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Читать книгу: «Mémoires d'un cambrioleur retiré des affaires», страница 3

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V
UNE SURPRISE A LAQUELLE JE NE M'ATTENDAIS PAS

Il était urgent que je me livrasse à une petite enquête sur ce Bénoni qui me paraissait «bon à faire», comme nous disons en argot de métier.

Je me rendis donc boulevard de Courcelles, interrogeai habilement la concierge, et ne tardai pas à acquérir la conviction que mes prévisions étaient à peu près exactes. Le père Bénoni était un antiquaire. On le disait fort riche, mais un peu «piqué» et ses distractions étaient légendaires. C'est ainsi qu'il lui arrivait souvent de sortir sans chapeau, d'oublier son pardessus, ou de laisser un chauffeur de taxi se morfondre des heures devant une porte. Un homme aussi étourdi était certainement peu ordonné; chez lui, tout devait être en vrac, comme chez les brocanteurs. Le père Bénoni vivait seul avec un vieux domestique, un ivrogne fieffé qui faisait, durant l'absence de son maître, de fréquentes visites à un marchand de vins établi au coin du boulevard et de la rue Desrenaudes.

Je ne tardai pas à lier connaissance avec ce domestique, qui se nommait Alcide, et, au bout de vingt-quatre heures, nous étions les meilleurs amis du monde. J'offris force tournées, il bavarda et je fus bientôt aussi renseigné que lui sur les habitudes et les manies du père Bénoni.

– Le vieux, me dit Alcide, est la crème des patrons… jamais un reproche… et le ménage n'est pas dur à faire… un coup de balai de temps en temps, quelques coups de plumeau par-ci par-là et c'est tout… Avec ça de la liberté, autant qu'on en veut, car Monsieur sort souvent… surtout le soir… Figurez-vous que, malgré ses soixante-sept ans, il court encore le guilledou… Si c'est pas honteux… un homme de son âge!.. Mais je ne m'en plains pas, car j'en profite pour aller au cinéma… J'adore ça le cinéma, et vous?

Alcide venait, sans qu'il s'en doutât, de me livrer l'appartement de son patron. C'était d'ailleurs une bonne bête que cet Alcide, et pour peu qu'on le flattât et surtout qu'on lui «rafraîchît la dalle» – suivant sa propre expression – on en tirait tout ce qu'on voulait. Je lui donnai rendez-vous pour le soir même au cinéma des Ternes où il arriva, légèrement éméché.

En attendant que le spectacle commençât, nous causâmes, et mon nouvel ami me documenta non seulement sur son patron, mais encore sur le local où je m'apprêtais à pénétrer. La disposition des lieux m'était maintenant familière, et j'étais sûr de ne pas faire un pas de clerc. Tout en conversant avec le brave Alcide, j'explorais doucement ses poches, car une idée m'était venue. J'espérais qu'il avait sur lui les clefs de l'appartement, mais j'eus beau le fouiller avec ma dextérité habituelle, je ne trouvai rien qu'une pipe, une blague à tabac et un briquet.

Tout à coup, j'eus une inspiration… Je me tâtai, me tournai et me retournai sur mon fauteuil, puis dis à mon compagnon d'un air contrit:

– Ah!.. il m'en arrive une bonne… Figurez-vous que j'ai perdu mes clefs…

– Alors, vous ne pourrez pas rentrer chez vous?

– C'est à craindre… bah! tant pis, je prendrai une chambre à l'hôtel… satanées clefs, va!.. Je les aurai perdues dans le métro…

– Moi, dit Alcide, j'étais comme vous autrefois, je perdais toujours mes clefs… même que mon patron a failli me renvoyer pour cela, mais maintenant, cela ne m'arrivera plus, car lorsque je m'absente, je les laisse toujours chez le concierge.

J'étais fixé… l'effraction que je croyais pouvoir éviter devenait nécessaire. Heureusement que j'avais sur moi un attirail complet de cambrioleur.

