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Читать книгу: «Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799)», страница 10

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IV

Bonaparte, à la première nouvelle de ces attentats qui venaient si à propos donner à son crime de lèse-nation une apparence de légalité, avait écrit à Lallement pour lui intimer l'ordre de quitter Venise. Sa lettre était même conçue en termes tellement vifs qu'elle semblait rendre impossible tout arrangement ultérieur. Et, en effet, sa résolution était bien prise de réduire Venise à la dernière extrémité, pour la livrer plus facilement à l'Autriche et obtenir ainsi, aux dépens de cette ville infortunée, la paix dont il avait besoin. «Le sang français a coulé dans Venise, écrivait-il215, et vous y êtes encore! Attendez-vous donc qu'on vous en chasse? Les Français ne peuvent plus se promener dans les rues, ils sont accablés d'injures et de mauvais traitements, et vous restez simple spectateur! Depuis que l'armée est en Allemagne, on a, en terre ferme, assassiné plus de quatre cents Français, on a assiégé la forteresse de Vérone qui n'a été dégagée qu'après un combat sanglant, et, malgré tout cela, vous restez à Venise!.. Faites une note concise et digne de la grandeur de la nation que vous représentez et des outrages qu'elle a reçus; après quoi partez de Venise et venez me joindre à Mantoue.» Il écrivait en même temps à Augereau216 de prendre le commandement en chef à Vérone, et de punir sévèrement les principaux instigateurs de la révolte. La division Victor prenait position sur l'Adige, Masséna occupait Padoue, Bernadotte Udine, Serrurier Sacile, Joubert Vicence et Bassano. Tous les navires français qui croisaient dans l'Adriatique recevaient l'ordre de se rapprocher de Venise. L'armée française en un mot s'ébranlait tout entière contre Venise, et, dès le premier jour, la résistance nationale se trouvait paralysée.

Dès le 2 mai, Bonaparte avait lancé contre Venise un manifeste217 qui équivalait à une déclaration de guerre. Dix-sept griefs y étaient énumérés, les uns sans gravité, les autres, malheureusement pour Venise, très sérieux. Il informait en même temps le Directoire218 de la résolution qu'il venait de prendre et terminait par ces mots significatifs: «Tant d'outrages, tant d'assassinats ne resteront pas impunis; mais c'est à vous surtout et au corps législatif qu'il appartient de venger le nom français d'une manière éclatante. Après une trahison aussi horrible, je ne vois plus d'autre parti que celui d'effacer le nom vénitien de dessus la surface du globe. Il faut le sang de tous les nobles vénitiens pour apaiser les mânes des Français qu'ils ont fait égorger… Dès l'instant où je serai arrivé à Trévise, j'empêcherai qu'aucun Vénitien ne vienne en terre ferme, et je ferai travailler à des radeaux, afin de pouvoir forcer les lagunes et chasser de Venise même ces nobles, nos ennemis irréconciliables et les plus vils de tous les hommes… L'évêque de Vérone a prêché, la semaine sainte et le jour de Pâques, que c'était une chose méritoire et agréable à Dieu que de tuer les Français. Si je l'attrape, je le punirai exemplairement.»

Ce furent les ouailles de l'évêque de Vérone qui ressentirent les premiers effets de la colère de Bonaparte219. Augereau avait été chargé de les punir. La punition fut terrible. Les Véronais durent payer une contribution de 12.000 sequins pour la dépense de l'armée, et une contribution de 50.000 sequins à distribuer entre les soldats et officiers qui avaient pris part au siège et à la délivrance de la ville. Le séquestre était mis sur les objets déposés au mont de piété, sauf ceux d'une valeur moindre de 50 francs qu'on restituerait au peuple. Confiscation de tous les chevaux de voiture et de selle. Réquisition de cuir pour 40.000 paires de souliers et 2.000 paires de bottes; de draps pour 12.000 culottes, 12.000 vestes, 4.000 habits; de toiles pour 12.000 chemises et 12.000 guêtres; 12.000 chapeaux et 12.000 paires de bas. Confiscation de l'argenterie des églises et des autres établissements publics. Arrestation de cinquante Véronais compromis. Ils seront envoyés garrottés à Toulon et de là transférés à la Guyane. S'il se trouve des nobles parmi eux, on les fusillera. Les biens des condamnés seront confisqués. Désarmement de tous les Véronais. Confiscation des «tableaux, collections de plantes, de coquillages, etc., appartenant soit à la ville, soit aux particuliers». Ces ordres impitoyables furent exécutés. Ils furent même dépassés. Un commissaire des guerres, Bouquet, et un colonel, Landrieux, se signalèrent si bien par leurs exactions qu'Augereau se vit obligé de flétrir leur conduite et de provoquer une enquête. Certes les Véronais payaient bien cher la faute qu'ils avaient commise de recourir à l'assassinat pour recouvrer leur indépendance.

