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Читать книгу: «Le pouce crochu», страница 5

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– Comment diable s’y prendrait-elle pour te nuire? Tu es décidé à ne pas aller chez elle, et vraisemblablement tu ne la trouveras jamais sur ton chemin. Et, du reste, pourquoi chercherait-elle à te jouer un mauvais tour? Tu n’as pas été poli avec elle, mais ce n’est pas une raison suffisante pour qu’elle te déclare la vendetta.

– Si je te disais que je suis à peu près sûr de l’avoir déjà vue ailleurs et sous un autre costume…

– Pas dans le monde, je suppose… tu n’y vas plus… ni chez une des horizontales que tu fréquentes… il y en a ce soir une flotte sur la terrasse où nous dînons… toutes ont examiné ma Hongroise et j’ai fort bien vu que pas une ne la connaissait.

– C’est possible, mais tu ne m’ôteras pas de l’esprit qu’elle est montée ici tout exprès pour entrer en conversation avec nous… et pour nous faire dire des choses qu’elle avait intérêt à savoir. Tu l’as servie à souhait car tu lui as fourni une foule de renseignements… qu’elle ne te demandait pas.

– Sur mademoiselle Monistrol. Voilà ta manie qui te reprend.

– Tâche du moins de réparer ta sottise, en m’aidant à découvrir à qui nous avons eu affaire. Il te sera facile, quand tu la reverras, d’observer ses allures… et son entourage, car je la soupçonne d’être moins seule qu’elle ne le prétend. Dans tous les cas, elle doit avoir une femme de chambre et, moyennant un louis ou deux, la soubrette t’apprendra ce que vaut sa maîtresse.

– Allons, bon! voilà maintenant que tu me pries de me faire ton espion. Ça ne me va guère, mais enfin, quand ce ne serait que pour te guérir de tes préventions contre cette pauvre comtesse… tiens! je la vois… elle est entrée au concert et elle cause avec un monsieur… là-bas, dans le coin.

– Oui, grommela Julien, avec le monsieur qui tout à l’heure lui faisait des signes… Je le reconnais parfaitement.

– Le gentilhomme hongrois, parbleu! dit Fresnay.

– Il n’est, j’en réponds, ni Hongrois, ni gentilhomme.

– Il est, dans tous les cas, fort bien de sa personne. Je conviens cependant qu’il a plutôt l’air d’un amant parisien que d’un seigneur magyar.

– Et d’un amant complaisant. Il aperçoit sa maîtresse attablée avec deux jeunes gens, et, au lieu de monter pour lui faire une scène, ou tout au moins pour nous demander des explications, il se contente d’entamer d’en bas une télégraphie clandestine…

– Ça prouve qu’en Hongrie on n’est pas jaloux. Chaque pays a ses mœurs. D’ailleurs, il ne s’en est pas tenu là, puisqu’il a envoyé sa carte à la comtesse.

– C’est à nous qu’il aurait dû la faire remettre, s’il avait du cœur.

– Tu juges bien légèrement ce digne M. Tergowitz… car enfin il n’est peut-être que l’ami de madame de Lugos. Et ce qui me le ferait croire, c’est que si elle était sa maîtresse, elle filerait avec lui… et les voilà qui s’installent côte à côte sur deux fauteuils de bois… Ils entament un dialogue vif et animé… C’est dommage que nous ne puissions pas entendre ce qu’ils se racontent… tu serais fixé… et moi aussi.

Fresnay ne croyait pas dire si juste, car la conversation qui venait de s’engager entre l’étrangère et son cavalier ne lui aurait laissé aucun doute sur la nature de leurs relations.

– Ne restons pas là, disait l’homme. Ils nous voient de là-haut.

– Je le sais bien, répondit la dame, mais je leur ai annoncé que j’allais te rejoindre au concert. Si nous partions tout de suite, nous aurions l’air de nous sauver. Pour bien jouer mon rôle, il faut au contraire que je reste à causer tranquillement avec toi.

– Alors, la blague a pris? Qu’est-ce que tu leur as conté?

– Que je suis la comtesse de Lugos, que je viens à Paris pour m’amuser et que je n’y connais personne, si ce n’est un de mes compatriotes, un noble hongrois, qui répond au nom de Tergowitz… c’est toi qui es Tergowitz.