Le spectacle commença. Alcide applaudit en voyant sur l'écran l'annonce d'un film sensationnel intitulé La Sandale Rouge.

– Ah! me dit-il, ça, c'est un truc épatant… Je l'ai déjà vu trois fois, et je ne m'en lasse jamais… Il y a là-dedans, un sacré type de détective qui est joliment malin et un chien qui joue absolument comme un homme.

Les scènes se succédaient avec une rapidité folle, car le film était très long, paraît-il, et il fallait l'expédier en un nombre déterminé de minutes, afin que le programme pût être épuisé à onze heures juste.

Par une ironie assez étrange, cela débutait par un cambriolage accompli dans des conditions particulièrement difficiles, mais comme on voyait bien que ce n'étaient pas des «professionnels» qui jouaient dans cette pièce! Le cambrioleur était d'une maladresse insigne et opérait avec une naïveté ridicule. Il forçait un coffre-fort comme il eût ouvert un placard, et ne prenait même pas la peine de masquer avec le pan de sa jaquette la petite lampe électrique suspendue à la ceinture de son pantalon.

Quant au détective, c'était bien le plus grand benêt qui se pût voir, et il serait à souhaiter que nous n'eussions jamais devant nous des gaillards plus dégourdis.

Non, vraiment, ceux qui se figurent que des films semblables peuvent inspirer les jeunes gens qui se destinent au cambriolage, ceux-là se trompent étrangement. De pareils spectacles ne servent qu'à fausser l'esprit des débutants, et à faire d'eux ce que nous appelons des «mazettes». Ils veulent, dans la vie, opérer comme au cinéma et se font cueillir à la douzaine.

Si un jour, je me décide à paraître sur l'écran – la chose n'est pas impossible, après tout – alors, le public comprendra la différence qu'il y a entre un vulgaire escarpe et un artiste de la cambriole.

Profitant d'un moment où Alcide était absolument empaumé par une scène tragique, je me levai doucement, longeai dans l'obscurité l'étroit couloir ménagé entre les fauteuils et, deux minutes après, j'étais dans la rue.

Du cinéma des Ternes au 210 du boulevard de Courcelles, il n'y a que deux pas, et pendant qu'Alcide suivait attentivement les phases palpitantes de la Sandale Rouge, un autre cambrioleur, qu'il ne soupçonnait pas, montait tranquillement l'escalier qui conduit à l'appartement de M. Bénoni. Le vieil antiquaire habitait au troisième et j'étais sûr, ce soir-là, de ne pas le rencontrer chez lui, car, ainsi que me l'avait appris ce bon Alcide, il passait sa soirée chez une petite poule des Batignolles.

Au premier étage, je rencontrai une dame et m'effaçai poliment. Elle me décocha un petit coup d'œil en coulisse et je crus remarquer que je ne lui étais pas indifférent. Je continuai à monter lentement, et arrivé au troisième, je me penchai sur la rampe de l'escalier… Personne!.. J'écoutai quelques instants et, n'entendant aucun bruit, je m'approchai de la porte de l'antiquaire.

Tirant alors de ma poche mon trousseau de cambrioleur, je me mis à caresser doucement la serrure qui s'ouvrit du premier coup, car cet étourdi d'Alcide n'avait même pas pris la précaution de donner un tour de clef.

Je refermai la porte sans bruit et fis jouer le déclic de ma petite lampe de poche. J'étais dans une antichambre tendue d'andrinople; un tapis moelleux recouvrait le parquet; des meubles qui n'avaient rien d'ancien étaient placés le long de la muraille et je m'étonnai de ne pas trouver là quelqu'un de ces bahuts, de ces coffres à ferrures, de ces cassettes moyenageuses qui ornent habituellement l'intérieur d'un collectionneur. Ce qui me frappa aussi, ce fut l'extrême propreté de cet appartement où je m'attendais à voir tout pêle-mêle. Une grande porte en laqué blanc et à bouton de cuivre ouvragé s'offrait en face de moi. D'après le plan que m'avait involontairement fourni Alcide, c'était là que devait se trouver le cabinet de M. Bénoni. Il s'agissait de faire vite, car j'ignorais à quelle heure devait rentrer le bonhomme.

