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Читать книгу: «La Main Gauche», страница 7

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LE RENDEZ-VOUS

Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir sur le nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, ne pouvant se décider à sortir, pour aller à ce rendez-vous.

Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'était habillée ainsi, pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change très mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte de Martelet, son amant.

La pendule derrière son dos battait les secondes vivement; un livre à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux petits bouquets baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se mêlait à une vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du cabinet de toilette demeurée entr'ouverte.

L'heure sonna – trois heures – et la mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, songeant: – «Il m'attend déjà. Il va s'énerver». Alors, elle sortit, prévint le valet de chambre qu'elle serait rentrée dans une heure au plus tard – un mensonge – descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, à pied.

On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, faire fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des façades, l'asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la griser de sève comme un bois qui verdit.

Madame Haggan fit quelques pas à droite avec l'intention de suivre, comme toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais la douceur de l'air; cette émotion de l'été qui nous entre dans la gorge en certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant d'idée, elle prit la rue de la Chaussée-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurément attirée par le désir de voir des arbres dans le square de la Trinité. Elle pensait: «Bah! il m'attendra dix minutes de plus.» Cette idée, de nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quelques instants, se relever, et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours de rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards désespérés.

Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des prétextes pour s'arrêter.

Au bout de la rue, devant l'église, la verdure du petit square l'attira si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage à enfants, et fit deux fois le tour de l'étroit gazon, au milieu des nounous enrubannées, épanouies, bariolées, fleuries. Puis elle prit une chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille.

Juste à ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnée, plus un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes encore de flânerie, – une heure! une heure volée au rendez-vous! Elle y resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une fois.

Dieu! comme ça l'ennuyait d'aller là-bas! Ainsi qu'un patient montant chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolérable de tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis deux ans, et la pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à l'heure, la crispait d'angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien douloureux, douloureux comme une visite au dentiste, mais c'était si ennuyeux, si ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible que tout, tout, même une opération, lui aurait paru préférable. Elle y allait pourtant, très lentement, à tous petits pas, en s'arrêtant, en s'asseyant, en flânant partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore celui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte, deux fois de suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tôt. Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison à donner à ce malheureux Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi! Pourquoi avait-elle commencé? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimé? C'était possible! Pas bien fort, mais un peu, voilà si longtemps! Il était bien, recherché, élégant, galant, et représentait strictement, au premier coup d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait duré trois mois, – temps normal, lutte honorable, résistance suffisante – puis elle avait consenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle peur horrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres, dans ce petit entresol de garçon, rue de Miromesnil. Son coeur? Qu'éprouvait alors son petit coeur de femme séduite, vaincue, conquise, en passant pour la première fois la porte de cette maison de cauchemar? Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublié! On se souvient d'un fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guère, deux ans plus tard, d'une émotion qui s'est envolée très vite, parce qu'elle était très légère. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublié les autres, ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausée lui montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout à l'heure.

Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller là, ils ne ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'à la façon dont ils la regardaient, et ces yeux des cochers de Paris sont terribles! Quand on songe qu'à tout moment, devant le tribunal, ils reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu'ils ont conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque à une gare, et qu'ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu'il y a d'heures dans la journée, et que leur mémoire est assez sûre pour qu'ils affirment: «Voilà bien l'homme que j'ai chargé rue des Martyrs, et déposé gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!» n'y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation au premier venu de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employé, pour ce voyage de la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un par semaine. C'étaient autant de témoins qui pouvaient déposer contre elle dans un moment critique.

Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, épais et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà? Oh! dans cette rue de Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaître tous les passants, tous les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arrêtée, elle sautait et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout, – son adresse, – son nom, – la profession de son mari, – tout, – car ces concierges sont les plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait osé faire ce petit mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roulé! Elle avait peur. – De quoi? – Elle ne savait pas! – D'être rappelée, s'il ne comprenait point? D'un scandale? d'un rassemblement dans l'escalier? d'une arrestation peut-être? Pour arriver à la porte du vicomte, il n'y avait guère qu'un demi-étage à monter, et il lui paraissait haut comme la tour Saint-Jacques! A peine engagée dans le vestibule, elle se sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derrière elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce concierge et la rue qui lui fermaient la retraite; et si quelqu'un descendait juste à ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, montait, montait! Elle aurait monté quarante étages! Puis, quand tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle redescendait en courant avec l'angoisse dans l'âme de ne pas reconnaître l'entresol!

