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Читать книгу: «Le pouce crochu», страница 2

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Le sergent de ville n’avait pas les mêmes raisons pour rester neutre, et il entra en scène assez brutalement.

– C’est pas tout ça, dit-il. Vous avez troublé le spectacle. Il faut me suivre au poste. Vous vous expliquerez avec le brigadier.

– Au poste! murmura Camille en se serrant contre son défenseur.

Le moment était venu pour Julien d’intervenir carrément. Il était persuadé que Camille ne mentait pas, et il ne pouvait pas abandonner la fille du nouvel associé de son père. Peut-être aurait-il hésité si elle eût été laide, mais pour une femme, la beauté est le meilleur des passeports, et il se sentait tout disposé à pousser l’aventure jusqu’au bout.

– Je réponds de mademoiselle, dit-il.

– Très bien, mais je ne vous connais pas, grommela le sergent de ville.

– Vous connaissez peut-être le nom de mon père… Pierre Gémozac.

– Celui qui a la grande usine du quai de Jemmapes. Un peu que je le connais! Mon frère y travaille.

– Eh! bien, moi, j’y demeure. Voici ma carte et si vous voulez venir m’y demander demain, vous m’y trouverez de midi à deux heures.

– Avec mademoiselle? dit le sergent de ville, qui avait à l’occasion le mot pour rire.

– J’habite chez mon père, répliqua vertement Camille. S’il faisait jour, vous verriez d’ici la maison… et si vous ne me croyez pas, vous pouvez m’accompagner jusqu’à la porte. Mais vous feriez mieux d’arrêter l’homme qui vient de nous voler vingt mille francs. Il est là, dans cette baraque…

– Bon! nous verrons çà demain. La troupe ne déménagera pas avant la fin de la foire. Je vais faire mon rapport au brigadier et lui remettre la carte de monsieur.

– Parfaitement, mon brave. Vous lui direz que je me tiens à sa disposition. Rien ne l’empêchera d’ailleurs de se renseigner aussi chez M. Monistrol.

– Au numéro 292 du boulevard Voltaire, ajouta Camille, qui avait retrouvé tout son sang-froid. Mais ne me retenez pas. Mon père a été maltraité par ce misérable, et, en supposant qu’il ne soit pas blessé, il doit être inquiet de moi…

– Après tout, murmura le sergent de ville, vous n’avez pas fait grand mal, puisqu’il n’y a pas eu de batterie. Rentrez chez vous, mademoiselle, et ne recommencez plus.

– Merci, mon brave, dit Gémozac, et comptez sur moi. Si votre frère est bon ouvrier, on le fera passer contremaître. Prenez mon bras, mademoiselle.

Camille ne se fit pas prier. Elle voyait maintenant le danger qu’elle avait couru, elle sentait qu’elle avait eu tort de se lancer dans cette sotte aventure, et elle ne songeait plus qu’à rassurer son père.

L’explication n’avait eu pour témoins que l’ami de Gémozac et quelques gamins, car elle avait pris fin à trente pas de l’estrade, et à cette heure avancée, le vide s’était fait sur la place du Trône. La fée était entrée dans la baraque pour annoncer à Zig-Zag qu’on emmenait au poste la fille qui s’était permis de l’interpeller pendant ses exercices. Le sergent de ville s’en allait, les mains derrière le dos.

Camille entraîna son sauveur et les gamins se dispersèrent. Mais l’ami suivit et dit tout bas à Julien:

– C’est très joli de faire le Don Quichotte, mais n’oublie pas qu’on nous attend à minuit au café Anglais.

Pour toute réponse, Julien s’arrêta court, lui fit face et le présenta en ces termes:

– Mademoiselle, voici M. Alfred de Fresnay qui me prie de le nommer à vous et qui se met, comme moi, tout à vos ordres.

Camille s’inclina pour la forme et Alfred salua, en dissimulant assez mal une grimace de mécontentement.

Ce gentilhomme n’avait aucun goût pour les entreprises romanesques, et aux demoiselles persécutées, il préférait de beaucoup les horizontales de toute marque.

– Marchons, je vous en supplie, murmura la jeune fille.

Julien prit le pas accéléré et il eut le bon goût de ne pas engager une conversation qui n’aurait certes pas intéressé mademoiselle Monistrol dans un pareil moment.

