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Читать книгу: «Fort comme la mort», страница 13

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Tout à coup une sorte de mugissement glissa sur les toits, ce cri de bête de la tempête qui passe, et, en même temps, un souffle furieux de vent qui semblait venir de la Madeleine s'engouffra dans le boulevard.

Les feuilles, toutes les feuilles tombées qui paraissaient l'attendre, se soulevèrent à son approche. Elles couraient devant lui, s'amassant et tourbillonnant, s'enlevant en spirales jusqu'au faîte des maisons. Il les chassait comme un troupeau, un troupeau fou qui s'envolait, qui s'en allait, fuyant vers les barrières de Paris, vers le ciel libre de la banlieue. Et quand le gros nuage de feuilles et de poussière eut disparu sur les hauteurs du quartier Malesherbes, les chaussées et les trottoirs demeurèrent nus, étrangement propres et balayés.

Bertin songeait: «Que vais-je devenir? Que vais-je faire? Où vais-je aller?» Et il retournait chez lui, ne pouvant rien imaginer.

Un kiosque à journaux attira son oeil. Il en acheta sept ou huit, espérant qu'il y trouverait à lire peut-être pendant une heure ou deux.

– Je déjeune ici, dit-il en rentrant. Et il monta dans son atelier.

Mais il sentit en s'asseyant qu'il n'y pourrait pas rester, car il avait en tout son corps une agitation de bête enragée.

Les journaux parcourus ne purent distraire une minute son âme, et les faits qu'il lisait lui restaient dans les yeux sans aller jusqu'à sa pensée. Au milieu d'un article qu'il ne cherchait point à comprendre, le mot Guilleroy le fit tressaillir. Il s'agissait de la séance de la Chambre, où le comte avait prononcé quelques paroles.

Son attention, éveillée par cet appel, rencontra ensuite le nom du célèbre ténor Montrosé qui devait donner, vers la fin de décembre, une représentation unique au grand Opéra. Ce serait, disait le journal, une magnifique solennité musicale, car le ténor Montrosé, qui avait quitté Paris depuis six ans, venait de remporter, dans toute l'Europe et en Amérique, des succès sans précédents, et il serait, en outre, accompagné de l'illustre cantatrice suédoise Helsson, qu'on n'avait pas entendue non plus à Paris depuis cinq ans!

Tout à coup Olivier eut l'idée, qui sembla naître au fond de son coeur, de donner à Annette le plaisir de ce spectacle. Puis il songea que le deuil de la comtesse mettrait obstacle à ce projet, et il chercha des combinaisons pour le réaliser quand même. Une seule se présenta. Il fallait prendre une loge sur la scène où l'on était presque invisible, et, si la comtesse néanmoins n'y voulait pas venir, faire accompagner Annette par son père et par la duchesse. En ce cas, c'est à la duchesse qu'il faudrait offrir cette loge. Mais il devrait alors inviter le marquis!

Il hésita et réfléchit longtemps.

Certes, le mariage était décidé, même fixé sans aucun doute. Il devinait la hâte de son amie à terminer cela, il comprenait que, dans les limites les plus courtes, elle donnerait sa fille à Farandal. Il n'y pouvait rien. Il ne pouvait ni empêcher, ni modifier, ni retarder cette affreuse chose! Puisqu'il fallait la subir, ne valait-il pas mieux essayer de dompter son âme, de cacher sa souffrance, de paraître content, de ne plus se laisser entraîner, comme tout a l'heure, par son emportement.

Oui, il inviterait le marquis, apaisant par là les soupçons de la comtesse et se gardant une porte amie dans l'intérieur du jeune ménage.

Dès qu'il eut déjeuné, il descendit à l'Opéra pour s'assurer la possession d'une des loges cachées derrière le rideau. Elle lui fut promise. Alors il courut chez les Guilleroy.

La comtesse parut presque aussitôt, et, encore tout émue de leur attendrissement de la veille:

– Comme c'est gentil de revenir aujourd'hui! dit-elle.

Il balbutia.

– Je vous apporte quelque chose.

