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Читать книгу: «La Liberté et le Déterminisme», страница 3

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CHAPITRE DEUXIÈME
LE DESTIN ABSOLU ET SON IDENTITÉ PRATIQUE AVEC LE HASARD ABSOLU. – PREMIÈRE INFLUENCE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ

Le destin absolu, première idée d'une liberté inconditionnelle. Résultats pratiques de cette idée. Critique du sophisme paresseux. – Le hasard absolu. – Résultats moraux du fatalisme absolu.

Après avoir vu, d'une manière très générale, l'influence pratique que doit exercer l'idée de liberté, nous devons suivre cette idée dans toutes ses applications particulières. La première question qui se présente à nous, c'est de savoir quel rôle elle joue dans l'idée même du destin admise par les fatalistes absolus.

L'idée du destin devait naître une des premières chez les peuples anciens, à la vue de cette nature dont ils subissaient la tyrannie sans avoir pu la soumettre elle-même, par la science, aux lois de la pensée. Dans leur ignorance des règles particulières qui relient entre eux les phénomènes, ils se contentaient de placer à l'origine des choses une force unique et universelle. Mais cette force qui est pour les autres êtres fatalité, qu'est-elle en soi? – Le maître n'est pour l'esclave une puissance fatale que parce qu'il est en lui-même une puissance relativement libre. Et l'esclave ne l'ignore pas; si on lui demande quelle est à ses yeux la forme la plus parfaite de l'existence, il répondra: la liberté. Ainsi, en concevant le suprême destin, l'humanité des anciens âges ne faisait que concevoir déjà, par une voie indirecte, je ne sais quel idéal de liberté suprême. L'idée du destin est l'idée de liberté absolue projetée au-dessus de nous et dominant la nécessité inflexible qui, dans le monde, manifeste sa puissance sans bornes.

Le jour où l'esclave a compris sa servitude et par là même la liberté qui lui manque, il possède déjà, avec cette idée intérieure de la liberté, la condition et le premier moyen de sa délivrance, mais il ne le voit pas tout d'abord, et son premier mouvement est de courber la tête sous le joug, de demeurer inerte sans même essayer une résistance qu'il croit inutile. Tel est aussi l'effet que produit d'abord sur la volonté humaine la vague conception de l'absolu à laquelle son intelligence s'est élevée; devant cet infini, le fini se sent réduit à néant et s'abandonne au destin, qui lui semble une volonté d'une toute-puissance irrésistible. Dès lors, par une confirmation de l'influence pratique que nous avons attribuée aux idées, le destin règne en effet sans obstacle et les choses suivent leur cours sans que la volonté humaine, immobile et neutre, y change rien. En croyant à la fatalité, l'homme l'a réalisée en lui autant qu'elle peut l'être: l'idée de son éternel esclavage semble l'avoir rendu à jamais esclave.

Ce n'est là pourtant que le premier moment de l'histoire morale et la première attitude de la volonté humaine devant la volonté absolue, où elle ne reconnaît pas tout d'abord un mirage de sa propre volonté. Le fatalisme primitif, par son excès même, tend à se détruire: il renferme une contradiction qu'une réflexion un peu attentive ne tarde pas à découvrir.

On sait comment l'esprit subtil des Grecs avait formulé le raisonnement des fatalistes, qui est la théorie de la complète passivité et l'argument de la paresse: λογος αργος. On pourrait l'exprimer ainsi: «Que tu brises ou non ta chaîne, si ta destinée est d'être délivré, tu le seras; si elle est de ne pas être délivré, tu ne le seras pas. Il est donc inutile de briser ta chaîne.» – On commet encore à chaque instant des sophismes analogues dans les discussions relatives au libre arbitre. Nos progrès successifs, en cette question, se réduisent presque aux différents moyens de franchir le cercle où le sophisme paresseux veut nous enfermer, et l'idée même de liberté nous aide à le franchir.

Le premier vice de l'argument est dans une conclusion incomplète. «Rien ne sert de fuir,» dit-on au soldat musulman. – Mais aussi rien ne sert de rester: que je n'agisse pas ou que j'agisse, ce qui doit arriver arrivera toujours. Les prémisses aboutissent donc indifféremment à deux conclusions contraires; on ne peut préférer l'une à l'autre que pour des raisons étrangères à l'argument lui-même, telles que le plaisir ou la douleur, l'attrait du repos ou l'attrait de l'action, en un mot la passion du moment. Si on s'en tient avec rigueur à l'argument logique, aucune conclusion déterminée n'est logiquement possible.