Il est des cas où la politesse consiste à se taire.

Alfred marchait la tête basse, en pensant aux drôlesses élégantes qu’il avait invitées à faire la fête au grand Seize, avec d’autres garnements de son espèce.

Deux minutes après, ils arrivèrent tous les trois devant la palissade que le voleur avait franchie d’un seul bond. Pour le poursuivre, Camille avait dû ouvrir la barrière, et elle n’avait pas pris le temps de la refermer. Elle ne pouvait donc pas s’étonner de la trouver comme elle l’avait laissée, mais elle espérait vaguement y rencontrer son père, qui n’avait pas dû attendre patiemment, au coin du feu, qu’elle revint de l’expédition hasardeuse où elle s’était embarquée. Et non seulement Monistrol n’y était pas, mais aucune lumière ne brillait aux fenêtres de la maisonnette.

– Il sera sorti pour tâcher de me rattraper, il aura pris une fausse direction, et en ce moment il me cherche, Dieu sait de quel côté! se dit la jeune fille pour se rassurer.

– Est-ce ici que vous demeurez, mademoiselle? lui demanda Julien.

– Oui… venez! répondit-elle en prenant les devants.

Elle courut tout droit à la porte de la maison, qui était restée ouverte comme la barrière et elle pénétra dans le vestibule. L’escalier était au fond, mais elle n’osa pas monter seule.

– Père, cria-t-elle d’une voix altérée, descends vite. C’est moi; c’est Camille!

Personne ne répondit à son appel.

Gémozac et son camarade suivaient de près la jeune fille. Ils entrèrent presque en même temps qu’elle dans ce corridor où on n’y voyait goutte.

– J’ai peur, murmura Camille, en saisissant le bras de Julien.

– Et moi, je ne suis pas rassuré du tout, dit Alfred entre ses dents. Cette maison m’a tout l’air d’un coupe-gorge.

Julien, en sa qualité de fumeur, était toujours pourvu d’allumettes. Il tira sa boîte, et quand il eut du feu, il avisa dans un coin, sur une tablette, un flambeau garni d’une bougie qu’il s’empressa d’allumer.

– Je vais passer le premier, mademoiselle, dit-il en s’armant du luminaire.

– Non, je veux vous montrer le chemin, répondit Camille.

– Mais, mademoiselle, le voleur a peut-être un complice, et s’il y a du danger, c’est à moi de marcher devant.

La jeune fille était déjà dans l’escalier. Les deux jeunes gens montèrent après elle et ils débouchèrent tous les trois dans la salle à manger, où le brigand au pouce crochu s’était embusqué avant d’assaillir Monistrol.

Les rideaux étaient retombés et leur cachaient le petit salon.

– Père!… es-tu là? demanda Camille.

Rien ne bougea, Gémozac l’écarta doucement, souleva la portière et aperçut un homme étendu sur le plancher entre la table et la cheminée.

Camille aussi le vit, cet homme, et elle le reconnut.

– Ah! s’écria-t-elle, il l’a tué!…

Et avant que Julien pût l’arrêter, elle se précipita sur le corps de son père.

Elle n’avait que trop bien deviné; le malheureux inventeur ne donnait plus signe de vie. En le touchant elle sentit qu’il était déjà froid. Elle le prit dans ses bras et elle essaya de le relever, mais la force lui manqua. Elle jeta un faible cri et elle tomba évanouie, à côté du cadavre.

– Un assassinat! c’est complet, grommela Fresnay, en reculant de trois pas. Dans quel guêpier nous as-tu fourrés?

– Tais-toi, animal, et aide-moi d’abord à enlever cette pauvre enfant, dit brusquement Gémozac.

– Et où diable veux-tu la porter?

– Sur son lit, parbleu! Sa chambre doit être à l’étage au-dessus.

– Et après?

– Après! tu vas courir au poste où ce sergent de ville voulait la conduire… tu diras qu’un crime vient d’être commis, et tu amèneras ici les agents… le commissaire…

– Jolie commission que tu me donnes là! Ah! si jamais tu me repinces à courir à la foire au pain d’épice!

– Et moi, si tu m’abandonnes, je te jure que je cesserai toute espèce de relations avec toi. C’est indigne, ce que tu dis!… tu n’as donc pas de cœur? Allons, prends ce flambeau et éclaire-moi. Je la porterai bien à moi tout seul.

