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Читать книгу: «Les Contes de nos pères», страница 3

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IV. DEUX COUPS DE PISTOLET

Henriette demeura longtemps à genoux. Elle avait suivi de l’œil, tant qu’elle avait pu, la course rapide de Janet, qui, brandissant de loin son chapeau de paille au-dessus de sa tête, semblait promettre un prompt retour.

Quand elle rentra dans l’intérieur de la cellule, un sourire presque joyeux embellissait son charmant visage. Elle mit au front du petit Alain, qui s’était rendormi, un baiser plein de passion maternelle.

– Armand te reverra, dit-elle. Oh ! puisses-tu être sauvé, et que Dieu prenne ma vie !

Puis, se souvenant tout à coup qu’elle n’était pas seule, elle s’élança, souriante, vers le vieux marquis, afin de lui faire partager sa joie. Celui-ci était toujours immobile : il avait déposé son livre d’Heures, et priait mentalement, trouvant sans doute que l’ennemi tardait bien à paraître.

– Monsieur mon oncle, cria gaiement Henriette en serrant dans ses blanches mains les mains ridées du vieillard, – nous allons être sauvés !

– C’est par là qu’ils doivent venir, répondit le marquis en montrant un angle de la cachette ; – c’est l’endroit faible… N’ai-je point vu remuer une pierre ?

– Non, monsieur mon oncle. Les démolisseurs se sont éloignés. On n’entend plus leurs coups, dont le retentissement funèbre me brisait l’âme… Écoutez ! J’ai envoyé un message à M. de Thélouars. Il va venir !

Le vieillard n’entendait pas. Il se méprit à l’enthousiasme qui brillait dans les traits de sa nièce, et crut qu’elle aussi attendait le dénoûment avec impatience. Cette idée était peut-être la seule qui désormais pût l’émouvoir puissamment. Il regarda Henriette avec des yeux où se peignait une admiration sans bornes.

– C’est un noble sang que le sang des Carhoët ! murmura-t-il. Vos pères furent de vaillants cœurs, madame ma nièce, et vous êtes bien leur digne fille !… Oui, ajouta-t-il avec mélancolie, vous aviez devant vous de longs jours, pleins de tendresse et de joie, madame, car vous êtes heureuse mère et heureuse épouse… Et pourtant, lorsque la mort vient vers vous, lente, cruelle, inévitable, vous l’attendez le sourire aux lèvres et l’allégresse au front… C’est beau, madame !

– Que parlez-vous de mort ? voulut interrompre Henriette.

– Oh ! c’est beau ! point de fausse modestie !… Votre rôle fait honte au mien… Moi, je suis un vieillard ; mon sacrifice est dérisoire. Ce sont quelques jours solitaires et tristes, quelques semaines peut-être, que je donne à Dieu et au roi… Vous, c’est une vie entière, une vie double, car votre unique enfant ne vous survivra point.

– Mais écoutez-moi, par pitié ! s’écria Henriette ; vos paroles me torturent… Mon fils ! Oh ! Dieu ne peut vouloir qu’il meure…

– Que je voudrais être à votre place, ma fille ! reprit encore le vieillard ; – que votre mort sera belle devant les hommes et devant Dieu !

– La mort ! toujours la mort ! murmura Henriette dont toute la joie s’enfuyait devant cette lugubre éloquence ; – si je pouvais lui faire comprendre…

Elle se pencha vivement à l’oreille du marquis, et cria de toute sa force :

– Il va venir ! il va venir !

Le vieillard parut avoir entendu ce dernier mot.

– Chut ! fit-il avec mystère ; je le crois comme vous, madame ; ils vont venir… par là… C’est par là que je les attends… mais, de par Dieu ! ils ne trouveront point ce qu’ils cherchent. Écoutez-moi, vous êtes digne de me comprendre, et je suis sûr qu’au moment suprême vous ne faillirez point. Je n’entends plus ; je vois à peine ; ils pourraient me surprendre, et ce serait, madame, un terrible malheur !… Lorsqu’ils arriveront, lorsque les coups ébranleront les dernières pierres, faites un signe, et alors !…

M. le marquis de Graives, dont l’enthousiasme semblait aller croissant, ne finit point sa phrase, mais il saisit la mèche, et fit le geste de l’approcher du baril.

