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Читать книгу: «La tentation de Saint Antoine», страница 8

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Plus tard, Ossipago lui aurait affermi les genoux, Barbatus donné la barbe, Stimula les premiers désirs, Volupia la première jouissance, Fabulinus appris à parler, Numera à compter, Camoena à chanter, Consus à réfléchir.

La chambre est vide; et il ne reste plus au bord du lit que Naenia – centenaire, – marmottant pour elle-même la complainte qu'elle hurlait à la mort des vieillards.

Mais bientôt sa voix est dominée par des cris aigus. Ce sont:

LES LARES DOMESTIQUES

accroupis au fond de l'atrium, vêtus de peaux de chien, avec des fleurs autour du corps, tenant leurs mains fermées contre leurs joues, et pleurant tant qu'ils peuvent.

Où est la portion de nourriture qu'on nous donnait à chaque repas, les bons soins de la servante, le sourire de la matrone, et la gaieté des petits garçons jouant aux osselets sur les mosaïques de la cour? Puis, devenus grands ils suspendaient à notre poitrine leur bulle d'or ou de cuir.

Quel bonheur, quand, le soir d'un triomphe, le maître en rentrant tournait vers nous ses yeux humides! Il racontait ses combats; et l'étroite maison était plus fière qu'un palais et sacrée comme un temple.

Qu'ils étaient doux les repas de famille, surtout le lendemain des Feralia! Dans la tendresse pour les morts, toutes les discordes s'apaisaient; et on s'embrassait, en buvant aux gloires du passé et aux espérances de l'avenir.

Mais les aïeux de cire peinte, enfermés derrière nous, se couvrent lentement de moisissure. Les races nouvelles, pour nous punir de leurs déceptions, nous ont brisé la mâchoire; sous la dent des rats nos corps de bois s'émiettent.

Et les innombrables Dieux veillant aux portes, à la cuisine, au cellier, aux étuves, se dispersent de tous les côtés, – sous l'apparence d'énormes fourmis qui trottent ou de grands papillons qui s'envolent.

CRÉPITUS

se fait entendre.

Moi aussi l'on m'honora jadis. On me faisait des libations. Je fus un

Dieu!

L'Athénien me saluait comme un présage de fortune, tandis que le Romain dévot me maudissait les poings levés et que le pontife d'Égypte, s'abstenant de fèves, tremblait à ma voix et pâlissait à mon odeur.

Quand le vinaigre militaire coulait sur les barbes non rasées, qu'on se régalait de glands, de pois et d'oignons crus et que le bouc en morceaux cuisait dans le beurre rance des pasteurs, sans souci du voisin, personne alors ne se gênait. Les nourritures solides faisaient les digestions retentissantes. Au soleil de la campagne, les hommes se soulageaient avec lenteur.

Ainsi, je passais sans scandale, comme les autres besoins de la vie, comme Mena tourment des vierges, et la douce Rumina qui protège le sein de la nourrice, gonflé de veines bleuâtres. J'étais joyeux. Je faisais rire! Et se dilatant d'aise à cause de moi, le convive exhalait toute sa gaieté par les ouvertures de son corps.

J'ai eu mes jours d'orgueil. Le bon Aristophane me promena sur la scène, et l'empereur Claudius Drusus me fit asseoir à sa table. Dans les laticlaves des patriciens j'ai circulé majestueusement! Les vases d'or, comme des tympanons, résonnaient sous moi; – et quand plein de murènes, de truffes et de pâtés, l'intestin du maître se dégageait avec fracas, l'univers attentif apprenait que César avait dîné!

Mais à présent, je suis confiné dans la populace, – et l'on se récrie, même à mon nom!

Et Crépitus s'éloigne, en poussant un gémissement.

Puis un coup de tonnerre;

UNE VOIX

J'étais le Dieu des armées, le Seigneur, le Seigneur Dieu!

J'ai déplié sur les collines les tentes de Jacob, et nourri dans les sables mon peuple qui s'enfuyait.

C'est moi qui ai brûlé Sodome! C'est moi qui ai englouti la terre sous le Déluge! C'est moi qui ai noyé Pharaon, avec les princes fils de rois, les chariots de guerre et les cochers.