– Et ils ont gobé l’histoire?

– Ils ont fait semblant de la gober. C’est tout ce qu’il faut pour le moment.

– Ils ne t’ont pas reconnue?

– Ça, non, j’en suis sûre.

– Bon! maintenant, qu’est-ce c’est que ces deux citoyens-là?

– Le plus petit s’appelle Alfred de Fresnay; il est baron et il me fait l’effet de ne penser qu’à s’amuser. Il s’est allumé sur moi et il va me courir après, c’est sûr. Celui-là n’est pas dangereux, mais je me défie de l’autre, le grand blond. Il n’a pas dit grand-chose, et il n’a fait que me regarder tout le temps.

– Sais-tu son nom?

– Parbleu! Je ne suis montée que pour le savoir, et je rapporte des renseignements complets… Julien Gémozac, fils de M. Gémozac…

– Le Gémozac qui a une usine sur le quai de Jemmapes?… il doit être riche à millions.

– Oui, et de plus il était l’associé du père de la petite. Comme ça se trouve, hein? Le fils qui tombe justement à la foire au pain d’épice, le soir de l’affaire!… Le plus drôle, c’est qu’elle est très riche, la fille Monistrol… Son père a inventé je ne sais quoi, et l’invention rapportera beaucoup d’argent.

– C’est bon à savoir.

– Attends, je n’ai pas fini. Cette douce enfant a juré de venger son papa. Elle offre sa main à qui découvrira l’homme qui a fait le coup. Et Julien Gémozac a bonne envie de gagner le prix. Nous voilà avertis.

– Je ne les crains pas.

– Ni moi non plus. Ils ne seront pas plus malins que le juge d’instruction. Mais il y a cette brute de Courapied. Il nous reconnaîtrait, lui, s’il nous rencontrait, et tu peux être sur qu’il nous cherche. Nous ferions peut-être bien d’aller passer deux ou trois mois en Angleterre.

– Allons donc! Nous y mangerions notre argent, tandis qu’à Paris nous sommes sûrs de réussir. Tu connais le programme?

– Parfaitement. Chacun travaillera de son côté… et on partagera les bénéfices. Mais, pour commencer, ça va coûter cher.

– Je m’y attends bien. Je compte sur une dizaine de mille francs de frais de premier établissement. Tu leur as dit que tu logeais au Grand-Hôtel?

– Oui. Et je parierais que le Fresnay viendra demain m’y faire une visite.

– Il faut donc que tu y débarques demain avec tes bagages et ta femme de chambre. Les colis t’attendent à la gare de l’Est, où je les ai déposés en ton nom. Tu n’auras qu’à les y prendre et ce soir je te présenterai la femme de chambre. Tu la connais d’ailleurs.

– Olga… la tireuse de cartes…, oui, c’est une fine mouche, et si tu es sûr d’elle…

– Comme de toi. D’ailleurs, je la tiens. Si elle bronchait, j’ai de quoi la faire envoyer à la Centrale pour dix ans. Maintenant, je ne suis pas disposé à entrer dans la peau du seigneur hongrois que tu as inventé. Je te gênerais et il vaut mieux que je ne figure pas dans la comédie que tu vas jouer. Je m’installerai à part et pas sous le nom de Tergowitz.

– Comme tu voudras… pourvu que je te voie tous les jours.

– Non, toutes les nuits. Nous nous rencontrerons dans notre cassine de la plaine Saint-Denis… à moins d’empêchement de ta part ou de la mienne. Mais, partout ailleurs, nous n’aurons pas l’air de nous connaître.

– Mauvais!… les imbéciles qui dînent là-haut t’ont vu avec moi.

– Je m’arrangerai pour ne jamais les rencontrer. Du reste, je n’entends pas que tu ailles trop loin avec le gommeux que tu viens de lever. Tu le recevras, tu te laisseras faire la cour et tu t’arrangeras pour qu’il te tienne au courant des opérations de son ami Gémozac, qui va probablement se mettre en campagne pour plaire à la petite. Celle-là, je me charge de la surveiller.