– Quoi donc?

– Une loge sur la scène de l'Opéra pour une représentation unique de Helsson et de Montrosé.

– Oh! mon ami, quel chagrin! Et mon deuil?

– Votre deuil est vieux de quatre mois bientôt.

– Je vous assure que je ne peux pas.

– Et Annette? Songez qu'une occasion pareille ne se représentera peut-être jamais.

– Avec qui irait-elle?

– Avec son père et la duchesse que je vais inviter. J'ai l'intention aussi d'offrir une place au marquis.

Elle le regarda au fond des yeux tandis qu'une envie folle de l'embrasser lui montait aux lèvres. Elle répéta, ne pouvant en croire ses oreilles:

– Au marquis?

– Mais oui!

Et elle consentit tout de suite à cet arrangement.

Il reprit d'un air indifférent.

– Avez-vous fixé l'époque de leur mariage?

– Mon Dieu oui, à peu près. Nous avons des raisons pour le presser beaucoup, d'autant plus qu'il était déjà décidé avant la mort de maman. Vous vous le rappelez?

– Oui, parfaitement. Et pour quand?

– Mais, pour le commencement de janvier. Je vous demande pardon de ne vous l'avoir pas annoncé plus tôt.

Annette entrait. Il sentit son coeur sauter dans sa poitrine avec une force de ressort, et toute la tendresse qui le jetait vers elle s'aigrit soudain et fit naître en lui cette sorte de bizarre animosité passionnée que devient l'amour quand la jalousie le fouette.

– Je vous apporte quelque chose, dit-il.

Elle répondit:

– Alors nous en sommes décidément au «vous».

Il prit un air paternel.

– Écoutez, mon enfant. Je suis au courant de l'événement qui se prépare. Je vous assure que cela sera indispensable dans quelque temps. Vaut mieux tout de suite que plus tard.

Elle haussa les épaules d'un air mécontent, tandis que la comtesse se taisait, le regard au loin et la pensée tendue.

Annette demanda:

– Que m'apportez-vous?

Il annonça la représentation et les invitations qu'il comptait faire. Elle fut ravie, et, lui sautant au cou avec un élan de gamine, l'embrassa sur les deux joues.

Il se sentit défaillir et comprit, sous le double effleurement léger de cette petite bouche au souffle frais, qu'il ne se guérirait jamais.

La comtesse, crispée, dit à sa fille:

– Tu sais que ton père t'attend.

– Oui, maman, j'y vais.

Elle se sauva, en envoyant encore des baisers du bout des doigts.

Dès qu'elle fut sortie, Olivier demanda:

– Vont-ils voyager?

– Oui, pendant trois mois.

Et il murmura, malgré lui:

– Tant mieux!

– Nous reprendrons notre ancienne vie, dit la comtesse.

Il balbutia:

– Je l'espère bien.

– En attendant, ne me négligez point.

– Non, mon amie.

L'élan qu'il avait eu la veille en la voyant pleurer, et l'idée qu'il venait d'exprimer d'inviter le marquis à cette représentation de l'Opéra, redonnaient à la comtesse un peu d'espoir.

Il fut court. Une semaine ne s'était point passée qu'elle suivait de nouveau sur la figure de cet homme, avec une attention torturante et jalouse, toutes les étapes de son supplice. Elle n'en pouvait rien ignorer, passant elle-même par toutes les douleurs qu'elle devinait chez lui, et la constante présence d'Annette lui rappelait, à tous les moments du jour, l'impuissance de ses efforts.

Tout l'accablait en même temps, les années et le deuil. Sa coquetterie active, savante, ingénieuse qui, durant toute sa vie, l'avait fait triompher pour lui, se trouvait paralysée par cet uniforme noir qui soulignait sa pâleur et l'altération de ses traits, de même qu'il rendait éblouissante l'adolescence de son enfant. Elle était loin déjà l'époque, si proche cependant, du retour d'Annette à Paris, où elle recherchait avec orgueil des similitudes de toilette qui lui étaient alors favorables. Maintenant, elle avait des envies furieuses d'arracher de son corps ces vêtements de mort qui l'enlaidissaient et la torturaient.

