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Читать книгу: «L'inutile beauté», страница 8

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UN CAS DE DIVORCE

L’avocat de Mme Chassel prit la parole:

MONSIEUR LE PRÉSIDENT,

MESSIEURS LES JUGES,

La cause que je suis chargé de défendre devant vous relève bien plus de la médecine que de la justice, et constitue bien plus un cas pathologique qu’un cas de droit ordinaire. Les faits semblent simples au premier abord.

Un homme jeune, très riche, d’âme noble et exaltée, de coeur généreux, devient amoureux d’une jeune fille absolument belle, plus que belle, adorable, aussi gracieuse, aussi charmante, aussi bonne, aussi tendre que jolie, et il l’épouse.

Pendant quelque temps, il se conduit envers elle en époux plein de soins et de tendresse; puis il la néglige, la rudoie, semble éprouver pour elle une répulsion insurmontable, un dégoût irrésistible. Un jour même il la frappe, non seulement sans aucune raison, mais même sans aucun prétexte.

Je ne vous ferai point le tableau, messieurs, de ses allures bizarres, incompréhensibles pour tous. Je ne vous dépeindrai point la vie abominable de ces deux êtres, et la douleur horrible de cette jeune femme.

Il me suffira pour vous convaincre de vous lire quelques fragments d’un journal écrit chaque jour par ce pauvre homme, par ce pauvre fou. Car c’est en face d’un fou que nous nous trouvons, messieurs, et le cas est d’autant plus curieux, d’autant plus intéressant qu’il rappelle en beaucoup de points la démence du malheureux prince, mort récemment, du roi bizarre qui régna platoniquement sur la Bavière. J’appellerai ce cas: la folie poétique.

Vous vous rappelez tout ce qu’on raconta de ce prince étrange. Il fit construire au milieu des paysages les plus magnifiques de son royaume de vrais châteaux de féerie. La réalité même de la beauté des choses et des lieux ne lui suffisant pas, il imagina, il créa, dans ces manoirs invraisemblables, des horizons factices, obtenus au moyen d’artifices de théâtre, des changements à vue, des forêts peintes, des empires de contes où les feuilles des arbres étaient des pierres précieuses. Il eut des Alpes et des glaciers, des steppes, des déserts de sable brûlés par le soleil; et, la nuit, sous les rayons de la vraie lune, des lacs qu’éclairaient par dessous de fantastiques lueurs électriques. Sur ces lacs nageaient des cygnes et glissaient des nacelles, tandis qu’un orchestre, composé des premiers exécutants du monde, enivrait de poésie l’âme du fou royal.

Cet homme était chaste, cet homme était vierge. Il n’aima jamais qu’un rêve, son rêve, son rêve divin.

Un soir, il emmena dans sa barque une femme, jeune, belle, une grande artiste et il la pria de chanter. Elle chanta, grisée elle-même par l’admirable paysage, par la douceur tiède de l’air, par le parfum des fleurs et par l’extase de ce prince jeune et beau.

Elle chanta, comme chantent les femmes que touche l’amour, puis, éperdue, frémissante, elle tomba sur le coeur du roi en cherchant ses lèvres.

Mais il la jeta dans le lac, et prenant ses rames gagna la berge, sans s’inquiéter si on la sauvait.

Nous nous trouvons, messieurs les juges, devant un cas tout à fait semblable. Je ne ferai plus que lire maintenant des passages du journal que nous avons surpris dans un tiroir du secrétaire.

…………………………………

Comme tout est triste et laid, toujours pareil, toujours odieux. Comme je rêve une terre plus belle, plus noble, plus variée. Comme elle serait pauvre l’imagination de leur Dieu, si leur Dieu existait ou s’il n’avait pas créé d’autres choses, ailleurs.

Toujours des bois, de petits bois, des fleuves qui ressemblent aux fleuves, des plaines qui ressemblent aux plaines, tout est pareil et monotone. Et l’homme!… L’homme?… Quel horrible animal, méchant, orgueilleux et répugnant.

…………………………………

Il faudrait aimer, aimer éperdument, sans voir ce qu’on aime. Car voir c’est comprendre, et comprendre c’est mépriser. Il faudrait aimer, en s’enivrant d’elle comme on se grise de vin, de façon à ne plus savoir ce qu’on boit. Et boire, boire, boire, sans reprendre haleine, jour et nuit!