C'est que les prémisses, sous l'apparence de la nécessité, renferment l'arbitraire. Cette détermination absolue des choses par le destin, nous qui ne sommes pas le destin nous ne la connaissons pas et ne pouvons même la prévoir; nous sommes en dehors d'elle par notre pensée comme par notre action. Donc, si les choses sont absolument déterminées en elles-mêmes et sans nous, elles sont absolument indéterminées pour nous. Que pouvons-nous alors conclure de prémisses vides? Tout, ou plutôt rien. S'il y a une conclusion précise, elle se tire dans l'absolu, indépendamment de nous et de notre pensée; et nous ne la connaîtrons que quand elle sera descendue dans le domaine des faits accomplis.

Si la nécessité des fatalistes est ainsi en dehors et au-dessus de notre pensée, c'est qu'elle est par hypothèse au-dessus de toutes conditions: ce qu'elle produit, elle le produit par elle seule, en dépit de tout le reste. Dès lors, cette nécessité absolue devient pour nous l'absolue contingence; cette certitude suprême devient suprême incertitude. Si je possédais la moindre assurance scientifique relativement à une liaison particulière de cause et d'effet, si par exemple j'étais sûr que le mouvement de mes jambes me portera toujours d'un lieu dans un autre, j'aurais en moi un certain pouvoir d'échapper au destin; et j'y échapperais en effet, d'abord par la pensée, qui me révélerait au moins un des secrets de ce destin, puis par l'action, dont je pourrais prévoir les résultats réguliers et infaillibles. Mais, dans l'hypothèse fataliste, toutes les lois de l'expérience à moi connues sont renversées; la seule loi qui reste est précisément celle dont les résultats me sont inconnus. Quelle différence y a-t-il entre cet absolu destin et un hasard qui serait également absolu? Dans ce second cas comme dans le premier, l'efficacité des causes est supprimée, et le hasard peut empêcher l'effet de se produire. Le monde offrirait alors un spectacle si incohérent, que je ne devrais même pas compter sur ce que je tiendrais dans la main. Tout au plus pourrais-je, animé d'un dernier espoir, jeter mes actions comme un enjeu dans ce jeu fantastique du hasard.

Le destin est l'absolue unité d'une puissance suprême qui se maintiendrait immuable et impénétrable à travers la multiplicité des choses que notre expérience et notre pensée peuvent saisir. Le hasard est une multiplicité absolue qui irait changeant et variant sans règle et sans condition, qui par cela même échapperait à toutes les prévisions de notre pensée. Dans le premier cas, tout dériverait d'une liberté absolument une et fixe; dans le second, tout dériverait d'une liberté absolument multiple et capricieuse: dans l'une et l'autre hypothèse, le principe suprême se réduit pour nous à une chose inconnue. Ainsi le vice intérieur du fatalisme absolu le force à se changer en son contraire.

Nous venons de le voir, les prémisses du fatalisme absolu ne concluent théoriquement à aucune conduite déterminée et particulière; mais elles n'en renferment pas moins une conclusion générale d'une grande importance pratique: c'est que nous ne pouvons rien, que nous ne sommes rien, que tout s'est fait et se fera sans nous. L'idée de l'indétermination logique des effets qu'amènera le destin entraîne pour nous l'inertie pratique. Un corps inerte et passif est-il en repos, tant qu'une raison nouvelle n'intervient pas il continue d'être en repos, par la raison qu'il y était déjà; est-il en mouvement, il continue son mouvement. Tel serait l'esprit exclusivement dominé par la pensée du destin: il flotterait au gré des influences extérieures ou intérieures. Au-dessous de ce motif général, l'impuissance à changer le destin, ceux des motifs particuliers qui sont compatibles avec le premier reprendraient seuls leur empire. Or, il y aurait incompatibilité entre le destin absolu et le motif moral, si l'on entend par ce dernier un bien qui soit l'œuvre propre de la volonté humaine. Les motifs passionnés et égoïstes profiteraient donc seuls de cette abdication morale.