Henriette comprit à demi ce que signifiait cette menaçante pantomime : elle se précipita sur le baril, et reconnut alors ce que le lecteur a deviné depuis longtemps, savoir que le baril était plein de poudre.

À ce moment, comme si tout se fût réuni pour l’accabler, les coups recommencèrent, plus rapprochés et plus vigoureux.

La pauvre femme poussa un cri déchirant ; et, prenant son enfant dans ses bras, elle se réfugia à l’angle le plus éloigné de la cachette.

– Je m’étais trompé, murmura le vieillard avec une tristesse mêlée d’orgueil ; – je vois que ce n’est pas chose si banale que d’envisager la mort sans frémir, et que je n’ai pas vécu assez encore pour voir le cœur d’une femme s’égaler au courage du vieux soldat.

Il détourna froidement ses regards d’Henriette, pour épier le premier indice de l’invasion des républicains.

– Armand ! Armand ! au secours ! cria Mme de Thélouars dont la tête se perdait.

* * *

Le cheval de Janet Legoff était vite, et Dieu sait qu’il l’éperonna comme il faut. Il avait déplié le billet, et il savait lire. Plus de doute maintenant. Sa jeune maîtresse était là, en péril de mort.

– Armand ! au secours ! disait la pauvre femme, sur le papier comme de vive voix.

Janet allait comme le vent.

Son cheval épuisé tomba mourant à trois cents pas du manoir de K… Janet prit sa course, sans donner un regard à son fidèle compagnon, et atteignit la porte en quelques secondes.

Les chefs étaient assemblés ; on voulut le faire attendre, mais qui eût pu dès lors empêcher Janet Legoff de faire sa volonté ? Il repoussa les sentinelles qui avaient bien le double de sa taille, prit passage de vive force, et tomba comme une bombe au milieu du conseil assemblé.

– Pardon, excuse ! dit-il en essuyant les gouttes de sueur qui collaient ses cheveux à son front, et ruisselaient tout le long de sa joue rose ; – j’ai trouvé notre jeune dame, et faut pas perdre de temps !

– Où est-elle ? s’écria M. de Thélouars.

Quelques royalistes, et, parmi eux, les deux fils du marquis de Graives, se prirent à murmurer les mots de bien public et d’intérêt du parti.

– Où est-elle ? répéta Armand ; messieurs, vous ne me refuserez point votre aide !

– Nous avons une lourde tâche… commença en hochant la tête l’aîné des fils de M. de Graives.

Janet le regarda en dessous.

– Où est-elle ? dit-il. Elle est au château de Graives, que les bleus saccagent à l’heure où je vous parle.

Les deux Bellissant n’eurent garde de continuer leurs objections. Ils se levèrent des premiers, et un quart d’heure après, toute la petite troupe était en route, savoir, les gentilshommes au galop, et les paysans au pas de course. Janet, monté sur un cheval frais, devançait tout le monde. Il s’était armé jusqu’aux dents ; ses traits enfantins et réguliers respiraient l’ardeur des batailles.

Mais il ne devait point y avoir de bataille. Ce qui nous reste à raconter est autre et plus terrible qu’un combat.

La vue d’un cavalier fuyant à toute bride avait donné à réfléchir au citoyen Thomas, ainsi qu’au citoyen Bertin. Ils revinrent au manoir de fort mauvaise humeur, firent donner encore çà et là quelques coups de pioche, et tinrent ensuite, à l’écart, une sorte de conseil.

– Citoyen, dit Thomas, nous étions venus tous les deux, je le vois, dans le même but : nous voulions nous emparer du Régent

– Pour le compte de la République ! interrompit Bertin avec emphase.