Si elle avait senti à son service toutes les ressources de l'élégance, si elle avait pu choisir et employer des étoffes aux nuances délicates, en harmonie avec son teint, qui auraient donné à son charme agonisant une puissance étudiée, aussi captivante que la grâce inerte de sa fille, elle aurait su, sans doute, demeurer encore la plus séduisante.

Elle connaissait si bien l'action des toilettes enfiévrantes du soir et des molles toilettes sensuelles du matin, du déshabillé troublant gardé pour déjeuner avec les amis intimes et qui laisse à la femme, jusqu'au milieu du jour, une sorte de saveur de son lever, l'impression matérielle et chaude du lit quitté et de la chambre parfumée!

Mais que pouvait-elle tenter sous cette robe sépulcrale, sous cette tenue de forçat, qui la couvrirait pendant une année entière! Un an! Elle resterait un an emprisonnée dans ce noir, inactive et vaincue! Pendant un an, elle se sentirait vieillir jour par jour, heure par heure, minute par minute, sous cette gaine de crêpe! Que serait-elle dans un an si sa pauvre chair malade continuait à s'altérer ainsi sous les angoisses de son âme?

Ces idées ne la quittaient plus, lui gâtaient tout ce qu'elle aurait savouré, lui faisaient une douleur de tout ce qui aurait été une joie, ne lui laissaient plus une jouissance intacte, un contentement ni une gaîté. Sans cesse elle frémissait d'un besoin exaspéré de secouer ce poids de misère qui l'écrasait, car sans cette obsession harcelante elle aurait été si heureuse encore, alerte et bien portante!

Elle se sentait une âme vivace et fraîche, un coeur toujours jeune, l'ardeur d'un être qui commence à vivre, un appétit de bonheur insatiable, plus vorace même qu'autrefois, et un besoin d'aimer dévorant.

Et voilà que toutes les bonnes choses, toutes les choses douces, délicieuses, poétiques, qui embellissent et font chérir l'existence, se retiraient d'elle, parce qu'elle avait vieilli! C'était fini! Elle retrouvait pourtant encore en elle ses attendrissements de jeune fille et ses élans passionnés de jeune femme. Rien n'avait vieilli que sa chair, sa misérable peau, cette étoffe des os, peu à peu fanée, rongée comme le drap sur le bois d'un meuble. La hantise de cette décadence était attachée à elle, devenue presque une souffrance physique. L'idée fixe avait fait naître une sensation d'épiderme, la sensation du vieillissement, continue et perceptible comme celle du froid ou de la chaleur. Elle croyait, en effet, sentir, ainsi qu'une vague démangeaison, la marche lente des rides sur son front, l'affaissement du tissu des joues et de la gorge, et la multiplication de ces innombrables petits traits qui fripent la peau fatiguée. Comme un être atteint d'un mal dévorant qu'un constant prurit contraint à se gratter, la perception et la terreur de ce travail abominable et menu du temps rapide lui mirent dans l'âme l'irrésistible besoin de le constater dans les glaces. Elles l'appelaient, l'attiraient, la forçaient à venir, les yeux fixes, voir, revoir, reconnaître sans cesse, toucher du doigt, comme pour s'en mieux assurer, l'usure ineffaçable des ans. Ce fut d'abord une pensée intermittente reparue chaque fois qu'elle apercevait, soit chez elle, soit ailleurs, la surface polie du cristal redoutable. Elle s'arrêtait sur les trottoirs pour se regarder aux devantures des boutiques, accrochée comme par une main à toutes les plaques de verre dont les marchands ornent leurs façades. Cela devint une maladie, une possession. Elle portait dans sa poche une mignonne boîte à poudre de riz en ivoire, grosse comme une noix, dont le couvercle intérieur enfermait un imperceptible miroir, et souvent, tout en marchant, elle la tenait ouverte dans sa main et la levait vers ses yeux.