Il était là, attendant dans un costume galant en velours doublé de soie, très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien changé à sa manière de l'accueillir, mais rien, pas un geste!

Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait: «Laissez-moi baiser vos mains, ma chère, chère amie!» Puis il la suivait dans la chambre, où volets clos et lumières allumées, hiver comme été, par chic sans doute, il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air d'adoration. Le premier jour ça avait été très gentil, très réussi, ce mouvement-là! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la cent vingtième fois le cinquième acte d'une pièce à succès. Il fallait changer ses effets.

Et puis après, oh! mon Dieu! après! c'était le plus dur! Non, il ne changeait pas ses effets, le pauvre garçon! Quel bon garçon, mais banal!..

Dieu que c'était difficile de se déshabiller sans femme de chambre! Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une pareille corvée! Mais s'il était difficile de se déshabiller, se rhabiller devenait presque impossible et énervant à crier, exaspérant à gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air gauche: – «Voulez-vous que je vous aide.» – L'aider! Ah oui! à quoi? De quoi était-il capable? Il suffisait de lui voir une épingle entre les doigts pour le savoir.

C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait commencé à le prendre en grippe. Quand il disait: «Voulez-vous que je vous aide!» Elle l'aurait tué. Et puis était-il possible qu'une femme ne finît point par détester un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcée plus de cent vingt fois à se rhabiller sans femme de chambre?

Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n'était pas le petit baron de Grimbal qui aurait demandé de cet air niais: «Voulez-vous que je vous aide?» Il aurait aidé, lui, si vif, si drôle, si spirituel. Voilà! C'était un diplomate; il avait couru le monde, rôdé partout, déshabillé et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes les modes de la terre, celui-là!..

L'horloge de l'église sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le cadran, se mit à rire en murmurant «Oh! doit-il être agité!» puis elle partit d'une marche plus vive, et sortit du square.

Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez à nez avec un monsieur qui la salua profondément.

– Tiens, vous, baron? – dit-elle, surprise. Elle venait justement de penser à lui.

– Oui, madame.

Et il s'informa de sa santé, puis, après quelques vagues propos, il reprit:

– Vous savez que vous êtes la seule – vous permettez que je dise de mes amies, n'est-ce pas? – qui ne soit point encore venue visiter mes collections japonaises.

– Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garçon?

– Comment! comment! en voilà une erreur quand il s'agit de visiter une collection rare!

– En tout cas, elle ne peut y aller seule.

– Et pourquoi pas? mais j'en ai reçu des multitudes de femmes seules, rien que pour ma galerie! J'en reçois tous les jours. Voulez-vous que je vous les nomme – non – je ne le ferai point. Il faut être discret même pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant d'entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine situation, que lorsqu'on y va pour une cause inavouable!

– Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-la.

– Alors vous venez voir ma collection.

– Quand?

– Mais tout de suite.

– Impossible, je suis pressée.

– Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise dans le square.

– Vous m'espionniez?

– Je vous regardais.

– Vrai, je suis pressée.

– Je suis sûr que non. Avouez que vous n'êtes pas très pressée.

Madame Haggan se mit à rire, et avoua:

– Non… non… pas… très…

Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria: «Cocher!» et la voiture s'arrêta. Puis, ouvrant la portière:

– Montez, madame.

– Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui.

– Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence à nous regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en prie!

Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s'assit auprès d'elle en disant au cocher: «rue de Provence».

Mais soudain elle s'écria:

– Oh! mon Dieu, j'oubliais une dépêche très pressée, voulez-vous me conduire, d'abord, au premier bureau télégraphique?

Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, et elle dit au baron:

– Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis à mon mari d'inviter Martelet à dîner pour demain, et j'ai oublié complètement.

Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle écrivit au crayon:

– «Mon cher ami, je suis très souffrante; j'ai une névralgie atroce qui me tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que je me fasse pardonner.

«JEANNE.»

Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: «Vicomte de Martelet, 240, rue Miromesnil,» puis, rendant la carte au baron:

– Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la boîte aux télégrammes.