Julien s’était agenouillé près de la fille de Monistrol et cherchait à la ranimer en lui frappant dans les mains, mais elle ne revenait pas à elle. Heureusement, il était vigoureux. Il la prit par la taille et, avec une souplesse que lui aurait enviée plus d’un clown, il réussit à se remettre sur pied sans laisser tomber le fardeau dont il s’était chargé.

Fresnay se résigna, en rechignant, à faire ce que son ami lui demandait. Il le précéda, la lumière à la main, et il sut trouver l’escalier du premier étage.

La chambre de Camille était à gauche sur le palier et ils n’eurent pas de peine à la reconnaître au lit à rideaux blancs, le lit de toutes les jeunes filles.

Julien l’y coucha avec précaution, prit une carafe sur la toilette et se mit à lui jeter des gouttes d’eau au visage. Elle ouvrit les yeux et les referma presque aussitôt en murmurant des mots inintelligibles; ses mains s’agitèrent comme pour repousser une vision hideuse, puis elle retomba anéantie.

– Elle a un transport au cerveau, murmura Gémozac, qui se servait, sans la comprendre, d’une expression très usitée.

Il n’était pas docteur et il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il fallait faire en pareil cas.

– Tu ramèneras aussi un médecin, dit-il à son ami Fresnay, qui répliqua avec humeur:

– Pourquoi pas une garde-malade, pendant que tu y es! Ma parole d’honneur, je crois que tu perds l’esprit. Quelle mouche te pique pour que tu veuilles à toute force te mêler d’une affaire qui ne nous intéresse ni l’un ni l’autre.

– Parle pour toi. Tu n’as pas entendu que le père de cette jeune fille était depuis quelques jours l’associé du mien… et qu’on l’a tué pour lui voler une somme qu’il venait de toucher ce matin à la caisse de la maison Gémozac?

– Qu’en sais-tu? Ta protégée est à moitié folle et je ne comprends rien à sa chasse au saltimbanque.

– Assez! je ne veux pas discuter près de son lit. Suis-moi.

Julien prit le bougeoir, descendit au salon et dit au sceptique Alfred, en éclairant le cadavre:

– Tu ne nieras pas du moins qu’on l’a étranglé. Regarde son cou. Les doigts de l’assassin y ont laissé une empreinte assez profonde.

Alfred se baissa, examina le cadavre avec plus de curiosité que d’émotion, se redressa et dit:

– Les doigts? Dis donc les griffes. Ce n’est pas une main d’homme qui a fait ces marques noires sur les deux côtés du cou. C’est une main de gorille… une main qui a trente centimètres d’envergure. Et quel pouce! Il a écorché la peau et il est entré dans la chair.

– Crois, si tu veux, que c’est la griffe du diable, mais va chercher la police, répliqua Gémozac en poussant par les épaules son récalcitrant ami, qui céda, non sans demander:

– Pourquoi n’y vas-tu pas toi-même?

– Parce que je ne veux pas laisser seule mademoiselle Monistrol dans l’état où elle est. Lorsqu’il y aura du monde ici, je partirai très volontiers, quitte à revenir demain avec ma mère, qui, certes, n’abandonnera pas l’orpheline. Mais, en attendant que les agents arrivent, j’ai le devoir de veiller sur elle.

Un cri partit du premier étage, un cri déchirant.

– Tu entends! s’écria Julien. Elle vient d’être réveillée par une attaque de nerfs. Je remonte là-haut. Pars, te dis-je, et reviens vite. Je ne tiens pas à passer la nuit entre cette pauvre fille et un homme assassiné.

Fresnay descendit pendant que Gémozac courait au secours de Camille.

Ce n’était point un méchant garçon que ce Fresnay, mais il avait le défaut très parisien de ne rien prendre au sérieux. Monistrol et sa fille lui étaient indifférents, on l’attendait pour souper, et il répugnait à se mêler d’une affaire criminelle. Cependant, il avait promis à Julien d’avertir la police, et ne sachant où trouver un poste, il se dirigea vers la place du Trône.