Quand elle s'asseyait pour lire ou pour écrire, dans le salon aux tapisseries, sa pensée, un instant distraite par cette besogne nouvelle, revenait bientôt à son obsession. Elle luttait, essayait de se distraire, d'avoir d'autres idées, de continuer son travail. C'était en vain; la piqûre du désir la harcelait, et bientôt sa main, lâchant le livre ou la plume, se tendait par un mouvement irrésistible vers la petite glace à manche de vieil argent qui traînait sur son bureau. Dans le cadre ovale et ciselé son visage entier s'enfermait comme une figure d'autrefois, comme un portrait du dernier siècle, comme un pastel jadis frais que le soleil avait terni. Puis, lorsqu'elle s'était longtemps contemplée, elle reposait, d'un mouvement las, le petit objet sur le meuble et s'efforçait de se remettre à l'oeuvre, mais elle n'avait pas lu deux pages ou écrit vingt lignes, que le besoin de se regarder renaissait en elle, invincible et torturant; et elle tendait de nouveau le bras pour reprendre le miroir.

Elle le maniait maintenant comme un bibelot irritant et familier que la main ne peut quitter, s'en servait à tout moment en recevant ses amis, et s'énervait jusqu'à crier, le haïssait comme un être en le retournant dans ses doigts.

Un jour, exaspérée par cette lutte entre elle et ce morceau de verre, elle le lança contre le mur où il se fendit et s'émietta.

Mais au bout de quelque temps son mari, qui l'avait fait réparer, le lui remit plus clair que jamais. Elle dut le prendre et remercier, résignée à le garder.

Chaque soir aussi et chaque matin enfermée en sa chambre, elle recommençait malgré elle cet examen minutieux et patient de l'odieux et tranquille ravage.

Couchée, elle ne pouvait dormir, rallumait une bougie et demeurait, les yeux ouverts, à songer que les insomnies et le chagrin hâtaient irrémédiablement la besogne horrible du temps qui court. Elle écoutait dans le silence de la nuit le balancier de sa pendule qui semblait murmurer de son tic-tac, monotone et régulier – «ça va, ça va, ça va», et son coeur se crispait dans une telle souffrance que, son drap sur sa bouche, elle gémissait de désespoir.

Autrefois, comme tout le monde, elle avait eu la notion des années qui passent et des changements qu'elles apportent. Comme tout le monde, elle avait dit, elle s'était dit, chaque hiver, chaque printemps ou chaque été: «J'ai beaucoup changé depuis l'an dernier.» Mais toujours belle, d'une beauté un peu différente, elle ne s'en inquiétait pas. Aujourd'hui, tout à coup, au lieu de constater encore paisiblement la marche lente des saisons, elle venait de découvrir et de comprendre la fuite formidable des instants. Elle avait eu la révélation subite de ce glissement de l'heure, de cette course imperceptible, affolante quand on y songe, de ce défilé infini des petites secondes pressées qui grignotent le corps et la vie des hommes.

Après ces nuits misérables, elle trouvait de longues somnolences plus tranquilles, dans la tiédeur des draps, lorsque sa femme de chambre avait ouvert ses rideaux et fait flamber le feu matinal. Elle demeurait lasse, assoupie, ni éveillée ni endormie, dans un engourdissement de pensée qui laissait renaître en elle l'espoir instinctif et providentiel dont s'éclairent et dont vivent jusqu'à leurs derniers jours le coeur et le sourire des hommes.

Chaque matin maintenant, dès qu'elle avait quitté son lit, elle se sentait dominée par un désir puissant de prier Dieu, d'obtenir de lui un peu de soulagement et de consolation.