– Bon! mais pas de bêtises, mon cher. Si tu t’avisais de faire concurrence à ce Gémozac, il t’en cuirait. Je serais capable de te dénoncer. Je n’aime pas le partage, moi.

– N’aie pas peur. Nous sommes rivés, et quand nous nous retirerons des affaires, après fortune faite, nous irons vivre maritalement à l’étranger, en attendant que je puisse t’épouser. Mais, vois donc là-haut… Ils se lèvent et ils sont capables de descendre ici pour me regarder sous le nez. C’est le moment de filer.

– Pour aller où?

– À la Grange-Rouge, parbleu! C’est la dernière fois que nous y coucherons, mais tu sais bien que j’ai besoin de Vigoureux. Il doit être rentré depuis longtemps, et nous allons le trouver couché sur la boîte qu’il est allé me chercher à la baraque.

– Tu aurais mieux fait de la laisser, ta boîte. Vigoureux est malin, mais on peut le suivre.

– Qui? La baraque est vide, puisque le patron a levé le pied. Et je n’avais pas envie d’abandonner au premier venu ce qu’il y a dans ma cassette. J’ai déjà assez regretté de l’avoir oubliée, dans la précipitation de notre départ. Quand je la tiendrai, je ne craindrai plus rien.

Le digne couple sortit du concert par la porte qui s’ouvre du côté de la place de la Concorde, pendant qu’Alfred et Julien y entraient par le restaurant.

Ils s’étaient décidés à descendre pour voir de plus près la comtesse et son chevalier. Ils arrivèrent trop tard. Les oiseaux s’étaient envolés.

– Bah! dit Fresnay, qui prenait toujours les choses gaiement; ce n’est que partie remise. Demain, je te rendrai bon compte de madame de Lugos et de M. Tergowitz.

IV. Pendant que Julien Gémozac et son camarade Fresnay cherchaient au concert des Ambassadeurs l’énigmatique comtesse de Lugos…

Pendant que Julien Gémozac et son camarade Fresnay cherchaient au concert des Ambassadeurs l’énigmatique comtesse de Lugos, qui venait de disparaître avec son équivoque cavalier, Camille Monistrol et ses auxiliaires se préparaient à entrer en chasse.

Dix heures venaient de sonner. Ils étaient réunis dans la cuisine de la maisonnette du boulevard Voltaire et tous les trois sous les armes, c’est-à-dire en tenue d’expédition.

Courapied avait exécuté avec intelligence et célérité les ordres de Camille. Un magasin de vêtements confectionnés l’avait habillé de pied en cap et lui avait fourni un costume pour Georget et un costume d’homme pour mademoiselle Monistrol, qui, avant de l’expédier, lui avait remis de quoi payer comptant tous ces achats et même de quoi commencer sur un bon pied une existence nouvelle.

Un des cinq rouleaux d’or avancés par M. Gémozac père y avait passé.

Le pitre s’était travesti en petit bourgeois de banlieue, et il possédait ce qu’on nomme au théâtre le physique de l’emploi.

Georget avait très bon air sous la veste à boutons et la casquette galonnée d’un petit groom de restaurant.

Mais le déguisement le plus réussi était celui de Camille, vêtue en apprenti d’imprimerie, avec la longue blouse blanche, et coiffée d’un béret qui cachait entièrement ses beaux cheveux noirs, relevés, pour la circonstance, sur le sommet de la tête.

On eût dit qu’elle avait porté toute sa vie le costume masculin, et, comme elle était au moins aussi grande que Courapied, personne ne l’aurait prise pour une femme.

Brigitte n’en revenait pas de ce changement, et commençait à croire que, dans la rue, les gens s’y tromperaient.

Ce n’était pas qu’elle approuvât cette excursion nocturne, en compagnie d’un saltimbanque de profession et d’un gamin élevé sur les tréteaux. Elle avait au contraire prêché sa jeune maîtresse pour tâcher de la détourner de ce projet. Mais comme son éloquence n’y faisait rien, elle s’était résignée, fort à contrecœur, à souffrir ce qu’elle ne pouvait empêcher.

Cette ancienne nourrice était une robuste gaillarde, sèche et hâlée comme une paysanne, brave comme un vieux soldat et dévouée comme un caniche.

