre. Avancer cette somme à son filleul, c'était acquérir, au contraire, un droit à suivre de plus près le mystère qui se cachait au fond de son exaltation comme derrière la mélancolie des deux femmes. Et puis, pour tout dire, le comte aimait Hubert d'une affection bien voisine de la faiblesse. S'il avait été remué profondément par le désespoir morne de Mme Liauran et de Mme Castel, il était maintenant tout bouleversé par la visible angoisse écrite sur le visage de cet enfant, qui était dans sa pensée un fils adoptif aussi cher que l'eût été un fils véritable.

– «Mon ami, dit-il enfin en prenant la main d'Hubert et avec un son de voix où il ne transparaissait plus rien de la dureté du commencement de leur conversation, je t'estime trop pour croire que tu m'associerais à quelque action qui déplût à ta mère. Je ferai ce que tu désires, mais à une condition…»

Les yeux d'Hubert trahirent une inquiétude nouvelle.

– «C'est tout simplement que tu me fixes la date où tu comptes me rembourser cet argent. Je veux bien t'obliger, continua le vieux soldat; mais il ne serait digne, ni de toi d'emprunter une somme que tu croirais ne pas pouvoir rendre, ni de moi de me prêter à un calcul de cet ordre… Veux-tu revenir demain dans l'après-midi? Tu m'apporteras le tableau de ce que tu peux distraire chaque mois de ta pension… Ah! il ne faudra plus offrir de bouquets, de dîners au café Anglais et de souvenirs… Mais n'as-tu pas vécu si longtemps sans ces sottes dépenses?..»

Ce petit discours, où l'esprit d'ordre essentiel au général, sa bonté de cœur et son sentiment de la régularité de la vie se mélangeaient en égale proportion, toucha Hubert si profondément qu'il serra les doigts de son parrain sans répondre, comme brisé par des émotions qu'il n'avait pas dites. Il se doutait bien, tandis que cette entrevue avait lieu au quai d'Orléans, que la veillée se prolongeait à l'hôtel de la rue Vaneau et que les deux êtres qu'il aimait si profondément y commentaient son absence. Comme si un fil mystérieux l'eût uni à ces deux femmes assises au coin de leur feu solitaire, il souffrait des douleurs qu'il causait… Et, en effet, dans le petit salon paisible, une fois le général parti, les «deux saintes» étaient demeurées longtemps silencieuses. De tout le fracas de la vie parisienne, il n'arrivait à elles qu'un vaste et confus bourdonnement, analogue à celui d'une mer entendue de très loin. C'était le symbole de ce qu'avait été si longtemps la destinée de Mme Castel et de sa fille, que l'intimité de cette pièce close, – avec cette rumeur de la vie au dehors. Marie-Alice Liauran, couchée sur sa chaise longue, toute mince dans ses vêtements noirs, semblait écouter cette rumeur, – ou ses pensées, car elle avait abandonné l'ouvrage auquel elle travaillait, tandis que sa mère continuait de faire aller et venir le crochet d'écaille de son tricot, assise dans sa bergère, tout en noir aussi; et, quelquefois, elle levait les yeux sur sa fille, avec un regard où se lisait une double inquiétude. Les sensations que sa fille ressentait, elle les éprouvait, elle, et pour Hubert, et pour cette fille dont elle connaissait la délicatesse presque morbide. Ce ne fut pas elle, cependant, qui rompit la première le silence, mais Mme Liauran, qui, tout d'un coup et comme prolongeant tout haut sa rêverie, se prit à gémir:

– «Ce qui rend ma peine plus intolérable encore, c'est qu'il voit la blessure qu'il m'a faite au cœur, et que cela ne l'arrête pas, lui qui toujours, depuis son enfance jusqu'à ces derniers six mois, ne pouvait pas rencontrer une ombre dans mes yeux, un pli sur mon front, sans que son visage s'altérât. Voilà ce qui me démontre la profondeur de sa passion pour cette femme… Quelle passion et quelle femme!..