Restait Venise, et Venise, derrière ses lagunes, faisait encore figure honorable. Venise est en effet dans une position militaire incomparable. Bâtie sur soixante et dix îles, reliées entre elles par quarante-cinq ponts, protégée du côté du continent par un impraticable marais défendu par le fort Malghera, du côté de la mer par d'étroits bourrelets de sable défendus par les forts San Pietro, Alberoni, Malamocco, et Lido, elle présentait des obstacles presque invincibles, même au général qui venait d'humilier l'Autriche. Bien que Bonaparte affectât le dédain220 le plus profond et feignît même de ne pas croire à la possibilité de la résistance, au fond du cœur il n'était pas tellement rassuré. Venise avait déjà vu plusieurs fois l'ennemi à ses portes, et avait victorieusement repoussé toutes les attaques. Ne pouvait-elle pas encore, dans l'excès de son désespoir, essayer la résistance? Quelques vaisseaux de ligne, 38 frégates ou galères, 168 chaloupes canonnières, 750 canons, 8.500 matelots et canonniers, 3.500 Italiens et 11.000 Esclavons comme garnison, des vivres pour huit mois, des munitions considérables, certes la résistance pouvait se prolonger, car nous n'étions pas maîtres de la mer, et nous ne pouvions marcher dans les lagunes que la sonde à la main, exposés au feu d'innombrables batteries. L'Autriche enfin n'avait pas dit son dernier mot. Si elle rejetait les préliminaires et nous attaquait avant que Venise eût capitulé, nous étions pris entre deux feux. Les Vénitiens, par malheur pour eux, n'étaient plus que l'ombre d'eux-mêmes. Ils avaient perdu tout ressort, toute énergie. En face de l'ennemi, ils auraient dû n'avoir qu'une pensée, lui tenir tête; mais ils étaient divisés. La noblesse et le peuple faisaient, il est vrai, cause commune, mais la noblesse, pour ne pas avoir à compter plus tard avec le peuple, n'osait le pousser à de viriles résolutions. La bourgeoisie se réjouissait de l'approche des Français, mais ne laissait pas éclater sa joie, par crainte d'un massacre. Les Esclavons enfin, mercenaires à moitié barbares, n'attendaient qu'une occasion pour se livrer au pillage. Aussi n'envisageait-on qu'avec terreur l'éventualité d'un siège. Une pensée égoïste se mêlait encore à ces préoccupations. Les uns craignaient le ravage de leurs propriétés de terre ferme, les autres la suppression des emplois ou des pensions dont ils vivaient, tous les horreurs du sac et du pillage. La démoralisation la plus complète régnait dans les esprits. On ne songea bientôt plus qu'à désarmer à tout prix un vainqueur justement irrité.

Le 30 avril, lorsqu'on reçut le rapport de Dona et de Giustiniani, annonçant pour la première fois la résolution prise par Bonaparte de modifier la forme du gouvernement, le doge convoqua dans ses appartements privés quarante-trois des plus hauts fonctionnaires de la République et demanda leur avis. Daniel Delfino, ancien ambassadeur à Paris, prit le premier le parole, et proposa de s'adresser au banquier Haller qui consentirait sans doute à servir d'intermédiaire, et apaiserait la colère du général; mais le procurateur Capello se moqua de cet expédient qu'il trouvait puéril, et la proposition fut abandonnée. Le procurateur Pesaro demanda alors qu'on se défendît. À ce moment même fut apportée une dépêche du commandant de la flottille demandant l'autorisation de détruire les ouvrages que commençaient les Français. Pesaro, Priuli, Erizzo appuyèrent sa demande, mais Capello fit remarquer qu'on ne connaissait pas encore les préliminaires de Leoben et qu'il était peut-être dangereux de renoncer brusquement au système de neutralité. L'assemblée se sépara, après avoir pris la résolution de convoquer le Grand Conseil. «C'en est fait de ma patrie, s'écria Pesaro les larmes aux yeux; je ne puis la secourir, mais un galant homme trouve une patrie partout: Il faut aller en Suisse.»

Le Grand Conseil se rassembla le 1er mai. Six cent dix-neuf patriciens prirent part à cette délibération suprême221. Le doge leur fit, d'une voix entrecoupée par les sanglots, l'exposé de la situation, et leur demanda de donner pleins pouvoirs à deux députés pour adopter, de concert avec le général Bonaparte, quelques modifications dans la forme du gouvernement. Cinq cent quatre-vingt-dix-huit patriciens acceptèrent cette proposition. C'était son abdication, c'était la chute de la République que venait ainsi de décider cette assemblée, composée en partie de vieillards énervés par la consternation générale.