Ce qui rendrait les motifs passionnés plus compatibles que les autres avec l'idée du destin, c'est que la passion produit son effet dans le moment même; elle prend donc la forme non plus d'un destin à venir et inconnu, mais d'un destin présent et connu. Elle nous donne le sentiment d'une possibilité et comme d'une puissance immédiate que le destin même nous force à mettre en œuvre. Ce que je fais est possible et même nécessaire, puisque je le fais. Le présent aurait ainsi toute autorité; l'avenir, en revanche, n'en aurait plus. Les idées de prévoyance, de perfectibilité, de progrès futur, n'auraient de valeur que si elles s'incorporaient dans la peur ou l'espérance présente. L'activité humaine serait réduite à un minimum, concentrée au point où le destin semble se confondre avec ce que nous faisons, où ce que nous faisons semble se confondre avec le destin. L'idée d'une puissance exercée sur l'avenir, puissance qui semble constituer dans la pratique la liberté vraie et efficace, perdrait toute sa valeur au profit d'une sorte de liberté présente très voisine de la passion, limite commune du hasard et du destin.

En résumé, l'étude de cette forme du fatalisme nous donne un premier exemple de l'influence pratique qu'exerce l'idée de liberté; et cette influence nous fait déjà entrevoir un moyen de conciliation pratique entre les doctrines adverses. La même idée qui énerve et abaisse pourra peut-être, en se déplaçant, fortifier et relever. C'est, nous l'avons vu, sur la notion de liberté que le fataliste même s'appuie; seulement il la place dans l'absolu et attribue au principe des choses une liberté exclusive de la nôtre, une puissance qui est la négation de notre propre puissance. Par là et tant qu'il s'en tient à cette conception, nous avons vu qu'il se dépouille effectivement lui-même de toute initiative; lorsque ensuite les événements extérieurs lui apparaissent comme la manifestation du destin, il leur confère, tant qu'il s'en tient à cette nouvelle conception, une puissance absolue sur lui-même; enfin, ce qu'il est en train de faire ou de ne pas faire dans le moment présent lui apparaît comme la manifestation du destin en lui-même et comme le résultat d'une puissance immanente à lui: il retrouve alors, dans ce sentiment actuel du rôle qui lui est dévolu, le faible reste d'une puissance réduite au présent et qui ne peut que ce qu'elle fait ou plutôt ce qu'elle subit. L'idée du fatalisme complet est donc la réalisation de la liberté en tout ce qui n'est pas nous-mêmes, et la réalisation en nous de la fatalité, ou encore d'une sorte de hasard qui nous livre aux circonstances et aux passions présentes. Nous nous rapetissons par l'idée exagérée de notre petitesse, et nous agrandissons ce qui n'est pas nous. Par l'influence d'une simple idée, nous nous mettons nous-mêmes dans un état analogue à celui des sujets d'un despote absolu; nous tremblons à la seule pensée du monarque invisible qui du fond de son palais gouverne tout. Notre seule ressource est de l'oublier, ou de lui dérober furtivement nos actions présentes, ou enfin de nous persuader que, si nous faisons ces actions, c'est qu'il nous les laisse faire, lui qui a les yeux sur tout. Ce n'est pas sans raison que les peuples les plus fatalistes dans l'ordre religieux sont généralement les plus esclaves dans l'ordre politique.

Cette conception théologique d'un destin absolu, qui finit par se concilier avec la doctrine parallèle du hasard absolu, ne saurait subsister dans l'état actuel de la science. Pour les philosophes et les savants qui admettent qu'une cause première produit tout par un enchaînement régulier de causes secondes et d'effets, le gouvernement de l'univers peut bien être encore une monarchie, mais c'est déjà une monarchie constitutionnelle. Le souverain, s'il y en a un, agit suivant des lois régulières et respecte la constitution qu'il a lui-même établie. La raison nous fait concevoir le souverain, et l'expérience nous met au courant de la constitution. C'est à ce système que le fatalisme se réduit tôt ou tard, pour se mettre d'accord avec les faits positifs de l'ordre intellectuel ou de l'ordre moral. Il devient alors proprement déterminisme. Voyons jusqu'où peut aller l'accord pratique entre le déterminisme et l'idée de liberté, en commençant par les faits les plus extérieurs et les plus aisément conciliables avec les diverses doctrines, pour nous replier peu à peu vers les actes les plus intimes de la conscience, principes cachés de toute vie morale et sociale.