Dieux jaloux, j'exécrais les autres Dieux. J'ai broyé les impurs; j'ai abattu les superbes; – et ma désolation courait de droite et de gauche, comme un dromadaire qui est lâché dans un champ de maïs.

Pour délivrer Israël, je choisissais les simples. Des anges aux ailes de flamme leur parlaient dans les buissons.

Parfumées de nard, de cinnamome et de myrrhe, avec des robes transparentes et des chaussures à talon haut, des femmes d'un coeur intrépide allaient égorger les capitaines. Le vent qui passait emportait les prophètes.

J'avais gravé ma loi sur des tables de pierre. Elle enfermait mon peuple comme dans une citadelle. C'était mon peuple. J'étais son Dieu! La terre était à moi, les hommes à moi, avec leurs pensées, leurs oeuvres, leurs outils de labourage et leur postérité.

Mon arche reposait dans un triple sanctuaire, derrière des courtines de pourpre et des candélabres allumés. J'avais, pour me servir, toute une tribu qui balançait des encensoirs, et le grand prêtre en robe d'hyacinthe, portant sur sa poitrine des pierres précieuses, disposées dans un ordre symétrique.

Malheur! malheur! Le Saint-des-Saints s'est ouvert, le voile s'est déchiré, les parfums de l'holocauste se sont perdus à tous les vents. Le chacal piaule dans les sépulcres; mon temple est détruit, mon peuple est dispersé!

On a étranglé les prêtres avec les cordons de leurs habits. Les femmes sont captives, les vases sont tous fondus!

La voix s'éloignant:

J'étais le Dieu des armées, le Seigneur, le Seigneur Dieu!

Alors il se fait un silence énorme, une nuit profonde.

ANTOINE

Tous sont passés.

Il reste moi!

dit QUELQU'UN.

Et Hilarion est devant lui, – mais transfiguré, beau comme un archange, lumineux comme un soleil, – et tellement grand, que pour le voir

ANTOINE

se renverse la tête.

Qui donc es-tu?

HILARION

Mon royaume est de la dimension de l'univers; et mon désir n'a pas de bornes. Je vais toujours, affranchissant l'esprit et pesant les mondes, sans haine, sans peur, sans pitié, sans amour, et sans Dieu. On m'appelle la Science.

ANTOINE

se rejette en arrière:

Tu dois être plutôt … le Diable!

HILARION

en fixant sur lui ses prunelles:

Veux-tu le voir?

ANTOINE

ne se détache plus de ce regard; il est saisi par la curiosité du Diable. Sa terreur augmente, son envie devient démesurée.

Si je le voyais pourtant … si je le voyais?..

Puis dans un spasme de colère:

L'horreur que j'en ai m'en débarrassera pour toujours. – Oui!

Un pied fourchu se montre.

Antoine a regret.

Mais le Diable l'a jeté sur ses cornes, et l'enlève.

VI

Il vole sous lui, étendu comme un nageur; – ses deux ailes grandes ouvertes, en le cachant tout entier, semblent un nuage.

ANTOINE

Où vais-je?

Tout à l'heure j'ai entrevu la forme du Maudit. Non! une nuée m'emporte.

Peut-être que je suis mort, et que je monte vers Dieu?..

Ah! comme je respire bien! L'air immaculé me gonfle l'âme. Plus de pesanteur! plus de souffrance!

En bas, sous moi, la foudre éclate, l'horizon s'élargit, des fleuves s'entre-croisent. Cette tache blonde c'est le désert, cette flaque d'eau l'Océan.

Et d'autres océans paraissent, d'immenses régions que je ne connaissais pas. Voici les pays noirs qui fument comme des brasiers, la zone des neiges obscurcie toujours par des brouillards. Je tâche de découvrir les montagnes où le soleil, chaque soir, va se coucher.

LE DIABLE

Jamais le soleil ne se couche!

Antoine n'est pas surpris de cette voix. Elle lui semble un écho de sa pensée, – une réponse de sa mémoire.

Cependant la terre prend la forme d'une boule; et il l'aperçoit au milieu de l'azur qui tourne sur ses pôles, en tournant autour du soleil.

LE DIABLE

Elle ne fait donc pas le centre du monde? Orgueil de l'homme, humilie-toi!

