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Читать книгу: «La Liberté et le Déterminisme», страница 8

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Telle est la discussion à laquelle peuvent donner lieu les maladies de la mémoire et de la conscience, sous lesquelles on peut toujours supposer la persistance de notre identité personnelle, liée elle-même à la persistance du cerveau. Mais, ni d'un côté ni de l'autre, aucun argument n'est décisif relativement à la réalité absolue des choses. Si les matérialistes ne peuvent entièrement démontrer la non-identité absolue du moi, encore bien moins les spiritualistes peuvent-ils démontrer ou vérifier son identité absolue. La mémoire fût-elle toujours à l'abri des altérations et des maladies, des erreurs mêmes sur le passé, elle ne constituerait pas pour cela une preuve suffisante de notre identité.

En effet, nous ne saisissons pas directement le passé en lui-même; nous ne pouvons le saisir que dans le présent. Dès lors, en nous supposant réduits à cette preuve, nous pouvons toujours nous demander si, dans l'intervalle du passé au présent, nous n'avons point changé en notre fond, quoique identiques dans la forme de la pensée. D'autant plus que, matériellement, la mémoire est liée à une innervation du cerveau, dont les parties sont changeantes. «Une boule élastique qui en choque une autre en droite ligne, dit Kant, lui communique tout son mouvement, par conséquent tout son état, si l'on ne considère que les positions dans l'espace. Or, admettez, par analogie avec ces boules, des substances dont l'une transmettrait à l'autre ses représentations avec la conscience qui les accompagne, la dernière substance aurait conscience de tous les états qui se seraient succédé avant elle comme des siens propres, puisque ces états seraient passés en elle avec la conscience qui les accompagne, et pourtant elle n'aurait pas été la même personne dans tous ces états.» Le souvenir, en effet, comme renouvellement d'une représentation particulière, est un phénomène qui peut se transmettre et se reproduire de la même façon que les autres phénomènes. Seule, la reconnaissance immédiate d'un moi absolu dépasserait la sphère des phénomènes; mais elle présupposerait un moyen de se reconnaître qui fût indépendant du temps lui-même. La conscience de l'identité dans différents temps impliquerait la conscience de quelque principe qui, dans un même temps, dépasserait le temps et fonderait par là l'identité à venir. Aussi, Maine de Biran et ses disciples ont-ils été amenés à soutenir que nous nous saisissons nous-mêmes en dehors du temps et, comme dit Spinoza, sub specie æterni. Mais, outre que cette conscience de l'éternel ou de l'intemporel, qui serait la conscience et l'intuition du noumène, est ce qu'il y a de plus problématique, elle ne serait toujours, fût-elle certaine, qu'une conscience non individuelle, une conscience de ce qui est supérieur au moi, de ce qui est vous autant que moi, une conscience de l'universel. Le moi ne serait plus absorbé dans ses organes, mais il le serait dans l'unité absolue de la «raison.» La volonté dont nous aurions ainsi la vague conscience serait de nouveau la volonté universelle de Schopenhauer ou la substance éternelle de Spinoza.