CHAPITRE TROISIÈME
JUSQU'OÙ PEUT ALLER LA CONCILIATION DU DÉTERMINISME ET DE LA LIBERTÉ DANS L'ORDRE PHYSIQUE ET DANS L'ORDRE SOCIAL

I. Rapports de l'homme avec la nature extérieure. – Conduite de l'automate spirituel devant la nature.

II. Rapports de l'homme avec la vérité conçue par son intelligence. L'automate spirituel pourrait-il chercher le vrai et délibérer sur le meilleur?

III. Rapports de l'homme avec ses semblables. Comment les automates spirituels se conduiraient-ils les uns à l'égard des autres? – Valeur des preuves de la liberté qu'on prétend tirer des menaces et des prières, des conseils et des ordres. – Argument du pari. – Arguments tirés de la confiance que nous avons dans la liberté de nos semblables. Analyse des idées de promesse et de contrat.

IV. L'ordre social dans le déterminisme et dans la doctrine de la liberté. Le contrat social. Valeur des preuves du libre arbitre tirées de l'existence des lois sociales et de leur sanction. Responsabilité et imputabilité légales.

V. Le droit social dans le déterminisme.

I. Les rapports de notre activité pratique avec le monde extérieur ne semblent pas altérés par le déterminisme. D'abord, l'idée des objets extérieurs et de leurs lois demeure la même. Le déterministe ne commettra donc plus en face de la nature et de son cours le sophisme paresseux du fatalisme oriental, car il ne croit pas que les phénomènes sensibles arrivent en dépit des causes, mais en raison des causes: c'est la définition même du déterminisme. Le sophisme paresseux aboutirait ici à la négation de ce déterminisme; il signifierait: «Vous aurez beau accumuler toutes les causes déterminantes, l'effet pourra ne pas se produire; supprimez toutes les causes, il pourra se produire encore.»

La différence entre la doctrine déterministe et l'opinion commune, c'est que celle-ci, en présence du mécanisme fatal des choses, place un mécanicien à la fois intelligent et libre; tandis que le système de la nécessité met en présence deux mécanismes, l'un inintelligent et insensible, l'autre intelligent et sensible. Mais toutes les relations qui n'impliquent rien de moral demeureront pratiquement les mêmes entre les deux termes. La conduite de «l'automate spirituel» devant la nature ressemblera à celle de l'«esprit libre»; le premier aura, dans sa sensibilité et son intelligence, les mêmes moyens d'information et d'action par rapport au monde extérieur. Seulement, chez l'automate intelligent, l'intelligence sera efficace par elle-même, tandis que chez l'être supposé libre elle sera efficace par autre chose, je veux dire par une volonté capable de s'opposer à l'intelligence et de la rendre parfois inefficace. De plus, il est essentiel, ici encore, de rectifier le déterminisme en y introduisant l'idée de liberté. L'automate mû par des idées a précisément parmi ses moteurs l'idée de son pouvoir sur soi, l'idée des effets produits par la réflexion de l'intelligence, l'idée de l'indépendance qui appartient aux idées mêmes par rapport aux impulsions brutales et mécaniques du dehors. Pour le déterminisme ainsi rectifié, l'intelligence qui montre le but se confond avec la puissance qui y porte, la conscience de la liberté avec la conscience de l'efficacité inhérente à l'idée de liberté, la délibération intellectuelle avec l'indécision entre plusieurs idées dont cette idée supérieure embrasse pour ainsi dire en soi la multiplicité; enfin le jugement du meilleur et la prévalence d'une idée particulière se confondent avec la détermination.