Elle s'agenouillait alors devant un grand Christ de chêne, cadeau d'Olivier, oeuvre rare découverte par lui, et les lèvres closes, implorant avec cette voix de l'âme dont on se parle à soi-même, elle poussait vers le martyr divin une douloureuse supplication. Affolée par le besoin d'être entendue et secourue, naïve en sa détresse comme tous les fidèles à genoux, elle ne pouvait douter qu'il l'écoutât, qu'il fût attentif à sa requête et peut-être touché pour sa peine. Elle ne lui demandait pas de faire pour elle ce que jamais il n'a fait pour personne, de lui laisser jusqu'à sa mort le charme, la fraîcheur et la grâce, elle lui demandait seulement un peu de repos et de répit. Il fallait bien qu'elle vieillit, comme il fallait qu'elle mourût! Mais pourquoi si vite? Des femmes restaient belles si tard? Ne pouvait-il lui accorder d'être une de celles-là? Comme il serait bon, Celui qui avait aussi tant souffert, s'il lui abandonnait seulement pendant deux ou trois ans encore le reste de séduction qu'il lui fallait pour plaire!

Elle ne lui disait point ces choses, mais elle les gémissait vers Lui, dans la plainte confuse de son âme.

Puis, s'étant relevée, elle s'asseyait devant sa toilette, et, avec une tension de pensée aussi ardente que pour la prière, elle maniait les poudres, les pâtes, les crayons, les houppes et les brosses qui lui refaisaient une beauté de plâtre, quotidienne et fragile.

VI

Sur le boulevard deux noms sonnaient dans toutes les bouches: «Emma Helsson» et «Montrosé». Plus on approchait de l'Opéra, plus on les entendait répéter. D'immenses affiches, d'ailleurs, collées sur les colonnes Morris, les lançaient aux yeux des passants, et il y avait dans l'air du soir l'émotion d'un événement.

Le lourd monument, qu'on appelle «l'Académie nationale de Musique», accroupi sous le ciel noir, montrait au public amassé devant lui sa façade pompeuse et blanchâtre et la colonnade de marbre de sa galerie, que d'invisibles foyers électriques illuminaient comme un décor.

Sur la place, les gardes républicains à cheval dirigeaient la circulation, et d'innombrables voitures arrivaient de tous les coins de Paris, laissant entrevoir, derrière leurs glaces baissées, une crème d'étoffes claires et des têtes pâles.

Les coupés et les landaus s'engageaient à la file dans les arcades réservées et, s'arrêtant quelques instants, laissaient descendre, sous leurs pelisses de soirée garnies de fourrures, de plumes ou de dentelles inestimables, les femmes du monde et les autres, chair précieuse, divinement parée.

Tout le long du célèbre escalier c'était une ascension de féerie, une montée ininterrompue de dames vêtues comme des reines, dont la gorge et les oreilles jetaient des éclairs de diamants et dont la longue robe traînait sur les marches.

La salle se peuplait de bonne heure, car on ne voulait pas perdre une note des deux illustres artistes; et c'était, par tout le vaste amphithéâtre, sous l'éclatante lumière électrique tombée du lustre, une houle de gens qui s'installaient et une grande rumeur de voix.

De la loge sur la scène qu'occupaient déjà la duchesse, Annette, le comte, le marquis, Bertin et M. de Musadieu, on ne voyait rien que les coulisses où des hommes causaient, couraient, criaient: des machinistes en blouse, des messieurs en habit, des acteurs en costume. Mais derrière l'immense rideau baissé on entendait le bruit profond de la foule, on sentait la présence d'une masse d'êtres remuants et surexcités, dont l'agitation semblait traverser la toile pour se répandre jusqu'aux décors.

On allait jouer Faust.

Musadieu racontait des anecdotes sur les premières représentations de cette oeuvre à l'Opéra-Comique, sur le demi-four d'alors suivi d'un éclatant triomphe, sur les interprètes du début, sur leur manière de chanter chaque morceau. Annette, à demi tournée vers lui, l'écoutait avec cette curiosité avide et jeune dont elle enveloppait le monde entier, et, par moments, elle jetait sur son fiancé, qui serait son mari dans quelques jours, un coup d'oeil plein de tendresse. Elle l'aimait, maintenant, comme aiment les coeurs naïfs, c'est-à-dire qu'elle aimait en lui toutes les espérances du lendemain. L'ivresse des premières fêtes de la vie et l'ardent besoin d'être heureuse la faisaient frémir d'allégresse et d'attente.

