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2. L’empirisme esthétique des Lumières et la montée de la bourgeoisie commerçante

Une deuxième mutation d’envergure se produit dans la modernité au XVIIIe siècle. Déchue de son piédestal, la raison est remplacée par la sensibilité comme critère principal du vrai, du bien et du beau. La nature sensible de l’expérience esthétique en particulier est fortement soulignée par Diderot, D. Hume, D’Holbach ou Shaftesbury. Loin de toute esthétique des règles reposant sur le pouvoir contraignant de la raison, les penseurs des Lumières s’intéressent aux effets du beau sur l’imagination du sujet, de même qu’aux émotions, sentiments et passions qu’il éprouve à la suite de cette bouleversante expérience. Le XVIIIe siècle est véritablement le siècle des passions (Cassirer, 1968 ; Boccara, 2011).

À cette époque prévaut dans la science une approche inductive qui recommande, dans la connaissance, d’aller des effets à la cause, de l’objet à la loi. L’extension de cette méthode aux objets du goût, du beau et de l’art conduit Diderot, par exemple, à définir la beauté comme un rapport sensible de convenance et de proportion réfléchie dans l’entendement. Il affirme : « J’appelle donc beau hors de moi, tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l’idée de rapports. Et beau par rapport à moi, tout ce qui réveille cette idée » (Diderot, 1973 : 38).

Outre cette définition empiriste, Diderot pense qu’il existe un rapport étroit entre la beauté artistique, ou même encore la beauté dans le caractère, et le système politique d’une nation. Sous la république, le caractère esthétique encourage un état d’égalité, alors que sous le despotisme la beauté ne peut être que celle de l’esclavage et de la soumission. Diderot se montre tout aussi féroce dans sa satire de l’esthétique des règles, qu’il associe à l’art de cour : « Rien n’est si aisé que de reconnaître l’homme qui sent bien et qui parle mal, de l’homme qui parle bien et qui sent mal. Le premier est quelque fois dans les rues, le second est souvent à la cour » (Diderot, 1973 : 137). Le républicanisme de Diderot coïncide complètement avec l’universalisme politique et social des Lumières, lequel place au cœur de son projet la liberté et l’égalité civile des citoyens. Politique, ce projet universaliste est aussi moral. Chez un autre philosophe empiriste, l’Anglais Shaftesbury, le beau est un instinct et une affection primitive, un « enthousiasme » fondé sur le common sense, aptitude naturelle au goût qui porte la marque d’une âme droite et vertueuse guidée par la perfection morale. Beauté et moralité sont indissociables (Shaftesbury, 2008).

Or, ici également, au XVIIIe siècle, les mutations esthétiques et culturelles prolongent les grands changements survenus dans le domaine social et économique en relation avec la montée en puissance d’une bourgeoisie commerçante qui venait de ravir à l’aristocratie de cour la direction du projet de modernisation. Classe ascendante, la bourgeoisie s’était emparée d’une partie de l’héritage culturel et idéologique de l’aristocratie, reprenant à son compte les idéaux de progrès des mœurs, de perfection morale, d’émancipation sociale et politique, de liberté et d’égalité. L’art servait aussi de clef de voûte au projet universaliste de la bourgeoisie. Sans doute la nouvelle valorisation des sentiments dans l’art avait-elle partie liée avec le goût bourgeois pour le lucre et l’argent. En effet, la naissance du capitalisme moderne aurait été simplement impossible sans la production d’une vision du monde individualiste, utilitariste, pragmatiste et opportuniste qui plaçait le bien privé au-dessus de toute valeur3.

Contrairement donc à l’aristocratie, le processus bourgeois de civilisation donnait la priorité à la libre expression des passions humaines désormais moralisées et réintégrées dans le cours de l’histoire. Préoccupée par l’homme tel qu’il serait sorti des mains de la Nature, la conscience bourgeoise prend parfois les accents d’un retour nostalgique à la tradition et au passé. C’est ce qui donne sens à l’exaltation philosophique et esthétique du Moi, de la Nature ou de l’Absolu par les premiers romantiques français (Rousseau, Chateaubriand, Madame de Staël) et allemands (le jeune Hegel, Schelling, Schiller, Novalis, les frères Schlegel). En quête de l’humanité primitive et parfaite, ils émettent une protestation véhémente contre la froide et sèche raison gouvernant encore en partie l’esprit des Lumières (Brunschwig, 1973). A la fin du XVIIIe siècle, la modernité émet les premiers doutes sur elle-même. Pour surmonter ces doutes, elle se lance dans un impressionnant effort de systématisation.