On objecte qu'un automate ne pourrait délibérer: – Ce qui est conçu comme indépendant du moi ne peut être l'objet d'une délibération; nous ne délibérons pas sur le cours des choses extérieures, ni même sur la circulation de notre propre sang, qui ne dépend pas de notre liberté. – C'est que nos idées sur la circulation du sang n'ont aucune influence directe sur cette circulation; mais les idées que nous avons, par exemple, sur la nécessité de fuir le danger, sont parmi les causes qui déterminent le mouvement de nos membres; et même, dans l'hypothèse déterministe, nos idées et nos inclinations suffisent à produire nos mouvements. L'automate intelligent pourra donc aussi délibérer, et ce serait lui opposer à tort le sophisme paresseux que de lui dire: «Vos idées ne vous servent à rien,» puisqu'au contraire les idées sont ses ressorts et ont sur lui une puissance déterminante3. La délibération est simplement l'instant où les motifs et les mobiles contraires, conscients ou inconscients, se balancent dans l'esprit. Et parmi ces mobiles, pour compléter psychologiquement le déterminisme, il faut placer l'idée de liberté, qui prend ici cette forme: l'idée du pouvoir directeur des idées, conséquemment du pouvoir efficace de la délibération même. Le caprice, qui se réduit d'ordinaire au désir de mettre à l'essai son pouvoir sur soi, apparaîtra dans la conduite de l'automate tout comme dans celle de l'être libre, à la condition que la même idée traverse leur intelligence. Ils seront, en présence d'un péril peu grand, également capables de s'adresser cette question: «Si je restais?.. Voyons si j'en aurais le pouvoir.» C'est une des formes que peut prendre l'influence exercée par l'idée de liberté. Somme toute, ils ne seraient pas plus paralysés l'un que l'autre, et les résultats seraient analogues; sauf l'accident imprévu par lequel la volonté indifférente choisirait précisément le contraire de toutes ses préférences intellectuelles et de tous ses sentiments. Hasard incompréhensible, et à coup sûr exceptionnel.

II. – Nos rapports avec la vérité scientifique subsistent également dans le déterminisme. Un des arguments essentiels des plus récents partisans du libre arbitre, c'est que le déterminisme supprime toute recherche possible de la vérité. «Dans le système déterministe, dit-on, où chacun a toujours nécessairement la seule opinion qu'il puisse avoir, on ne trouve pas de motif qui puisse l'engager à la mettre en question;» au contraire, «dans le système du libre arbitre, où chacun est responsable de ses jugements, le motif de les contrôler sans cesse est manifeste: c'est un motif de conscience4.» En raisonnant de cette manière, on pourrait dire: Tout malade ayant nécessairement le seul état de santé qu'il puisse avoir, on ne trouve pas de motif pour l'engager à soigner sa santé. – Les indéterministes oublient qu'on peut triompher d'une nécessité en lui opposant une autre nécessité, par exemple d'une fièvre qui a été produite nécessairement par ses causes, en lui opposant des remèdes qui la guériront nécessairement, comme le sulfate de quinine. Le motif de contrôler nos opinions est aussi manifeste dans l'hypothèse du déterminisme que dans toutes les autres: ce motif, c'est l'expérience de nos erreurs et de leurs suites. Les indéterministes raisonnent encore ici comme on croit que raisonnent les soldats de Mahomet, qui jugent inutile de fuir parce que, si leur mort est fatale, ils mourront quoi qu'ils fassent. Cette prétendue application du déterminisme en est au contraire la négation, puisqu'elle consiste à croire non que les effets sont déterminés par leurs causes, mais qu'ils sont déterminés indépendamment de leurs causes5.

III. – Considérons maintenant les mêmes personnages dans leurs rapports avec d'autres êtres comme eux. Le déterminisme, dit-on, rend inutile toute règle de conduite. Mais cette objection, qui n'est pas même valable contre le déterminisme ordinaire, l'est encore moins contre le déterminisme rectifié par l'idée de liberté. La pensée que mes actes seront déterminés par mes motifs et mes mobiles, y compris le motif et le mobile de la liberté même, ne paralyse pas plus l'activité que la pensée des lois de la mécanique ne paralyse le constructeur de machines; croire que les effets résulteront des causes ne saurait détourner de poser les causes pour obtenir les effets; tout au contraire.