– Évidemment ! reprit Thomas. Le diamant ci-devant de la couronne n’eût fait que passer entre nos mains pures et incorruptibles… Mais, à l’heure qu’il est, le Régent court la poste.

– Ce n’est que trop vrai ! soupira Bertin.

– L’homme qui l’emporte pourrait bien nous attirer sur le dos les cohortes contre-révolutionnaires.

– Je pense que cela n’est pas impossible.

– Je n’ai pas peur, citoyen Bertin.

– Je suis sans crainte, citoyen Thomas… mais…

– Au fait…

– La République a besoin de nous.

– La République en a très-grand besoin !

– Je ne vous parle pas de fuir…

– Je repousserais avec indignation une pareille ouverture.

– Je le sais, citoyen Thomas, j’en suis persuadé plus que vous ne pouvez croire… Je propose seulement de sonner la retraite.

– Celle des dix mille a immortalisé Thémistocle, fit observer Thomas, qui n’était point un ignorant.

– Je crois que vous voulez dire Xénophon, rectifia Bertin.

– Thémistocle ou Xénophon, je m’en bats l’œil, citoyen… Vous proposez la retraite ?

– Sauf meilleur avis, citoyen.

– Je me rends à vos raisons, dit Thomas avec un sérieux fort méritoire.

Et les défenseurs de la patrie s’en allèrent comme ils étaient venus, les mains vides et les pieds nus. – Pour ne pas blesser toute vraisemblance, nous avouerons néanmoins que les poches incorruptibles du citoyen Thomas, et aussi celles du citoyen Bertin, donnèrent asile à une foule de menus objets précieux dont la République ne profita guère.

De sorte que, lorsque M. de Thélouars et ses compagnons arrivèrent devant le château de Graives, les bleus étaient en route pour Vannes et pour Redon depuis une heure. Les deux fils du marquis n’hésitèrent pas un seul instant ; les indications de Janet Legoff leur avaient appris où se trouvait Mme de Thélouars, et sans doute le marquis était auprès d’elle.

Ils firent attaquer aussitôt la première des trois portes qui conduisaient à la cachette.

Le bruit des leviers vint réveiller l’angoisse dans le cœur de mère d’Henriette de Thélouars. Depuis une heure environ qu’elle n’entendait plus rien, son épouvante s’était calmée ; elle commençait à espérer. Mais ce fracas qui retentissait dans une autre direction lui annonçait de nouveaux efforts.

La première porte était la plus faible, elle fut rapidement brisée.

Lorsque les barres de fer attaquèrent la seconde, l’âme d’Henriette fut déchirée. La mort approchait, la mort pour son enfant.

Elle leva son regard effrayé sur M. de Graives. Le vieillard était immobile : il n’entendait rien encore.

La seconde porte résista plus longtemps que la première, mais elle céda enfin ; un bruit confus de voix et de pas se fit entendre, et un violent coup de pince ébranla le chêne épais de la porte intérieure de la cachette.

Henriette tomba lourdement à genoux, et couvrit son fils de ses mains croisées.

M. le marquis de Graives, au contraire, se leva de toute sa hauteur, et jeta sur la porte un regard étonné.

– Je ne les attendais pas de ce côté, murmura-t-il ; – qu’importe ?

Il remua du doigt la poudre qui recouvrait le baril, et prit la mèche en main.

– Henriette ! Henriette ! dit à ce moment au dehors la voix de M. de Thélouars.

La jeune femme se leva à demi. Son œil brilla, sa poitrine battit. Une joie délirante, et qu’il ne faut point essayer de décrire, envahit son cœur.

– C’est lui ! mon Dieu ! c’est lui ! murmura-t-elle en se traînant vers la porte.

La voix de M. de Graives lui répondit, grave, monotone, résignée ; elle disait :

– De profundis clamavi ad te, Domine ; Domine, exaudi vocem meam !

En même temps, il approcha la mèche de la lampe.