A l'objection de Kant, tirée de la communication du mouvement et, en dernière analyse, de la communication du changement ou des manières d'être, on ne pourrait répondre qu'en montrant dans la conscience quelque chose d'absolument incommunicable; et pour trouver ce je ne sais quoi d'incommunicable, il ne suffirait pas de comparer le moi en différents temps, il faudrait pouvoir reconnaître, non seulement dans un seul et même instant, mais même indépendamment de toute durée, ce qui le rend incommunicable et impénétrable. Or, dès qu'on s'élève au-dessus du temps comme de l'espace, l'être est, au contraire, nécessairement pensé comme communicable, pénétrable, ouvert de toutes parts, en un mot universel. L'individuation, à cette hauteur, se perd dans un profond mystère, et on ne peut plus comprendre tous les esprits que dans un seul esprit. D'autre part, si de cette région problématique des noumènes nous redescendons dans le monde du temps et de l'expérience, le moi ne nous offre plus qu'une impénétrabilité de fait et en quelque sorte matérielle, qu'une incommunicabilité relative qui peut n'être pas définitive. En effet, il y a nécessairement communication, d'une manière quelconque, entre les êtres, puisqu'en fait et dans l'expérience nous nous communiquons des changements, des modifications, nous agissons et pâtissons les uns par rapport aux autres. Contre ce fait (pas plus que contre la réalité du mouvement) ne peuvent prévaloir les spéculations des métaphysiciens sur l'incommunicabilité entre les «substances,» ou, si les substances sont réellement incommunicables, le fait de la communication réciproque prouve précisément que nous ne sommes point des substances. L'histoire naturelle et la psychologie des animaux nous montrent la fusion de plusieurs êtres en un seul, doué probablement de quelque conscience centrale. L'insecte coupé en deux tronçons qui continuent de sentir nous révèle la division possible d'une conscience encore à l'état de dispersion. La communication mutuelle des sensations entre les deux sœurs jumelles soudées par le tronc, est un fait physiologique qui nous ouvre des perspectives sur la possibilité de fondre deux cerveaux, deux vies, peut-être deux consciences en une seule28. Actuellement, les moi sont impénétrables; mais l'impossibilité de les fondre peut tenir à l'impossibilité de fondre les cerveaux. Si nous pouvions greffer un centre cérébral sur un autre, rien ne prouve que nous ne ferions pas entrer des sensations, auparavant isolées, dans une conscience commune, comme un son entre dans un accord qui a pour nous son unité, sa forme individuelle. Sans doute, nous n'arrivons pas à comprendre ce mystère: ne faire plus qu'un avec une autre conscience, se fondre en autrui, et pourtant c'est ce que rêve et semble poursuivre l'amour. Qui sait si ce rêve n'est pas l'expression de ce que fait continuellement la nature, et si l'alchimie universelle n'opère pas la transmutation des sensations par la centralisation progressive des organismes? Ce moi dont nous voudrions faire quelque chose d'absolu, – qui pourtant doit bien être dérivé de quelque façon et de quelque façon relatif, s'il n'est pas l'«Absolu» même, s'il n'est pas Dieu, – ce moi que Descartes voulait établir au rang de premier principe, plus nous le cherchons, plus nous le voyons s'évanouir, soit dans les phénomènes dont il semble l'harmonie concrète, soit dans l'être universel qui n'est plus ma pensée, mais la pensée ou l'action partout présente.

Dès lors, que devient la conscience de notre indépendance en tant que moi, de notre liberté individuelle?

Cette conscience de la liberté supposerait que nous nous voyons absolument indépendants: 1o de notre corps; 2o de l'univers; 3o du principe même de l'univers. Eh bien, nous aurons beau contempler notre conscience et répéter avec Descartes: cogito, cogito, nous ne verrons pas par là notre réelle indépendance par rapport à notre organisme. «Ce qui peut être conçu séparément, dit Descartes, peut aussi exister séparément.» Kant a montré l'impossibilité de ce passage d'une distinction intellectuelle, subjective, à une séparation réelle, objective. «Dire que je distingue ma propre existence, comme être pensant, des autres choses qui sont hors de moi, et dont mon corps fait aussi partie, c'est là une proposition simplement analytique; car les autres choses sont précisément celles que je conçois comme distinctes de moi. Mais cette conscience de moi-même est-elle possible sans les choses hors de moi, par lesquelles les représentations me sont données, et par conséquent puis-je exister simplement comme être pensant, sans être homme [et uni à un corps]? C'est ce que je ne sais point du tout par là29