3. L’esthétique systématique et l’hégémonie de la bourgeoisie industrielle

Au XIXe siècle, la conscience européenne est déchirée entre raison et sentiment, pensée et imagination, réflexion et intuition, entendement et expérience. Cette opposition embrasse toutes les sphères de la culture moderne : politique, économie, religion, science, philosophie, technique, art. La philosophie de F. Hegel exprime cette contradiction dans la vie, dans l’histoire, entre l’objectif et le subjectif, le but universel et le but privé, l’intérêt général et l’intérêt particulier, le citoyen et l’individu, l’État et la société civile (Hegel, 1940). Dans l’art, cette contradiction est celle du rationalisme esthétique (aristocratique) et de l’empirisme esthétique (bourgeois). C’est du désir de résoudre ce conflit que naissent les systèmes philosophiques et esthétiques d’A. Baumgarten, E. Kant et F. Hegel4.

Dès 1750, A. Baumgarten pose les prémisses d’une science de la beauté, c’est-à-dire d’une « logique du sensible » par laquelle seule est possible la connaissance des phénomènes lorsque notre faculté de connaître inférieure (la sensibilité) nous les présente du point de vue de leurs formes, de leur ordre, de leur agencement, de leur harmonie (Baumgarten, 1988 : 111-112). En admettant que la beauté peut être connue scientifiquement, A. Baumgarten opère une double rupture. La première, c’est la rupture avec l’intuitionnisme radical qui excluait les objets relevant du goût du champ de la pensée ; et la seconde, c’est la rupture avec le rationalisme intégral, lequel écartait les produits de l’art du domaine du génie. De cette double rupture naît un dépassement qui situe A. Baumgarten au niveau du système (Cassirer, 1968 : 322).

E. Kant, en revanche, s’oppose à cette vision du beau comme objet de connaissance scientifique. Il définit entre la connaissance théorique, produit de l’entendement, et la connaissance pratique, produit de la raison, une zone intermédiaire appelée « faculté de juger » ; celle-ci est fondée sur le concept de « finalité de la nature », laquelle relève de l’imagination du sujet. La faculté de juger rend possible un jeu libre entre les facultés réflexives et l’imagination subjective. De ce jeu naît le jugement du goût. On le voit, E. Kant tente à son tour la réconciliation de l’objectif et du subjectif : il développe l’esprit de système5. Cette conciliation se produit uniquement dans l’activité du sujet qui entre en rapport de plaisir (ou de déplaisir) avec lui-même (Kant, 1985).

C’est précisément cette dimension subjective que rejette F. Hegel lorsqu’il élève la conciliation au niveau de l’objet lui-même, c’est-à-dire au niveau du monde et de l’histoire, ce qu’il appelle l’esprit absolu. Selon F. Hegel, le sujet comme esprit se développe par négations successives en produisant sa différence dans la nature. Il prend conscience de lui-même, et se reconnaît dans cette matérialité sensible formée par la passion, la sensation, l’imagination, l’intuition, l’émotion. C’est dans l’art que se produit au mieux cette union de l’intelligible et du sensible. En tant que « Idée sensible », image matérielle de la vérité, l’art témoigne de la puissance de création de l’esprit humain. A travers l’art, l’homme introduit l’esprit dans la matière ; il spiritualise, intellectualise, idéalise la nature en lui conférant vérité, nécessité et moralité. Par l’art, l’homme est esprit et liberté (Hegel, 1964 : 9-17) ; il ne connaît plus ni fins privées, ni contrat, mais pointe en direction des fins dernières, de l’universel en soi et pour soi défini par la beauté.

Dans les conditions techniques et économiques du monde moderne marqué par le choc des buts égoïstes, F. Hegel éprouva le besoin de passer à l’étape purement conceptuelle de l’activité de l’esprit. Sa proclamation de la « mort de l’art » marquait l’échec de la pensée intuitive à répondre adéquatement aux besoins de l’homme du monde techniquement développé de la bourgeoisie industrielle. F. Hegel doutait que l’homme de la société bourgeoise pût développer en toute harmonie son intelligence, sa moralité, sa créativité, bref son humanité6. Laissée à elle-même sans aucune régulation étatique et sans inscription dans l’histoire universelle, l’Esprit du monde, la société bourgeoise ne pouvait réaliser la grande promesse moderne de la conciliation, cette synthèse sans cesse recréée, de l’essentiel et du contingent, de l’éternel et du transitoire (Baudelaire, 1999).