On a mille fois répété, depuis Aristote, que les menaces et les prières, les conseils et les ordres n'auraient plus de sens dans l'hypothèse déterministe. On n'adresse pas de prières, dit-on, au fleuve qui coule fatalement vers la mer; on n'adresserait pas non plus de prières à l'automate de Vaucanson. – Assurément; car le fleuve n'a ni oreilles ni intelligence, pas plus que l'automate de Vaucanson. La seule prière que l'ingénieur adresse à un fleuve pour l'empêcher de déborder, c'est une digue solide; mais, si les eaux des fleuves entendaient et comprenaient ce qu'on leur dit, il suffirait de leur parler avec l'éloquence d'Orphée. Il est évident que nos paroles ne convaincraient pas un fleuve sourd, mais elles ne convaincraient pas davantage un homme sourd. Les déterministes connaissent, mieux encore que les autres, la loi qui veut qu'on proportionne les moyens à la fin, qu'on emploie pour produire un effet les causes appropriées et déterminantes: on convainc une intelligence avec des raisons, et on persuade une sensibilité avec des sentiments. Si on suppose dans l'être, outre ces deux facultés, une liberté d'indifférence capable de se déterminer d'une manière imprévue, on ne sera jamais complètement sûr de réussir; si au contraire cette liberté n'existe pas, on en sera sûr: voilà toute la différence, qui est ici à l'avantage du déterminisme. De plus, rétablissez dans le déterminisme même l'idée de liberté et son influence pratique, il est clair que le déterminisme ainsi complété n'exclura nullement les conseils et les ordres; en effet, le conseil et l'ordre supposent que l'idée de votre pouvoir sur vous-même est capable elle-même d'exercer un pouvoir et de tourner ce pouvoir au profit de ce qu'on vous demande. Les deux systèmes, ici encore, coïncident donc pratiquement6.

On a voulu tirer un argument des paris. Aucun déterministe, dit-on, ne parierait mille francs que je ne lèverai pas le bras d'ici à un quart d'heure; je suis donc libre de lever le bras. – Sophisme paresseux. Personne ne pariera en effet, parce que les mille francs, ou simplement le désir de la contradiction, peuvent devenir une raison de lever le bras. Le déterministe ne saurait parier que son pari n'agira pas sur vous, puisqu'il croit au contraire à l'influence déterminante du motif le plus fort. – Alors, dites-vous, on pourra parier à coup sûr que l'automate sera déterminé à lever le bras par le désir de gagner le pari. – Non; car on ne connaît pas tous les motifs, et on n'en peut calculer la force. Le pari serait chanceux dans le cas de la nécessité comme dans celui delà liberté. En outre, ici encore, l'idée du pouvoir sur soi intervient dans le déterminisme même. Je sais que je puis résister à votre désir pour le seul plaisir d'y résister, que je puis agir avec une sorte d'arbitraire pour le seul plaisir de montrer mon arbitraire ou, si l'on veut, ma liberté. Vous ne pouvez, en pariant, savoir quel sera parmi toutes les idées l'effet de cette idée perturbatrice; vous ne pouvez calculer l'action de l'idée de liberté. Il subsiste donc un élément d'incertitude qui rend les paris possibles. Les automates pourraient faire entre eux des paris comme les hommes libres; ce serait l'équivalent de ceux que l'on fait aux jeux de hasard. Ces derniers ne supposent aucune liberté, ni dans les dés du joueur, ni dans sa main, ni même dans la force qui meut sa main; car une machine qui lancerait les dés en l'air remplirait le même office et pourrait devenir aussi un objet de pari. Un résultat a beau être nécessaire, il laisse place aux conjectures quand nous ne connaissons pas toutes les données du problème; il y a alors indétermination, sinon dans les choses, du moins dans notre pensée. En revanche, quand nous opérons par la statistique, sur des masses, non sur des individus, le calcul redevient exact et la prévision presque certaine.

Pourrons-nous repousser également les preuves du libre arbitre fondées, non plus sur la nécessité mathématique, mais sur la confiance même que nous avons dans la liberté apparente ou réelle de nos semblables, je veux parler de l'argument fondé sur les promesses et les contrats? Des intelligences déterminées par leurs idées pourraient-elles se lier entre elles par des promesses relatives à l'avenir? – L'automate spirituel ne peut, dira-t-on, signer qu'un engagement ainsi conçu: «Mon idée dominante et mon désir dominant sont aujourd'hui d'accomplir dans un an tel ou tel acte; et je l'accomplirai effectivement, à moins que dans un an je ne sois dominé par une idée et un désir contraires.» Voudrait-on signer un pareil engagement?