ANTOINE

A peine maintenant si je la distingue. Elle se confond avec les autres feux.

Le firmament n'est qu'un tissu d'étoiles.

Ils montent toujours.

Aucun bruit! pas même le croassement des aigles! Rien!.. et je me penche pour écouter l'harmonie des planètes.

LE DIABLE

Tu ne les entendras pas! Tu ne verras pas, non plus, l'antichtone de Platon, le foyer de Philolaüs, les sphères d'Aristote, ni les sept cieux des Juifs avec les grandes eaux par-dessus la voûte de cristal!

ANTOINE

D'en bas elle paraissait solide comme un mur. Je la pénètre, au contraire, je m'y enfonce!

Et il arrive devant la lune, – qui ressemble à un morceau de glace tout rond, plein d'une lumière immobile.

LE DIABLE

C'était autrefois le séjour des âmes. Le bon Pythagore l'avait même garnie d'oiseaux et de fleurs magnifiques.

ANTOINE

Je n'y vois que des plaines désolées, avec des cratères éteints, sous un ciel tout noir.

Allons vers ces astres d'un rayonnement plus doux, afin de contempler les anges qui les tiennent au bout de leurs bras, comme des flambeaux!

LE DIABLE

l'emporte au milieu des étoiles.

Elles s'attirent en même temps qu'elles se repoussent. L'action de chacune résulte des autres et y contribue, – sans le moyen d'un auxiliaire, par la force d'une loi, la seule vertu de l'ordre.

ANTOINE

Oui … oui! mon intelligence l'embrasse! C'est une joie supérieure aux plaisirs de la tendresse! Je halète stupéfait devant l'énormité de Dieu!

LE DIABLE

Comme le firmament qui s'élève à mesure que tu montes et grandira sous l'ascension de ta pensée; – et tu sentiras augmenter ta joie, d'après cette découverte du monde, dans cet élargissement de l'infini.

ANTOINE

Ah! plus haut! plus haut! toujours!

Les astres se multiplient, scintillent. La Voie lactée au zénith se développe comme une immense ceinture, ayant des trous par intervalles; dans ces fentes de sa clarté, s'allongent des espaces de ténèbres. Il y a des pluies d'étoiles, des traînées de poussière d'or, des vapeurs lumineuses qui flottent et se dissolvent.

Quelquefois une comète passe tout à coup; – puis la tranquillité des lumières innombrables recommence.

Antoine, les bras ouverts, s'appuie sur les deux cornes du Diable, en occupant ainsi toute l'envergure.

Il se rappelle avec dédain l'ignorance des anciens jours, la médiocrité de ses rêves. Les voilà donc près de lui ces globes lumineux qu'il contemplait d'en bas! Il distingue l'entre-croisement de leurs lignes, la complexité de leurs directions. Il les voit venir de loin, – et suspendus comme des pierres dans une fronde, décrire leurs orbites, pousser leurs hyperboles.

Il aperçoit d'un seul regard la Croix du sud et la Grande Ourse, le Lynx et le Centaure, la nébuleuse de la Dorade, les six soleils dans la constellation d'Orion, Jupiter avec ses quatre satellites, et le triple anneau du monstrueux Saturne! toutes les planètes, tous les astres que les hommes plus tard découvriront! Il emplit ses yeux de leurs lumières, il surcharge sa pensée du calcul de leurs distances; – puis sa tête retombe.

Quel est le but de tout cela?

LE DIABLE

Il n'y a pas de but!

Comment Dieu aurait-il un but? Quelle expérience a pu l'instruire, quelle réflexion le déterminer?

Avant le commencement il n'aurait pas agi, et maintenant il serait inutile.

ANTOINE

Il a créé le monde pourtant, d'une seule fois, par sa parole!

LE DIABLE

Mais les êtres qui peuplent la terre y viennent successivement. De même, au ciel, des astres nouveaux surgissent, – effets différents de causes variées.

ANTOINE

La variété des causes est la volonté de Dieu!

LE DIABLE

Mais admettre en Dieu plusieurs actes de volonté, c'est admettre plusieurs causes et détruire son unité!

Sa volonté n'est pas séparable de son essence. Il n'a pu avoir une autre volonté, ne pouvant avoir une autre essence; – et puisqu'il existe éternellement, il agit éternellement.