…………………………………

J’ai trouvé, je crois. Elle a dans toute sa personne quelque chose d’idéal qui ne semble point de ce monde et qui donne des ailes à mon rêve. Ah! mon rêve, comme il me montre les êtres différents de ce qu’ils sont. Elle est blonde, d’un blond léger avec des cheveux qui ont des nuances inexprimables. Ses yeux sont bleus! Seuls les yeux bleus emportent mon âme. Toute la femme, la femme qui existe au fond de mon coeur, m’apparaît dans l’oeil, rien que dans l’oeil.

Oh! mystère! Quel mystère? L’oeil?… Tout l’univers est en lui, puisqu’il le voit, puisqu’il le reflète. Il contient l’univers, les choses et les êtres, les forêts et les océans, les hommes et les bêtes, les couchers de soleil, les étoiles, les arts, tout, tout, il voit, cueille et emporte tout; et il y a plus encore en lui, il y a l’âme, il y a l’homme qui pense, l’homme qui aime, l’homme qui rit, l’homme qui souffre! Oh! regardez les yeux bleus des femmes, ceux qui sont profonds comme la mer, changeants comme le ciel, si doux, si doux, doux comme les brises, doux comme la musique, doux comme des baisers, et transparents, si clairs qu’on voit derrière, on voit l’âme, l’âme bleue qui les colore, qui les anime, qui les divinise.

Oui, l’âme a la couleur du regard. L’âme bleue seule porte en elle du rêve, elle a pris son azur aux flots et à l’espace.

L’oeil! Songez à lui! L’oeil! Il boit la vie apparente pour en nourrir la pensée. Il boit le monde, la couleur, le mouvement, les livres, les tableaux, tout ce qui est beau et tout ce qui est laid, et il en fait des idées. Et quand il nous regarde, il nous donne la sensation d’un bonheur qui n’est point de cette terre. Il nous fait pressentir ce que nous ignorerons toujours; il nous fait comprendre que les réalités de nos songes sont de méprisables ordures.

…………………………………

Je l’aime aussi pour sa démarche.

«Même quand l’oiseau marche on sent qu’il a des ailes», a dit le poète.

Quand elle passe on sent qu’elle est d’une autre race que les femmes ordinaires, d’une race plus légère et plus divine.

…………………………………

Je l’épouse demain… J’ai peur… j’ai peur de tant de choses…

…………………………………

Deux bêtes, deux chiens, deux loups, deux renards, rôdent par les bois et se rencontrent. L’un est mâle, l’autre femelle. Ils s’accouplent. Ils s’accouplent par un instinct bestial qui les force à continuer la race, leur race, celle dont ils ont la forme, le poil, la taille, les mouvements et les habitudes.

Toutes les bêtes en font autant, sans savoir pourquoi!

Nous aussi…

…………………………………

C’est cela que j’ai fait en l’épousant, j’ai obéi à cet imbécile emportement qui nous jette vers la femelle.

Elle est ma femme. Tant que je l’ai idéalement désirée elle fut pour moi le rêve irréalisable près de se réaliser. À partir de la seconde même où je l’ai tenue dans mes bras, elle ne fut plus que l’être dont la nature s’était servie pour tromper toutes mes espérances.

Les a-t-elle trompées? – Non. Et pourtant je suis las d’elle, las à ne pouvoir la toucher, l’effleurer de ma main ou de mes lèvres sans que mon coeur soit soulevé par un dégoût inexprimable, non peut-être le dégoût d’elle, mais un dégoût plus haut, plus grand, plus méprisant, le dégoût de l’étreinte amoureuse, si vile, qu’elle est devenue, pour tous les êtres affinés, un acte honteux qu’il faut cacher, dont on ne parle qu’à voix basse, en rougissant…

…………………………………

Je ne peux plus voir ma femme venir vers moi, m’appelant du sourire, du regard et des bras. Je ne peux plus. J’ai cru jadis que son baiser m’emporterait dans le ciel. Elle fut souffrante, un jour, d’une fièvre passagère, et je sentis dans son haleine le souffle léger, subtil, presque insaisissable des pourritures humaines. Je fus bouleversé!