Avant d’y arriver, il rencontra deux gardiens de la paix – celui qui avait failli arrêter Camille n’en était pas. Il leur dit qu’un meurtre venait d’être commis, tout près de là, dans une maison qu’il leur décrivit, et il leur demanda s’ils voulaient se charger d’aller chercher le commissaire, à quoi ils répondirent: oui.

Il aurait dû leur fournir des renseignements plus clairs et ils allaient s’informer.

Par malheur, un fiacre vint à passer, et le cocher s’arrêta, flairant une pratique dans la personne de ce bourgeois bien mis. La tentation fut trop forte. Fresnay dit aux sergents de ville:

– Vous ne pouvez pas vous tromper… c’est à droite, en descendant…, il y a une clôture en planches.

Et il sauta dans la voiture en criant au cocher:

– Boulevard des Italiens…, devant le café Anglais.

– Farceur, va! grommela le plus vieux des agents.

– Ce n’est pas la peine de nous déranger, reprit l’autre. C’est un poisson d’avril.

Et ils continuèrent tranquillement leur ronde de nuit.

II. Pierre Gémozac, l’un des princes de l’industrie du fer…

Pierre Gémozac, l’un des princes de l’industrie du fer, et plusieurs fois millionnaire, demeurait tout près de l’usine où il avait fait fortune, sur les bords peu fleuris du canal Saint-Martin.

Il faut dire qu’il habitait un fort bel hôtel, entre cour et jardin, et que le quai de Jemmapes n’est pas très loin du centre de Paris, quand on a de bonnes voitures et d’excellents chevaux. Le voisinage bruyant des ateliers avait bien quelques inconvénients, mais le fracas des marteaux et le ronflement des machines à vapeur étaient doux à l’oreille de ce brave homme qui avait gagné des millions à construire des locomotives et qui avait commencé par être ouvrier ajusteur.

Il s’était marié tard, et de sa femme beaucoup mieux née que lui et beaucoup plus jeune, il n’avait eu qu’un fils qu’il adorait, quoique ce fils lui donnât plus de soucis que de satisfactions.

Julien Gémozac, à vingt-huit ans, n’était encore qu’un élégant oisif et ne paraissait pas disposé à travailler sérieusement, au grand chagrin du père Gémozac qui rêvait d’en faire son successeur. Julien était d’un grand cercle, et menait la vie à fond de train, jouant gros jeu, pariant très cher aux courses, et ne comptant plus ses succès dans le monde des demoiselles faciles.

Il avait cependant passé par l’École centrale et il en était sorti, en très bon rang, avec un brevet d’ingénieur civil qu’il espérait bien ne jamais utiliser.

Sa mère le gâtait; son père disait pour se consoler: «Il faut que jeunesse se passe!…» mais il trouvait qu’elle ne passait pas vite.

En attendant que la raison vînt, il n’exigeait que deux choses: d’abord, que Julien habitât la maison paternelle; ensuite qu’il prit part au déjeuner de famille. Et si Julien ne se gênait pas pour découcher, il s’astreignait du moins à ne pas manquer le repas du matin. À midi précis, on se mettait à table chez le grand industriel et Julien était exact.

Il lui arrivait bien quelquefois, après une nuit orageuse, de se montrer avec des traits tirés et les yeux battus, mais il faisait bonne contenance et on lui en savait gré. Son père le chapitrait doucement et sa mère, qui voulait le marier, lui proposait des héritières qu’il ne refusait pas, mais qu’il évitait de rencontrer.

La mort tragique du pauvre Monistrol avait eu un contrecoup dans la maison Gémozac.

Un matin, Julien n’avait pas paru au déjeuner, et on avait su qu’il n’était pas rentré depuis la veille.

Ses parents, très inquiets, passèrent une triste journée, car ils n’apprirent qu’à six heures du soir ce qui lui était arrivé.

Indignement lâché par son camarade Fresnay, Julien avait dû passer toute la nuit près de mademoiselle Monistrol, qui se débattait dans les convulsions d’une effroyable crise nerveuse, et c’était seulement au petit jour qu’il avait pu appeler, par la fenêtre, des gens qui passaient sur le boulevard Voltaire.

La police, avertie, était venue enfin et avait constaté le crime sans l’expliquer. Camille, aux questions qu’on lui posait, ne répondait que par des propos incohérents. Julien, ne sachant rien ou presque rien, ne pouvait pas éclairer le commissaire, car la scène dans la baraque ne prouvait pas grand-chose contre le clown.