Je sais encore bien moins, par la connaissance de ma conscience, si je puis exister indépendamment de la totalité des êtres, de l'univers avec lequel mes organes me mettent en communication. Il faudrait, pour le savoir, que j'eusse mesuré l'action de toutes les causes extérieures, et que je pusse montrer un résidu inexplicable par ces causes, explicable par moi. J'aurais besoin, pour résoudre ce problème, de la science universelle. La prétendue conscience de la liberté serait donc identique à la science de l'univers. Quant à savoir si je puis exister sans un principe supérieur à moi comme à l'univers même, en un mot si je suis l'absolu, c'est ce que l'inspection de ma conscience ne m'apprendra jamais. Et pourtant, pour avoir conscience de ma substantialité propre, il ne faudrait rien moins qu'avoir conscience de ce que les scolastiques appelaient mon aséité, mon existence par moi seul30. On définit la substance ce qui est véritablement en soi-même et non dans autre chose comme une simple qualité. Mais ce qui est en soi-même, Spinoza l'a bien compris, c'est ce qui est par soi-même, ce qui est cause de soi-même, ce qui est indépendant ou absolu. On a beaucoup critiqué cette définition de Spinoza; mais, en définitive, l'être qui ne contient en lui-même rien d'absolu, et qui n'est qu'un ensemble de relations et de dépendances, a-t-il le droit de dire qu'il existe individuellement et en lui-même? Que peut-il montrer, comme titre à l'existence, qui lui appartienne? A-t-il un droit de propriété véritable à faire valoir dans le domaine infini de l'être? ne pourrait-on pas montrer toujours que, s'il possède quelque chose à la surface, le sol lui-même et le fonds ne lui appartiennent point? Il est de par toutes les autres choses et non de par lui-même; en conséquence, il est en tout, plutôt qu'en lui-même. Il n'est pas plus pour soi que par soi et en soi. Ce sont là trois choses inséparables. La conscience de la vraie substantialité, la conscience de l'absolu, voilà ce qui pourrait constituer une vraie conscience de notre indépendance personnelle, de notre liberté, voyant en soi, a priori, la raison et la cause de tout ce qu'elle veut, de tout ce qu'elle est. Si on le méconnaît, c'est qu'on partage une erreur commune à presque tous les philosophes: la confusion du nécessaire et de l'absolu, laquelle se réduit à la confusion de la nécessité et de la liberté. Entend-on par substance la dernière nécessité de notre être, ce qui nous impose nos manières d'être fondamentales, notre caractère personnel? – Alors, relativement à nous, la substance devient quelque chose de passif, reçu du dehors. Or, ce n'est plus notre activité, notre volonté, mais notre nature. Cherchons en nous cette nécessité dernière, nous ne la trouverons pas. Notre nature nous a été donnée, imposée: c'est la part du physique. Notre nature se réduit aux conditions extérieures de notre activité, au milieu où elle agit, aux nécessités qu'elle subit, aux dépendances et aux relations où elle est engagée. En croyant nous chercher nous-mêmes dans cette substance prétendue qui serait notre nécessité, nous cherchons autre chose. La substance ainsi entendue est, comme toute nécessité, impersonnelle. J'ajoute qu'elle est physique; c'est notre corps. Et, comme notre corps n'est qu'un détail du grand monde, notre substance est universelle: notre vrai support est le monde entier. Enfin, si le monde entier se ramène à quelque nécessité primitive et universelle, notre substance finit par se confondre avec cette unité nécessaire, avec cette loi universelle, avec ce fatum suprême, qu'on a si faussement appelé Dieu. Dans cette première voie, notre substance fuit donc en quelque sorte devant nous. Loin d'être le moi, la personne, elle est le non-moi, l'impersonnel. De sorte qu'on aboutit par là à cette conséquence: notre être, c'est l'être d'autrui et de tous. En d'autres termes, nous n'existons pas réellement. Telle serait, dans cette hypothèse, la substance objective, inconnue, l'X de l'équation universelle, le noumène insaisissable.

C'est, au contraire, dans une volonté se suffisant à elle seule, dans une liberté absolue que la vraie substance pourrait résider. Mais dans ce second sens, le plus qu'on pût accorder à l'homme, ce serait simplement une vague conscience de la force ou volonté universelle qui agit en nous comme dans les autres; cette prétendue conscience de l'universel n'est sans doute qu'une pure idée. En tout cas, nous perdons notre moi par ce second côté comme par l'autre. Si nous avions ainsi conscience de quelque liberté, ce ne serait pas de notre liberté individuelle, mais de la liberté, de l'unité absolue, supérieure à notre individualité propre. En ce cas, je serais libre là où précisément je ne serais plus moi. En tant que moi, en tant qu'être distinct et déterminé, je suis déterminé dans mon action comme dans mon être, je suis pris au réseau du déterminisme universel. La liberté, si elle existe, n'est plus que le mens agitat molem. De même donc que mon moi se perd dans la substance des métaphysiciens conçue comme nécessité fondamentale, il se perd aussi, semble-t-il, dans la substance conçue comme liberté fondamentale. Si la nécessité n'est pas moi, l'absolu d'autre part n'est pas moi, ou du moins il n'est pas ce qu'il y a d'individuel et de proprement mien en moi-même.