– Nous le signerions tout aussi volontiers, répondront les déterministes, qu'un contrat qui serait l'œuvre d'une liberté indifférente et même d'un libre arbitre. Car la liberté, à son tour, devrait introduire dans son traité une clause non moins inquiétante: «En vertu de ma liberté d'indifférence ou de mon libre arbitre, je veux aujourd'hui faire telle ou telle chose dans un an; et je l'exécuterai en effet, à moins que, en vertu de la même liberté d'indifférence ou du même libre arbitre, je ne veuille en ce temps-là le contraire.» Voilà une part laissée au hasard qui vaut bien la part laissée au destin. Dans la détermination future de l'automate se trouve une inconnue, qui pour nous est indéterminée; et dans la détermination future d'une liberté indifférente ou du libre arbitre se trouve une inconnue, qui est indéterminée non seulement pour nous, mais en elle-même.

Tant qu'on s'en tient à une liberté vraiment indifférente, il ne semble pas possible de répondre à cette réplique des déterministes. On n'y pourrait répondre qu'en montrant dans la liberté mieux entendue une puissance capable de lier l'avenir au présent, de déterminer l'acte à venir par l'acte présent. C'est ce lien, en effet, que tout contrat suppose; plus il est invincible, c'est-à-dire plus le présent est déterminant par rapport à l'avenir, et plus le contrat est sûr. La question ainsi modifiée, les déterministes ne pourront-ils trouver, dans un contrat solennel, quelque chose qui lie l'avenir au présent; et ce lien sera-t-il certain, ou seulement probable?

– Le lien capable d'enchaîner l'avenir, pourront-ils dire, c'est le contrat lui-même, avec ses motifs, avec ses clauses, avec les sanctions extérieures et intérieures qui en suivent l'accomplissement ou la violation; retomberons-nous dans le sophisme paresseux en déclarant inutiles ce contrat et ces conditions, qui ne peuvent pas ne pas jouer un grand rôle dans la production de l'acte à venir?

– Non sans doute, dira le partisan de la liberté; mais est-il bien vrai que le contrat fait en ce moment soit la cause réelle de sa réalisation future? N'est-il pas plutôt, comme cette réalisation, l'effet et le signe de notre volonté libre elle-même?

– Dans l'hypothèse déterministe, le contrat n'est aussi qu'un effet et un signe, mais c'est l'effet et le signe de sa prédominance en moi.

– Reste à savoir si cette prédominance sera durable? Le savez-vous?

– Je le crois. Et vous, savez-vous de science certaine si vous voudrez encore dans un an et toute votre vie ce que vous voulez aujourd'hui? Vous le croyez d'une croyance plus ou moins voisine de la certitude, parfois même équivalente à la certitude dans la pratique, voilà tout. Que de serments éternels qui n'ont duré que quelques années! Et pourtant ils étaient sincères. Que de vœux prononcés pour toute la vie et qui n'ont pu tenir jusqu'à la fin! Prenez garde de tomber dans l'idée mystique et trop souvent chimérique des théologiens, qui demandent au religieux l'abdication libre de sa liberté pour toute sa vie, et à l'épouse conduite devant l'autel un serment d'esclavage jusqu'à sa mort. Nos lois ne sont déjà que trop empreintes de cette fausse conception qui, au lieu de demander la durée d'un lien à celle des idées et des affections, la demande à la prétendue puissance d'une liberté qui s'enchaîne. Voyez d'ailleurs combien ces lois ont peu de confiance dans l'«immuable liberté,» puisqu'elles l'environnent d'entraves et de menaces sociales, pour être plus sûres, en l'enchaînant elles-mêmes, de son immutabilité. La vraie théorie moderne des contrats est celle qui les juge tous résiliables sous certaines conditions déterminées; et cette théorie est vraie, parce qu'elle traite les hommes comme des hommes, non comme des saints, pour lesquels précisément les lois seraient inutiles. Votre théorie de la liberté, au contraire, nous a valu toutes les servitudes sociales et religieuses. On est allé jusqu'à engager non seulement sa liberté, mais celle de ses enfants et des enfants de ses enfants, au service d'une dynastie. Pour nous, nous demandons la stabilité des contrats et des institutions à la nature même des choses et à la force des idées vraies, non aux résolutions toujours révocables du libre arbitre. Persuadez-moi en m'éclairant et en me donnant des idées justes, ce sera le meilleur moyen de m'enchaîner pour l'avenir. La science est immuable comme son objet, le vrai et le bien; c'est sur elle que nous fondons l'éternité de nos promesses et de nos engagements. Chercher un point d'appui ailleurs que dans les choses éternelles et dans la pensée qui les conçoit, c'est mettre sa confiance dans ce qui ne la mérite pas.