Elle avait d’abord assez mal reçu Courapied; mais elle aimait les enfants, et Georget l’avait apprivoisée à ce point qu’elle s’était mise en quatre pour cuisiner un bon dîner, auquel le père et le fils avaient largement fait honneur.

Brigitte aurait même donné volontiers la pitance à Vigoureux, mais pour qu’il la mangeât, il aurait fallu le démuseler, et Courapied s’y était opposé. Courapied, qui connaissait l’animal, affirmait que ce dogue féroce dévorerait quelqu’un aussitôt qu’il pourrait se servir de ses crocs, et il ne se trompait pas. Il avait eu déjà assez de peine à le mater et dût Vigoureux devenir enragé à force de privations, mieux valait ne pas lui délier la gueule.

Il était là, dans un coin de la cuisine, attaché par le cou à un des pieds massifs d’une énorme table, le mufle allongé sur ses pattes étendues, la boîte entre les dents, l’écume aux babines, grondant sourdement, et roulant des yeux injectés de sang. On voyait qu’il se sentait vaincu, mais qu’il attendait une occasion de prendre sa revanche, et en vérité il n’aurait fait qu’une bouchée de Georget.

– Nous sommes prêts, dit Camille. Il est temps de partir.

– Tu ferais bien mieux de rester, grommela Brigitte, qui avait gardé l’habitude de tutoyer la jeune fille qu’elle avait nourrie de son lait.

– D’autant plus, ajouta Courapied, que, nous deux Georget, nous ferions bien la besogne sans vous, mademoiselle. Je préférerais même la faire tout seul.

– Non, père, dit vivement Georget. Mademoiselle m’a permis d’en être et j’en serai.

– Nous en serons tous les trois, reprit d’un ton ferme mademoiselle Monistrol. S’il y a des dangers à courir, j’en veux ma part.

– Des dangers? dit entre ses dents Courapied; j’espère que non, puisqu’il ne s’agit que de découvrir où niche nette canaille de Zig-Zag. S’il fallait l’arrêter, ça serait une autre paire de manches. Il se défendrait, le gueux, et nous passerions un mauvais quart d’heure.

– Ce soir, il suffira que je le voie. Quand je l’aurai reconnu, je sais ce qu’il me restera à faire.

– Le voir sans qu’il nous voie, j’ai peur que ça ne soit pas très commode. Vous pensez bien qu’il ne se montre pas dans les endroits publics. Et s’il loge en garni, il ne fera pas bon monter chez lui.

– Le principal c’est que je sache où il est et si le chien nous y conduit, comme vous l’espérez…

– Oh! ça, j’en réponds… à moins que Vigoureux ne s’échappe en route… et il ne s’échappera pas… la corde est solide et j’ai bonne poigne; il nous mènera tout droit au gîte de son maître. C’est quand nous en approcherons que les difficultés commenceront. En attendant, ça me chiffonne de laisser partir la boîte… si je pouvais la casser à coups de marteau, nous verrions ce qu’elle a dans le ventre.

– Pas moyen, père. Elle est doublée en acier, dit Georget. Mais nous pourrions assommer Vigoureux et après…

– Tu lui en veux, parce qu’il t’a mordu souvent. Ça m’irait aussi de l’exterminer. Seulement, sans lui, nous ne repincerions jamais cette canaille de Zig-Zag. C’est vrai que si nous réussissions à ouvrir le petit coffre, nous y trouverions probablement ses papiers…

– Et autre chose avec, père. S’il n’y avait que des papiers, ça ne ferait pas de bruit quand Vigoureux se secoue.

– Des fausses clés, peut-être, ou un couteau catalan. Je lui en ai connu un dans le temps… et je n’ai jamais su ce qu’il en avait fait.

Camille écoutait, en fronçant le sourcil, ce dialogue entre le père et le fils.

– Vous avez donc peur de cet homme? dit-elle froidement.

– Mais, mademoiselle… il y a de quoi, murmura Courapied.

– C’est bien. J’irai seule. Ce chien me guidera. Je suis assez forte pour le tenir en laisse.