Madame Gémozac eut le courage d’aller s’établir, le soir même, au chevet de la jeune fille et de la soigner pendant que les gens de justice verbalisaient auprès du cadavre. Une fièvre cérébrale s’était déclarée, et les médecins ne répondaient pas de la vie de mademoiselle Monistrol.

Il fallut enterrer son père, sans qu’elle en eût connaissance; mais Pierre Gémozac, et son fils suivirent, à la tête des ouvriers de l’usine, le convoi du malheureux inventeur.

Il s’écoula toute une semaine avant que la situation changeât. Camille, entrée en convalescence, restait plongée dans une sorte d’engourdissement qui paralysait ses facultés. Les agents de la sûreté cherchaient le coupable et ne trouvaient rien qui les mît sur la voie. Madame Gémozac avait placé une femme de confiance et une sœur de charité auprès de la jeune malade, elle allait fréquemment la voir, et elle attendait qu’elle se rétablît pour s’occuper de lui assurer une existence convenable.

Julien s’intéressait toujours à sa protégée de la foire au pain d’épice, et il n’avait pas encore pardonné à cet égoïste d’Alfred qui s’était si vilainement dérobé. Mais Julien avait repris peu à peu ses habitudes. Il pensait déjà beaucoup moins à la lugubre aventure de l’orpheline, et il ne songeait guère à découvrir l’insaisissable meurtrier de Monistrol.

Le huitième jour, en déjeunant, il demanda, comme il le faisait tous les matins, des nouvelles de Camille, et il apprit que l’avant-veille elle s’était levée pour la première fois.

– Nous la verrons bientôt, dit madame Gémozac. Elle veut absolument venir ici nous remercier.

– Je serai charmé de la recevoir, ajouta le père Gémozac; d’abord, pour lui exprimer combien je prends part à son malheur, et aussi parce que j’ai de bonnes nouvelles à lui apprendre. L’invention de Monistrol est une fortune. Si l’affaire continue à marcher comme elle marche dès le début, sa fille sera très riche et, en ma qualité d’associé, je gagnerai beaucoup d’argent. Elle peut dès à présent vivre sur un très bon pied, car à la fin de l’année, j’aurai à lui compter une somme très ronde, et en attendant, je lui ferai toutes les avances qu’elle voudra.

– Voilà de quoi la consoler, dit Julien.

– Eh bien, je doute qu’elle se console jamais, reprit madame Gémozac. Depuis qu’elle va mieux, je l’ai étudiée et maintenant, je crois la connaître. C’est un caractère, que cette enfant de vingt ans! Elle ne s’inquiète pas de ce qu’elle va devenir. Elle ne parle que de son père et elle ne pense qu’à venger sa mort.

– Je crains fort qu’elle n’y réussisse pas. L’instruction se poursuit, mais on n’a aucune donnée précise sur l’assassin. Le clown qu’elle accusait a été interrogé le lendemain et il a prouvé un alibi. On le confrontera sans doute avec elle, puisqu’elle est maintenant en état de s’expliquer, mais je parierais volontiers qu’elle ne le reconnaîtra pas.

– C’est probable, car il paraît qu’elle n’a entrevu que la main du meurtrier. Elle m’a dit cela, sans s’expliquer davantage.

– Ah! oui, la main!… c’est son idée fixe. Pendant sa première attaque de nerfs, elle criait: «Oh! cette main… elle s’approche… elle menace mon père… chassez-la!» Elle avait le délire. Il est vrai que le rapport des médecins déclare que son père a été étranglé par une main énorme… et j’ai moi-même constaté le fait en examinant le corps. Mais ce n’est pas là un indice suffisant. Tous les assassins ont des mains larges comme des battoirs. Te rappelles-tu que, dans le temps, on ne parlait que du pouce de Troppmann?

À ce moment un valet de pied entra et ce n’était pas pour son service, car M. Gémozac tenait à déjeuner en tête-à-tête avec sa femme et son fils, et ses domestiques avaient ordre de ne jamais se montrer sans qu’on les sonnât.

– Qu’est-ce que c’est, Jean? demanda-t-il en fronçant le sourcil.