En dernière analyse, la conscience hypothétique de la liberté se réduit ou bien à la vague conscience d'une existence absolue et universelle, d'une volonté absolue qui ne serait pas vraiment notre volonté individuelle, ou bien à une idée d'absolu, à une idée de liberté, qui est pour le moi un idéal, et non encore une réalité présente au moi. Que la liberté, l'absolu, soit la réalité même, on peut le prétendre; mais ma liberté, mon indépendance absolue est certainement une idée. Je n'ai pas conscience d'être libre, moi; j'ai seulement conscience de penser la liberté, de l'aimer et d'y tendre.

Cette idée même de liberté, nous l'avons vu31, se produit tout naturellement sans exiger aucun effet de notre part, car elle provient de ce que nous ne faisons pas une analyse complète ni un complet calcul. Par un phénomène singulier, l'idée si utile de notre puissance volontaire provient de notre impuissance intellectuelle et de notre repos intellectuel. Les divers possibles nous paraissent alors coïncider dans la perspective intérieure, et cette apparence même les rapproche pratiquement. Dans une immense allée d'arbres, les arbres lointains semblent se toucher, parce que nous demeurons en repos sans aller vérifier jusqu'au bout; que serait-ce s'il n'y avait point de bout?

La «conscience de l'indépendance» peut donc avoir pour fond réel l'inconscience de la dépendance32.

Soit un motif déterminé: il est clair que je puis ne pas le suivre, – si j'en suis un autre; mais cet autre à son tour, je puis ne pas le suivre. J'acquiers ainsi l'idée de mon indépendance générale par rapport à chaque motif particulier, et je finis même par me persuader que, si je vide la volonté de tout motif, il restera encore une puissance indépendante, une volonté pure et absolue analogue à la pensée pure d'Aristote. Il me semble même alors que je réalise en moi cette volonté et que j'en ai le sentiment ou la conscience. Mais, quand j'ai le sentiment de n'être pas nécessité dans un acte, ce peut être précisément parce que la nécessité y est entière. En effet, pour sentir une nécessité et une contrainte, c'est-à-dire au fond un obstacle, il y faut résister en quelque mesure et par cela n'être pas complètement entraîné; mais, si la nécessité se confond avec mon action même, ou plutôt avec mon vouloir, je n'ai plus que le sentiment d'une spontanéité entière. Il ne faut pas se figurer toujours la nécessité sous la forme anthropomorphique d'une contrainte matérielle, comme celle d'un bras contraint par un autre bras; elle peut être la volonté même et le moi; elle peut être tellement dégagée de résistances extérieures que toute idée de contrainte disparaisse et que la nécessité immanente se voie elle-même spontanéité.

Puisque à tous les points de vue la conscience de la liberté individuelle demeure insaisissable, le vrai problème de la liberté est bien celui que nous avons posé à plusieurs reprises: – Jusqu'à quel point et par quels moyens l'idée de la liberté est-elle réalisable au sein même du déterminisme? – C'est à ce problème qu'aboutissent nécessairement tous les systèmes métaphysiques, et c'est sous cette forme seule qu'on peut espérer un rapprochement pratique de ces systèmes. Le problème de la liberté individuelle n'est autre que celui de l'individuation: on ne peut espérer le résoudre théoriquement et métaphysiquement avec certitude; il ne prend de forme scientifique que sous la formule suivante: «Jusqu'à quel point et par quelle série de moyens-termes pouvons-nous nous individualiser?» et aussi, dans l'ordre moral: «Jusqu'à quel point pouvons-nous nous universaliser?» – C'est donc une question de limite à déplacer, une question expérimentale d'évolution et de progrès.