– Et je souffrirais ça! Faudrait que je sois bien lâche. Ce que j’en disais, voyez-vous, c’était parce que ça me crève le cœur de ne pas garder la boîte. Mais il y aura peut-être moyen de tout arranger. Une fois que nous saurons où Zig-Zag s’est terré, si vous ne tenez pas à entrer, nous pourrons ramener Vigoureux, et comme nous n’aurons plus besoin de lui, je me payerai le plaisir de le pendre avec sa laisse.

En attendant, Courapied lui lança un coup de pied dans les côtes et le dogue se leva en poussant des grognements étouffés. En même temps, Georget défit le lien qui l’attachait au pied de la table et remit le bout de la corde à son père.

Il y eut alors une bataille entre l’homme et la bête, mais Vigoureux, solidement muselé, n’était pas très redoutable. Il eut beau se cabrer et se ruer sur Courapied, force lui fut de se remettre sur ses quatre pattes. Il recommença alors à tirer sur sa chaîne de chanvre pour gagner la porte.

– Voyez! il ne demande qu’à marcher, dit Courapied. Nous n’avons plus qu’à le suivre, et il va nous mener bon train.

Camille embrassa Brigitte, qui avait le cœur gros, et lui dit avec le sang-froid d’un soldat partant pour monter à l’assaut:

– Si je n’étais pas rentrée avant le jour, tu irais prévenir M. Gémozac, quai de Jemmapes, 124, et tu lui dirais ce qui s’est passé ici ce soir. Il ferait ce qu’il faudrait pour qu’on me retrouvât.

– Oh! mademoiselle, s’écria Courapied, ça n’arrivera pas ce que vous dites là. Pensez donc que nous sommes trois. Zig-Zag ne nous escamotera pas tous les trois comme des muscades… quoiqu’il travaille aussi dans cette partie-là. Il file la carte comme pas un et il ferait sa fortune au bonneteau, s’il n’avait pas de meilleurs tours dans son sac. Mais il ne s’agit pas de ça… s’il y a un mauvais coup à recevoir, ce sera pour moi… et je n’ai pas peur de mourir, parce que je suis sûr que vous auriez soin du petit.

– Il ne me quittera jamais, quoi qu’il arrive, dit Camille. Mais je ne veux pas que vous risquiez votre vie… et vous ne la risquerez pas cette nuit, car nous nous bornerons à une simple reconnaissance. Du reste, si nous étions obligés de nous défendre, j’ai un revolver sous ma blouse, et je saurais m’en servir.

Brigitte leva les bras au ciel, en entendant cette déclaration belliqueuse. La brave femme savait que Camille ne craignait rien au monde, mais elle ne s’était jamais figuré que Camille ferait, au besoin, le coup de pistolet.

– Mademoiselle, reprit Courapied, c’est le moment de nous mettre en route. Plus nous tarderons et plus nous aurons de mauvaises chances contre nous. Zig-Zag ne doit pas loger dans les beaux quartiers, et s’il s’est caché du côté des fortifications, il ne fait pas bon, par là, après minuit…

Mademoiselle Monistrol embrassa Brigitte, qui pleurait sans mot dire, et sortit en faisant signe à ses nouveaux amis de la suivre.

Elle avait pris la tête de la petite troupe qui partait en guerre contre l’affreux Zig-Zag, mais elle reconnut bientôt la nécessité d’intervertir l’ordre de marche.

L’itinéraire n’était pas fixé, puisqu’on ne savait pas où on allait. Il fallait donc s’en rapporter à Vigoureux, et Courapied, qui le tenait en laisse, devait logiquement passer le premier.

Ainsi fut fait, quand la colonne se forma sur le boulevard Voltaire. On décida même que le mari d’Amanda marcherait seul, un peu en avant, et cela par la raison qu’il était vêtu comme un bourgeois aisé, et que les passants pourraient s’étonner de le voir flanqué d’un ouvrier en blouse et d’un gamin en livrée de fantaisie.

Camille et Georget restèrent donc à l’arrière-garde, et, habillés comme ils l’étaient, ils pouvaient aller côte à côte sans qu’on les remarquât.

La question qui les intéressait tous, c’était de savoir quelle direction le dogue allait prendre.

Vigoureux n’hésita pas une seconde. Il se mit à descendre le boulevard avec un élan que Courapied eut toutes les peines du monde à contenir.