3.«Le déterminisme, dit M. Secrétan, supprime la délibération; il enlève tout motif pour différer l'action et pour se demander: Que dois-je faire?.. Convaincu théoriquement que son action sera conforme à la raison la plus forte, l'homme cherchera-t-il quelle est cette raison?.. Certain qu'il ne peut penser que ce qu'il pense, il ne demanderait plus ce qu'il doit penser. Il obéirait à la première impulsion venue, sans la discuter.» (Revue philosophique, février 1882, p. 31.) – Cet argument revient à dire: Si nous sommes convaincus que l'action résultera de ses causes, – qui sont les raisons et motifs, – ne jugerons-nous pas superflu de modifier les causes pour modifier les effets? Les poids entraîneront nécessairement le plateau; donc il ne sert à rien d'introduire des poids, c'est-à-dire des idées, dans la balance intérieure. La délibération exerce une influence nécessaire sur la détermination; donc il faut obéir à la première impulsion venue, comme si la délibération n'avait aucune influence; en un mot, la délibération est utile, donc elle est inutile.
4.M. Secrétan, ibid., p. 38.
5.Même paralogisme chez M. Renouvier et chez M. Delbœuf. «Dans le fond de leur cœur, dit ce dernier, et en dépit de leur système, nul d'entre les savants ne réduit la science à ce rôle contemplatif; aucun n'accepte d'être en tout un instrument entre les mains de l'impérieuse fatalité; tous ils ont la prétention d'entrer en lutte avec la nature, de la soumettre, de la plier à leurs desseins.» – Oui, sans doute, répondrons-nous, de la soumettre par la pensée et par la force même que les idées exercent. «S'ils tiennent tous à lui arracher le secret de la puissance, c'est pour la dompter avec ses propres armes;» donc, par les lois de la pensée et en se servant du déterminisme même pour obtenir un effet déterminé par des moyens déterminés en vue d'un but déterminé. «Mais n'insistons pas davantage, continue M. Delbœuf, sur l'inconséquence que commet le déterministe quand il reconnaît à la science une valeur pratique.» (Rev. ph., p. 609.) Cette inconséquence est purement imaginaire; croire au déterminisme, c'est précisément croire à la valeur pratique, à l'efficacité de la science et des idées, en nous comme hors de nous. Les partisans du libre arbitre, au contraire, interposent entre la science et l'action un pouvoir mystérieux et ambigu, qui seul rend la science pratique, s'il lui plaît. C'est pour eux que la science est purement contemplative, et non pratique par elle-même.
6.Les paralogismes précédents se retrouvent dans M. Naville: «Les conseils d'hygiène et de régime supposent; aussi bien que les directions de la plus haute morale, l'existence d'une volonté raisonnable et libre à laquelle on s'adresse. On repare des machines lorsqu'elles ont quelque défaut; on ne leur donne pas de conseils.» (Rev. phil., 1879.) – On ne donne pas de conseils à une machine, encore une fois, parce qu'elle n'a ni oreilles ni intelligence; on en donne aux hommes sur leur santé et leur régime, parce qu'ils sont intelligents; mais il est inutile pour cela qu'ils soient libres, et même, si on donne des conseils, c'est-à-dire au fond des raisons et, quand la chose est possible, des démonstrations, c'est que l'on compte sur l'efficacité des idées scientifiques et des motifs d'intérêt personnel. C'est précisément à une liberté arbitraire qu'il serait inutile de donner des conseils. M. Naville oublie dans son objection que les moyens doivent être en rapport avec les fins: l'argumentum baculinum est un bon moyen pour les animaux; l'argumentum logicum est un bon moyen pour l'homme.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
580 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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