– Mademoiselle Monistrol désirerait parler à monsieur ou à madame. Je lui ai dit qu’on était à table…

– N’importe! Faites-la entrer, répondit vivement Gémozac.

Camille attendait dans l’antichambre. Le valet de pied alla l’y chercher, et lorsqu’elle entra, Julien eut quelque peine à la reconnaître. Il ne l’avait vue que dans le costume qu’elle portait le soir de leur première rencontre, et il l’avait laissée en plein accès de fièvre chaude, les vêtements en désordre, les cheveux défaits, le visage décomposé. Elle se présentait maintenant sous un tout autre aspect, sévèrement habillée de noir, coiffée à l’air de sa figure, et pâlie par la souffrance; mais cette pâleur rehaussait encore sa beauté, et lui donnait un charme qui frappa vivement le jeune Gémozac.

Le père, qui la voyait pour la première fois, resta tout ébahi, mais madame Gémozac se leva, vint à elle, lui prit affectueusement les mains et la fit asseoir près de son mari, qui ne demandait qu’à la bien accueillir, mais qui ne savait par où commencer.

Camille le tira d’embarras en prenant la parole.

– Monsieur, dit-elle sans se troubler, il me tardait de vous remercier… mon pauvre père vous a dû sa dernière joie… et ce n’est pas à vous seul que je dois de la reconnaissance…

La fin de la phrase s’adressait au fils et à la mère qui se chargea de répondre pour tout le monde.

– Ma chère enfant, dit madame Gémozac, vous êtes maintenant de notre famille et nous n’avons fait que notre devoir, Julien en vous assistant dans un triste moment, et moi en vous donnant des soins. Mon mari fera le sien en se chargeant de veiller à vos intérêts et d’administrer votre fortune. Mais vous avez eu tort de sortir aujourd’hui. C’est une imprudence dans l’état de santé où vous êtes.

– Le médecin me l’a permis, madame. Je suis complètement rétablie et la preuve, c’est que j’ai supporté, hier, sans fatigue, un long interrogatoire du juge d’instruction.

– Quoi! il n’a pas craint de vous soumettre à une si pénible épreuve?… il aurait pu attendre au moins quelques jours.

– C’est moi-même qui suis allée le trouver et qui l’ai prié de m’entendre. J’ai eu tort, car il n’a tenu aucun compte de mes déclarations. Il me prend pour une folle, ou bien il croit que j’ai rêvé ce que j’ai vu… et il me soupçonne peut-être d’avoir été la complice de l’assassin… il ne me l’a pas dit, mais j’ai lu sa pensée dans ses yeux.

– Alors, c’est lui qui est fou! s’écria Julien.

– Il me reproche d’avoir abandonné mon père pour courir après le misérable qui venait de le tuer…

– Mais vous ne saviez pas que votre père était mort… J’étais avec vous quand vous l’avez trouvé sur le parquet du salon… et j’ai raconté la scène à ce juge…

– Il prétend que l’assassin devait être renseigné, car il ne pouvait pas deviner que mon père avait reçu le jour même une grosse somme d’argent…

– J’espère qu’il ne va pas jusqu’à supposer que c’est vous qui l’avez averti… ce serait par trop fort. Il ferait mieux d’arrêter tous les saltimbanques de la foire et de chercher dans le tas.

– Il a fait relâcher celui que j’avais désigné. Il ne lui manque plus que de m’envoyer en prison, dit amèrement Camille.

– Ah! s’écria M. Gémozac, c’est pour le coup que j’interviendrais pour attester que vous avez toujours été la fille la plus tendre, la plus dévouée… Il y a longtemps que je connaissais ce brave Monistrol et il m’a souvent parlé de vous en me racontant sa vie. C’est vous qui l’avez soutenu dans les longues crises qu’il a traversées.

Il n’avait plus que vous, car votre mère était morte en vous mettant au monde; c’est lui qui vous a élevée, vous ne vous êtes jamais quittés et c’est pour vous qu’il cherchait la fortune. Il y était arrivé, à force de travail et de persévérance, et il n’a pas eu le bonheur d’en jouir, mais je suis là, pour le remplacer auprès de sa fille, et je me charge de votre avenir. Je n’aurai pas grand mérite, car vous êtes riche… très riche. Votre part, dans l’association que j’ai formée avec Monistrol, produira, la première année, cinquante mille francs au moins… et je vais, dès à présent, vous mettre à même de vivre comme doit vivre la fille et l’héritière de mon associé.