Je tournai résolument le bouton, la porte s'ouvrit, mais ô surprise! un flot de clarté m'aveugla dès l'entrée, en même temps qu'une voix dure, prononçait, avec un accent bizarre: «Un pas de plus et vous êtes mort!..»

C'est seulement à cette minute que j'aperçus celui qui me menaçait. Il se tenait debout, derrière un bureau et braquait sur moi le canon d'un revolver. C'était un homme d'une quarantaine d'années, solidement bâti, très brun, et dont les yeux brillaient comme des ampoules électriques.

J'avais eu un mouvement de recul, mais la voix reprit, plus sèche, plus impérieuse:

– Si vous tentez de fuir, je tire!

Et ce disant, l'inconnu s'avança vers moi.

Nous sommes, dans notre métier, préparés à toutes les surprises, mais avouez que celle-là était plutôt roide.

Je me ressaisis cependant et cherchai une excuse:

– Pardon… Monsieur… balbutiai-je. Je croyais trouver ici M. Bénoni à qui j'ai une affaire à proposer et…

L'homme brun éclata de rire, eut un haussement d'épaules, puis m'ordonna de lever les mains, ce que je fis sans murmurer, car je voyais toujours le petit canon du revolver braqué entre mes deux yeux…

– Je vous assure… repris-je… c'est à M. Bénoni que je désirais parler… il était d'ailleurs prévenu de ma visite…

– Ah! répliqua mon interlocuteur d'un ton narquois… ah! il était prévenu de votre visite… Est-ce lui aussi qui vous avait prié de crocheter sa serrure?..

– Je…

– Taisez-vous, gredin… vous êtes un cambrioleur… un maladroit cambrioleur, voilà tout…

C'était la première fois que l'on m'appelait maladroit et c'était la première fois aussi que je me trouvais face à face avec un de mes «fournisseurs» habituels.

On a beau avoir du sang-froid, ces coups imprévus vous coupent bras et jambes.

– Oui, un maladroit… reprit l'homme brun avec un haussement d'épaules… on prend ses informations, que diable! et l'on ne vient pas stupidement se jeter dans la gueule du loup…

Ne sachant que répondre, je répétais machinalement le nom de M. Bénoni…

– Qu'est-ce que vous me chantez avec votre Bénoni?.. est-ce que je le connais, moi, votre Bénoni?.. vous cherchez une défaite, mais ça ne prend pas… vous savez… Vous êtes ici chez le comte Melchior de Manzana, attaché d'ambassade…

– Cependant… fis-je avec un peu plus d'assurance, c'est bien ici le troisième étage?

– Mais non… idiot… c'est le deuxième… vous n'avez donc pas remarqué qu'il y a un entresol… Faut-il que vous soyez bouché, tout de même… Et vous vous livrez au cambriolage!.. c'est probablement la première fois que vous opérez?..

– Oui… c'est la première fois, avouai-je humblement, dans l'espoir d'attendrir l'homme au revolver…

– Vous n'aurez pas de sitôt l'envie de recommencer, prononça-t-il sèchement, car je vais incontinent vous remettre entre les mains des sergents de ville…

– Oh! je vous en supplie… ne faites pas cela… ayez pitié de moi… je ne vous ai, en somme, causé aucun préjudice… et puis, j'ai une circonstance atténuante… ce n'est pas chez vous que je venais… il y a erreur.