– «Ne t'exalte pas, dit Mme Castel en se levant et s'agenouillant devant la chaise longue de sa fille. Tu as la fièvre,» fit-elle en lui prenant la main. Puis, d'une voix abaissée et comme descendant au fond de sa conscience: «Hélas! mon enfant, tu es jalouse de ton fils, comme j'ai été jalouse de toi. J'ai mis tant de jours, je peux bien te le dire maintenant, à aimer ton mari…

– «Ah! ma mère, reprit Mme Liauran, ce n'était pas la même douleur. Je ne me dégradais pas en donnant une partie de mon cœur à l'homme que vous aviez choisi, tandis que vous savez ce que notre cousin George nous a dit de cette Mme de Sauve et de son éducation par cette mère indigne, et de sa réputation depuis qu'elle est mariée, et de ce mari qui tolère que sa femme tienne un salon d'une conversation plus que libre, et de ce père, cet ancien préfet, qui, devenu veuf, a élevé sa fille pêle-mêle avec ses maîtresses. Je l'avoue, maman, si c'est un égoïsme de l'amour maternel, j'ai eu cet égoïsme; j'ai souffert d'avance à l'idée qu'Hubert se marierait, qu'il continuerait sa vie en dehors de la mienne. Mais je me donnais si tort de sentir ainsi, – au lieu que maintenant on me l'a pris, et on me l'a pris pour le flétrir!..»

Pendant quelques minutes encore elle prolongea cette violente lamentation, dans laquelle se révélait l'espèce de frénésie passionnée qui avait fait se concentrer autour de son fils toutes les forces vives de son cœur. Ce n'était pas seulement la mère qui souffrait en elle, c'était la mère pieuse et pour qui les fautes humaines étaient des crimes abominables; c'était la mère isolée et triste, à qui la rivalité avec une femme élégante, riche et jeune, infligeait une secrète humiliation; enfin, tout son cœur saignait à toutes ses places. Le spectacle de cette souffrance poignait si cruellement Mme Castel, et ses yeux exprimaient une si douloureuse pitié, que Marie-Alice Liauran s'interrompit pourtant de sa plainte. Elle se pencha sur sa chaise longue, mit un baiser sur ces pauvres yeux, – si pareils aux siens, – et dit: «Pardonne-moi, maman, mais à qui dirais-je mon mal, si ce n'est à toi? Et puis, ne le verrais-tu pas?.. Hubert ne rentre pas, fit-elle en regardant la pendule dont le balancier continuait d'aller et de venir paisiblement. Est-ce que vous croyez que je n'aurais pas dû m'opposer à ce voyage en Angleterre?

– «Non, mon enfant. S'il va rendre visite à son ami, pourquoi user ton pouvoir en vain? Et s'il partait pour quelque autre motif, il ne t'obéirait pas. Songe qu'il a vingt-deux ans et qu'il est un homme.

– «Je deviens folle, ma mère. Il y a longtemps que ce voyage était arrêté. J'ai vu les lettres d'Emmanuel. Mais quand je souffre, je ne peux plus raisonner. Je ne vois que mon chagrin, qui me bouche toute ma pensée… Ah! comme je suis malheureuse!..»