Bonaparte ne tenait nullement à commencer contre Venise des hostilités réelles, car il appréciait la difficulté d'emporter les lagunes et redoutait toujours une intervention de l'Autriche; mais il reçut très mal les deux commissaires qui le rejoignirent à Malghera222, et leur déclara qu'il ne traiterait qu'après qu'on lui aurait livré les trois inquisiteurs d'État et le commandant du Lido. Il se laissa pourtant arracher une suspension d'armes de six jours. Il espérait en effet que la terreur des Vénitiens grandirait et qu'ils subiraient toutes ses exigences223. En effet il n'y avait plus moyen de résister aux injonctions de Bonaparte, car le péril devenait grave. La bourgeoisie conspirait au grand jour, le peuple s'agitait, et les Esclavons menaçaient de tout piller. Le bruit se répandait même que tous les patriciens allaient être massacrés, s'ils ne se décidaient à changer la forme du gouvernement.

Le 4 mai, le Grand Conseil s'assembla de nouveau. À la majorité de sept cent quatre voix contre douze, la proposition du doge fut acceptée. Elle portait que les commissaires étaient autorisés à stipuler des changements dans la constitution de l'État. En outre, une procédure était commencée contre les inquisiteurs d'État et le commandant du Lido. Donat et Giustiniani partirent aussitôt pour informer Bonaparte de cette nouvelle concession.

Avant qu'ils l'eussent rejoint à Milan, Venise était bouleversée par une révolution intérieure224. L'arrestation des inquisiteurs d'État avait désorganisé la police vénitienne, la bourgeoisie devenait menaçante, les Esclavons faisaient craindre les plus horribles excès, et le peuple, excité sous main par les patriciens, n'attendait qu'un signal pour se jeter contre les bourgeois. Aussi la terreur était-elle à son comble. Le secrétaire de la légation française à Venise, un ardent patriote nommé Villetard225, crut l'occasion favorable pour signaler son zèle. Il s'empara de la direction des affaires et persuada les partis en présence que le seul moyen de prévenir la Guerre civile était d'aller au-devant des vœux de Bonaparte, en opérant une révolution pacifique. Il rédigea même ou fit rédiger une sorte d'ultimatum226 qui devait être présenté au grand Conseil. Cet ultimatum était divisé en deux parties, la première relative «aux mesures à prendre sur-le-champ» et la seconde «aux mesures à préparer aujourd'hui pour les exécuter demain». Il fallait en premier lieu arrêter Antraigues, le chargé d'affaires de Louis XVIII, et saisir ses papiers, élargir tous les détenus pour cause politique, ouvrir les prisons et spécialement les plombs, abolir la peine de mort, licencier les Esclavons et constituer une garde nationale. On réclamait ensuite la nomination d'une municipalité provisoire de vingt-quatre membres, un gouvernement démocratique, la destruction des insignes de l'ancien régime, une amnistie, et l'introduction des Français à Venise. Le doge et ses conseillers venaient de lire ce document étrange, et étaient encore sous le coup de l'étonnement, quand ils reçurent un rapport de Nicolas Morosini, chargé de veiller à la sécurité publique dans Venise, qui déclinait toute responsabilité et annonçait l'imminence de la guerre civile. Le doge et les vieillards qui l'entouraient perdirent la tête, et convoquèrent pour la troisième fois le Grand Conseil, afin de prendre une détermination suprême. Cinq cent trente-sept personnes assistèrent à l'assemblée. Le doge parla avec éloquence de la situation. Au moment où la délibération s'engageait, des coups de fusil se firent entendre. C'étaient, dirent les uns, des gens affidés qui voulaient jeter l'épouvante dans le Grand Conseil; c'étaient, prétendaient les autres, les Esclavons qu'on licenciait227, et qui déchargeaient leurs armes avant de les remettre. Les patriciens s'imaginèrent qu'ils allaient être tous massacrés, et, en toute hâte, à la majorité de cinq cent douze suffrages contre douze et cinq voix nulles, prononcèrent la déchéance de l'aristocratie: «Aujourd'hui, pour le salut de la religion et de tous les citoyens, dans l'espérance que leurs intérêts seront garantis, et avec eux ceux de la classe patricienne et de tous les individus qui participaient aux privilèges concédés par la République; enfin pour la sûreté du trésor et de la banque: le Grand Conseil, d'après le rapport de ses députés, adopte le système qui lui a été proposé, d'un gouvernement représentatif provisoire, en tant qu'il se trouve d'accord avec les vues du général en chef, et, comme il importe qu'il n'y ait point d'interruption dans les soins qu'exige la sûreté publique, les diverses autorités demeurent chargées d'y veiller.» Le gouvernement se suicidait: mieux aurait valu succomber sous les coups de l'ennemi!