Jamais limier, approchant d’une enceinte où s’est remisé un sanglier, ne tira avec plus de force sur sa longe, tenue par un valet de chiens.

Bien en prit à l’ancien pitre d’avoir du biceps.

Du reste, il n’y avait personne pour assister à ce départ et rien n’empêchait Camille et Georget d’échanger leurs impressions.

– Elle sait bien où elle va, la sale bête, murmura Georget.

– Je le crois, dit Camille, et son maître ne doit pas être loin d’ici.

– Savoir, mademoiselle! Zig-Zag serait à Versailles que Vigoureux le sentirait tout de même. Tenez! l’an passé, nous faisions la Picardie… on l’avait enfermé dans une écurie, à Roisel, où nous avions couché et on l’y avait oublié… il a cassé la porte, et il nous a rattrapés le soir, à Péronne… il y a bien trois lieues de pays. Zig-Zag, des fois, s’amusait à le perdre exprès, pour montrer comme il savait retrouver son chemin, et pour épater les bourgeois des villes où on travaillait. On lui en a offert des deux et des trois cents francs, mais il n’a pas voulu le vendre. Il sait que Vigoureux le défendrait si on voulait l’arrêter.

– Il craint donc d’être arrêté?

– Dame! il n’a jamais eu de papiers, depuis qu’il voyage avec nous, ou, s’il en a, personne ne les a vus. Ça fait qu’il n’aime pas les gendarmes. Mais il est malin comme un singe et il se tire toujours d’affaire, à preuve qu’on voulait l’arrêter l’autre semaine et qu’on l’a laissé aller.

Et puis, ajouta Georget en baissant la voix, si jamais un agent lui mettait la main dessus, Zig-Zag n’aurait qu’à siffler son chien. Amanda l’a dressé à sauter à la gorge de n’importe qui, dès qu’elle lui fait signe… et un signe qu’on ne voit pas… elle a un truc… Père dit que c’est en faisant craquer ses ongles et en regardant l’homme qu’elle veut faire étrangler… Vigoureux comprend.

Camille tressaillit. Son père était mort étranglé et le mot que Georget venait de prononcer lui rappelait une effroyable scène. Elle se tut et l’enfant n’osa pas continuer l’entretien.

Ils marchaient d’ailleurs aux allures vives, afin de ne pas se laisser distancer par Courapied que le bouledogue entraînait plus vite qu’il ne voulait; si vite qu’ils arrivèrent bientôt au bout de ce long boulevard, c’est-à-dire sur la place du Château-d’Eau.

Là, il y avait du monde, des voitures, une station d’omnibus, mais ils n’attirèrent pas trop l’attention. Quelques flâneurs s’arrêtaient ou se retournaient pour examiner ce gros chien qui tenait un coffret dans sa gueule, mais ils ne voyaient pas la courroie qui lui liait le museau et ils n’y prenaient pas garde; à Paris, les chiens portant des paquets ne sont pas rares, et Courapied n’avait rien qui le distinguât des autres passants.

Camille et Georget hâtèrent un peu le pas parce qu’ils craignaient de perdre de vue leur chef de file, et ils virent qu’après avoir traversé l’esplanade plantée qui s’étend devant la caserne, il enfilait, sans hésiter, le boulevard Magenta.

C’était presque une indication. Cette large voie remonte vers les hauteurs de l’ancienne banlieue du Nord. Elle conduit à Montmartre ou à La Villette, suivant qu’on tourne à gauche ou à droite, lorsqu’on arrive aux boulevards extérieurs.

Ainsi commençaient à se vérifier les prédictions de Courapied qui, en s’abouchant avec mademoiselle Monistrol sur la place du Trône, annonçait déjà que Zig-Zag devait s’être réfugié dans un des arrondissements les plus éloignés du centre.

L’ardeur de Vigoureux ne s’était pas calmée. Il tirait plus que jamais sur sa laisse et s’il s’arrêtait parfois, c’était pour grogner sourdement contre Courapied, qui se maintenait à la même allure régulière au lieu de prendre le pas de course.

– Vous devez être fatiguée, mademoiselle, dit doucement Georget.

– Non, répondit Camille. Je marcherai toute la nuit, s’il le faut. Mais ne m’appelle plus: mademoiselle. Donne-moi un nom d’homme et retiens-le bien pour t’en servir, si on nous parle.