LE PORT

I

Sorti du Havre le 3 mai 1882, pour un voyage dans les mers de Chine, le trois-mâts carré Notre-Dame-des-Vents, rentra au port de Marseille le 8 août 1886, après quatre ans de voyages. Son premier chargement déposé dans le port chinois où il se rendait, il avait trouvé sur-le-champ un fret nouveau pour Buenos-Ayres, et de là, avait pris des marchandises pour le Brésil.

D'autres traversées, encore des avaries, des réparations, les calmes de plusieurs mois, les coups de vent qui jettent hors la route, tous les accidents, aventures et mésaventures de mer, enfin, avaient tenu loin de sa patrie ce trois-mâts normand qui revenait à Marseille le ventre plein de boîtes de fer-blanc contenant des conserves d'Amérique.

Au départ il avait à bord, outre le capitaine et le second, quatorze matelots, huit normands et six bretons. Au retour il ne lui restait plus que cinq bretons et quatre normands, le breton était mort en route, les quatre normands disparus en des circonstances diverses avaient été remplacés par deux américains, un nègre et un norvégien racolé, un soir, dans un cabaret de Singapour.

Le gros bateau, les voiles carguées, vergues en croix sur sa mâture, traîné par un remorqueur marseillais qui haletait devant lui, roulant sur un reste de houle que le calme survenu laissait mourir tout doucement, passa devant le château d'If, puis sous tous les rochers gris de la rade que le soleil couchant couvrait d'une buée d'or, et il entra dans le vieux port où sont entassés, flanc contre flanc, le long des quais, tous les navires du monde, pêle-mêle, grands et petits, de toute forme et de tout gréement, trempant comme une bouillabaisse de bateaux en ce bassin trop restreint, plein d'eau putride où les coques se frôlent, se frottent, semblent marinées dans un jus de flotte.

Notre-Dame-des-Vents prit sa place, entre un brick italien et une goélette anglaise qui s'écartèrent pour laisser passer ce camarade; puis, quand toutes les formalités de la douane et du port eurent été remplies, le capitaine autorisa les deux tiers de son équipage à passer la soirée dehors.

La nuit était venue. Marseille s'éclairait. Dans la chaleur de ce soir d'été, un fumet de cuisine à l'ail flottait sur la cité bruyante, pleine de voix, de roulements, de claquements, de gaieté méridionale.

Dès qu'ils se sentirent sur le port, les dix hommes que la mer roulait depuis des mois se mirent en marche tout doucement, avec une hésitation d'êtres dépaysés, désaccoutumés des villes, deux par deux, en procession.

Ils se balançaient, s'orientaient, flairant les ruelles qui aboutissent au port, enfiévrés par un appétit d'amour qui avait grandi dans leurs corps pendant leurs derniers soixante-six jours de mer. Les normands marchaient en tête, conduits par Célestin Duclos, un grand gars fort et malin qui servait de capitaine aux autres chaque fois qu'ils mettaient pied à terre. Il devinait les bons endroits, inventait des tours de sa façon et ne s'aventurait pas trop dans les bagarres si fréquentes entre matelots dans les ports. Mais quand il y était pris il ne redoutait personne.

Après quelque hésitation entre toutes les rues obscures qui descendent vers la mer comme des égouts et dont sortent des odeurs lourdes, une sorte d'haleine de bouges, Célestin se décida pour une espèce de couloir, tortueux où brillaient, au-dessus des portes, des lanternes en saillie portant des numéros énormes sur leurs verres dépolis et colorés. Sous la voûte étroite des entrées, des femmes en tablier, pareilles à des bonnes, assises sur des chaises de paille, se levaient en les voyant venir, faisant trois pas jusqu'au ruisseau qui séparait la rue en deux et coupaient la route à cette file d'hommes qui s'avançaient lentement, en chantonnant et en ricanant, allumés déjà par le voisinage de ces prisons de prostituées.