CHAPITRE DEUXIÈME
L'INDÉTERMINISME PSYCHOLOGIQUE. – LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE

I. L'indétermination partielle dans la sensibilité et dans l'intelligence. Équilibre artificiel et prévalence artificielle des idées.

II. L'indétermination dans la volonté. Critique de Reid.

III. Comment la détermination succède à l'indétermination. – Peut-on choisir avec réflexion entre deux choses indifférentes, et où finit la part de la liberté dans ce choix? Expériences psychologiques. Analyse des faits de caprice et d'obstination.

On a espéré prouver psychologiquement l'existence d'une liberté individuelle par l'examen des cas où nous choisissons entre des choses équivalentes et indifférentes. Rien de plus éloigné, au premier abord, que le déterminisme mécanique et cette liberté d'indifférence ou d'équilibre. On ne tarde pourtant pas à découvrir entre ces doctrines une foule de points communs qui peuvent en préparer le rapprochement dans une notion plus scientifique. Tout d'abord, elles ont également pour fond des idées d'équilibre et de mouvement, des idées mécaniques; et elles ne semblent guère, l'une et l'autre, s'élever au-dessus des considérations de forces ou de quantités. La liberté d'équilibre serait plus physique que morale; car le problème moral, que du reste nous ne voulons pas poser encore, ne se pose jamais dans l'indifférence. De même que les mathématiciens réduisent ce qu'on appelle jeux de hasard à des jeux de nécessité mathématique, de même, peut-être, cette sorte de jeu et de hasard intérieur qui semble constituer la liberté d'indifférence s'explique-t-il par les règles générales du mécanisme, auxquelles il paraissait d'abord faire exception.

I. – Le mécanisme et la liberté d'indifférence s'accordent à reconnaître dans la sensibilité, dans l'intelligence, dans l'activité, des cas d'indétermination et de statique mentale qui se ramènent à des états d'équilibre. Mais, l'un et l'autre système le reconnaissent aussi, cette indifférence intérieure, dans nos diverses facultés, n'est jamais que partielle: le repos absolu serait pour nous la mort.

La sensibilité semble parfois dans un état de complète indifférence; mais, avec un peu d'attention, on y découvre toujours quelque sentiment confus, qui enveloppe un effort plus ou moins pénible ou un déploiement plus ou moins agréable d'activité. Je puis d'ailleurs, en faisant attention à quelque objet, soustraire ma réflexion, sinon mon être tout entier, à ces petits changements qui surviennent dans ma sensibilité. C'est alors que celle-ci paraît indifférente; mais cette indifférence n'est pas absolue: car je prends intérêt et plaisir à diriger ma pensée dans ce calme même des sens, comme une barque sur des eaux endormies et indifférentes. En l'absence de tous les autres plaisirs, celui-là reste; il ressemble au sillon que la barque produit à sa suite sur la surface qu'elle traverse: tout autre flot a disparu, mais celui-là suffirait encore pour faire tressaillir la masse des eaux et y entretenir un mouvement perpétuel.

L'indétermination absolue de l'intelligence ne serait que la possibilité abstraite de penser. Ce n'est pas dans cette torpeur de l'intelligence qu'il faut chercher la place et le domaine de la liberté. Si celle-ci peut s'exercer dans l'indifférence du jugement, il ne s'agit alors que d'une indifférence sur certains points, qui ne doit pas exclure, mais plutôt favoriser l'action déterminée de l'esprit sur d'autres points.