À la deuxième moitié du XIXe siècle, des signes de détresse apparaissent de nouveau dans la culture moderne. Ce qu’on appela le spleen baudelairien laisse des traces dans l’œuvre littéraire de Rimbaud et dans la peinture de Gauguin, des poètes qui redécouvrent les vertus du sauvage comme antidote au mal-être moderne. S. Kierkegaard rappelle le désespoir de l’homme confronté à l’absurdité de l’existence et qui implore le secours de Dieu. Dans les sciences mathématiques et physiques, l’indéterminisme et l’incomplétude accompagnent les phénomènes du monde atomique et subatomique. S. Freud, par la psychanalyse, décrit les sombres immensités de l’inconscient psychique. E. Husserl et H. Bergson expriment, eux aussi, le fort ébranlement de la modernité culturelle par leur critique du sujet rationnel. En peinture et en sculpture, le dadaïsme, le cubisme et, plus tard, le surréalisme expriment une profonde révolte contre l’esprit moderne rationnel, synthétique et systématique. Le postmodernisme couronne ce remarquable mouvement nihiliste au sein de la pensée européenne.

II. Le chaos culturel postmoderne

Le chaos culturel postmoderne reflète la méfiance nouvelle du sujet occidental à l’égard des idéaux modernes de raison, de progrès et d’émancipation. D’un strict point de vue esthétique, la « condition postmoderne » coïncide avec la généralisation du recyclage dans l’art contemporain, l’irruption du sauvage dans la création et la promotion de l’archaïque dans les œuvres d’art. Parallèlement à ces déplacements du sens de l’activité artistique, une intense passion pour l’image et la marchandise se saisit de tout le domaine culturel.

1. La condition postmoderne : saturation culturelle et narrativisation du monde

Dans La Condition postmoderne (1979), J.-F. Lyotard annonce la fin des méta-récits de la modernité : le Sujet, la Vérité, la Raison, l’État, le Sens, l’Art, etc. À la légitimation moderne, le philosophe français substitue la délégitimation postmoderne sous la forme de l’incrédulité généralisée à l’égard de la vérité présentée comme un jeu politique d’intérêts, d’utilité, de calcul et de puissance. En droite ligne de l’idée nietzschéenne et foucaldienne de la lutte de pouvoir dans le procès de vérité (Foucault, 1971), J.-F. Lyotard montre une grande attention à ce qu’il nomme l’« agonistique non performative » du savoir qu’il distingue de l’« agonistique performative» défendue, pense-t-il, par la modernité (Lyotard, 1979 : 33). En se servant de la théorie des catastrophes et de la théorie des probabilités en mathématiques et reprenant à son compte les découvertes de la microphysique contemporaine, J.-F. Lyotard décrit la nouvelle configuration non performative du savoir dans la société postmoderne. Grâce aux lois de la microphysique, il découvre les « instabilités » qui règlent la nature, et transpose ces instabilités aux lois de la pensée, de la société, de la culture et de l’histoire.

En insistant, à l’instar d’E. Morin, sur la complexité du réel (Morin, 2014), J.-F. Lyotard obtient le nivellement complet des discours, rendant par-là impossible toute distinction entre savoir et non savoir, science et non science, connaissance et ignorance. À l’ère postmoderne, les discours, qu’ils soient ordinaires, scientifiques, idéologiques, politiques, économiques ou culturels, sont de simples récits, des « histoires » que l’homme « raconte » sur le monde (Feyerabend, 1988). J.-F. Lyotard adhère à l’idée de la narrativisation des discours de vérité qu’il considère comme le point essentiel de la postmodernité. Cette dernière agit par conversion de l’expérience logique et historique en expérience esthétique. La connaissance se confine au jeu du mythe, de la fable et du sacré (Lyotard, 1979 : 38).

Le sociologue M. Maffesoli a reconnu, lui aussi, dans cette mythisation de la réalité et cette esthétisation du monde la marque du temps postmoderne. D’après lui, la postmodernité est une sorte de « climat » ou d’« ambiance » dans lesquels le sens est « invaginé » (Maffesoli, 2010), ce qui signifie qu’il se rétracte. La pensée, quant à elle, se produit en spirales sous la forme de « l’ingression », mouvement différent de la progression dialectique tracée par Hegel. La nouvelle écologie intellectuelle consacre le « sacralisme » et la « totémisation », s’enflamme pour les contes et les fables, s’enthousiasme pour les formes de vie et de créativité « locales », « tribales » et « quotidiennes ». Le temps postmoderne se nourrit des récits qui contestent l’universalité de la preuve, le primat de l’argumentation et de la démonstration. Au nom de la « proxémie », ce temps se montre allergique à toute abstraction, il préfère l’extériorité des choses, le corps et la vie biologique des êtres à l’intériorité, à la pensée et aux formes spirituelles de l’existence. En récusant toute rationalité dans l’histoire, la postmodernité, assène M. Maffesoli, renoue avec « la part maudite », « la part d’ombre » de la culture, bref son coefficient de sauvagerie.