À la nouvelle de cette résolution extraordinaire, une réaction se produisit parmi le peuple en faveur de l'ancien gouvernement. On sentait d'instinct que, malgré tous ses défauts, ce gouvernement représentait la patrie et l'indépendance vis-à-vis de l'étranger. La guerre civile éclata. On pilla les maisons de quelques-uns de ceux qui passaient pour avoir pris la plus grande part à cette révolution. Le pillage s'étendit jusqu'aux magasins. Quelques bourgeois furent même égorgés. Villetard se crut menacé et chercha un refuge chez le ministre d'Espagne. Mais l'ordre se rétablit bientôt. Une municipalité provisoire de soixante membres fut créée, et son premier acte fut de prescrire l'envoi de la flotte vénitienne pour aller au-devant des Français et les introduire à Venise. Une division de 4.000 hommes, commandés par Baraguey d'Hilliers, prit possession de la ville au milieu d'un morne silence. C'était le 16 mai 1797, le dernier jour de l'indépendance vénitienne.

Le même jour, Bonaparte signait à Milan228 avec les représentants vénitiens, Donat, Giustiniani et Mocenigo, un traité de paix et d'alliance avec la nouvelle République. Il y était stipulé que «le Grand Conseil de Venise, ayant à cœur le bien de sa patrie et le bonheur de ses concitoyens, et voulant que les haines qui ont eu lieu contre les Français ne puissent plus se renouveler, renonce à ses droits de souveraineté, ordonne l'abdication de l'aristocratie héréditaire et reconnaît la souveraineté de l'État dans la réunion de tous les citoyens, sous la condition cependant que le gouvernement garantisse la dette publique nationale, l'entretien des pauvres gentilshommes qui ne possèdent aucun bien fonds, et les pensions viagères accordées sous le titre de provisions». Cinq articles secrets, annexés au traité de Milan, portaient que les deux Républiques, française et vénitienne, s'entendraient pour l'échange de divers territoires, que Venise paierait une contribution de trois millions en numéraire, trois millions en chanvres, cordages et agrès, fournirait trois vaisseaux de ligne et deux frégates et céderait vingt tableaux et cinq cents manuscrits.

Le même jour, 16 mai, le Directoire renvoyait de Paris l'ambassadeur Querini, et déclarait la guerre à Venise, en sorte qu'à la même heure un gouvernement s'effondrait, un traité de paix et d'alliance était signé avec ce même gouvernement, et la guerre lui était officiellement déclarée, tant il y avait d'incohérence dans la direction des affaires, tant les chefs des deux Républiques agissaient sans plan convenu et au hasard des événements, tant Bonaparte était l'unique maître de la situation et se servait de sa toute-puissance pour décider, au gré de ses caprices, ou plutôt au mieux de ses intérêts, des destinées d'une République quatorze fois séculaire!

Ainsi tomba sans efforts le gouvernement aristocratique, mais rien ne semblait menacer l'autonomie de Venise. Elle avait changé de constitution sous la pression des baïonnettes françaises, mais enfin elle existait encore. Elle espérait même reprendre sous notre protection une vie nouvelle, d'autant plus qu'on lui avait fait espérer l'annexion de Bologne, de Ferrare et de la Romagne. Puisque le traité de Milan laissait subsister le nom et le souvenir de cette noble République, le peuple vénitien ne pouvait-il pas se retremper dans des institutions nouvelles, et rester uni à l'Italie? Telles furent les espérances dont se berçaient les patriotes vénitiens. Leurs illusions furent de courte durée, Bonaparte avait déjà dans son esprit résolu la ruine et le partage de l'État qu'il venait de fonder.