– Vous êtes bon, vous, avec vos erreurs… Ah! vous prenez gaîment les choses! Vous vous introduisez chez les gens dans l'intention de mettre à sac leur appartement et quand vous tombez sur quelqu'un qui ne veut pas se laisser faire vous vous excusez, en disant: «Pardon… il y a erreur…» C'est commode cela… oui, très commode en vérité, mais je ne saurais admettre une telle excuse… mon devoir est de vous faire arrêter, car si je vous laissais partir, demain vous recommenceriez votre joli métier et feriez peut-être des victimes…

– Oh! non, je vous le jure, répondis-je d'un ton larmoyant…

– Ta, ta, ta!.. tout ça, c'est de la blague… vous cherchez à m'apitoyer, mais vous n'y réussirez pas… D'ailleurs, vous ne dites pas un mot de vrai… vous prétendez vous être trompé d'étage, cela n'est pas exact…

– Je vous jure que j'allais chez M. Bénoni…

– Oui… dites que vous y êtes allé, et que, n'ayant rien trouvé chez lui, vous avez pensé vous rattraper ici… Ça ne prend pas… allez raconter cela à d'autres, mais pas à moi…

Je crus devoir jouer le grand jeu.

– Monsieur, écoutez-moi, répliquai-je… je sais qu'il sera bien difficile de vous convaincre… cependant… si vous voulez m'accorder quelques minutes d'attention…

– Vous n'allez pas me faire une conférence, je suppose… Ah! non, en voilà assez!.. Allons, ouste! descendez avec moi chez le concierge…

– Une seconde, je vous en prie…

– Descendez, vous dis-je…

– Vous ne voulez pas m'écouter, vous avez tort!.. Tenez, je m'explique… Je ne sais quelle est votre situation de fortune, mais si vous consentez à me laisser libre, je vous donne cinq cent mille francs…

– Vous êtes fou…

– Non… c'est sérieux… tout ce qu'il y a de plus sérieux… Vous m'avez pris pour un cambrioleur… eh bien! vous vous êtes trompé… je suis riche… riche à millions, entendez-vous.

Mon interlocuteur me regarda d'un air inquiet…

Comme je m'étais rapproché, il crut sans doute que j'allais me jeter sur lui, car il leva de nouveau son revolver, mais sans me laisser intimider par ce geste, je repris avec plus de force:

– Oui… riche à millions et si vous voulez me promettre de ne rien tenter contre moi, je vais vous le prouver à l'instant. Il ne faut pas se fier aux apparences… Je sais que tout m'accuse, mais quand vous saurez pourquoi je tenais tant à m'introduire chez M. Bénoni, vous comprendrez tout… Il y a dans la vie…

– Au but… et vivement…

– J'y arrive, mais d'abord acceptez-vous mes conditions?

– Cela dépend…

– Il faut que je sois fixé… car si vous refusez, je n'ai aucune raison de vous révéler mon secret…

– Cinq cent mille francs, avez-vous dit?

– Oui, cinq cent mille francs…

– Comptant?..

– Presque…

– Oui, je vois, vous cherchez à me monter le coup…

– Je vous jure que je dis la vérité.

L'homme brun me regardait fixement et je voyais bien que l'affaire l'intéressait.

– Ecoutez, lui dis-je… vous êtes un gentleman… moi aussi, quoique toutes les apparences soient contre moi.

– En effet… un gentleman qui a sur lui un trousseau de fausses clefs et qui crochette les serrures…

– Ce n'était pas la vôtre que je voulais crocheter… bref… puisque le hasard m'a jeté entre vos mains, je suis prêt à vous acheter ma liberté… Cinq cent mille francs… acceptez-vous?

– Oui, si vous payez immédiatement.

– Bien, alors nous allons nous entendre…

VI
LE TOUT EST DE S'ENTENDRE

La partie était engagée… On conviendra qu'elle était délicate. Mon interlocuteur avait un revolver… J'étais donc à sa merci. Comment allais-je me tirer de là? Je ne pouvais compter que sur mon seul talent de persuasion… Arriverais-je à convaincre l'homme que j'avais en face de moi et surtout à lui faire accepter la combinaison que j'allais lui proposer? Je serais obligé de lui montrer mon diamant, et comme il était le plus fort, il pouvait chercher à me l'enlever, mais j'étais résolu à tout… même à me faire tuer pour défendre mon bien.