Et Olivier, qui voyait tout, qui savait tout, qui avait descendu tous les degrés de l'amour secret, impuissant et jaloux, jusqu'au foyer de la souffrance humaine où le coeur semble crépiter comme de la chair sur des charbons, restait debout au fond de la loge en les couvrant l'un et l'autre d'un regard de supplicié.

Les trois coups furent frappés, et soudain le petit tapotement sec d'un archet sur le pupitre du chef d'orchestre arrêta net tous les mouvements, les toux et les murmures; puis, après un court et profond silence les premières mesures de l'introduction s'élevèrent, emplirent la salle de l'invisible et irrésistible mystère de la musique qui s'épand à travers les corps, affole les nerfs et les âmes d'une fièvre poétique et matérielle, en mêlant à l'air limpide qu'on respire une onde sonore qu'on écoute.

Olivier s'assit au fond de la loge, douloureusement ému comme si les plaies de son coeur eussent été touchées par ces accents.

Mais le rideau s'étant levé, il se dressa de nouveau et il vit, dans un décor représentant le cabinet d'un alchimiste, le docteur Faust méditant.

Vingt fois déjà il avait entendu cet opéra qu'il connaissait presque par coeur, et son attention, quittant aussitôt la pièce, se porta sur la salle. Il n'en découvrait qu'un petit angle derrière l'encadrement de la scène qui cachait sa loge, mais cet angle, s'étendant de l'orchestre au paradis, lui montrait toute une fraction du public, où il reconnaissait bien des têtes. A l'orchestre, les hommes en cravate blanche, alignés côte à côte, semblaient un musée de figures familières, de mondains, d'artistes, de journalistes, toutes les catégories de ceux qui ne manquent jamais d'être où tout le monde va. Au balcon, dans les loges, il se nommait, il pointait mentalement les femmes aperçues. La comtesse de Lochrist, dans une avant-scène, était vraiment ravissante, tandis qu'un peu plus loin une nouvelle mariée, la marquise d'Ebelin, soulevait déjà les lorgnettes. «Joli début», se dit Bertin.

On écoutait avec une grande attention, avec une sympathie évidente, le ténor Montrosé qui se lamentait sur la vie.

Olivier pensait: «Quelle bonne blague! Voilà Faust, le mystérieux et sublime Faust, qui chante l'horrible dégoût et le néant de tout; et cette foule se demande avec inquiétude si la voix de Montrosé n'a pas changé.» – Alors, il écouta, comme les autres, et derrière les paroles banales du livret, à travers la musique qui éveille au fond des âmes des perceptions profondes, il eut une sorte de révélation de la façon dont Goethe rêva le coeur de Faust.

Il avait lu autrefois le poème qu'il estimait très beau, sans en avoir été fort ému, et voilà que, soudain, il en pressentit l'insondable profondeur, car il lui semblait que, ce soir-là, il devenait lui-même un Faust.

Un peu penchée sur le devant de la loge, Annette écoutait de toutes ses oreilles; et des murmures de satisfaction commençaient à passer dans le public, car la voix de Montrosé était mieux posée et plus nourrie qu'autrefois!

Bertin avait fermé les yeux. Depuis un mois, tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il éprouvait, tout ce qu'il rencontrait en sa vie, il en faisait immédiatement une sorte d'accessoire de sa passion. Il jetait le monde et lui-même en pâture à cette idée fixe. Tout ce qu'il apercevait de beau, de rare, tout ce qu'il imaginait de charmant, il l'offrait aussitôt, mentalement, à sa petite amie, et il n'avait plus une idée qu'il ne rapportât à son amour.

Maintenant, il écoutait au fond de lui-même l'écho des lamentations de Faust; et le désir de la mort surgissait en lui, le désir d'en finir aussi avec ses chagrins, avec toute la misère de sa tendresse sans issue. Il regardait le fin profil d'Annette et il voyait le marquis de Farandal, assis derrière elle, qui la contemplait aussi. Il se sentait vieux, fini, perdu! Ah! ne plus rien attendre, ne plus rien espérer, n'avoir plus même le droit de désirer, se sentir déclassé, à la retraite de la vie, comme un fonctionnaire hors d'âge dont la carrière est terminée, quelle intolérable torture!