Oh! la chair, fumier séduisant et vivant, putréfaction qui marche, qui pense, qui parle, qui regarde et qui sourit, où les nourritures fermentent et qui est rose, jolie, tentante, trompeuse comme l’âme.

…………………………………

Pourquoi les fleurs, seules, sentent-elles si bon, les grandes fleurs éclatantes ou pâles, dont les tons, les nuances font frémir mon coeur et troublent mes yeux. Elles sont si belles, de structures si fines, si variées et si sensuelles, entr’ouvertes comme des organes, plus tentantes que des bouches, et creuses avec des lèvres retournées, dentelées, charnues, poudrées d’une semence de vie qui, dans chacune, engendre un parfum différent.

Elles se reproduisent, elles, elles seules, au monde, sans souillure pour leur inviolable race, évaporant autour d’elles l’encens divin de leur amour, la sueur odorante de leurs caresses, l’essence de leurs corps incomparables, de leurs corps parés de toutes les grâces, de toutes les élégances, de toutes les formes, qui ont la coquetterie de toutes les colorations et la séduction enivrante de toutes les senteurs…

…………………………………

Fragments choisis, six mois plus tard

… J’aime les fleurs, non point comme des fleurs, mais comme des êtres matériels et délicieux; je passe mes jours et mes nuits dans les serres où je les cache ainsi que les femmes des harems.

Qui connaît, hors moi, la douceur, l’affolement, l’extase frémissante, charnelle, idéale, surhumaine de ces tendresses; et ces baisers sur la chair rose, sur la chair rouge, sur la chair blanche miraculeusement différente, délicate, rare, fine, onctueuse des admirables fleurs.

J’ai des serres où personne ne pénètre que moi et celui qui en prend soin.

J’entre là comme on se glisse en un lieu de plaisir secret. Dans la haute galerie de verre, je passe d’abord entre deux foules de corolles fermées, entr’ouvertes ou épanouies qui vont en pente de la terre au toit. C’est le premier baiser qu’elles m’envoient.

Celles-là, ces fleurs-là, celles qui parent ce vestibule de mes passions mystérieuses sont mes servantes et non mes favorites.

Elles me saluent au passage de leur éclat changeant et de leurs fraîches exhalaisons. Elles sont mignonnes, coquettes, étagées sur huit rangs à droite et sur huit rangs à gauche, et si pressées qu’elles ont l’air de deux jardins venant jusqu’à mes pieds.

Mon coeur palpite, mon oeil s’allume à les voir, mon sang s’agite dans mes veines, mon âme s’exalte, et mes mains déjà frémissent du désir de les toucher. Je passe. Trois portes sont fermées au fond de cette haute galerie. Je peux choisir. J’ai trois harems.

Mais j’entre le plus souvent chez les orchidées, mes endormeuses préférées. Leur chambre est basse, étouffante. L’air humide et chaud rend moite la peau, fait haleter la gorge et trembler les doigts. Elles viennent, ces filles étranges, de pays marécageux, brûlants et malsains. Elles sont attirantes comme des sirènes, mortelles comme des poisons, admirablement bizarres, énervantes, effrayantes. En voici qui semblent des papillons avec des ailes énormes, des pattes minces, des yeux! Car elles ont des yeux! Elles me regardent, elles me voient, êtres prodigieux, invraisemblables, fées, filles de la terre sacrée, de l’air impalpable et de la chaude lumière, cette mère du monde. Oui, elles ont des ailes, et des yeux et des nuances qu’aucun peintre n’imite, tous les charmes, toutes les grâces, toutes les formes qu’on peut rêver. Leur flanc se creuse, odorant et transparent, ouvert pour l’amour et plus tentant que toute la chair des femmes. Les inimaginables dessins de leurs petits corps jettent l’âme grisée dans le paradis des images et des voluptés idéales. Elles tremblent sur leurs tiges comme pour s’envoler. Vont-elles s’envoler, venir à moi? Non, c’est mon coeur qui vole au-dessus d’elles comme un mâle mystique et torturé d’amour.

Aucune aile de bête ne peut les effleurer. Nous sommes seuls, elles et moi, dans la prison claire que je leur ai construite. Je les regarde et je les contemple, je les admire, je les adore l’une après l’autre.