– Voulez-vous, dis-je, allumer la lampe qui se trouve sur votre bureau?

Mon adversaire tourna le commutateur et une éblouissante clarté se répandit sur la table.

M'approchant alors, je tirai de la poche de mon gilet le petit sac en peau dans lequel était enfermé mon trésor.

– Voici, dis-je, une fortune de plusieurs millions.

Et je fis scintiller le diamant sous la lampe.

L'homme brun ouvrait des yeux larges comme des soucoupes; il devait se connaître en pierres précieuses, je vis cela tout de suite, car il eut une exclamation de surprise, puis, se tournant vers moi:

– Où avez-vous eu cela? demanda-t-il.

– Peu importe, répondis-je… Ce diamant est-il vrai ou faux?

– Parbleu!.. il est vrai, je le vois bien, il est même…

Et en disant ces mots, il avança la main, mais je retirai vivement la mienne.

– Jamais, prononça-t-il, vous ne vous débarrasserez de cet objet-là…

– Vous croyez?

– J'en suis à peu près sûr.

– Ne vous inquiétez pas de cela… je sais où le placer.

Nous nous regardâmes un instant. Mon interlocuteur semblait s'être radouci et il avait laissé retomber son bras droit… Je crus qu'il allait poser son revolver sur la table, mais il le gardait toujours à la main…

– Vous voyez, dis-je, que je ne vous avais pas trompé… allons, acceptez-vous ma proposition?

L'homme brun parut réfléchir, puis au bout d'un instant:

– Eh bien oui… j'accepte, mais à une condition.

– Laquelle?

– C'est que vous allez immédiatement déposer ce diamant dans mon coffre-fort…

– Ah!.. fis-je, légèrement ému… et après?

– Après… nous causerons…

– Ne pouvons-nous causer maintenant? Que pouvez-vous craindre?.. vous avez un revolver, moi, je n'en ai pas… Je suis à votre discrétion.

– C'est vrai… eh bien, asseyez-vous sur ce divan, là, en face de moi.

Je pris place sur le divan; mon interlocuteur s'assit dans un fauteuil, derrière son bureau et plaça son browning à côté de lui. Il avait tourné la lampe électrique dans ma direction, de sorte que je me trouvais en pleine lumière, tandis que lui m'apparaissait vaguement dans l'ombre… Ses yeux, qui brillaient comme deux escarboucles, étaient continuellement fixés sur les miens, et j'éprouvais une certaine gêne, sous l'influence de ce regard magnétique, inquiétant et narquois.

– Puisque nous devenons associés, prononça-t-il enfin, il est assez juste que nous nous présentions l'un à l'autre… Mon nom, je crois déjà vous l'avoir dit, est Melchior de Manzana… et le vôtre?

– Edgar Pipe.

– Vous êtes sujet anglais?

– Oui…

– Je m'en étais aperçu à votre accent… Moi, je suis Colombien…

Il y eut un silence, puis il reprit:

– Maintenant que les présentations sont faites, revenons à notre affaire… Je ne vous demanderai pas comment le superbe diamant que vous venez de me montrer est tombé entre vos mains… Vous ne l'avez pas, je suppose, trouvé dans la rue… Vous l'avez, c'est le principal, mais je doute que nous nous en débarrassions facilement.

– Si… très facilement…

– Vous croyez?

– J'en suis sûr…

– Auriez-vous déjà acquéreur?

– Oui… et non…

Melchior de Manzana eut un mouvement d'impatience aussitôt réprimé, puis après avoir un instant tapoté du bout des doigts la plaque de verre qui recouvrait son bureau, il laissa tomber ces mots:

– Cela n'est pas une réponse… expliquez-vous plus clairement, je vous prie… dites-moi ce que vous avez l'intention de faire de ce diamant… voilà certes un objet assez difficile à caser dans le commerce… aucun marchand ne vous le prendra.