C’est précisément au nom de cette sauvagerie que l’art postmoderne célèbre la magie et la sorcellerie. Les sagas Harry Potter, Le seigneur des anneaux, Star Wars, Avatar, etc., attestent de cette dynamique esthétique compulsivement irrationaliste. Imbue de collages, de recyclages, d’entremêlements imprévus d’histoires, de thèmes, d’images et de personnages, une telle mentalité sorcière rejette toute cohérence et toute objectivité dans l’art. Il s’en suit une immense vacuité qui fait de la postmodernité « l’ère du vide » par excellence (Lipovetsky, 1983). Réduite à sa simple fonction décorative, l’art gagne l’univers rhétorique des « jeux de langage » aléatoires. G. Vattimo proclame « la fin de la modernité » (Vattimo, 1985).

2. Nihilisme philosophique et crise de la modernité culturelle

C’est à la fin du XIXe siècle, avec F. Nietzsche, que se pose avec le plus de profondeur spéculative la question de la mise en abyme de l’héritage philosophique et culturel occidental depuis Euripide et Socrate jusqu’à A. Schopenhauer et R. Wagner. Pour cette raison, ce penseur constitue « la plaque tournante » de la postmodernité (Habermas, 1988). F. Nietzsche met en opposition deux instincts qui, d’après lui, forment la base de la culture humaine : Apollon et Dionysos. Apollon représente l’instinct rationnel qui porte les valeurs de l’esprit et de la civilisation ; Dionysos désigne l’instinct primitif qui génère et symbolise les valeurs du corps, de la force et de la barbarie (Nietzsche, 1994 : 47).

Muni de la méthode généalogique, F. Nietzsche brise ce dualisme trompeur et proclame la convertibilité universelle des valeurs. Selon une telle convertibilité, la vérité, la raison, l’essence, la moralité, la liberté ne sont en réalité que la face cachée du mensonge, de l’instinct, de l’apparence, de la violence et de l’obéissance aux pulsions primitives ; loin d’être le triomphe de l’esprit, elles ne sont que le corps transfiguré (Nietzsche, 1993 : 779). En réalité, F. Nietzsche produit une critique ironique de la modernité qui consacre le rire, le simulacre, l’illusion, la fable et le mythe comme soubassement masqué de la vérité. Ils sont moins la porte de l’erreur que l’antichambre du vrai. (Nietzsche, 1993 : 29-34). De nature profondément esthétique, la vérité dépend pourtant du point de vue à partir duquel on l’aborde ; les phénomènes sont une question de perspective. Encore empreinte du calme de l’esprit socratique, la comédie est supplantée par la tragédie et la musique seules à même de soulever les passions archaïques enfouies dans l’âme humaine et révélatrices de sa « volonté de puissance » (Nietzsche, 1888)7.

En se situant dans le prolongement de la critique ironique de F. Nietzsche, M. Heidegger produit, à son tour, une audacieuse opération de subversion de la métaphysique rationnelle et conceptuelle d’Aristote, ce dernier ayant pensé l’être à partir d’un centre : la catégorie. Par le décentrement du sujet logique, M. Heidegger propose une ontologie a-conceptuelle et a-catégorielle qui cherche à revenir au plus près de l’être, dans sa « banalité quotidienne » (Heidegger, 1964 : 33). Cette proximité exige une attention soutenue pour les formes immédiates et sensibles de l’existence, dont la plus fondamentale est, d’après M. Heidegger, le temps. Pour lui, l’Être est temps (Heidegger, 1964 : 34).