Comme elles sont grasses, profondes, roses, d’un rose qui mouille les lèvres de désir! Comme je les aime! Le bord de leur calice est frisé, plus pâle que leur gorge et la corolle s’y cache, bouche mystérieuse, attirante, sucrée sous la langue, montrant et dérobant les organes délicats, admirables et sacrés de ces divines petites créatures qui sentent bon et ne parlent pas.

J’ai parfois pour une d’elles une passion qui dure autant que son existence, quelques jours, quelques soirs. On l’enlève alors de la galerie commune et on l’enferme dans un mignon cabinet de verre où murmure un fil d’eau contre un lit de gazon tropical venu des îles du grand Pacifique. Et je reste près d’elle, ardent, fiévreux et tourmenté, sachant sa mort si proche, et la regardant se faner, tandis que je la possède, que j’aspire, que je bois, que je cueille sa courte vie d’une inexprimable caresse.

…………………………………

Lorsqu’il eût terminé la lecture de ces fragments, l’avocat reprit:

«La décence, messieurs les juges, m’empêche de continuer à vous communiquer les singuliers aveux de ce fou honteusement idéaliste. Les quelques fragments que je viens de vous soumettre vous suffiront, je crois, pour apprécier ce cas de maladie mentale, moins rare qu’on ne croit dans notre époque de démence hystérique et de décadence corrompue.

«Je pense donc que ma cliente est plus autorisée qu’aucune autre femme à réclamer le divorce, dans la situation exceptionnelle où la place l’étrange égarement des sens de son mari».

QUI SAIT?

I. Mon Dieu! Mon Dieu! Je vais donc écrire enfin ce qui m’est arrivé!

Mon Dieu! Mon Dieu! Je vais donc écrire enfin ce qui m’est arrivé! Mais le pourrai-je? l’oserai-je? cela est si bizarre, si inexplicable, si incompréhensible, si fou!

Si je n’étais sûr de ce que j’ai vu, sûr qu’il n’y a eu, dans mes raisonnements, aucune défaillance, aucune erreur dans mes constatations, pas de lacune dans la suite inflexible de mes observations, je me croirais un simple halluciné, le jouet d’une étrange vision. Après tout, qui sait?

Je suis aujourd’hui dans une maison de santé; mais j’y suis entré volontairement, par prudence, par peur! Un seul être connaît mon histoire. Le médecin d’ici. Je vais l’écrire. Je ne sais trop pourquoi. Pour m’en débarrasser, car je la sens en moi comme un intolérable cauchemar.

La voici:

J’ai toujours été un solitaire, un rêveur, une sorte de philosophe isolé, bienveillant, content de peu, sans aigreur contre les hommes et sans rancune contre le ciel. J’ai vécu seul, sans cesse, par suite d’une sorte de gêne qu’insinue en moi la présence des autres. Comment expliquer cela? Je ne le pourrais. Je ne refuse pas de voir le monde, de causer, de dîner avec des amis, mais lorsque je les sens depuis longtemps près de moi, même les plus familiers, ils me lassent, me fatiguent, m’énervent, et j’éprouve une envie grandissante, harcelante, de les voir partir ou de m’en aller, d’être seul.

Cette envie est plus qu’un besoin, c’est une nécessité irrésistible. Et si la présence des gens avec qui je me trouve continuait, si je devais, non pas écouter, mais entendre longtemps encore leurs conversations, il m’arriverait, sans aucun doute, un accident. Lequel? Ah! qui sait? Peut-être une simple syncope? oui! probablement!

J’aime tant être seul que je ne puis même supporter le voisinage d’autres êtres dormant sous mon toit; je ne puis habiter Paris parce que j’y agonise indéfiniment. Je meurs moralement, et suis aussi supplicié dans mon corps et dans mes nerfs par cette immense foule qui grouille, qui vit autour de moi, même quand elle dort. Ah! le sommeil des autres m’est plus pénible encore que leur parole. Et je ne peux jamais me reposer, quand je sais, quand je sens, derrière un mur, des existences interrompues par ces régulières éclipses de la raison.