V

La République démocratique de Venise avait été constituée par le traité de Milan le 16 mai 1797. Le 26 du même mois, Bonaparte écrivait à la municipalité qui venait d'être nommée à Venise229: «Dans toutes les circonstances, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous donner des preuves du désir que j'ai de voir se consolider votre liberté, et de voir la misérable Italie se placer enfin avec gloire, libre et indépendante des étrangers, sur la scène du monde, et reprendre, parmi les grandes nations, le rang auquel l'appellent sa nature, sa position et le destin.» Le lendemain 27230, à une heure du matin, ces chiffres ont leur éloquence, il annonçait au Directoire qu'il avait proposé à l'Autriche de lui donner Venise à titre d'indemnité, et il ajoutait cet incroyable commentaire: «Approuvez-vous notre système pour l'Italie? Venise qui va en décadence depuis la découverte du cap de Bonne-Espérance et la naissance de Trieste et d'Ancône, peut difficilement survivre aux coups que nous venons de lui porter. Population inerte, lâche et nullement faite pour la liberté; sans terres, sans eaux; il paraît naturel qu'elle soit donnée à ceux à qui nous donnons le continent. Nous prendrons tous les vaisseaux, nous dépouillerons l'arsenal, nous enlèverons tous les canons, nous détruirons la banque, nous garderons Corfou pour nous… On dira que l'Empereur va devenir puissance maritime? Il lui faudra bien des années, il dépensera beaucoup d'argent et ne sera jamais que de troisième ordre; il aura effectivement diminué sa puissance.» Ainsi donc, au moment même où Bonaparte adressait aux Vénitiens des paroles si flatteuses, il trafiquait d'eux! Sans qu'ils lui eussent donné le moindre sujet de plainte, il les vendait à des étrangers! Sans qu'il eut cédé à la moindre pression du côté des Autrichiens, il leur livrait de lui-même la République créée par lui, garantie par un traité signé de lui, et à laquelle il envoyait constamment des assurances de sa protection! Rien ne justifiait cette déloyauté ou plutôt cette trahison. La Pologne venait d'être partagée, mais au moins la France n'avait pas trempé dans cette infamie. Nous allions donner une seconde édition du partage de la Pologne, et aux dépens d'un État dont le seul tort était d'avoir cru aux promesses de la France! Hélas! nous ne les connaissons que trop les déplorables conséquences de ces honteux maquignonnages de peuples. La force dorénavant primera le droit, et, si la malheureuse Alsace, si l'infortunée Lorraine se débattent en ce moment sous la main de leurs oppresseurs, n'est-ce pas une punition rétrospective, et n'expions-nous pas en ce moment le fatal aveuglement de nos pères!

Il est vrai que le Directoire n'accepta pas du jour au lendemain ce honteux marché. Il n'était jamais entré dans ses desseins de rayer Venise du nombre des nations libres, surtout au profit de l'Autriche. Exploiter la terreur et la faiblesse des patriciens, vivre à leurs dépens, rançonner Venise en un mot, rien de mieux; mais détruire Venise, il n'y avait même pas songé. En janvier 1797, lorsqu'il avait envoyé Clarke à Vienne présenter un projet de traité préparé par Bonaparte et approuvé par eux, le nom de Venise n'y était même pas prononcé. Il y était sans doute question de compensations territoriales, mais à prendre en Allemagne et nullement en Italie. Les préliminaires de Leoben avaient brusquement modifié la situation, puisqu'ils n'avaient été signés qu'à la condition expresse de donner à l'Autriche, aux dépens de Venise, les compensations qu'elle réclamait; mais enfin l'indépendance de Venise était maintenue, et le Directoire ne songeait pas à l'anéantir; voici que brusquement Bonaparte lui proposait d'en finir avec ce gouvernement vermoulu et cette république usée! Voici qu'il présentait la chute et le partage de Venise comme une nécessité qui s'imposait, et sans doute qu'il agissait déjà, suivant sa méthode habituelle, comme si Venise était condamnée231!

Le Directoire se trouvait fort embarrassé. La désinvolture et le sans-gêne de son plénipotentiaire n'étaient pas sans lui porter ombrage. D'ailleurs un des Directeurs était personnellement intéressé au maintien de la République Vénitienne. L'ambassadeur de Venise à Paris, Alvise Querini232, n'avait pas oublié que la corruption avait été érigée par son gouvernement en système politique. Il résolut d'acheter celui des Directeurs dont la conscience passait pour être la plus accommodante. Toujours prudent, il ne le désigne jamais, dans ses dépêches, que par son titre, mais l'hésitation n'est pas permise. C'est de Barras qu'il s'agit. Barras était loin d'être incorruptible, et les personnes qui servirent d'intermédiaires à la négociation étaient ses amis particuliers, entre autres son secrétaire Bottot. Querini s'adressa donc à Barras et le supplia de sauver Venise. Barras ne prit aucun engagement, mais laissa sans doute entrevoir que, si Venise y mettait le prix, il lui vendrait ses services, car Querini s'empressa de rédiger une dépêche pour avertir les patriciens233. Il alla même jusqu'à parler de six à sept millions qui seraient le prix du marché. Avant que la réponse à cette ouverture fût arrivée à Paris, un confident de Barras, sans doute son secrétaire Bottot, venait trouver l'ambassadeur et lui mettait le marché en main. Il lui apprit que deux des cinq directeurs étaient hostiles et deux favorables à Venise, que tout dépendait par conséquent du cinquième et que ce cinquième offrait de se prononcer pour Venise234, à condition de recevoir pour lui directement 600.000 livres tournois et pour ses amis encore 100,000 livres. Querini accepta, mais à condition que Brescia, Bergame et les autres cités rebelles seraient réduites à l'obéissance et les patriciens réintégrés dans tous leurs droits. Bottot revint le jour même et annonça que l'affaire était conclue. Tutto era accordato.