Contemple le soleil! De ses bords s'échappent de hautes flammes lançant des étincelles, qui se disposent pour devenir des mondes; – et plus loin que la dernière, au delà de ces profondeurs où tu n'aperçois que la nuit, d'autres soleils tourbillonnent, derrière ceux-là d'autres, et encore d'autres, indéfiniment …

ANTOINE

Assez! assez! J'ai peur! je vais tomber dans l'abîme.

LE DIABLE

s'arrête; et en le balançant mollement:

Le néant n'est pas! le vide n'est pas! Partout il y a des corps qui se meuvent sur le fond immuable de l'Étendue; – et comme si elle était bornée par quelque chose, ce ne serait plus l'étendue, mais un corps, elle n'a pas de limites!

ANTOINE

béant:

Pas de limites!

LE DIABLE

Monte dans le ciel toujours et toujours; jamais tu n'atteindras le sommet! Descends au-dessous de la terre pendant des milliards de milliards de siècles, jamais tu n'arriveras au fond, – puisqu'il n'y a pas de fond, pas de sommet, ni haut, ni bas, aucun terme; et l'Étendue se trouve comprise dans Dieu qui n'est point une portion de l'espace, telle ou telle grandeur, mais l'immensité!

ANTOINE

lentement:

La matière … alors … ferait partie de Dieu?

LE DIABLE

Pourquoi non? Peux-tu savoir où il finit?

ANTOINE

Je me prosterne au contraire, je m'écrase, devant sa puissance!

LE DIABLE

Et tu prétends le fléchir! Tu lui parles, tu le décores même de vertus, bonté, justice, clémence, au lieu de reconnaître qu'il possède toutes les perfections!

Concevoir quelque chose au delà, c'est concevoir Dieu au delà de Dieu, l'être par-dessus l'être. Il est donc le seul Être, la seule substance.

Si la Substance pouvait se diviser, elle perdrait sa nature, elle ne serait pas elle, Dieu n'existerait plus. Il est donc indivisible comme infini; – et s'il avait un corps, il serait composé de parties, il ne serait plus un, il ne serait plus infini. Ce n'est donc pas une personne!

ANTOINE

Comment? mes oraisons, mes sanglots, les souffrances de ma chair, les transports de mon ardeur, tout cela se serait en allé vers un mensonge … dans l'espace … inutilement, – comme un cri d'oiseau, comme un tourbillon de feuilles mortes!

Il pleure.

Oh! non! Il y a par-dessus tout quelqu'un, une grande âme, un Seigneur, un père, que mon coeur adore et qui doit m'aimer!

LE DIABLE

Tu désires que Dieu ne soit pas Dieu; – car s'il éprouvait de l'amour, de la colère ou de la pitié, il passerait de sa perfection à une perfection plus grande, ou plus petite. Il ne peut descendre à un sentiment, ni se contenir dans une forme.

ANTOINE

Un jour, pourtant, je le verrai!

LE DIABLE

Avec les bienheureux, n'est-ce pas? – quand le fini jouira de l'infini, dans un endroit restreint enfermant l'absolu!

ANTOINE

N'importe, il faut qu'il y ait un paradis pour le bien, comme un enfer pour le mal!

LE DIABLE

L'exigence de ta raison fait-elle la loi des choses? Sans doute le mal est indifférent à Dieu puisque la terre en est couverte!

Est-ce par impuissance qu'il le supporte, ou par cruauté qu'il le conserve?

Penses-tu qu'il soit continuellement à rajuster le monde comme une oeuvre imparfaite, et qu'il surveille tous les mouvements de tous les êtres depuis le vol du papillon jusqu'à la pensée de l'homme?

S'il a créé l'univers, sa providence est superflue. Si la Providence existe, la création est défectueuse.

Mais le mal et le bien ne concernent que toi, – comme le jour et la nuit, le plaisir et la peine, la mort et la naissance, qui sont relatifs à un coin de l'étendue, à un milieu spécial, à un intérêt particulier. Puisque l'infini seul est permanent, il y a l'Infini; – et c'est tout!

Le Diable a progressivement étiré ses longues ailes; maintenant elles couvrent l'espace.

ANTOINE

n'y voit plus. Il défaille.