– Jacques?… voulez-vous?

– Autant celui-là qu’un autre, pourvu que tu ne l’oublies pas.

– Oh! il n’y a pas de danger. Mais j’espère qu’on ne nous dira rien.

– Tu crois donc que, si on me parlait, on s’apercevrait que je suis une femme? C’est possible, après tout. Je ne peux pas changer ma voix, mais, s’il faut répondre, tu répondras pour moi. Et la preuve que je suis bien déguisée, c’est que les gens que nous rencontrons passent sans me remarquer.

À vrai dire, il n’en passait pas beaucoup. À cette heure avancée, le boulevard Magenta n’est pas très fréquenté. Mais, plus loin, il n’en serait peut-être pas de même, et Georget, qui s’en doutait, redevint silencieux.

Au boulevard extérieur, Vigoureux prit à gauche. C’est le chemin qui mène à la place Pigalle, qui reste animée et fréquentée jusqu’à deux heures du matin.

On pouvait s’attendre là à quelques incidents, et il n’en survint aucun. Les couples attablés devant les cafés de ce rond-point ne se dérangèrent point pour regarder sous le nez mademoiselle Monistrol ni ses auxiliaires.

Le voyage continua donc sans encombre, et arrivé à la place où s’élève la statue du maréchal Moncey, Vigoureux s’engagea dans l’avenue de Clichy, qui aboutit aux fortifications.

Elle n’en finit pas, cette avenue de Clichy, et elle est assez mal fréquentée, le soir surtout. Au commencement, du côté de la place Moncey, ce ne sont que cafés où se rassemblent les artistes du quartier, débits où les ouvriers viennent se mettre le gosier en couleur, restaurants où les bourgeois des Batignolles dînent en partie fine. C’est bruyant, mais c’est honnête.

Plus loin, l’avenue bifurque. Une des voies qui se présentent aboutit à la porte de Clichy, l’autre à la porte de Saint-Ouen. Cette dernière passe tout près du cimetière Montmartre et ce voisinage fait qu’elle n’est pas très habitée. Sur l’autre, au contraire, s’embranchent une foule de ruelles, d’impasses et de cités où logent d’innombrables familles de travailleurs et quelques mal-vivants. Ce n’est pas encore dangereux, mais on s’aperçoit déjà que ces populations n’ont rien de commun avec les paisibles citadins des arrondissements du centre.

On n’est pas en pays ennemi; on est en pays inconnu.

Vigoureux prit le chemin le moins désert, à la grande satisfaction de Courapied, qui ne tenait pas à traverser des solitudes où on rencontre assez souvent des rôdeurs de barrière en quête d’un mauvais coup. Une bande de ces malandrins aurait eu beau jeu contre une femme, un enfant et un homme embarrassé d’un chien qui, certes, ne l’aurait pas défendu, en cas d’attaque, et qui se serait probablement sauvé en emportant la précieuse cassette.

Mais la joie de Courapied n’était pas sans mélange, car il voyait bien que le voyage allait se terminer hors de l’enceinte fortifiée et il savait qu’après la porte de Clichy, il n’y avait plus que des terrains vagues et des bouges.

Vigoureux tirait plus furieusement que jamais, comme tire un cheval qui approche de son écurie. Et Courapied se laissait traîner, quoiqu’il eût bonne envie de s’arrêter.

Camille et Georget suivaient d’un peu plus près qu’auparavant. En campagne, au moment de traverser un défilé périlleux, les soldats éprouvent le besoin de se sentir les coudes.

On rencontrait de temps à autre des figures peu rassurantes, et on passait devant des cabarets borgnes d’où sortaient des vociférations d’ivrognes. Mais Camille n’y prenait pas garde.

Elle ne pensait qu’au meurtrier de son père et il lui tardait d’arriver au repaire où il se cachait. Elle ne réfléchissait pas qu’il lui serait probablement impossible d’y pénétrer, que, la nuit, elle aurait beaucoup de peine à reconnaître Zig-Zag, alors même qu’elle le verrait, et plus de peine encore à examiner ses mains. Elle allait, poussée par un violent désir de vengeance, et fermement convaincue qu’au moment décisif, Dieu lui suggérerait un moyen d’en venir à ses fins.