Pourquoi suis-je ainsi! Qui sait? La cause en est peut-être fort simple: je me fatigue très vite de tout ce qui ne se passe pas en moi. Et il y a beaucoup de gens dans mon cas.

Nous sommes deux races sur la terre. Ceux qui ont besoin des autres, que les autres distraient, occupent, reposent, et que la solitude harasse, épuise, anéantit, comme l’ascension d’un terrible glacier ou la traversée du désert, et ceux que les autres, au contraire, lassent, ennuient, gênent, courbaturent, tandis que l’isolement les calme, les baigne de repos dans l’indépendance et la fantaisie de leur pensée.

En somme, il y a là un normal phénomène psychique. Les uns sont doués pour vivre en dehors, les autres pour vivre en dedans. Moi, j’ai l’attention extérieure courte et vite épuisée, et, dès qu’elle arrive à ses limites, j’en éprouve dans tout mon corps et dans toute mon intelligence, un intolérable malaise.

Il en est résulté que je m’attache, que je m’étais attaché beaucoup aux objets inanimés qui prennent, pour moi, une importance d’êtres, et que ma maison est devenue, était devenue, un monde où je vivais d’une vie solitaire et active, au milieu de choses, de meubles, de bibelots familiers, sympathiques à mes yeux comme des visages. Je l’en avais emplie peu à peu, je l’en avais parée, et je me sentais dedans, content, satisfait, bien heureux comme entre les bras d’une femme aimable dont la caresse accoutumée est devenue un calme et doux besoin.

J’avais fait construire cette maison dans un beau jardin qui l’isolait des routes, et à la porte d’une ville où je pouvais trouver, à l’occasion, les ressources de société dont je sentais, par moments, le désir. Tous mes domestiques couchaient dans un bâtiment éloigné, au fond du potager, qu’entourait un grand mur. L’enveloppement obscur des nuits, dans le silence de ma demeure perdue, cachée, noyée sous les feuilles des grands arbres, m’était si reposant et si bon, que j’hésitais chaque soir, pendant plusieurs heures, à me mettre au lit pour le savourer plus longtemps.

Ce jour-là, on avait joué Sigurd au théâtre de la ville. C’était la première fois que j’entendais ce beau drame musical et féerique, et j’y avais pris un vif plaisir.

Je revenais à pied, d’un pas allègre, la tête pleine de phrases sonores, et le regard hanté par de jolies visions. Il faisait noir, noir, mais noir au point que je distinguais à peine la grande route, et que je faillis, plusieurs fois, culbuter dans le fossé. De l’octroi chez moi, il y a un kilomètre environ, peut-être un peu plus, soit vingt minutes de marche lente. Il était une heure du matin, une heure ou une heure et demie; le ciel s’éclaircit un peu devant moi et le croissant parut, le triste croissant du dernier quartier de la lune. Le croissant du premier quartier, celui qui se lève à quatre ou cinq heures du soir, est clair, gai, frotté d’argent, mais celui qui se lève après minuit est rougeâtre, morne, inquiétant; c’est le vrai croissant du Sabbat? Tous les noctambules ont dû faire cette remarque. Le premier, fût-il mince comme un fil, jette une petite lumière joyeuse qui réjouit le coeur, et dessine sur la terre des ombres nettes; le dernier répand à peine une lueur mourante, si terne qu’elle ne fait presque pas d’ombres.

J’aperçus au loin la masse sombre de mon jardin, et je ne sais d’où me vint une sorte de malaise à l’idée d’entrer là-dedans. Je ralentis le pas. Il faisait très doux. Le gros tas d’arbres avait l’air d’un tombeau où ma maison était ensevelie.

J’ouvris ma barrière et je pénétrai dans la longue allée de sycomores, qui s’en allait vers le logis, arquée en voûte comme un haut tunnel, traversant des massifs opaques et contournant des gazons où les corbeilles de fleurs plaquaient, sous les ténèbres pâlies, des taches ovales aux nuances indistinctes.