Quelquefois, au fond d'un vestibule, apparaissait, derrière une seconde porte ouverte soudain et capitonnée de cuir brun, une grosse fille dévêtue, dont les cuisses lourdes et les mollets gras se dessinaient brusquement sous un grossier maillot de coton blanc. Sa jupe courte avait l'air d'une ceinture bouffante; et la chair molle de sa poitrine, de ses épaules et de ses bras, faisait une tache rose sur un corsage de velours noir bordé d'un galon d'or. Elle appelait de loin: «Venez-vous, jolis garçons?» et parfois sortait elle-même pour s'accrocher à l'un d'eux et l'attirer vers sa porte, de toute sa force, cramponnée à lui comme une araignée qui traîne une bête plus grosse qu'elle. L'homme, soulevé par ce contact, résistait mollement, et les autres s'arrêtaient pour regarder, hésitants entre l'envie d'entrer tout de suite et celle de prolonger encore cette promenade appétissante. Puis, quand la femme après des efforts acharnés avait attiré le matelot jusqu'au seuil de son logis, où toute la bande allait s'engouffrer derrière lui, Célestin Duclos, qui s'y connaissait en maisons, criait soudain: «Entre pas là, Marchand, c'est pas l'endroit.»

L'homme alors obéissant à cette voix se dégageait d'une secousse brutale et les amis se reformaient en bande, poursuivis par les injures immondes de la fille exaspérée, tandis que d'autres femmes, tout le long de la ruelle, devant eux, sortaient de leurs portes, attirées par le bruit, et lançaient avec des voix enrouées des appels pleins de promesses. Ils allaient donc de plus en plus allumés, entre les cajoleries et les séductions annoncées par le choeur des portières d'amour de tout le haut de la rue, et les malédictions ignobles lancées contre eux par le choeur d'en bas, par le choeur méprisé des filles désappointées. De temps en temps ils rencontraient une autre bande, des soldats qui marchaient avec un battement de fer sur la jambe, des matelots encore, des bourgeois isolés, des employés de commerce. Partout, s'ouvraient de nouvelles rues étroites, étoilées de fanaux louches. Ils allaient toujours dans ce labyrinthe de bouges, sur ces pavés gras où suintaient des eaux putrides, entre ces murs pleins de chair de femme.

Enfin Duclos se décida et s'arrêtant devant une maison d'assez belle apparence, il y fit entrer tout son monde.

II

La fête fut complète! Quatre heures durant, les dix matelots se gorgèrent d'amour et de vin. Six mois de solde y passèrent.

Dans la grande salle du café, ils étaient installés en maîtres, regardant d'un oeil malveillant les habitués ordinaires qui s'installaient aux petites tables, dans les coins, où une des filles demeurées libres, vêtue en gros baby ou en chanteuse de café-concert, courait les servir, puis s'asseyait près d'eux.

Chaque homme, en arrivant, avait choisi sa compagne qu'il garda toute la soirée, car le populaire n'est pas changeant. On avait rapproché trois tables et, après la première rasade, la procession dédoublée, accrue d'autant de femmes qu'il y avait de mathurins, s'était reformée dans l'escalier. Sur les marches de bois, les quatre pieds de chaque couple sonnèrent longtemps, pendant que s'engouffrait, dans la porte étroite qui menait aux chambres, ce long défilé d'amoureux.

Puis on redescendit pour boire, puis on remonta de nouveau, puis on redescendit encore.

Maintenant, presque gris, ils gueulaient! Chacun d'eux, les yeux rouges, sa préférée sur les genoux, chantait ou criait, tapait à coups de poings la table, s'entonnait du vin dans la gorge, lâchait en liberté la brute humaine. Au milieu d'eux, Célestin Duclos, serrant contre lui une grande fille aux joues rouges, à cheval sur ses jambes, la regardait avec ardeur. Moins ivre que les autres, non qu'il eût moins bu, il avait encore d'autres pensées, et, plus tendre, cherchait à causer. Ses idées le fuyaient un peu, s'en allaient, revenaient et disparaissaient sans qu'il pût se souvenir au juste de ce qu'il avait voulu dire.

Il riait, répétant:

– Pour lors, pour lors… v'là longtemps que t'es ici.

– Six mois, répondit la fille.

Il eut l'air content pour elle, comme si c'eût été une preuve de bonne conduite, et il reprit:

– Aimes-tu c'te vie-là?

Elle hésita, puis résignée:

– On s'y fait. C'est pas plus embêtant qu'autre chose. Être servante ou bien rouleuse, c'est toujours des sales métiers.