L'indifférence partielle de l'entendement peut être produite en premier lieu par l'ignorance; car, à l'égard de ce qu'elle ignore entièrement, mon intelligence ne saurait être qu'indifférente et en repos. La seconde cause d'indétermination dans le jugement est le doute. En effet, le doute est un équilibre produit par l'équivalence en quantité et en qualité des raisons pour l'affirmative et des raisons pour la négative. Ces raisons, considérées en elles-mêmes et dans la réalité concrète des choses, ne sont jamais parfaitement équivalentes, et c'est ce que Leibniz soutiendrait à bon droit; mais, Leibniz ne l'a pas assez remarqué, elles peuvent être équivalentes pour notre intelligence imparfaite, qui ne connaît jamais tous les termes de la question. Par exemple, si je sais qu'une urne où je dois puiser contient cinq boules blanches et cinq boules noires, sans connaître rien de plus, il y aura équilibre parfait dans mon intelligence entre le pour et le contre. Pourtant, cet équilibre n'existe pas dans la réalité. Les boules ne sont pas toutes à égale distance de ma main; il en est qui sont au fond de l'urne, et d'autres par dessus; il y a aussi dans le mécanisme de mon bras quelque chose qui le fera dévier à droite plutôt qu'à gauche. Si je connaissais tous les éléments concrets de la question, l'équilibre serait rompu et le doute disparaîtrait de mon esprit. C'est donc l'ignorance, en définitive, qui produit le doute, et cette seconde cause d'indétermination intellectuelle se ramène à la première.

L'ignorance, nous obligeant à négliger certaines choses qui existent dans la réalité sans exister dans notre pensée, est une sorte d'abstraction naturelle et forcée. D'autre part, l'abstraction logique pourrait être appelée une ignorance artificielle par laquelle nous rendons notre intelligence indéterminée sur certains points pour pouvoir la déterminer sur d'autres points. C'est là un troisième moyen de produire l'indifférence. L'artifice de l'abstraction, en effet, ne nous sert pas seulement dans les questions théoriques; nous le mettons aussi en usage dans les problèmes pratiques, quand nous délibérons sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire. Nous pouvons alors, par l'abstraction, introduire momentanément l'équilibre entre des idées qui ne sont réellement pas équivalentes. Entre deux partis, dont l'un au premier abord prévaut dans mon jugement, je puis rétablir artificiellement l'équilibre, en faisant abstraction des différences de valeur pour ne considérer que les ressemblances, en détournant mon attention de certains points pour la fixer sur d'autres. L'attention ressemble alors au balancier dont on se sert pour maintenir un équilibre instable: suivant qu'on le penche à droite ou à gauche, on établit la compensation et l'indifférence entre des forces différentes. Cet art de l'équilibre nous est familier à tous; l'enfant l'emploie de bonne heure instinctivement, et l'homme finit par y montrer une adresse vraiment merveilleuse.

Nous pouvons aller plus loin encore, et faire en sorte que le parti inférieur paraisse non seulement égal, mais supérieur à l'autre. Nous faisons, par l'abstraction, rentrer dans une sorte de nuit ce qui pourrait assurer la supériorité à un parti, et nous ne projetons la lumière que sur les côtés par où l'infériorité se montre. Les ruses des sophistes pour faire triompher la mauvaise cause, nous les employons au sein même de notre conscience, dans cette sorte d'assemblée délibérante que forment nos idées.

Nous pouvons aussi, comme les rhéteurs et les sophistes, compenser la valeur d'une raison très forte par un grand nombre de raisons faibles. La première prévaudrait sur chacune des raisons opposées prise à part; mais elle peut être équilibrée ou surpassée par leur ensemble. Parfois encore, comme l'a fait voir Leibniz, la victoire que nous n'aurions pas obtenue en gros, nous l'obtenons en détail, par un groupement habile des questions et des raisons qui fait que, dans chaque groupe, le pour doit l'emporter. Cet artifice rappelle l'adresse des politiques et les moyens dont ils se servent, dans les pays de suffrage, pour obtenir une majorité plus apparente que réelle, en groupant les électeurs dans des circonscriptions habilement distribuées.