À Venise, le marché fut ratifié. On fit même une traite de 700.000 francs sur la banque génoise de Pallavicini235, mais à condition que «toutes les villes de terre ferme, actuellement révolutionnées et occupées par les troupes françaises, ressentiront l'effet des promesses que vous avez reçues de la part de ceux qui les ont consenties». Tout à coup arrive la nouvelle des préliminaires de Leoben, de la déclaration de guerre et bientôt de la chute du gouvernement aristocratique. Querini tombait avec ce gouvernement. Le 22 mai, il recevait l'ordre de quitter Paris; au moins avait-il la satisfaction d'apprendre que les lettres de change qu'il avait souscrites étaient annulées. Pour achever l'histoire de cette honteuse transaction, rappelons ici que Barras eut l'audace de présenter au banquier Pallavicini les traites échues en juillet. Elles furent naturellement protestées par Querini. Barras en conçut un tel ressentiment qu'il fit arrêter et jeter en prison, à Milan, l'ancien ambassadeur. Le 11 février 1799, après une longue détention préventive, Querini était interrogé par le colonel Pascalis et lui avouait qu'il avait confié tous ses papiers au ministre du duc de Toscane. On fut obligé de le relâcher. La concussion n'en est pas moins nettement établie, et le rôle de Barras est doublement honteux, puisqu'il vendait son vote et poursuivait comme un criminel d'État le fonctionnaire vénitien, qui n'avait commis d'autre crime que de ne pouvoir achever la transaction qu'il avait proposée.

Aussi bien ce n'était pas seulement au sein du Directoire que Venise trouvait des amis et des protecteurs. L'opinion publique commençait à s'émouvoir. Quelques journalistes avaient déjà protesté contre le partage projeté. Quelques militaires avaient fait remarquer le danger auquel on s'exposait en donnant à l'Autriche, au lieu du Milanais, province isolée, et qu'il était facile d'attaquer, un territoire continu et de meilleures frontières. Un membre du conseil des Cinq Cents, Dumolard, se fit l'interprète de ces répulsions et de ces craintes. Il monta à la tribune pour demander des explications (23 juin 1797).

«L'honneur et le devoir du Corps Législatif, dit-il, l'intérêt même de nos armées ordonnent de rompre un trop long silence sur des événements qui frappent toute l'Europe, et qui ne sont ignorés que dans cette enceinte. Je viens parler de l'Italie. Le manifeste du général Bonaparte contre l'état de Venise a retenti dans toute l'Europe: il vous a été transmis officiellement par le Directoire le 27 floréal dernier. Vous frémîtes alors d'une juste indignation contre les attentats dont nos soldats furent les victimes. Quelques écrivains ont pu élever des doutes sur la vérité des faits allégués dans ce manifeste. Le Corps Législatif a dû croire à un manifeste garanti par la puissance exécutive. Le moment n'est pas arrivé de discuter si on devait déclarer la guerre. Vous ne pouviez la faire sans l'initiative du Directoire qui, lui-même, ne pouvait prendre des mesures hostiles sans vous en instruire sur-le-champ. La renommée a publié dans toute l'Europe la révolution de Venise; nos troupes y sont entrées, sa marine est en notre pouvoir, le plus ancien gouvernement de l'Europe n'est plus, il reparaît sous des formes démocratiques… C'est à vous à examiner si le Directoire n'a pas violé la constitution; si, en termes déguisés, il n'a pas fait de son chef la guerre, la paix, et peut-être des traités dont il ne vous a donné aucune connaissance… Nous ne sommes plus à ces temps désastreux où Clootz et sa secte des illuminés voulaient planter l'arbre de la liberté républicaine dans tout le globe. Nous voulons jouir de notre liberté en respectant les autres gouvernements.» L'orateur concluait en demandant des éclaircissements au Directoire. Aussitôt s'engagea une vive discussion. Bailleul qualifia le discours de son collègue de tissu d'absurdités, et demanda l'ordre du jour. Guillemardet s'étonna de ce qu'on se plaignit au conseil des Cinq Cents d'une révolution démocratique et des justes représailles infligées à des ennemis. Mais Garaud-Coulon, Doulcet et Boisy demandèrent et obtinrent l'impression du discours de Dumolard, et Thibaudeau proposa de nommer une commission chargée d'étudier les événements de Venise. Cette proposition fut adoptée à une forte majorité: ce qui indiquait non pas précisément un parti pris, mais une défiance prononcée à l'égard des projets de Bonaparte.