Un froid horrible me glace jusqu'au fond de l'âme. Cela excède la portée de la douleur! C'est comme une mort plus profonde que la mort. Je roule dans l'immensité des ténèbres. Elles entrent en moi. Ma conscience éclate sous cette dilatation du néant!

LE DIABLE

Mais les choses ne t'arrivent que par l'intermédiaire de ton esprit. Tel qu'un miroir concave il déforme les objets; – et tout moyen te manque pour en vérifier l'exactitude.

Jamais tu ne connaîtras l'univers dans sa pleine étendue; par conséquent tu ne peux te faire une idée de sa cause, avoir une notion juste de Dieu, ni même dire que l'univers est infini, – car il faudrait d'abord connaître l'Infini!

La Forme est peut-être une erreur de tes sens, la Substance une imagination de ta pensée.

A moins que le monde étant un flux perpétuel des choses, l'apparence au contraire ne soit tout ce qu'il y a de plus vrai, l'illusion la seule réalité.

Mais es-tu sûr de voir? es-tu même sûr de vivre? Peut-être qu'il n'y a rien!

Le Diable a pris Antoine; et le tenant au bout de ses bras, il le regarde la gueule ouverte, prêt à le dévorer.

Adore-moi donc! et maudis le fantôme que tu nommes Dieu!

Antoine lève les yeux, par un dernier mouvement d'espoir.

Le Diable l'abandonne.

* * * * *

ANTOINE

se retrouve étendu sur le dos, au bord de la falaise.

Le ciel commence à blanchir.

Est-ce la clarté de l'aube, ou bien un reflet de la lune?

Il tâche de se soulever, puis retombe; et en claquant des dents:

J'éprouve une fatigue … comme si tous mes os étaient brisés!

Pourquoi?

Ah! c'est le Diable! je me souviens, – et même il me redisait tout ce que j'ai appris chez le vieux Didyme des opinions de Xénophane, d'Héraclite, de Mélisse, d'Anaxagore, sur l'infini, la création, l'impossibilité de rien connaître!

Et j'avais cru pouvoir m'unir à Dieu!

Riant amèrement:

Ah! démence! démence! Est-ce ma faute? La prière m'est intolérable! J'ai le coeur plus sec qu'un rocher! Autrefois il débordait d'amour!..

Le sable, le matin, fumait à l'horizon comme la poussière d'un encensoir; au coucher du soleil, des fleurs de feu s'épanouissaient sur la croix; – et au milieu de la nuit, souvent il m'a semblé que tous les êtres et toutes les choses, recueillis dans le même silence, adoraient avec moi le Seigneur. O charme des oraisons, félicités de l'extase, présents du ciel, qu'êtes-vous devenus!

Je me rappelle un voyage que j'ai fait avec Ammon, à la recherche d'une solitude pour établir des monastères. C'était le dernier soir; et nous pressions nos pas, en murmurant des hymnes, côte à côte, sans parler. A mesure que le soleil s'abaissait, les deux ombres de nos corps s'allongeaient comme deux obélisques grandissant toujours et qui auraient marché devant nous. Avec les morceaux de nos bâtons, çà et là nous plantions des croix pour marquer la place d'une cellule. La nuit fut lente à venir; et des ondes noires se répandaient sur la terre qu'une immense couleur rose occupait encore le ciel.

Quand j'étais un enfant, je m'amusais avec des cailloux à construire des ermitages. Ma mère, près de moi, me regardait.

Elle m'aura maudit pour mon abandon, en arrachant à pleines mains ses cheveux blancs. Et son cadavre est resté étendu au milieu de la cabane, sous le toit de roseaux, entre les murs qui tombent. Par un trou, une hyène en reniflant, avance la gueule!.. Horreur! horreur!

Il sanglote.

Non, Ammonaria ne l'aura pas quittée!

Où est-elle maintenant, Ammonaria?

Peut-être qu'au fond d'une étuve elle retire ses vêtements l'un après l'autre, d'abord le manteau, puis la ceinture, la première tunique, la seconde plus légère, tous ses colliers; et la vapeur du cinnamome enveloppe ses membres nus. Elle se couche enfin sur la tiède mosaïque. Sa chevelure à l'entour de ses hanches fait comme une toison noire, – et suffoquant un peu dans l'atmosphère trop chaude, elle respire, la taille cambrée, les deux seins en avant. Tiens!.. voilà ma chair qui se révolte! Au milieu du chagrin la concupiscence me torture. Deux supplices à la fois, c'est trop! Je ne peux plus endurer ma personne!