Le langage, qui n'est qu'un procédé particulier d'abstraction et d'analyse, est aussi un moyen puissant pour produire artificiellement l'équivalence ou la prévalence des idées. Quelque différents que soient en eux-mêmes le devoir et l'intérêt, les mots de devoir et d'intérêt peuvent être considérés comme indifférents, et nous sommes, par rapport à ces mots, dans un état d'équilibre relatif. Il en est de même des propositions verbales, quand on les compare entre elles. «Il est bon en soi de faire son devoir,» «il est bon pour moi de suivre mon intérêt;» – voilà des propositions très différentes pour le sens, mais qui deviendront presque indifférentes si on débite les mots sans faire attention aux idées. L'idée vraie d'un devoir aurait pu l'emporter sur ma passion présente; mais si je n'oppose à cette passion que le mot même de devoir et la pensée vague qu'il enferme, ne pourrai-je pas parvenir, non seulement à équilibrer les chances entre les diverses raisons, mais même à faire prévaloir dans mon jugement la raison la moins bonne? Leibniz remarque que souvent, en pensant «à Dieu,» à la vertu, à la félicité, nous raisonnons en paroles, presque sans avoir l'objet même dans l'esprit; nous débitons les mots comme des perroquets, et nos raisonnements «sont une espèce de psittacisme» qui ne fournit rien pour le présent à la conscience morale. Les mots peuvent donc être pour l'intelligence un moyen de se soustraire tout à la fois à l'action du sensible et à celle de «l'intelligible.» Par les mots, l'esprit devient comme indépendant des choses mêmes et de leurs différences réelles; par eux il peut se mouvoir facilement en tous sens et porter son attention sur ce qui lui plaît.

Produit de l'ignorance naturelle ou de l'abstraction artificielle, l'indifférence qu'offre parfois la pensée s'accorde avec le déterminisme aussi bien qu'avec la doctrine contraire. Si le désaccord a lieu, ce sera plutôt dans l'explication des états d'indifférence ou d'équilibre que peut offrir la volonté et des moyens par lesquels elle en sort.

II. – Les mobiles et les motifs qui influent sur notre activité ne sont autre chose que les déterminations de notre sensibilité et de notre intelligence. Reid et les éclectiques ont représenté la volonté comme une sorte de puissance neutre qui demeurerait par elle-même indifférente aux différences survenues dans le sentiment ou dans la pensée, et qui ne subirait de leur part aucune action réelle, aucune détermination, ni totale ni partielle. «Des motifs, dit Reid, ne sont ni causes ni agents; ils supposent une cause efficiente, et sans elle ne peuvent rien produire… Un motif est également incapable d'action et de passion, parce qu'il n'est pas une chose qui existe, mais une chose qui est conçue; c'est ce que les scolastiques appelaient un être de raison, ens rationis. Les motifs peuvent donc influer sur l'action, mais ils n'agissent pas33.» Un motif, dit Reid, n'est qu'une chose conçue; mais d'abord une chose conçue est en même temps une chose sentie, parce que nous prenons toujours un intérêt quelconque à nos idées. En outre, un motif est une réelle action exercée sur nous et par nous. La peur, par exemple, est-elle donc un être de raison qui ne peut agir? Ce n'est sans doute pas la peur prise abstraitement qui agit, semblable aux Euménides et aux Gorgones; mais c'est l'objet terrible qui agit sur nous et qui par cela même modifie notre activité, en provoquant une réaction dont la force est d'autant plus grande que l'action extérieure a été elle-même plus forte. Il y a dans tout motif, dans toute idée, un commencement d'action et même de mouvement qui tend à persister et à s'accroître, comme un élan qui nous serait imprimé ou que nous nous imprimerions. Toute idée est déjà une force; notre activité n'est donc ici nullement indifférente.