La séance du 5 messidor eut un grand retentissement à Paris, et plus encore en Italie. Tous les républicains honnêtes et consciencieux s'associèrent au noble langage de Dumolard. Les Vénitiens se crurent sauvés, mais ils avaient compté sans les irrésolutions du Directoire, et surtout sans la colère de Bonaparte. Ce dernier exhala son dépit ou plutôt sa fureur dans une lettre236 célèbre. «Je reçois à l'instant, citoyen Directeur, la motion d'ordre de Dumolard… J'avais le droit, après avoir conclu cinq paix et donné le dernier coup de massue à la coalition, sinon à des triomphes civiques, au moins à vivre tranquille, et à la protection des premiers magistrats de la République; aujourd'hui je me vois dénoncé, persécuté, décrié par tous les moyens, bien que ma réputation appartienne à la patrie. J'aurais été indifférent à tout; mais je ne puis pas l'être à cette espèce d'opprobre dont cherchent à me couvrir les premiers magistrats de la République… J'ai le droit de me plaindre de l'avilissement dans lequel ils traînent ceux qui ont agrandi, après tout, la gloire du nom français. Je vous réitère, citoyen Directeur, la demande que je vous ai faite de m'accorder ma démission. J'ai besoin de vivre tranquille, si les poignards de Clichy veulent me laisser vivre. Vous m'aviez chargé des négociations, j'y suis peu propre.» Le même jour il rédigeait une note237 sur les événements de Venise, dans laquelle il cherchait à démontrer que les Vénitiens avaient exaspéré la patience française, et s'étaient donné les torts de l'agression; puis brusquement et comme emporté par la violence de son ressentiment, il coupait court aux explications, et terminait par cette foudroyante apostrophe: «Mais je vous prédis, et je parle au nom de 80.000 soldats, ce temps où de lâches avocats et de misérables bavards faisaient guillotiner les soldats est passé; et, si vous y obligez, les soldats d'Italie viendront à la barrière de Clichy avec leur général, mais malheur à vous!»

À ces menaces qu'on ne prenait même plus la peine de déguiser, le Directoire, s'il avait eu de l'énergie, aurait dû répondre par une destitution, mais Bonaparte n'était déjà plus de ceux qui exécutent sans discussion les ordres qu'on leur donne, et, comme il avait soin de le faire remarquer, le temps était passé où les avocats faisaient la loi aux généraux. Les Directeurs feignirent de ne pas avoir compris la menace et de ne pas avoir reçu l'offre de la démission. Les négociations continuèrent, et Bonaparte resta le maître.