Il se penche, et regarde le précipice.

L'homme qui tomberait serait tué. Rien de plus facile, en se roulant sur le côté gauche; c'est un mouvement à faire! un seul.

Alors apparaît

UNE VIEILLE FEMME

Antoine se relève dans un sursaut d'épouvanté. – Il croit voir sa mère ressuscitée.

Mais celle-ci est beaucoup plus vieille, et d'une prodigieuse maigreur.

Un linceul noué autour de sa tête, pend avec ses cheveux blancs jusqu'au bas de ses doux jambes, minces comme des béquilles. L'éclat de ses dents, couleur d'ivoire, rend plus sombre sa peau terreuse. Les orbites de ses yeux sont pleins de ténèbres, et au fond deux flammes vacillent, comme des lampes de sépulcre.

Avance, dit-elle. Qui te retient?

ANTOINE

balbutiant:

J'ai peur de commettre un péché!

ELLE

reprend:

Mais le roi Saül s'est tué! Razias, un juste, s'est tué! Sainte Pélagie d'Antioche s'est tuée! Dommine d'Alep et ses deux filles, trois autres saintes, se sont tuées; – et rappelle-toi tous les confesseurs qui couraient au-devant des bourreaux, par impatience de la mort. Afin d'en jouir plus vite, les vierges de Milet s'étranglaient avec leurs cordons. Le philosophe Hégésias, à Syracuse, la prêchait si bien qu'on désertait les lupanars pour s'aller pendre dans les champs. Les patriciens de Rome se la procurent comme débauche.

ANTOINE

Oui, c'est un amour qui est fort! Beaucoup d'anachorètes y succombent.

LA VIEILLE

Faire une chose qui vous égale à Dieu, pense donc! Il t'a créé, tu vas détruire son oeuvre, toi, par ton courage, librement! La jouissance d'Érostrate n'était pas supérieure. Et puis, ton corps s'est assez moqué de ton âme pour que tu t'en venges à la fin. Tu ne souffriras pas. Ce sera vite terminé. Que crains-tu? un large trou noir! Il est vide, peut-être?

Antoine écoute sans répondre; – et de l'autre côté paraît:

UNE AUTRE FEMME

jeune et belle, merveilleusement. – Il la prend d'abord pour Ammonaria.

Mais elle est plus grande, blonde comme le miel, très-grasse, avec du fard sur les joues et des roses sur la tête. Sa longue robe chargée de paillettes a des miroitements métalliques; ses lèvres charnues paraissent sanguinolentes, et ses paupières un peu lourdes sont tellement noyées de langueur qu'on la dirait aveugle.

Elle murmure:

Vis donc, jouis donc! Salomon recommande la joie! Va comme ton coeur te mène et selon le désir de tes yeux!

ANTOINE

Quelle joie trouver? mon coeur est las, mes yeux sont troubles!

ELLE

reprend:

Gagne le faubourg de Racotis, pousse une porte peinte en bleu; et quand tu seras dans l'atrium où murmure un jet d'eau, une femme se présentera – en péplos de soie blanche lamé d'or, les cheveux dénoués, le rire pareil au claquement des crotales. Elle est habile. Tu goûteras dans sa caresse l'orgueil d'une initiation et l'apaisement d'un besoin.

Tu ne connais pas, non plus, le trouble des adultères, les escalades, les enlèvements, la joie de voir toute nue celle qu'on respectait habillée.

As-tu serré contre ta poitrine une vierge qui t'aimait? Te rappelles-tu les abandons de sa pudeur, et ses remords qui s'en allaient sous un flux de larmes douces!

Tu peux, n'est-ce pas, vous apercevoir marchant dans les bois sous la lumière de la lune? A la pression de vos mains jointes un frémissement vous parcourt; vos yeux rapprochés épanchent de l'un à l'autre comme des ondes immatérielles, et votre coeur s'emplit; il éclate; c'est un suave tourbillon, une ivresse débordante …

LA VIEILLE

On n'a pas besoin de posséder les joies pour en sentir l'amertume! Rien qu'à les voir de loin, le dégoût vous en prend. Tu dois être fatigué par la monotonie des mêmes actions, la durée des jours, la laideur du monde, la bêtise du soleil!