– Armand ! râla Henriette qui pouvait parler à peine ; – hâte-toi, il va nous tuer !

Mais la porte, robuste barrière, ne cédait point encore, et M. le marquis de Graives prétendait mourir à propos. Il lui fallait la vue de l’ennemi pour sanctionner le dernier acte de sa vie. Ce n’était point un suicide qu’il voulait commettre ; les âmes héroïques comme était la sienne ne savent point subroger leur main à la main de Dieu, pour hâter une mort convoitée. Elles attendent, parce qu’elles sont fortes pour souffrir aussi bien que pour oser. S’il voulait mourir, c’était en chrétien et en soldat : s’il ne laissait pas le soin de son trépas aux balles républicaines, c’est qu’il croyait devoir, en mourant, anéantir le dépôt qu’il ne pouvait plus défendre.

Il ne se hâta donc point, et, retenant la mèche suspendue au-dessus de la lampe, il continua sa funèbre prière :

– Fiant aures tuæ intendentes in vocem deprecationis meæ.

– Armand ! Armand ! criait la pauvre Henriette.

Les coups redoublaient, et M. de Thélouars répondait :

– Me voici ! une minute encore, et je suis près de toi !

Une minute !… Henriette se sentait devenir folle. Tantôt elle priait Dieu, tantôt elle se traînait aux pieds du vieillard qui ne l’entendait pas et ne voulait point la voir.

Un dernier coup de levier fit sauter un fragment de la porte. M. de Graives mit la mèche sur la lampe en disant :

– Si iniquitatem observaveris

Une autre planche tomba. – Le vieillard interrompit sa prière, et dit avec enthousiasme :

– Mon Dieu, prenez nos âmes !

Mais, au moment où la mèche s’enflammait, un éclair illumina la cachette, un coup de pistolet se fit entendre du côté de la meurtrière, et la lampe vola en éclats.

– Il y a temps pour tout ! dit au même instant la joyeuse voix de Janet ; le De profundis n’est pas de saison.

Personne ne l’entendait dans la cachette, car Henriette, succombant enfin aux émotions poignantes qui l’accablaient depuis douze heures, gisait sur le sol, privée de sentiment.

Janet Legoff, cependant, faisait tous ses efforts pour voir ce qui se passait à l’intérieur de la cellule, où ne régnait plus qu’un sombre demi-jour. Nous voudrions bien dire au lecteur qu’il se trouvait là par l’effet d’un profond calcul, mais pourquoi altérer la vérité ? Janet était un enfant. Impatient de voir le travail de ses compagnons traîner en longueur, il avait voulu, le premier de tous, porter à sa jeune maîtresse un signal de salut. Or, il était alerte et audacieux ; de branche en branche, il parvint jusqu’à la meurtrière, à l’ouverture de laquelle il se cramponna.

Il arriva au moment où le vieillard commençait le troisième verset de l’hymne mortuaire, et d’un coup d’œil il devina tout. Prendre un de ses pistolets, viser la lampe, fut l’affaire d’une seconde. – Le résultat prouva qu’il avait bien visé.

Quand la lampe fut éteinte, Janet ne vit plus rien d’abord, et il s’effraya.

– Dépêchez-vous ! cria-t-il, comme si ses compagnons eussent pu l’entendre ; – qui sait quelle imagination va venir au vieux monsieur, maintenant !

Par le fait, en voyant la lampe s’éteindre, M. le marquis de Graives entra dans une violente fureur. Il se hâta, autant que ses vieilles jambes le lui permirent, vers la cavité d’où il avait retiré naguère le baril de poudre, et y prit un pistolet qu’il dirigea d’instinct vers la meurtrière. Mais il se ravisa bientôt.

– Je n’en ai qu’un, pensa-t-il : avec quoi mettrai-je le feu au baril, si je perds ce coup !