Il eut l'air d'approuver encore cette vérité.

– T'es pas d'ici? dit-il.

Elle fit «Non» de la tête, sans répondre.

– T'es de loin?

Elle fit «Oui» de la même façon.

– D'où ça?

Elle parut chercher, rassembler des souvenirs, puis murmura:

– De Perpignan.

Il fut de nouveau très satisfait et dit:

– Ah oui!

A son tour elle demanda:

– Toi, t'es marin?

– Oui, ma belle.

– Tu viens de loin?

– Ah oui! J'en ai vu des pays, des ports et de tout.

– T'as fait le tour du monde, peut-être?

– Je te crois, plutôt deux fois qu'une.

De nouveau elle parut hésiter, chercher en sa tête une chose oubliée, puis, d'une voix un peu différente, plus sérieuse.

– T'as rencontré beaucoup de navires dans tes voyages?

– Je te crois, ma belle.

– T'aurais pas vu Notre-Dame-des-Vents, par hasard?

Il ricana:

– Pas plus tard que l'autre semaine.

Elle pâlit, tout le sang quittant ses joues, et demanda:

– Vrai, bien vrai?

– Vrai, comme je te parle.

– Tu ments pas, au moins?

Il leva la main.

– D'vant l'bon Dieu! dit-il.

– Alors, sais-tu si Célestin Duclos est toujours dessus?

Il fut surpris, inquiet, voulut avant de répondre en savoir davantage.

– Tu l'connais?

A son tour elle devint méfiante.

– Oh, pas moi! c'est une femme qui l'connaît.

– Une femme d'ici?

– Non, d'à côté.

– Dans la rue?

– Non, dans l'autre.

– Qué femme?

– Mais, une femme donc, une femme comme moi.

– Qué qué l'y veut, c'te femme?

– Je sais-t'y mé, quéque payse?

Ils se regardèrent au fond des yeux, pour s'épier, sentant, devinant que quelque chose de grave allait surgir entre eux.

Il reprit.

– Je peux t'y la voir, c'te femme?

– Quoi que tu l'y dirais?

– J'y dirais… j'y dirais… que j'ai vu Célestin Duclos.

– Il se portait ben, au moins?

– Comme toi et moi, c'est un gars?

Elle se tut encore rassemblant ses idées, puis, avec lenteur.

– Ous qu'elle allait, Notre-Dame-des-Vents?

– Mais, à Marseille, donc.

– Elle ne put réprimer un sursaut.

– Ben vrai?

– Ben vrai!

– Tu l'connais Duclos?

– Oui je l'connais.

Elle hésita encore, puis tout doucement.

– Ben. C'est ben!

– Qué que tu l'y veux?

– Écoute, tu y diras… non rien!

Il la regardait toujours de plus en plus gêné. Enfin il voulut savoir.

– Tu l'connais itou, té?

– Non, dit-elle.

– Alors qué que tu l'y veux?

Elle prit brusquement une résolution, se leva, courut au comptoir où trônait la patronne, saisit un citron qu'elle ouvrit et dont elle fit couler le jus dans un verre, puis elle emplit d'eau pure ce verre, et, le rapportant.

– Bois ça!

– Pourquoi?

– Pour faire passer le vin. Je te parlerai d'ensuite.

Il but docilement, essuya ses lèvres d'un revers de main, puis annonça.

– Ça y est, je t'écoute.

– Tu vas me promettre de ne pas l'y conter que tu m'as vue, ni de qui tu sais ce que je te dirai. Faut jurer.

Il leva la main, sournois.

– Ça, je le jure.

– Su l'bon Dieu?

– Su l'bon Dieu.

– Eh ben tu l'y diras que son père est mort, que sa mère est morte, que son frère est mort, tous trois en un mois, de fièvre typhoïde, en janvier 1883, v'là trois ans et demi.

A son tour, il sentit que tout son sang lui remuait dans le corps, et il demeura pendant quelques instants tellement saisi qu'il ne trouvait rien à répondre; puis il douta et demanda.

– T'es sûre?

– Je suis sûre.

– Qué qui te l'a dit?

Elle posa les mains sur ses épaules, et le regardant au fond des yeux.

– Tu jures de ne pas bavarder.

– Je le jure.