– Je le sais, aussi mon intention n'est-elle pas de l'offrir à un marchand.

– Alors?..

– J'ai un ami qui est lapidaire et…

– Oui, je comprends… il fractionnera le diamant… c'est dans les choses possibles, mais cela diminuera considérablement sa valeur.

– On en retirera toujours trois millions, au minimum.

– Ah! tant que cela, vous croyez?.. Moi, j'estime qu'une fois morcelé, il vaudra tout au plus deux millions…

– Ce sera encore une bonne affaire…

– Certes… mais dites-moi donc, je ne vois pas pourquoi nous ne partagerions pas…

– Il me semble que vous aviez accepté cinq cent mille francs…

– Oui… c'est vrai, mais j'ai réfléchi… J'estime maintenant que nous devons partager…

J'étais pris… Que pouvais-je refuser à cet individu qui me tenait sous la menace de son revolver. Je souscrivis donc à toutes ses conditions, bien décidé à discuter plus tard, avec lui, quand je pourrais enfin exprimer librement ma pensée. Pour l'instant, j'étais dans la situation d'un homme qui se noie et qui cherche à se rattraper à la moindre branche, à la plus précaire des épaves.

– Soit, dis-je, j'accepte… nous ferons deux parts égales, de la somme que nous retirerons du diamant.

Et j'ajoutai hypocritement:

– D'ailleurs, je serai très heureux de vous obliger, car j'avoue que vous m'êtes très sympathique.

Melchior de Manzana me regarda avec méfiance.

– N'exagérez pas, dit-il.

– Je vous assure…

– C'est bien, trancha-t-il… puisque nous sommes d'accord, remettez-moi l'objet, je vais le serrer dans mon coffre-fort.

– Ah! pardon, fis-je… cela n'était pas dans nos conventions.

– Possible… mais vous admettrez bien que je m'entoure de quelques garanties… Vous ne supposez pas que je vais vous laisser filer avec votre diamant…

– Certes non, mais qui me dit qu'une fois que vous l'aurez enfermé dans votre coffre-fort, vous ne me flanquerez pas à la porte purement et simplement.

Mon interlocuteur eut un petit haussement d'épaules.

– Mon cher Pipe, répondit-il (il m'appelait son cher Pipe), permettez-moi de vous dire que vous manquez un peu de perspicacité… Voyons, il suffit de raisonner, que diable! Vous vous présentez chez moi en crochetant ma serrure, je vous reçois, le revolver à la main, nous discutons et finalement je consens à traiter avec vous… Au lieu de vous livrer à la police, comme c'était mon droit – je dirai plus, mon devoir – je fais taire tous mes scrupules d'honnête homme et je deviens… votre associé… Triste association, à la vérité, car le capital que vous m'apportez étant de source suspecte, je risque, par la suite, de devenir complice d'un vol… Je joue gros jeu, moi aussi, vous en conviendrez…

– Evidemment… évidemment, mais vous vous compromettez davantage encore en conservant le diamant chez vous, dans votre propre secrétaire… Avez-vous donc l'intention de le vendre vous-même?

– Non, mon cher Pipe, cela vous regarde… Quand nous aurons trouvé un acquéreur, je vous rendrai votre pierre précieuse et nous irons tous deux chez cet acquéreur. En un mot, nous ne nous quitterons plus un seul instant… A partir de cette minute, vous devenez mon hôte, mon commensal… vous vous installez ici… Je vous fais dresser un lit dans cette pièce, à côté du coffre-fort et vous pouvez ainsi surveiller votre «gage». Que vous faut-il de plus?

Ce raisonnement était loin de me convaincre, mais dans la situation où je me trouvais, je devais tout accepter. Le revolver, un petit browning bronzé, était toujours sur la table et Manzana le caressait de temps à autre d'un geste nonchalant.