Reid se contredit lui-même en disant que les motifs peuvent influencer notre action et nous pousser à agir, mais qu'ils n'agissent pas, comme si influencer n'était pas agir. Hamilton montre bien ce paralogisme de Reid: «Si les motifs poussent à agir, dit-il, ils doivent coopérer à l'action en produisant un certain effet sur l'agent.» Mais Hamilton commet un paralogisme à son tour lorsqu'il ajoute: «Cela ne change rien au raisonnement de dire (avec les nécessitaires) que les motifs déterminent l'homme à agir, ou de dire (avec Reid) qu'ils le déterminent à se déterminer à agir34.» – Cela change quelque chose, au contraire. Dans le premier cas, l'action du motif est seule et suffit seule à produire l'effet final, par exemple la fuite du danger. Dans le second cas, il y a place pour une autre action, qui peut-être sera elle-même fatale, mais qui peut-être aussi sera libre. Autre chose est de dire simplement que la colère me détermine, et autre chose de dire qu'elle me détermine à me déterminer; car il restera à savoir si la fatalité ne cesse pas là où cesse la première détermination, produite par l'objet, et si la liberté ne commence pas là où commence la seconde, qui vient de moi-même. Il n'y aurait qu'une contradiction apparente dans ces mots: «La peur m'a déterminé fatalement à me déterminer librement entre le courage ou la fuite.» Nous ne prétendons pas que cette détermination libre existe; mais Hamilton n'en prouve pas l'impossibilité, et l'action du dehors n'est pas incompatible avec notre action personnelle. Reid et Hamilton ne mettent, l'un et l'autre, qu'un facteur là où il y en a peut-être deux.

Ainsi, les motifs étant l'action de causes réelles et motrices, on ne peut pas se représenter notre activité comme capable de demeurer absolument indifférente sous cette action. Tous les changements qui se produisent dans le sentiment et la pensée produisent eux-mêmes des changements dans l'activité; ce qui semble alors s'accomplir dans trois «facultés» différentes est au fond la même action motrice tendant à persévérer et à croître, tendant à devenir complète, objective et extérieure, d'incomplète et de subjective qu'elle était d'abord. Si donc les motifs peuvent donner lieu à des faits d'indifférence dans l'activité, ce ne sera jamais une indifférence totale qui pénétrerait dans le fond même de la volonté, mais seulement cette indifférence partielle produite par l'équilibre de plusieurs forces. Examinons ces cas d'équilibre et de statique.

28.Voir, sur ce point et sur le caractère de la conscience, notre chapitre relatif à la conscience sociale dans la Science sociale contemporaine.
29.Raison pure, II, p. 11.
30.«Les spiritualistes, avons-nous dit ailleurs (Critique des systèmes de morale, p. 287), distinguent entre la création complète de soi-même, qui est l'existence absolue, et la création de ses actes, qu'on nomme liberté; ils supposent donc que nous avons reçu l'être nécessairement, mais que nous donnons l'être librement à nos volitions. Selon nous, si on examinait la chose avec plus d'attention, on reconnaîtrait qu'elle est contradictoire. S'il y a en moi une nature toute faite que j'ai reçue, une existence dont je ne suis pas la cause, il y a par cela même en moi un fond déterminé, nécessité, impénétrable à ma conscience parce qu'il n'est pas le résultat de mon action consciente. Dès lors, je pourrai toujours me demander si l'action qui paraît venir de ma conscience ne vient pas de ce fond inconscient, si je ne suis pas en réalité, comme dit Plotin, «esclave de mon essence,» c'est-à-dire de la nature propre et de l'existence que j'ai reçues de mon créateur. Par conséquent, pour être certain d'être libre, il faudrait que je fusse entièrement l'auteur de moi-même, de mon être comme de mes manières d'être et que j'en eusse l'entière conscience a priori. En d'autres termes, il faudrait que j'eusse l'existence absolue comme la conscience absolue, il faudrait que je fusse Dieu. Si les spiritualistes veulent bien approfondir la notion de la vraie liberté, ils verront qu'elle aboutit à cette conséquence, qui, pour n'en avoir point encore été ouvertement déduite, n'en est pas moins nécessaire…» «Qu'il y ait en nous une existence reçue d'ailleurs et par cela même inconsciente, la volonté, qui ne sera plus qu'une détermination superficielle de cette existence, ne pourra plus être consciente et sûre de sa liberté, c'est-à-dire de son indépendance par rapport à tous les autres êtres de l'univers.»
31.Voir livre premier, chap. premier.
32.Voir notre Critique des systèmes de morale (ibid.), où nous avons traité cette question avec détail.
33.Reid, trad. Jouffroy. t. II, 212.
34.Notes à Reid, p. 608 de l'édition anglaise.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
580 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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