ANTOINE

Oh! oui, tout ce qu'il éclaire me déplaît!

LA JEUNE

Ermite! ermite! tu trouveras des diamants entre les cailloux, des fontaines sous le sable, une délectation dans les hasards que tu méprises; et même il y a des endroits de la terre si beaux qu'on a envie de la serrer contre son coeur.

LA VIEILLE

Chaque soir, en t'endormant sur elle, tu espères que bientôt elle te recouvrira!

LA JEUNE

Cependant, tu crois à la résurrection de la chair, qui est le transport de la vie dans l'éternité!

La Vieille, pendant qu'elle parlait, s'est encore décharnée; et au-dessus de son crâne, qui n'a plus de cheveux, une chauve-souris fait des cercles dans l'air.

La Jeune est devenue plus grasse. Sa robe chatoie, ses narines battent, ses yeux roulent moelleusement.

LA PREMIÈRE

dit, en ouvrant les bras:

Viens, je suis la consolation, le repos, l'oubli, l'éternelle sérénité!

et

LA SECONDE

en offrant ses seins:

Je suis l'endormeuse, la joie, la vie, le bonheur inépuisable!

Antoine tourne les talons pour s'enfuir. Chacune lui met la main sur l'épaule.

Le linceul s'écarte, et découvre le squelette de La Mort.

La robe se fend, et laisse voir le corps entier de La Luxure, qui a la taille mince avec la croupe énorme et de grands cheveux ondés s'envolant par le bout.

Antoine reste immobile entre les deux, les considérant.

LA MORT

lui dit:

Tout de suite ou tout à l'heure, qu'importe! Tu m'appartiens, comme les soleils, les peuples, les villes, les rois, la neige des monts, l'herbe des champs. Je vole plus haut que l'épervier, je cours plus vite que la gazelle, j'atteins même l'espérance, j'ai vaincu le fils de Dieu!

LA LUXURE

Ne résiste pas; je suis l'omnipotente! Les forêts retentissent de mes soupirs, les flots sont remués par mes agitations. La vertu, le courage, la piété se dissolvent au parfum de ma bouche. J'accompagne l'homme pendant tous les pas qu'il fait; – et au seuil du tombeau il se retourne vers moi!

LA MORT

Je te découvrirai ce que tu tâchais de saisir, à la lueur des flambeaux, sur la face des morts, – ou quand tu vagabondais au delà des Pyramides, dans ces grands sables composés de débris humains. De temps à autre, un fragment de crâne roulait sous ta sandale. Tu prenais de la poussière, tu la faisais couler entre tes doigts; et ta pensée, confondue avec elle, s'abîmait dans le néant.

LA LUXURE

Mon gouffre est plus profond! Des marbres ont inspiré d'obscènes amours. On se précipite à des rencontres qui effrayent. On rive des chaînes que l'on maudit. D'où vient l'ensorcellement des courtisanes, l'extravagance des rêves, l'immensité de ma tristesse?

LA MORT

Mon ironie dépasse toutes les autres! Il y a des convulsions de plaisir aux funérailles des rois, à l'extermination d'un peuple; – et on fait la guerre avec de la musique, des panaches, des drapeaux, des harnais d'or, un déploiement de cérémonie pour me rendre plus d'hommages.

LA LUXURE

Ma colère vaut la tienne. Je hurle, je mords. J'ai des sueurs d'agonisant et des aspects de cadavre.

LA MORT

C'est moi qui te rends sérieuse; enlaçons-nous!

La Mort ricane, la Luxure rugit. Elles se prennent par la taille, et chantent ensemble:

– Je hâte la dissolution de la matière!

– Je facilite l'éparpillement des germes!

– Tu détruis, pour mes renouvellements!

– Tu engendres, pour mes destructions!

– Active ma puissance!

– Féconde ma pourriture!

Et leur voix, dont les échos se déroulant emplissent l'horizon, devient tellement forte qu'Antoine en tombe à la renverse.