Il revint donc vers la table, résolu à en finir, – ce qu’il eût sans doute exécuté si Janet, dont les veux s’habituaient à l’obscurité, ne lui eût brisé son arme dans la main d’un second coup de pistolet.

– Bien touché ! cria l’enfant qui poussa un long cri de joie.

M. de Graives lui répondit par un gémissement de profond désespoir. Il se laissa tomber sur son siége, et demeura plongé dans l’abattement le plus complet.

Par bonheur, il n’y resta pas longtemps. Quelques secondes après, les royalistes jetaient la porte en dedans, et Mme de Thélouars était dans les bras de son mari, remerciant Dieu, élevant avec transport son enfant sauvé jusqu’à la bouche d’Armand, et se demandant si douze heures d’angoisses n’étaient pas assez payées par cet instant d’inexprimable joie.

Quant à M. le marquis de Graives, il ne perdit pas tout de suite sa mauvaise humeur, et fit à ses fils, qui lui volaient son martyre, un accueil assez froid. Néanmoins, lorsqu’on lui eut rendu son cornet acoustique, et qu’on lui eut fait comprendre comment Janet Legoff l’avait empêché d’accomplir son funèbre dessein, il jeta un regard attendri vers un coin du grand salon de Graives où M. de Thélouars tenait sa femme pressée contre son cœur.

– C’eût été dommage ! murmura-t-il ; et, après tout, le dépôt est sauvé… Qu’on m’amène ce jeune drôle !

Janet arriva, le rouge au front et le chapeau de paille à la main.

– Tu aimes donc bien ta maîtresse ? lui dit M. de Graives d’un ton sévère.

– Ça, c’est la vérité, monsieur le marquis.

– Et si j’avais été, par hasard, entre ton pistolet et la lampe ?

– Dame ! monsieur le marquis.

– Qu’aurais-tu fait ?

– M’est avis que je vous aurais dit : Rangez-vous !

– Je suis sourd, je n’aurais pas entendu.

– C’est tout de même vrai, murmura Janet.

– Eh bien, demanda encore M. de Graives, qu’aurais-tu fait ?

– Dame ! monsieur le marquis, la pauvre jeune dame était là, par terre ; et le petit monsieur pleurait…

– Enfin, qu’aurais-tu fait ?

Janet Legoff releva tout à coup son regard, et dit d’une voix basse, mais ferme :

– Sauf votre respect, monsieur le marquis, m’est avis que je vous aurais tué.

Les bonnes gens de Cournon disent, aux veillées, que le vieux seigneur sourit, et qu’il fit don au Petit Gars d’une belle paire de pistolets.

Toujours est-il que ce fut là le premier exploit de Janet Legoff. Plus tard, il fit mieux encore. Son nom, qui devint célèbre dans les grandes landes de l’Ille-et-Vilaine, et dans les forêts du pays de Rieux, reviendra sans doute plus d’une fois sous notre plume, car il y a maints drames romanesques ou terribles dans la vie guerrière du Petit Gars, telle que la racontent les bonnes gens de la paroisse de Cournon, en rôtissant leurs châtaignes sous la cendre.