– Je suis sa soeur!

Il jeta ce nom, malgré lui.

– Françoise?

Elle le contempla de nouveau fixement, puis, soulevée par une épouvante folle, par une horreur profonde, elle murmura tout bas, presque dans sa bouche.

– Oh! oh! c'est toi, Célestin?

Ils ne bougèrent plus, les yeux dans les yeux.

Autour d'eux, les camarades hurlaient toujours! Le bruit des verres, des poings, des talons scandant les refrains et les cris aigus des femmes se mêlaient au vacarme des chants.

Il la sentait sur lui, enlacée à lui, chaude et terrifiée, sa soeur! Alors, tout bas, de peur que quelqu'un l'écoutât, si bas qu'elle même l'entendit à peine.

– Malheur! j'avons fait de la belle besogne!

Elle eut, en une seconde, les yeux pleins de larmes et balbutia.

– C'est-il de ma faute?

Mais, lui soudain.

– Alors ils sont morts?

– Ils sont morts.

– Le pé, la mé, et le fré?

– Les trois en un mois, comme je t'ai dit. J'ai resté seule, sans rien que mes hardes, vu que je devions le pharmacien, l'médecin et l'enterrement des trois défunts, que j'ai payé avec les meubles.

J'entrai pour lors comme servante chez maît'e Cacheux, tu sais bien, l'boiteux. J'avais quinze ans tout juste à çu moment-là pisque t'es parti quand j'en avais point quatorze. J'ai fait une faute avec li. On est si bête quand on est jeune. Pi j'allai comme bonne du notaire qui m'a aussi débauchée et qui me conduisit au Havre dans une chambre. Bientôt il n'est point r'venu; j'ai passé trois jours sans manger et pi ne trouvant pas d'ouvrage, je suis entrée en maison, comme bien d'autres. J'en ai vu aussi du pays, moi! ah! et du sale pays! Rouen, Évreux, Lille, Bordeaux, Perpignan, Nice, et pi Marseille, où me v'là!

Les larmes lui sortaient des yeux et du nez, mouillaient ses joues, coulaient dans sa bouche.

Elle reprit:

– Je te croyais mort aussi, té? mon pauv'e Célestin.

Il dit:

– Je t'aurais point r'connue, mé, t'étais si p'tite alors, et te v'là si forte! mais comment que tu ne m'as point reconnu, té?

Elle eut un geste désespéré.

– Je vois tant d'hommes qu'ils me semblent tous pareils!

Il la regardait toujours au fond des yeux, étreint par une émotion confuse et si forte qu'il avait envie de crier comme un petit enfant qu'on bat. Il la tenait encore dans ses bras, à cheval sur lui, les mains ouvertes dans le dos de la fille, et voilà qu'à force de la regarder il la reconnut enfin, la petite soeur laissée au pays avec tous ceux qu'elle avait vus mourir, elle, pendant qu'il roulait sur les mers. Alors prenant soudain dans ses grosses pattes de marin cette tête retrouvée, il se mit à l'embrasser comme on embrasse de la chair fraternelle. Puis des sanglots, de grands sanglots d'homme, longs comme des vagues, montèrent dans sa gorge pareils à des hoquets d'ivresse.

Il balbutiait:

– Te v'là, te r'voilà, Françoise, ma p'tite Françoise…

Puis tout à coup il se leva, se mit à jurer d'une voix formidable en tapant sur la table un tel coup de poing que les verres culbutés se brisèrent. Puis il fit trois pas, chancela, étendit les bras, tomba sur la face. Et il se roulait par terre en criant, en battant le sol de ses quatre membres, et en poussant de tels gémissements qu'ils semblaient des râles d'agonie.

Tous ces camarades le regardaient en riant.

– Il est rien saoul, dit l'un.

– Faut le coucher, dit un autre, s'il sort on va le fiche au bloc.

Alors comme il avait de l'argent dans ses poches, la patronne offrit un lit, et les camarades, ivres eux-mêmes à ne pas tenir debout, le hissèrent par l'étroit escalier jusqu'à la chambre de la femme qui l'avait reçu tout à l'heure, et qui demeura sur une chaise, au pied de la couche criminelle, en pleurant autant que lui, jusqu'au matin.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
130 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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