Une secousse, de temps à autre, lui fait entr'ouvrir les yeux; et il aperçoit au milieu des ténèbres une manière de monstre devant lui.

C'est une tête de mort, avec une couronne de roses. Elle domine un torse de femme d'une blancheur nacrée. En dessous, un linceul étoile de points d'or fait comme une queue; – et tout le corps ondule, à la manière d'un ver gigantesque qui se tiendrait debout.

La vision s'atténue, disparaît.

ANTOINE

se relève.

Encore une fois c'était le Diable, et sous son double aspect: l'esprit de fornication et l'esprit de destruction.

Aucun des deux ne m'épouvante. Je repousse le bonheur, et je me sens éternel.

Ainsi la mort n'est qu'une illusion, un voile, masquant par endroits la continuité de la vie.

Mais la Substance étant unique, pourquoi les Formes sont-elles variées?

Il doit y avoir, quelque part, des figures primordiales, dont les corps ne sont que les images. Si on pouvait les voir on connaîtrait le lien de la matière et de la pensée, en quoi l'Être consiste!

Ce sont ces figures-là qui étaient peintes à Babylone sur la muraille du temple de Bélus, et elles couvraient une mosaïque dans le port de Carthage. Moi-même, j'ai quelquefois aperçu dans le ciel comme des formes d'esprits. Ceux qui traversent le désert rencontrent des animaux dépassant toute conception …

Et en face, de l'autre côté du Nil, voilà que le Sphinx apparaît.

Il allonge ses pattes, secoue les bandelettes de son front, et se couche sur le ventre.

Sautant, volant, crachant du feu par ses narines, et de sa queue de dragon se frappant les ailes, la Chimère aux yeux verts, tournoie, aboie.

Les anneaux de sa chevelure, rejetés d'un côté, s'entremêlent aux poils de ses reins, et de l'autre ils pendent jusque sur le sable et remuent au balancement de tout son corps.

LE SPHINX

est immobile, et regarde la Chimère:

Ici, Chimère; arrête-toi!

LA CHIMÈRE

Non, jamais!

LE SPHINX

Ne cours pas si vite, ne vole pas si haut, n'aboie pas si fort!

LA CHIMÈRE

Ne m'appelle plus, ne m'appelle plus, puisque tu restes toujours muet!

LE SPHINX

Cesse de me jeter tes flammes au visage et de pousser tes hurlements dans mon oreille; tu ne fondras pas mon granit!

LA CHIMÈRE

Tu ne me saisiras pas, sphinx terrible!

LE SPHINX

Pour demeurer avec moi, tu es trop folle!

LA CHIMÈRE

Pour me suivre, tu es trop lourd!

LE SPHINX

Ou vas-tu donc, que tu cours si vite?

LA CHIMÈRE

Je galope dans les corridors du labyrinthe, je plane sur les monts, je rase les flots, je jappe au fond des précipices, je m'accroche par la gueule au pan des nuées; avec ma queue traînante, je raye les plages, et les collines ont pris leur courbe selon la forme de mes épaules. Mais toi, je te retrouve perpétuellement immobile, ou bien du bout de ta griffe dessinant des alphabets sur le sable.

LE SPHINX

C'est que je garde mon secret! Je songe et je calcule.

La mer se retourne dans son lit, les blés se balancent sous le vent, les caravanes passent, la poussière s'envole, les cités s'écroulent; – et mon regard, que rien ne peut dévier, demeure tendu à travers les choses sur un horizon inaccessible.

LA CHIMÈRE

Moi, je suis légère et joyeuse! Je découvre aux hommes des perspectives éblouissantes avec des paradis dans les nuages et des félicités lointaines. Je leur verse à l'âme les éternelles démences, projets de bonheur, plans d'avenir, rêves de gloire, et les serments d'amour et les résolutions vertueuses.

Je pousse aux périlleux voyages et aux grandes entreprises. J'ai ciselé avec mes pattes les merveilles des architectures. C'est moi qui ai suspendu les clochettes au tombeau de Porsenna, et entouré d'un mur d'orichalque les quais de l'Atlantide.

Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés. Si j'aperçois quelque part un homme dont l'esprit repose dans la sagesse, je tombe dessus, et je l'étrangle.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
160 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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