Des applaudissements éclatèrent, Montrosé triomphait déjà. Et Méphisto-Labarrière jaillit du sol.

Olivier, qui ne l'avait jamais entendu dans ce rôle, eut une reprise d'attention. Le souvenir d'Obin, si dramatique, avec sa voix de basse, puis de Faure, si séduisant avec sa voix de baryton, vint le distraire quelques instants.

Mais soudain, une phrase chantée par Montrosé, avec une irrésistible puissance, l'émut jusqu'au coeur. Faust disait à Satan:

 
    Je veux un trésor qui les contient tous,
      Je veux la jeunesse.
 

Et le ténor apparut en pourpoint de soie, l'épée au côté, une toque à plumes sur la tête, élégant, jeune et beau de sa beauté maniérée de chanteur.

Un murmure s'éleva. Il était fort bien et plaisait aux femmes. Olivier, au contraire, eut un frisson de désappointement, car l'évocation poignante du poème dramatique de Goethe disparaissait dans cette métamorphose. Il n'avait désormais devant les yeux qu'une féerie pleine de jolis morceaux chantés, et des acteurs de talent dont il n'écoutait plus que la voix. Cet homme en pourpoint, ce joli garçon à roulades, qui montrait ses cuisses et ses notes, lui déplaisait. Ce n'était point le vrai, l'irrésistible et sinistre chevalier Faust, celui qui allait séduire Marguerite.

Il se rassit, et la phrase qu'il venait d'entendre lui revint à la mémoire:

 
    Je veux un trésor qui les contient tous,
      Je veux la jeunesse.
 

Il la murmurait entre ses dents, la chantait douloureusement au fond de son âme, et, les yeux toujours fixés sur la nuque blonde d'Annette qui surgissait dans la baie carrée de la loge, il sentait en lui toute l'amertume de cet irréalisable désir.

Mais Montrosé venait de finir le premier acte avec une telle perfection que l'enthousiasme éclata. Pendant plusieurs minutes, le bruit des applaudissements, des pieds et des bravos, roula dans la salle comme un orage. On voyait dans toutes les loges les femmes battre leurs gants l'un contre l'autre, tandis que les hommes, debout derrière elles, criaient en claquant des mains.

La toile tomba, et se releva deux fois de suite sans que l'élan se ralentit. Puis quand le rideau fut baissé pour la troisième fois, séparant du public la scène et les loges intérieures, la duchesse et Annette continuèrent encore à applaudir quelques instants, et furent remerciées spécialement par un petit salut discret que leur envoya le ténor.

– Oh! il nous a vues, dit Annette.

– Quel admirable artiste! s'écria la duchesse.

Et Bertin, qui s'était penché en avant, regardait avec un sentiment confus d'irritation et de dédain l'acteur acclamé disparaître entre deux portants, en se dandinant un peu, la jambe tendue, la main sur la hanche, dans la pose gardée d'un héros de théâtre.

On se mit à parler de lui. Ses succès faisaient autant de bruit que son talent. Il avait passé dans toutes les capitales, au milieu de l'extase des femmes qui, le sachant d'avance irrésistible, avaient des battements de coeur en le voyant entrer en scène. Il semblait peu se soucier d'ailleurs, disait-on, de ce délire sentimental, et se contentait de triomphes musicaux. Musadieu racontait, à mots très couverts à cause d'Annette, l'existence de ce beau chanteur, et la duchesse, emballée, comprenait et approuvait toutes les folies qu'il avait pu faire naître, tant elle le trouvait séduisant, élégant, distingué et musicien exceptionnel. Et elle concluait, en riant:

– D'ailleurs, comment résister à cette voix-là!