Courapied, qui dirigeait la marche, passa devant la station du chemin de fer de ceinture et arriva au chemin de ronde qui longe les fortifications et qu’on a décoré de noms de maréchaux du premier empire. À gauche, le boulevard Berthier; à droite, le boulevard Bessières. En face la porte de Clichy et une caserne de l’octroi.

Avant d’aller plus loin, le mari d’Amanda jugea qu’il était opportun de tenir conseil.

Le lieu s’y prêtait, car on ne voyait personne; des conspirateurs auraient pu s’y réunir et y jurer la mort des tyrans en pleine sécurité, comme les trois Suisses de l’opéra de Guillaume Tell, dans la prairie du Grütli.

Il ne s’agissait pas de prêter serment, mais de se concerter sur les opérations qui allaient enfin commencer sérieusement.

Courapied se tira un peu à l’écart, prit position sur le talus intérieur du bastion le plus rapproché et appela à lui ses deux compagnons.

– Mademoiselle, dit-il, quand le petit groupe fut formé, voici le moment de prendre un parti. Au delà de cette porte, nous allons nous trouver dans un des plus mauvais endroits de la banlieue. Et c’est là que Vigoureux nous mène, il n’y a plus moyen d’en douter. Eh bien! on risque sa peau à se promener, à l’heure qu’il est, sur la route de la Révolte.

– Pourquoi?… demanda Camille. Parce qu’elle est déserte?

– Au contraire, mademoiselle. Parce qu’elle passe entre des rues trop peuplées. Des deux côtés, il n’y a que des garnis où tous les chenapans de Paris viennent coucher. Si Zig-Zag s’est terré là, ce n’est pas la peine de l’y chercher. Nous ne l’y trouverions pas, et nous n’en sortirions pas vivants.

– Allons toujours, jusqu’à ce que le chien s’arrête devant une maison. Et, après, nous verrons.

– Et s’il nous conduit dans une cité?

– Une cité? répéta mademoiselle Monistrol, qui n’avait aucune idée de la manière de vivre de ces gens-là.

– Une cité, mademoiselle, c’est comme un campement de sauvages. Des baraques plantées dans la boue et séparées par des fondrières où on enfonce jusqu’au genou. On y marche sur les charognes et il y a de quoi être asphyxié. La police n’ose pas y mettre le nez… à moins qu’il ne s’y commette un crime et ça n’est pas rare.

– Zig-Zag, qui veut, dites-vous, changer d’existence, n’a certainement pas pris gîte dans un de ces taudis.

– Oh! pas pour longtemps, mais on prend ce qu’on trouve, en attendant qu’on ait fait peau neuve. Et puis, Amanda a des connaissances par ici, je le sais. Elle m’y a envoyé plus d’une fois. Ça fait que je connais la route depuis Neuilly jusqu’à Saint-Denis.

– Alors, vous serez un guide excellent. D’ailleurs, à quoi bon délibérer, puisque je suis résolue à aller jusqu’au bout, quoi qu’il puisse arriver. Avançons, vous et moi. Georget nous attendra ici.

Le brave gamin ne dit mot, mais il s’achemina tout doucement vers la porte de Clichy.

Courapied ne pouvait pas moins faire que de suivre l’exemple donné par son fils. Il rendit la main à Vigoureux, qu’il avait eu beaucoup de peine à retenir pendant cette courte conférence, et Camille marcha à son côté.

Ils franchirent la barrière, gardée par deux commis qui les regardèrent beaucoup et qui, sans doute, ne les auraient pas laissés passer en sens inverse sans exiger qu’on ouvrît la cassette, car on a vu plus d’une fois des chiens porter de la contrebande. Mais il s’agissait de sortir de Paris et les liquides ne payent qu’à l’entrée. Les gens de l’octroi n’avaient rien à dire.

– Sommes-nous maintenant sur cette terrible route de la Révolte? demanda mademoiselle Monistrol, quand ils eurent franchi la porte.

– Non, mademoiselle, répondit Courapied, émerveillé du sang-froid de sa protectrice; nous allons y arriver; elle est là devant nous, mais ici, c’est encore l’avenue de Clichy.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
310 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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