III

S'il fallait une preuve de la multiplicité foncière de notre personne, on la trouverait dans cette loi, habituel objet de l'indignation des moralistes, qui veut que la vision du chagrin des êtres les plus aimés ne puisse, à de certaines minutes, nous empêcher d'être heureux. Il semble que nos sentiments soutiennent dans notre cœur, et les uns contre les autres, une sorte de lutte pour la vie. L'intensité d'existence de l'un d'entre eux, même momentanée, ne s'obtient qu'au prix de l'exténuation de tous les autres. Il est certain qu'Hubert Liauran chérissait éperdument ses deux mères, – comme il appelait toujours les deux femmes qui l'avaient élevé. Il est certain qu'il avait deviné qu'elles tenaient ensemble, depuis bien des jours, des conversations analogues à celle de ce soir où il avait emprunté à son parrain les trois mille francs dont il avait besoin pour régler ses dettes et suffire à son voyage. Et cependant, lorsqu'il fut monté, au surlendemain de ce soir, dans le train qui l'emportait vers Boulogne, il lui fut impossible de ne pas se sentir l'âme comme noyée dans une félicité divine. Il ne se demandait pas si le comte Scilly parlerait ou non de sa démarche. Il écartait cette appréhension, comme il éloignait le souvenir des yeux de Mme Liauran à l'instant de son départ, comme il étouffait tous les scrupules que pouvait lui donner sa piété intransigeante. S'il n'avait pas menti absolument à sa mère en lui disant qu'il allait rejoindre à Londres son ami Emmanuel Deroy, il avait pourtant trompé cette mère jalouse, en lui cachant qu'à Folkestone il retrouverait Mme de Sauve. Or, Mme de Sauve n'était pas libre. Mme de Sauve était mariée, et, pour un jeune homme élevé comme l'avait été le pieux Hubert, aimer une femme mariée constituait une faute inexpiable. Hubert devait se croire et se croyait en état de péché mortel. Son catholicisme, qui n'était pas une religion de mode et d'attitude, ne lui laissait aucun doute sur ce point. Mais, religion, famille, devoir de franchise, crainte de l'avenir, tous ces fantômes de la conscience ne lui apparaissaient, – qu'à l'état de fantômes, vaines images sans puissance et qui s'évanouissaient devant l'évocation vivante de la beauté de la femme qui, depuis cinq mois, était entrée dans son cœur pour tout y renouveler, de la femme qu'il aimait et dont il se savait aimé. En répondant à son parrain qu'il n'avait pas de maîtresse, Hubert avait dit vrai, en ceci qu'il n'était pas l'amant de Mme de Sauve, au sens de possession physique et entière où notre langue prend ce terme. Elle ne lui avait jamais appartenu, et c'était la première fois qu'il allait se trouver réellement seul avec elle, dans cette solitude d'un pays étranger, rêve secret de tout être qui aime. Tandis que le train courait à toute vapeur parmi les plaines tour à tour ondulées de collines, coupées de cours d'eau, hérissées d'arbres dénudés, le jeune homme se laissait aller à égrener le rosaire de ses souvenirs. Le charme des heures passées lui était rendu plus cher par l'attente d'il ne savait quel immense bonheur. Quoique le fils de Mme Liauran eût vingt-deux ans, le genre de son éducation l'avait maintenu dans cet état de pureté si rare parmi les jeunes gens de Paris, lesquels ont pour la plupart épuisé le plaisir avant d'avoir même soupçonné l'amour. Mais ce dont cet enfant ne se rendait pas compte, c'est que, précisément, cette pureté avait agi, mieux que les roueries les plus savantes, sur l'imagination romanesque de la femme dont le profil passait et repassait devant ses regards au gré des mouvements du wagon, se détachant tour à tour sur les bois, sur les coteaux et sur les dunes. Combien d'images emporte ainsi un train qui passe et, avec elles, combien de destinées précipitées vers le bonheur ou vers le malheur, dans le lointain et l'inconnu!..