En approchant de la maison, un trouble bizarre me saisit. Je m’arrêtai. On n’entendait rien. Il n’y avait pas dans les feuilles un souffle d’air. «Qu’est-ce que j’ai donc?» pensai-je. Depuis dix ans je rentrais ainsi sans que jamais la moindre inquiétude m’eût effleuré. Je n’avais pas peur. Je n’ai jamais eu peur, la nuit. La vue d’un homme, d’un maraudeur, d’un voleur m’aurait jeté une rage dans le corps, et j’aurais sauté dessus sans hésiter. J’étais armé, d’ailleurs. J’avais mon revolver. Mais je n’y touchai point, car je voulais résister à cette influence de crainte qui germait en moi.

Qu’était-ce? Un pressentiment? Le pressentiment mystérieux qui s’empare des sens des hommes quand ils vont voir de l’inexplicable? Peut-être? Qui sait?

À mesure que j’avançais, j’avais dans la peau des tressaillements, et quand je fus devant le mur, aux auvents clos, de ma vaste demeure, je sentis qu’il me faudrait attendre quelques minutes avant d’ouvrir la porte et d’entrer dedans. Alors, je m’assis sur un banc, sous les fenêtres de mon salon. Je restai là, un peu vibrant, la tête appuyée contre la muraille, les yeux ouverts sur l’ombre des feuillages. Pendant ces premiers instants, je ne remarquai rien d’insolite autour de moi. J’avais dans les oreilles quelques ronflements; mais cela m’arrive souvent. Il me semble parfois que j’entends passer des trains, que j’entends sonner des cloches, que j’entends marcher une foule.

Puis bientôt, ces ronflements devinrent plus distincts, plus précis, plus reconnaissables. Je m’étais trompé. Ce n’était pas le bourdonnement ordinaire de mes artères qui mettait dans mes oreilles ces rumeurs, mais un bruit très particulier, très confus cependant, qui venait, à n’en point douter, de l’intérieur de ma maison.

Je le distinguais à travers le mur, ce bruit continu, plutôt une agitation qu’un bruit, un remuement vague d’un tas de choses, comme si on eût secoué, déplacé, traîné doucement tous mes meubles.

Oh! je doutai, pendant un temps assez long encore, de la sûreté de mon oreille. Mais l’ayant collée contre un auvent pour mieux percevoir ce trouble étrange de mon logis, je demeurai convaincu, certain, qu’il se passait chez moi quelque chose d’anormal et d’incompréhensible. Je n’avais pas peur, mais j’étais… comment exprimer cela… effaré d’étonnement. Je n’armai pas mon revolver – devinant fort bien que je n’en avais nul besoin. J’attendis.

J’attendis longtemps, ne pouvant me décider à rien, l’esprit lucide, mais follement anxieux. J’attendis, debout, écoutant toujours le bruit qui grandissait, qui prenait, par moments, une intensité violente, qui semblait devenir un grondement d’impatience, de colère, d’émeute mystérieuse.

Puis soudain, honteux de ma lâcheté, je saisis mon trousseau de clefs, je choisis celle qu’il me fallait, je l’enfonçai dans la serrure, je la fis tourner deux fois, et poussant la porte de toute ma force, j’envoyai le battant heurter la cloison.

Le coup sonna comme une détonation de fusil, et voilà qu’à ce bruit d’explosion répondit, du haut en bas de ma demeure, un formidable tumulte. Ce fut si subit, si terrible, si assourdissant que je reculai de quelques pas, et que, bien que le sentant toujours inutile, je tirai de sa gaine mon revolver.

J’attendis encore, oh! peu de temps. Je distinguais, à présent, un extraordinaire piétinement sur les marches de mon escalier, sur les parquets, sur les tapis, un piétinement, non pas de chaussures, de souliers humains, mais de béquilles, de béquilles de bois et de béquilles de fer qui vibraient comme des cymbales. Et voilà que j’aperçus tout à coup, sur le seuil de ma porte, un fauteuil, mon grand fauteuil de lecture, qui sortait en se dandinant. Il s’en alla par le jardin. D’autres le suivaient, ceux de mon salon, puis les canapés bas et se traînant comme des crocodiles sur leurs courtes pattes, puis toutes mes chaises, avec des bonds de chèvres, et les petite tabourets qui trottaient comme des lapins.