La grande force, dans la vie, c'est de gagner du temps, car avec le temps les affaires les plus compliquées finissent souvent par s'arranger d'elles-mêmes… Je cédai donc et remis le diamant à Manzana. Il le regarda de nouveau, s'extasia sur son poids et sa limpidité, puis, ouvrant son coffre-fort, le plaça soigneusement sur la tablette du haut, dans une petite caisse à monnaie. Cela fait, il referma la porte de fer, mit la clef dans la poche de son gilet, puis, familièrement, vint s'asseoir sur le divan, à côté de moi.

Il avait laissé son revolver sur la table et j'aurais pu, à ce moment, me jeter sur lui, l'étourdir d'un coup de poing et reprendre mon bien, mais je n'osai point… Manzana était un individu taillé en force, un gaillard au cou de taureau, aux mains énormes et il n'eût fait de moi qu'une bouchée… Je songeai aussi à me précipiter vers le bureau, à y prendre la petite arme sournoise qui s'y trouvait, mais je compris que cela serait impossible… Manzana était assis à ma droite et il lui suffisait d'étendre la main pour s'emparer du browning. Il valait mieux user de ruse, attendre une occasion plus favorable… En tout cas, j'étais bien résolu à ne plus lâcher mon homme d'une semelle.

– Mon cher Pipe, me dit brusquement Manzana, vous êtes ma providence.

Et comme je le regardais, ahuri…

– Oui… ma providence!.. Voyez comme la vie est drôle… j'étais perdu, ruiné, prêt à m'enfuir je ne sais où, quand vous avez eu la bonne idée de crocheter ma porte… Cela vous étonne, hein? A voir cet intérieur plutôt luxueux, on dirait que je roule sur l'or… Hélas! mon cher Pipe, je suis pauvre comme Job… Rien de ce qui est ici ne m'appartient… j'ai loué cet appartement tout meublé à une vieille rentière en ce moment à Nice et qui ne se doute certainement pas qu'elle ne verra plus la couleur de mon argent… Voyons, causons sérieusement… vous m'avez dit tout à l'heure que vous saviez où placer notre diamant… expliquez-vous… Est-ce que vous ne vous illusionnez pas un peu?.. Votre ami, le lapidaire, est-il un homme sûr? Avez-vous déjà traité quelque affaire avec lui? Ne craignez-vous point qu'il vous dénonce lorsqu'il aura «l'objet» entre les mains?

– Non… mon lapidaire est un honnête homme…

– Ah!.. et où demeure-t-il?

– A Amsterdam…

Manzana bondit sur le divan comme s'il eût touché une pile électrique…

– A Amsterdam!.. à Amsterdam!.. et vous croyez que nous allons aller à Amsterdam?

– Il le faudra bien… à moins que vous ne connaissiez ici quelqu'un qui consente à nous acheter le diamant…

– Au fait, vous avez raison… j'étais stupide… eh bien, nous irons à Amsterdam, voilà tout… mais, en ce cas, il faudrait partir le plus tôt possible.

– Je suis à vos ordres… Demain, si vous voulez?..

– Demain, soit… D'ailleurs, cela tombe à merveille, car j'ai quelques raisons pour ne pas m'éterniser à Paris… ainsi, c'est entendu, nous allons à Amsterdam. Là, votre ami le lapidaire fractionne le diamant, en opère la vente, nous remet l'argent, nous partageons et tirons chacun de notre côté… Combien croyez-vous que tout cela demande de temps?

– Un mois au minimum…

– Oui, c'est ce que je pensais… Et vous avez, bien entendu, de quoi payer notre voyage?

Je regardai Manzana d'un air effaré…

– Comment? fit-il, vous hésitez à me faire cette légère avance… mais je vous la rembourserai, mon cher, soyez tranquille.

– Alors, vous n'avez pas d'argent?

– Mais puisque je vous ai dit tout à l'heure que j'étais à la côte…

– Eh bien! nous voilà propres!..