215.Palmanova, 30 avril 1797. Correspondance, t. III, p. 14.
216.Lettres à Augereau, Milan, 5 mai (Corresp., III, 21). Ordre général du 6 mai (III, 27). Ordre du 8 mai (III, 31).
217.Manifeste de Palmanova (Corresp., t. III, p. 16).
218.Lettre de Palmanova, 3 mai 1797 (Corresp., t. III, p. 21).
219.Arrêté de Milan, 6 mai 1797 (Corresp., t. III, p. 23).
220.Lettre du 8 mai au Directoire (Corresp., t. III, p. 29): «Je ne suis éloigné actuellement que d'une petite lieue de Venise, et je fais les préparatifs pour pouvoir y entrer de force, si les choses ne s'arrangent pas. J'ai chassé de la terre ferme tous les Vénitiens, et nous en sommes en ce moment exclusivement les maîtres. Il n'existe plus de lion de Saint-Marc.»
221.Voici le texte de la délibération: «Vu le malheur des circonstances et le péril imminent de la patrie, le Sénat ayant, dans sa prudence, jugé nécessaire d'envoyer deux députés auprès du général en chef Bonaparte, pour tâcher d'éviter la ruine dont la République et cette capitale sont menacées, et ayant autorisé ces deux citoyens et l'amiral des lagunes à entrer en négociation, le Grand Conseil juge nécessaire d'étendre leurs pouvoirs jusqu'à traiter, même sur des objets qui sont de la compétence de son autorité souveraine, sous la réserve cependant de sa ratification.»
222.Voir le rapport des commissaires (Daru, V, 399): «Il a ajouté que dans quinze jours il serait maître de Venise, que les nobles Vénitiens ne se déroberaient plus à la mort qu'en se dispersant pour aller errer sur la terre, comme les émigrés français; que leurs biens dans les provinces déjà conquises allaient être confisqués; que les lagunes ne l'épouvantaient pas; qu'il les trouvait conformes à l'idée qu'il s'en était faite, et sur laquelle il avait arrêté ses plans. Tous nos arguments furent inutiles.» Cf. lettre transmise par Berthier aux députés Dona et Giustiniani, et confirmant tous les détails de l'entrevue (Corresp., t. III, p. 16). Lettre datée de Mestre, 2 mai 1797.
223.Aussi Bonaparte n'hésitait-il pas à écrire au Directoire (Milan, 8 mai 1797, Correspondance, t. III, p. 29): «Le Grand Conseil a déclaré qu'il allait abdiquer sa souveraineté et établir la forme de gouvernement qui me paraîtrait la plus convenable. Il compte d'après cela y établir une démocratie, et même faire rentrer dans Venise 3 à 4000 hommes de troupes. Je crois qu'il devient indispensable que vous renvoyiez M. Querini.»
224.C'est ce que constatait Bonaparte dans une dépêche au Directoire: Milan, 13 mai 1797 (Corresp. t. III, p. 41). «Les affaires marchent à grands pas dans Venise même, où l'emprisonnement des Inquisiteurs et l'effervescence populaire rendront les propriétés incertaines sans la présence d'une force française.»
225.Il est probable que Villetard avait des instructions secrètes. Cf. lettre de Bonaparte à Haller (Mombello, 21 mai 1797, Corresp., t. III, p. 61): «Villetard, qui part à l'instant pour Venise, a eu de moi diverses instructions verbales pour la conduite politique qu'il doit y tenir.»
226.L'ultimatum de Villetard, ou du moins attribué à Villetard, a été inséré tout au long dans l'ouvrage de Daru, t. V, p. 412, 415.
227.Bonaparte tenait à ce licenciement des Esclavons. Ce qui semblerait indiquer qu'il connaissait à l'avance l'ultimatum présenté par Villetard ou du moins par ses amis, au Grand Conseil, c'est que, dès le 14 mai, c'est-à-dire au surlendemain de la révolution démocratique, il réclamait l'exécution d'une des conditions qui figuraient dans cet ultimatum. Voir lettre aux Vénitiens, datée de Milan (Correspondance, t. III, p. 34): «Si vingt-quatre heures après la publication du présent ordre, les Esclavons n'ont pas, conformément à l'ordre qui leur a été donné par les magistrats de Venise, quitté cette ville pour se rendre en Dalmatie, les officiers et les aumôniers des différentes compagnies d'Esclavons seront arrêtés, traités comme rebelles, et leurs biens en Dalmatie confisqués.»
228.Art. II du traité. Voir Correspondance, t. III, p. 49.
229.Mombello, 26 mai 1797 (Correspondance, t. III, p. 70).
230.Id., id., t. III, p. 74. On peut rapprocher de cette lettre l'article qui parut dans le Moniteur du 29 mai: «Voici ce qu'on lit dans plusieurs journaux. Les chants joyeux de la paix se font entendre de toutes parts. Bientôt toute l'Europe, tout le globe en va retentir. L'Angleterre et Venise seules restent sur le champ de bataille, mais ne tarderont pas l'une à renoncer à ses projets ambitieux et destructeurs, l'autre à expier ses imprudentes perfidies.»
231.Ce projet de traité se trouve dans la Correspondance (t. II, p. 267).
232.Les dépêches de Querini, toutes rédigées de sa main, et faisant partie de sa collection, ont été léguées à Venise par son fils et sa fille. C'est à Venise que les a consultées M. Barral, qui en a tiré un excellent parti dans son Histoire de la chute de Venise.
233.Dépêche du 8 avril 1797. «Che forse si protrebbe ottener cosi essenziali oggeti con qualche sacrifizio in danare che dall'Eccelentissimo Senato fosse ancora per forsi… Di penetrare che sei o sette millioni di franchi sarebbero sufficienti.»
234.Dépêche du 17 avril: «E che era venuto da me per veder se voleva far un qualque sacrifizio; che in tal caso m'assicurava che la questione sarebbe stata decisa a favor del mio governo.»
235.Dépêche du Doge à Querini, à la date du 20 avril.
236.Lettre présumée de Mombello, 30 juin 1797 (Correspondance, t. III, p. 151).
237.Note sur les événements de Venise, présumée de Mombello, 30 juin 1797 (Correspondance, t. III, p. 156).
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
410 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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