Olivier se fâcha et fut amer. Il ne comprenait pas, vraiment, qu'on eût du goût pour un cabotin, pour cette perpétuelle représentation de types humains qui n'est jamais, pour cette illusoire personnification des hommes rêvés, pour ce mannequin nocturne et fardé qui joue tous les rôles à tant par soir.

– Vous êtes jaloux d'eux, dit la duchesse. Vous autres, hommes du monde et artistes, vous en voulez tous aux acteurs, parce qu'ils ont plus de succès que vous.

Puis se tournant vers Annette:

– Voyons, petite, toi qui entres dans la vie et qui regardes avec des yeux sains, comment le trouves-tu, ce ténor?

Annette répondit d'un air convaincu:

– Mais je le trouve très bien, moi.

On frappait, les trois coups pour le second acte, et le rideau se leva sur la Kermesse.

Le passage de Helsson fut superbe. Elle aussi semblait avoir plus de voix qu'autrefois et la manier avec une sûreté plus complète. Elle était vraiment devenue la grande, l'excellente, l'exquise cantatrice dont la renommée par le monde égalait celles de M. de Bismarck et de M. de Lesseps.

Quand Faust s'élança vers elle, quand il lui dit de sa voix ensorcelante la phrase si pleine de charme:

 
    Ne permettrez-vous pas, ma belle demoiselle,
    Qu'on vous offre le bras, pour faire le chemin.
 

Et lorsque la blonde et si jolie et si émouvante Marguerite lui répondit:

 
    Non, monsieur, je ne suis demoiselle ni belle,
    Et je n'ai pas besoin qu'on me donne la main.
 

la salle entière fut soulevée par un immense frisson de plaisir.

Les acclamations, quand le rideau tomba, furent formidables, et Annette applaudit si longtemps que Bertin eut envie de lui saisir les mains pour la faire cesser. Son coeur était tordu par un nouveau tourment. Il ne parla point, pendant l'entr'acte, car il poursuivait dans les coulisses, de sa pensée fixe devenue haineuse, il poursuivait jusque dans sa loge où il le voyait remettre du blanc sur ses joues, l'odieux chanteur qui surexcitait ainsi cette enfant.

Puis, la toile se leva sur l'acte du «Jardin».

Ce fut tout de suite une sorte de fièvre d'amour qui se répandit dans la salle, car jamais cette musique, qui semble n'être qu'un souffle de baisers, n'avait rencontré deux pareils interprètes. Ce n'étaient plus deux acteurs illustres, Montrosé et la Helsson, c'étaient deux êtres du monde idéal, à peine deux êtres, mais deux voix: la voix éternelle de l'homme qui aime, la voix éternelle de la femme qui cède; et elles soupiraient ensemble toute la poésie de la tendresse humaine.

Quand Faust chanta:

 
    Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage,
 

il y eut dans les notes envolées de sa bouche un tel accent d'adoration, de transport et de supplication que, vraiment, le désir d'aimer souleva un instant tous les coeurs.

Olivier se rappela qu'il l'avait murmurée lui-même, cette phrase, dans le parc de Roncières, sous les fenêtres du château. Jusqu'alors, il l'avait jugée un peu banale, et maintenant elle lui venait à la bouche comme un dernier cri de passion, une dernière prière, le dernier espoir et la dernière faveur qu'il pût attendre en cette vie.

Puis il n'écouta plus rien, il n'entendit plus rien. Une crise de jalousie suraiguë le déchira, car il venait de voir Annette porter son mouchoir à ses yeux.

Elle pleurait! Donc son coeur s'éveillait, s'animait, s'agitait, son petit coeur de femme qui ne savait rien encore. Là, tout près de lui, sans qu'elle songeât à lui, elle avait la révélation de la façon dont l'amour peut bouleverser l'être humain, et cette révélation, cette initiation lui étaient venues de ce misérable cabotin chantant.

Ah! il n'en voulait plus guère au marquis de Farandal, à ce sot qui ne voyait rien, qui ne savait pas, qui ne comprenait pas! Mais comme il exécrait l'homme au maillot collant qui illuminait cette âme de jeune fille!

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
270 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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