Moins qu’une catégorie, le temps est une expérience qui englobe d’autres expériences aussi déterminantes que l’angoisse, la peur, l’anxiété, etc. M. Heidegger parle des « existentiaux » à travers lesquels le Dasein interroge sa propre présence au monde, sa « mondanité » (Heidegger, 1964 : 75-143). Pour cela, il dispose d’un outil déterminant, le langage, grâce auquel il peut énoncer un type de vérité qui n’emprunte guère les voies de la discursivité : « Il est impossible de ‘‘prouver’’ l’être de la vérité », assure-t-il (Heidegger, 1964 : 274). Pour lui, la vérité est moins une démonstration qu’une monstration, une manifestation, un dévoilement. Loin d’être une catégorie, elle est une image en forme d’apparition, de révélation, d’illumination. M. Heidegger fait usage du mot grec Apophansis. Seule la poésie rend compte de cette vérité-image-illumination grâce à son pouvoir de raconter et de produire des récits de vérité. C’est dans la rhétorique et la poésie que l’entreprise de la Destruktion de la modernité trouve son terme définitif.

C’est bien le triomphe de la rhétorique que consacre l’œuvre philosophique de H.-G. Gadamer, brillant disciple de M. Heidegger engagé comme son maître dans un violent procès contre la raison méthodique dans les sciences historiques. Au nom de son infinie variété, H.-G. Gadamer conteste la possibilité d’enfermer l’expérience humaine dans une catégorie logique (Gadamer, 1996 : 11-15). De là se justifie son hostilité à l’égard du rationalisme des Lumières auquel il préfère la tradition de l’humanisme de la Renaissance. A cette tradition, il emprunte la notion de « tact » (Gadamer, 1996 : 31). Cette notion expliquerait la place de choix occupée par la rhétorique et la tragédie dans la culture de la Renaissance. H.-G. Gadamer estime que la complexité et la richesse de l’expérience humaine doivent être rendues par une meilleure prise en compte de l’individuel au détriment du général, de la communication au détriment de la réflexion, des images et des sentiments au détriment des concepts. Il s’agit donc de vaincre la « technologie de la compréhension » (Gadamer, 1996 : 13).

L’attention portée au « milieu » renseigne sur le fait que la vie de l’homme est englobée dans un ensemble d’opinions, de discours, de représentations, de vérités toutes faites, de traditions construites en dehors de toute conscience critique. Ce sont des images sensibles qui disposent l’expérience humaine de la vérité en tant qu’expérience fondamentalement esthétique (Gadamer, 1996 : 34-38). Tout en s’accordant avec Platon et Hegel sur la représentation objective du beau, H.-G. Gadamer leur reproche, en revanche, leur oubli de la vie, oubli traduit chez ces philosophes par la mise sous tutelle rationnelle des émotions, des sens, de l’amour, des instincts et, in fine, de l’art lui-même. Or, d’après H.-G. Gadamer, l’objectivité de l’œuvre d’art réside moins dans le rapport sujet-objet que dans le jeu qui dépasse ce dualisme et que l’œuvre entretient avec elle-même, indépendamment de tout rapport objectif ou conceptuel (Gadamer, 1996 : 119)8. Complètement a-conceptuelle, l’expérience esthétique recouvre les contours du sacré et de la foi.

C’est autour de cette notion d’auto-représentativité de l’œuvre d’art que l’ontologie herméneutique rejoint le poststructuralisme. Les deux courants ont en partage une problématisation de la raison moderne à partir de l’autonomisation du langage9. M. Foucault produit l’analyse des « formations discursives » et reconnaît, avec le structuralisme de Cl. Lévi-Strauss, la nature inconsciente des faits sociaux, culturels et historiques ; ceux-ci se réduisent à de simples « pratiques discursives » (Lévi-Strauss, 1974 ; Foucault, 1966 et 1969). Bien qu’ayant fortement contesté le caractère systématique des structures, J. Derrida « déconstruit » lui aussi l’idéal occidental de la raison métaphysique au moyen de l’analyse du langage (Derrida, 1967a). Davantage que M. Foucault, il introduit l’instabilité, l’imprévisibilité et la différence à l’intérieur de la structure-langage, faisant ainsi voler en éclats son unité et sa subjectivité. Errante et déflatée, débarrassée des encombrements de la pensée binaire, la structure a-centrée ne renvoie plus à aucune signification (Derrida, 1967b). J. Derrida entrevoit sa présence comme trace d’une « écriture originaire » dont les clés lui sont fournies par sa fréquentation de la kabbale juive.

Le poststructuralisme reconnaît la supériorité des formes symboliques du mythe sur celles objectives de la pensée. Ces formes esthétiques, qui sont autant de signes, forment des assemblages et des enchevêtrements semblables aux montages de l’industrie mécanique (Deleuze, Guattari, 1975). Le poststructuralisme combine passion pour le primitif et exaltation de la puissance technique10.

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Дата выхода на Литрес:
22 декабря 2023
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372 стр. 4 иллюстрации
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9783838276458
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