C'est au commencement du mois d'octobre de l'année précédente qu'Hubert avait vu Mme de Sauve pour la première fois. A cause de la santé de Mme Liauran, pour laquelle le moindre voyage eût été dangereux, les deux femmes ne quittaient jamais Paris; mais le jeune homme allait parfois, durant l'été ou l'automne, passer une moitié de semaine dans quelque château. Il revenait d'une de ces visites, en compagnie de son cousin George. A une station située sur cette même ligne du Nord qu'il suivait maintenant, il avait, en montant dans un wagon, rencontré la jeune femme avec son mari. Les De Sauve étaient de la connaissance de George, et c'est ainsi qu'Alexandre-Hubert avait été présenté. M. de Sauve était un homme d'environ quarante-cinq ans, très grand et fort, avec un visage déjà trop rouge, et les traces, à travers sa vigueur, d'une usure qui s'expliquait, rien qu'à écouter sa conversation, par sa manière d'entendre la vie. Exister, pour lui, c'était se prodiguer, et il réalisait ce programme dans tous les sens. Chef de cabinet d'un ministre en 1869, jeté après la guerre dans la campagne de propagande bonapartiste, député depuis lors et toujours réélu, mais député agissant et qui pratiquait ses électeurs, il s'était en même temps de plus en plus lancé dans le monde. Il avait un salon, donnait des dîners, s'occupait de sport, et trouvait encore le loisir de s'intéresser avec compétence et succès à des entreprises financières. Ajoutez à cela qu'avant son mariage il avait beaucoup fréquenté le corps de ballet, les coulisses des petits théâtres et les cabinets particuliers. Il y a ainsi des tempéraments dont la nature fait des machines à grosses dépenses, et par suite à grosses recettes. Tout, dans André de Sauve, révélait le goût de ce qui est ample et puissant, depuis la construction de son grand corps jusqu'à sa manière de se vêtir et jusqu'au geste par lequel il prenait un long et noir cigare dans son étui, pour le fumer. Hubert se souvenait très bien d'avoir éprouvé pour cet homme aux mains et aux oreilles velues, aux larges pieds, à l'encolure de dragon, la sorte de répulsion physique dont nous souffrons tous à la rencontre d'une physiologie exactement contraire à la nôtre. N'y a-t-il pas des respirations, des circulations du sang, des jeux de muscles qui nous sont hostiles, probablement grâce à cet indéfinissable instinct de la vie qui pousse deux animaux d'espèce différente à se déchirer aussitôt qu'ils s'affrontent? A vrai dire, l'antipathie du délicat Hubert pouvait s'expliquer plus simplement par une inconsciente et subite jalousie envers le mari de Mme de Sauve; car Thérèse, comme ce mari l'appelait en la tutoyant, avait aussitôt exercé sur le jeune homme une sorte d'attrait irrésistible. Il avait souvent feuilleté, durant son enfance, un portefeuille de gravures rapportées d'Italie par son grand aïeul, le soldat de Bonaparte, et, au premier regard jeté sur cette femme, il ne put s'empêcher de se souvenir des têtes dessinées par les maîtres de l'école lombarde, tant la ressemblance était frappante entre ce visage et celui des Hérodiades et des madones familières à Luini et à ses élèves. C'était le même front plein et large, les mêmes grands yeux chargés de paupières un peu lourdes, le même ovale délicieux du bas des joues terminé sur un menton presque carré, la même sinuosité des lèvres, la même suave attache des sourcils à la naissance du nez, et sur tous ces traits charmants comme une suffusion de lenteur, de grâce et de mystère. Mme de Sauve avait aussi, des femmes de cette école lombarde, le cou vigoureux, les épaules larges, tous les signes d'une race à la fois fine et forte, avec une taille mince, des mains et des pieds d'enfant. Ce qui la distinguait de ce type traditionnel, c'était la couleur de ses cheveux, qu'elle avait, non pas roux et dorés, mais très noirs, et de ses prunelles, dont le gris brouillé tirait sur le vert. La pâleur ambrée de son teint achevait, ainsi que la lenteur languissante qu'elle mettait à tous ses mouvements, de donner à sa beauté un caractère singulier. Il était impossible, devant cette créature, de ne pas penser à quelque portrait du temps passé, quoiqu'elle respirât la jeunesse, avec la pourpre de sa bouche et le fluide vivant de ses yeux, et quoiqu'elle fût habillée à la mode du jour, le buste serré dans une jaquette ajustée de nuance sombre. La jupe de sa robe taillée dans une étoffe anglaise d'une teinte grise, ses pieds chaussés de bottines à lacets, son petit col d'homme, sa cravate droite piquée d'une épingle garnie d'un même fer à cheval en diamants, ses gants de Suède et son chapeau rond ne rappelaient guère la toilette des princesses du XVIe siècle; et cependant elle offrait au regard le modèle accompli de la beauté milanaise, même sous ce costume d'une Parisienne élégante. Par quel mystère? Elle était la fille de Mme Lussac, née Bressuire, dont les parents n'avaient pas quitté la rue Saint-Honoré depuis trois générations, et d'Adolphe Lussac, le préfet de l'Empire, venu d'Auvergne à la suite de M. Rouher. La chronique des salons aurait répondu à cette question en rappelant le passage à Paris, aux environs de 1855, du beau comte Branciforte, ses yeux d'un gris verdâtre, sa pâleur mate, son assiduité auprès de Mme Lussac et sa disparition soudaine de ce milieu où, pendant des mois et des mois, il avait été toujours présent. Mais ces renseignements-là, Hubert ne devait jamais les avoir. Il appartenait, de par son éducation et de par sa nature, à la race de ceux qui acceptent les données officielles de la vie et en ignorent les causes profondes, l'animalité foncière, la tragique doublure, – race heureuse, car à elle appartient la jouissance de la fleur des choses, race vouée d'avance aux catastrophes, car, seule, la vue nette du réel permet de manier un peu le réel.