– Vous n'avez pas d'argent non plus?

– Rien ou presque rien!..

– Le diable vous emporte! Ainsi, c'était pour vous en procurer que vous veniez cambrioler mon appartement?

– Pardon! Je ne venais pas précisément chez vous… je croyais m'introduire chez M. Bénoni, le locataire du dessus…

– Oui… c'est juste… mais alors, il faut y aller, chez ce M. Bénoni, et sans tarder encore…

– Trop tard!

– Trop tard!.. et pourquoi cela?

– M. Bénoni doit être rentré maintenant.

– Qu'en savez-vous?

– J'en suis à peu près sûr… Vous pensez bien qu'avant de «partir en expédition», je m'étais renseigné…

– Et qui donc vous avait renseigné?

– Le domestique…

– Il faudra vous aboucher avec lui, et cela dès demain… Peut-être que demain soir vous pourriez «tenter le coup» de nouveau.

Manzana baissait de plus en plus dans mon estime. Cet homme, qui avait paru s'indigner que je crochetasse sa serrure, me pressait maintenant d'aller cambrioler ses voisins. C'était décidément un bien triste individu. Et dire que les circonstances m'avaient associé à une pareille fripouille!

Comme je ne répondais pas, il s'emporta:

– Eh bien… quand vous me regarderez avec un air hébété… Voyez-vous une autre solution?

– Pour le moment… non.

– Peut-être bien que demain vous aurez une inspiration… la nuit porte conseil… Allons, il est tard… c'est le moment de se mettre au lit… Je vous céderais bien ma chambre, mais méfiant comme vous l'êtes, vous verriez encore là quelque piège… Il est plus simple que nous couchions ici tous deux… près du coffre-fort… Venez avec moi, nous allons chercher un matelas et des couvertures.

Manzana ouvrit une porte et me poussa devant lui. Nous traversâmes un salon confortablement meublé, une salle à manger gothique, puis nous arrivâmes dans la chambre, où régnait un affreux désordre… Le lit était défait; des habits, du linge, des chaussures traînaient çà et là, pêle-mêle.

– Prenez le matelas, me dit-il, moi je me charge des couvertures.

Quelques instants après, mon associé et moi étions installés dans le bureau, lui sur le divan, moi sur le matelas. Nous avions laissé l'électricité allumée et, de temps à autre, nos regards se rencontraient. Manzana finit par s'endormir. Je me soulevai doucement et le regardai. Il était couché sur le dos, la tête légèrement renversée… Son bras droit pendait le long du divan et sa main qui rasait presque le parquet tenait toujours le maudit browning!

J'eus un moment l'idée de me précipiter sur cette main, de m'emparer du revolver. Au premier mouvement que je fis, Manzana se réveilla. Comme tous les gens qui n'ont pas la conscience tranquille, il ne dormait que d'un œil. Décidément, il n'y avait rien à tenter. J'étais le prisonnier de cet homme!

Avais-je été assez stupide aussi! J'aurais dû remarquer qu'il y avait un entresol dans la maison… Si j'avais été moins étourdi, j'aurais, à cette heure, reposé tranquillement chez moi, la sacoche bien garnie, grâce au père Bénoni, et prêt, dès le lendemain, à m'embarquer pour la Hollande.

Au lieu de cela, j'étais maintenant l'associé d'un affreux rasta, capable de tout, et Dieu seul savait ce que me réservait l'avenir! Manzana pouvait me «jouer le tour», c'est-à-dire s'enfuir avec mon diamant; il était bien capable aussi de me supprimer pour demeurer seul propriétaire du Régent…

Ainsi, j'avais risqué le plus audacieux des cambriolages pour enrichir un individu cynique et malappris qui, malgré la particule accolée à son nom, n'avait rien d'un gentleman!

Ah! Edith! Edith! dans quelle situation m'aviez-vous mis, ingrate et stupide créature!

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
11 августа 2017
Объем:
440 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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