LE VAL-AUX-FÉES

De Pontréan à Guichen, il y a une lieue de Bretagne, c’est-à-dire un myriamètre et davantage. Le paysage est beau tout le long de la route : à droite, dans la direction de Maure, s’étendent, à perte de vue, d’immenses forêts d’ajoncs que parsèment de vastes clairières, où le sol, rocheux et complétement brûlé, ne peut pas même nourrir la stérile végétation des landes. À gauche, c’est un pêle-mêle de petites collines, groupées tumultueusement et séparées par de microscopiques vallées, où le pommier trapu élève à peine sa tête ronde et verte au-dessus de l’or ondoyant des moissons. Çà et là, une loge couverte en chaume s’accroupit à portée d’un monceau de décombres qui fut jadis un vaillant château. Ce qui reste du manoir domine encore la chaumière : on dirait que le loyal paysan de Bretagne n’a point osé mettre sa girouette vassale au-dessus du rez-de-chaussée dont les dalles poudreuses gardent peut-être l’empreinte du pied de fer des chevaliers. Quelquefois, entre deux collines, on aperçoit la Vilaine qui montre timidement un lambeau de son mince ruban de satin. Un poëte de l’empire se pâmerait d’aise à voir cette modeste naïade qui a quelque chose d’académique dans ses contours ; il songerait au proverbial Méandre, et ferait à coup sûr plusieurs milliers d’alexandrins, dont Dieu nous préserve ! À l’horizon, les collines grandissent et se font montagnes ; les lointains se teignent d’azur, tandis que le premier plan éblouit l’œil de ses jaunes reflets. Au sommet de quelque côte abrupte, dont le tapis de bruyère se déchire çà et là pour laisser passer la dent noire et pointue du rocher, se dresse un magnifique château, entouré de futaies gigantesques, et mirant la campanille de son beffroi dans les eaux claires du lac qui dort au fond de la vallée.

Tout cela est d’un charmant aspect ; – mais, sur l’heure de midi, par une ardente journée d’août, tout cela est bien triste. La Vilaine est à sec, le lac croupit, les moissons coupées découvrent la poussière grisâtre du sillon ; la lande torréfiée exhale de chaudes et fades vapeurs ; l’horizon est en feu ; la route brûle, et le ciel pèse sur le crâne des voyageurs comme pesait le plomb maudit des cachots de Venise sur la tête des captifs de Saint-Marc.

Or, c’était par une matinée d’août de l’année 183…, et vers l’heure de midi, que je cheminais, le front bas et les pieds meurtris, sur la route de Pontréan à Guichen.

Après deux heures de marche, j’entendis derrière moi le bruit sourd d’un sabot de cheval frappant, à l’amble, la poudre épaisse de la route. C’était un Guichenais qui revenait de Rennes sur un bidet phthisique. Le bidet soufflait déplorablement, mais le rustre chantait et narguait le soleil sous son vaste chapeau de paille.

– Combien y a-t-il encore d’ici Guichen ? lui demandai-je au moment où il passait devant moi.

– Toujours tout droit… faut pas mentir ! me répondit-il en soulevant son grand chapeau.

La réponse ne me parut point parfaitement catégorique, et je repris :

– Avons-nous bien encore une lieue ?

– Une lieue ! répéta le Guichenais d’un ton goguenard.

– Une demi-lieue ?

– Ma fâ dame nenni, notre monsieur.

– Combien donc ?

– Faut pas mentir !

Ce disant, le Guichenais souleva de nouveau son grand chapeau, et remit à l’amble son bidet poitrinaire. Je dus m’avouer que cette réponse évasive, dont abuse avec un sarcastique plaisir le paysan d’Ille-et-Vilaine, contient un précepte profondément recommandable, et je continuai ma route en tâchant de me convaincre que c’était là une excellente plaisanterie.

Au premier détour de la route, je retrouvai mon Guichenais agenouillé auprès de son bidet, lequel gisait à terre et agonisait.

C’est toujours ainsi au champ d’honneur que meurent les coursiers de Guichen ; il n’y a pas d’exemple qu’une seule de ces héroïques bêtes ait rendu le dernier soupir sur la litière. – Le Guichenais se lamentait fort, et répétait sur tous les tons :

– Je suis ruiné, aussi vrai que je m’appelle Joson Férou !

Et il tâchait de relever son cheval, qui remuait convulsivement ses quatre pattes, et s’éteignait dans un suprême accès de toux. Quand le bidet fut mort, le Guichenais joignit ses mains, courba la tête, et prononça avec accablement :

– Faut pas mentir !

Ce dicton n’a point son pareil dans le monde. Il pourrait au besoin remplacer les vingt mille mots du vocabulaire et leurs diverses combinaisons.

La douleur du pauvre diable me toucha, et, oubliant ma rancune, je mis la main au gousset, d’où je tirai une pièce de six livres. Je la présentai à Joson Férou.