Oh! quelle émotion! Je me glissai dans un massif où je demeurai accroupi, contemplant toujours ce défilé de mes meubles, car ils s’en allaient tous, l’un derrière l’autre, vite ou lentement, selon leur taille et leur poids. Mon piano, mon grand piano à queue, passa avec un galop de cheval emporté et un murmure de musique dans le flanc, les moindres objets glissaient sur le sable comme des fourmis, les brosses, les cristaux, les coupes, où le clair de lune accrochait des phosphorescences de vers luisants. Les étoffes rampaient, s’étalaient en flaques à la façon des pieuvres de la mer. Je vis paraître mon bureau, un rare bibelot du dernier siècle, et qui contenait toutes les lettres que j’ai reçues, toute l’histoire de mon coeur, une vieille histoire dont j’ai tant souffert! Et dedans étaient aussi des photographies.

Soudain, je n’eus plus peur, je m’élançai sur lui et je le saisis comme on saisit un voleur, comme on saisit une femme qui fuit; mais il allait d’une course irrésistible, et malgré mes efforts, et malgré ma colère, je ne pus même ralentir sa marche. Comme je résistais en désespéré à cette force épouvantable, je m’abattis par terre en luttant contre lui. Alors, il me roula, me traîna sur le sable, et déjà les meubles, qui le suivaient, commençaient à marcher sur moi, piétinant mes jambes et les meurtrissant; puis, quand je l’eus lâché, les autres passèrent sur mon corps ainsi qu’une charge de cavalerie sur un soldat démonté.

Fou d’épouvante enfin, je pus me traîner hors de la grande allée et me cacher de nouveau dans les arbres, pour regarder disparaître les plus infimes objets, les plus petits, les plus modestes, les plus ignorés de moi, qui m’avaient appartenu.

Puis j’entendis, au loin, dans mon logis sonore à présent comme les maisons vides, un formidable bruit de portes refermées. Elles claquèrent du haut en bas de la demeure, jusqu’à ce que celle du vestibule que j’avais ouverte moi-même, insensé, pour ce départ, se fut close, enfin, la dernière.

Je m’enfuis aussi, courant vers la ville, et je ne repris mon sang-froid que dans les rues, en rencontrant des gens attardés. J’allai sonner à la porte d’un hôtel où j’étais connu. J’avais battu, avec mes mains, mes vêtements, pour en détacher la poussière, et je racontai que j’avais perdu mon trousseau de clefs, qui contenait aussi celle du potager, où couchaient mes domestiques en une maison isolée, derrière le mur de clôture qui préservait mes fruits et mes légumes de la visite des maraudeurs.

Je m’enfonçai jusqu’aux yeux dans le lit qu’on me donna. Mais je ne pus dormir, et j’attendis le jour en écoutant bondir mon coeur. J’avais ordonné qu’on prévînt mes gens dès l’aurore, et mon valet de chambre heurta ma porte à sept heures du matin.

Son visage semblait bouleversé.

– Il est arrivé cette nuit un grand malheur, monsieur, dit-il.

– Quoi donc?

– On a volé tout le mobilier de monsieur, tout, tout, jusqu’aux plus petits objets.

Cette nouvelle me fit plaisir. Pourquoi? qui sait? J’étais fort maître de moi, sûr de dissimuler, de ne rien dire à personne de ce que j’avais vu, de le cacher, de l’enterrer dans ma conscience comme un effroyable secret. Je répondis:

– Alors, ce sont les mêmes personnes qui m’ont volé mes clefs. Il faut prévenir tout de suite la police. Je me lève et je vous y rejoindrai dans quelques instants.

L’enquête dura cinq mois. On ne découvrit rien, on ne trouva ni le plus petit de mes bibelots, ni la plus légère trace des voleurs. Parbleu! Si j’avais dit ce que je savais… Si je l’avais dit… on m’aurait enfermé, moi, pas les voleurs, mais l’homme qui avait pu voir une pareille chose.

Oh! je sus me taire. Mais je ne remeublai pas ma maison. C’était bien inutile. Cela aurait recommencé toujours. Je n’y voulais plus rentrer. Je n’y rentrai pas. Je ne la revis point.

Je vins à Paris, à l’hôtel, et je consultai des médecins sur mon état nerveux qui m’inquiétait beaucoup depuis cette nuit déplorable.

Ils m’engagèrent à voyager. Je suivis leur conseil.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
150 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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