Non; ce qu'Hubert Liauran se rappelait de cette première entrevue, ce n'était pas des questions sur la singularité du charme de Mme de Sauve. Il ne s'était pas davantage interrogé sur la nuance de caractère que pouvaient indiquer les mouvements de cette femme. Au lieu d'étudier ce visage, il en avait joui, comme un enfant goûte la fraîcheur d'une atmosphère, avec une sorte de délice inconscient. L'absence complète d'ironie qui distinguait Thérèse et se reconnaissait au lent sourire, au calme regard, à la voix égale, aux gestes tranquilles, lui avait été aussitôt une douceur. Il n'avait pas senti devant elle ces angoisses de la timidité douloureuse que le coup d'œil incisif de la plupart des Parisiennes inflige aux tout jeunes gens. Durant le trajet qu'ils avaient fait ensemble, placé en face d'elle, et tandis que De Sauve et George Liauran parlaient d'une loi sur les congrégations religieuses dont la teneur remuait alors tous les partis, il avait pu causer avec Thérèse lentement, et, sans qu'il comprît pourquoi, intimement. Lui qui se taisait d'ordinaire sur lui-même, avec l'obscure idée que l'excitabilité presque folle de son être faisait de lui une exception sans analogue, il s'était ouvert à cette femme de vingt-cinq ans et qu'il connaissait depuis une demi-heure, plus que cela ne lui était jamais arrivé avec des personnes chez lesquelles il dînait tous les quinze jours. A propos d'une question de Thérèse sur ses voyages de l'été, il avait comme naturellement parlé de sa mère, de sa maladie, puis de sa grand'mère, puis de leur vie en commun. Il avait entr'ouvert pour cette étrangère le secret asile de l'hôtel de la rue Vaneau, – non pas sans remords; mais le remords était venu plus tard et moins d'un sentiment de pudeur profanée que de la crainte d'avoir déplu, et lorsqu'il était sorti du cercle de ses regards. Qu'ils étaient captivants, en effet, ces lents regards! Il émanait d'eux une inexprimable caresse; et, quand ils se posaient sur vos yeux, bien en face, c'était comme un attouchement tendre et presque une volupté physique. Après des jours, Hubert se souvenait encore de la sorte de bien-être enivrant qu'il avait éprouvé dès cette première causerie, rien qu'à se sentir regardé ainsi; et ce bien-être n'avait fait que grandir aux entrevues suivantes, jusqu'à devenir presque aussitôt un vrai besoin pour lui, comme de respirer et comme de dormir. Elle lui avait dit, en descendant du wagon, qu'elle était chez elle chaque jeudi, et il avait bientôt appris le chemin de l'appartement du boulevard Haussmann, où elle habitait. Dans quel recoin de son cœur avait-il trouvé l'énergie de faire cette visite qui tombait le surlendemain de leur rencontre? Presque aussitôt, il avait été prié à dîner. Il se rappelait si vivement l'enfantin plaisir qu'il avait eu à lire et à relire l'insignifiant billet d'invitation, à en respirer le parfum léger, à suivre le détail des lettres de son nom écrites par la main de Thérèse. C'était une écriture à laquelle l'abondance des petits traits inutiles donnait un aspect particulier, léger et fantasque, où un graphologue aurait voulu lire le signe d'une nature romanesque. Mais, en même temps, la large façon dont les lignes étaient jetées et la fermeté des pleins, où la plume appuyait un peu grassement, indiquaient une façon de vivre volontiers pratique et presque matérielle. Hubert ne raisonna pas tant; mais dès ce premier billet, chaque lettre de cette écriture devint pour lui une personne qu'il aurait reconnue entre des milliers d'autres. Avec quelle félicité il s'était habillé pour se rendre à ce dîner, en se disant qu'il allait voir Mme de Sauve pendant de longues heures, – des heures qui, comptées par avance, lui paraissaient infinies! Il avait eu un étonnement un peu fâché lorsque sa mère, au moment où il prenait congé d'elle, avait émis une observation critique sur les habitudes de familiarité du monde d'aujourd'hui; puis, séparé de ces événements par des mois, il retrouvait, grâce à l'imagination spéciale dont il était doué, comme toutes les créatures très sensibles, l'exacte nuance de l'émotion que lui avait causée et ce dîner, et la soirée, l'attitude des convives et celle de Thérèse. C'est le plus ou moins de puissance que nous avons de nous figurer à nouveau les peines et les plaisirs passés, qui fait de nous des êtres capables de froid calcul, ou des esclaves de notre vie sentimentale. Hélas! toutes les facultés d'Hubert conspiraient pour river autour de son cœur la chaîne meurtrissante des trop chers souvenirs!

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 июня 2017
Объем:
170 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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