Il prit la pièce et la pesa. Puis il ôta son large chapeau dont il tourna les bords entre ses doigts avec embarras.

– Not’ monsieur, dit-il, merci tout de même, ça, c’est la vérité ; mais la bête ne valait que quatre livres dix sous… Ma fâ dame oui.

Ceci me fit augurer que cent écus de rente devaient représenter à Guichen une écrasante opulence. – Il va sans dire que mon Guichenais me donna tous les renseignements que je voulus. Il gagnait trente sous à la mort de son bidet, ce qui compensait bien un peu les angoisses de la séparation. Nous fîmes route ensemble.

Nous venions de descendre une côte roide et bordée des deux côtés par des talus taillés à pic dans la pierre rose qui abonde aux alentours. La route se bifurquait au fond du ravin. L’une des deux branches, étroit sentier peu fréquenté sans doute, car le gazon croissait au milieu de sa voie, tournait à gauche, et se perdait en courant tortueusement dans la vallée : l’autre branche, qui était la continuation du grand chemin, grimpait en spirale le long de la côte opposée. – Ce lieu était triste, désert, et son aspect sauvage me serra le cœur.

– Comment nomme-t-on ce ravin ? demandai-je au Guichenais.

– Sauf respect, notre monsieur, c’est le Val…

Joson s’interrompit et se signa.

– Le Val-aux-Fées, sauf respect ! ajouta-t-il.

En Bretagne, ce gracieux nom de fée n’éveille que des pensées de terreur. La fée bretonne est vieille, laide, noire, boiteuse, borgne, édentée, bossue, ridée, chauve et méchante. C’est à peine si les plus redoutables de nos portières modernes pourraient en donner une idée affaiblie.

En Écosse, on eût donné ce nom charmant de Val-aux-Fées à quelque délicieuse retraite, à l’un de ces romantiques paysages que Scott, le merveilleux artiste, nous a rendus familiers. En Bretagne, le Val-aux-Fées est un sinistre entonnoir, dont la vue prédispose à ces méditations du genre le plus mélodramatique. Les deux rampes parallèles concentrent les rayons du soleil et les rejettent, si ardents, au taillis qui foisonne au fond du ravin, que les branches de ce taillis portent en août déjà des feuilles jaunies et séchées : on dirait une forêt de fagots. Le sol rougeâtre donne à la mouvante poussière du chemin des reflets de feu. En avant, une aride montagne, au sommet de laquelle se dressent les pans ébréchés d’une vieille muraille, barre la vue et repousse l’œil jusque sur le feuillage grillé du ravin. En arrière, la route court, droite et roide, encaissée par de gigantesques talus qui surplombent, et menacent incessamment de crouler.

De sorte que, dans les idées bretonnes, le nom et le lieu s’accordent à merveille.

Joson s’était arrêté. Il regardait les ruines en clignant de l’œil et semblait attendre une seconde question. Tout homme est un peu cicerone ; Joson était certes à l’abri de tout soupçon à l’endroit de l’archéologie, mais il savait un conte et voulait gagner son écu de six livres.

Ma curiosité vint en aide à son envie.

– Qu’est cela ? demandai-je encore, en montrant le sommet de la côte.

– Faut dire la vérité ! prononça Joson avec une mystérieuse emphase ; – c’est le château de Lucifer.

Joson s’appuya sur son mince bâton de cormier à massue, et se prit à siffler un de ces airs indigènes à périlleuses cadences, qui peuvent durer trois jours sans jamais retomber sur la tonique. Moi, j’avais dressé l’oreille, flairant une bonne vieille histoire.

L’histoire vint, vieille sinon bonne. – Je vais vous la dire telle à peu près que mon Guichenais me la conta sur le revers d’un talus, à l’ombre d’un taillis de châtaigniers, en ponctuant chaque paragraphe d’un salut fort courtois et d’un solennel FAUT PAS MENTIR.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
220 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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