– Je vous remercie, monsieur. Je désire rester comme je suis. J’ai toujours été pauvre, et je ne me plains pas de mon sort.

– Mais, moi, je suis obligé de vous enrichir malgré vous, car je ne peux pas garder ce qui vous appartient. Et, d’ailleurs, comment feriez-vous? Votre père n’a rien laissé que son invention.

– La maison où il est mort est à moi. C’est tout ce que ma mère avait apporté en dot.

– Si vous la louiez, elle ne vous rapporterait pas de quoi manger, dit en souriant M. Gémozac.

– Et vous ne pouvez pas l’habiter seule, reprit madame. Je vais m’occuper de chercher pour vous un appartement dans notre quartier… il n’est pas très gai, mais nous serons voisins, et nous nous verrons tous les jours. Et, si vous le permettez, je trouverai pour vous servir deux femmes sûres.

– Je vous suis bien reconnaissante, madame, dit doucement Camille, mais j’ai résolu de ne pas quitter la maisonnette où j’ai toujours vécu. Ma vieille nourrice est à Montreuil. Elle consent à demeurer avec moi. C’est tout ce qu’il me faut.

– Il vous faut bien aussi de l’argent pour vivre, répliqua un peu brusquement l’industriel, qui ne comprenait rien aux refus persistants de la jeune fille; et vous avez chez moi un compte ouvert. M’obligerez-vous à vous faire des offres réelles pour vous forcer à toucher vos revenus?

– Je vous supplie de les garder et de ne me remettre que ce qui me sera strictement nécessaire… au fur et à mesure de mes besoins.

– Voilà qui est plus raisonnable, dit le père Gémozac, en se frottant les mains. Ainsi, c’est entendu, ma caisse sera à votre disposition et vous y puiserez comme il vous plaira. Je capitaliserai les sommes que vous y laisserez, et dans un an ou deux, mademoiselle, vous serez un parti superbe. En fait de maris, vous n’aurez qu’à choisir.

– Je ne veux pas me marier.

– Pourquoi donc, ma chère enfant? demanda madame Gémozac.

– Parce que j’ai une mission à remplir.

– Une mission?

– Oui, je veux venger mon père. Puisque la justice est impuissante, je ferai ce qu’elle ne peut ou ne veut pas faire. Je découvrirai l’assassin, je le traînerai devant elle, et nous verrons alors si elle refusera de m’écouter quand je lui dirai: Le voilà!

– Et vous espérez, à vous seule, retrouver ce scélérat… qui ne vous a même pas montré son visage, m’a dit mon fils.

– Je le retrouverai, j’en suis sûre. Dieu ne permettra pas qu’il m’échappe, comme il a échappé à ceux qui l’ont si mal cherché. Je le poursuivrai, s’il le faut, jusqu’au bout de la terre. Rien ne me rebutera, et si je meurs à la peine…

– Ne parlez pas de mourir à l’âge où il est si doux de vivre. Laissez le temps calmer votre douleur légitime et oubliez le passé pour songer à l’avenir. Rien n’est éternel en ce monde, ma chère Camille. Un jour viendra où vous serez aimée par un homme digne de vous et où vous l’aimerez. Nous autres, femmes, nous sommes nées pour être épouses et mères. Vous parlez de mission… la nôtre est de faire le bonheur de notre mari et d’élever nos enfants…

– Je le sais, madame; mais si jamais je me marie, ce sera avec celui qui me livrera le meurtrier de mon père.

– Prenez garde, mademoiselle, dit gaiement M. Gémozac, qui ne jugeait pas sérieuses les résolutions de la jeune fille, si vous persistiez à ne vouloir épouser que l’homme qui arrêtera ce brigand, vous seriez peut-être obligée d’épouser un agent de police.

– Non, répondit Camille d’un ton ferme. Un agent de police ne ferait que son métier en arrêtant un assassin et je n’aurais pas à lui savoir gré de l’avoir fait. Je parle de celui qui, par dévouement, par sympathie pour moi, me seconderait dans ma tâche. À celui-là, s’il atteignait le but, je ne marchanderais pas la récompense.

– Ma foi! reprit en riant l’industriel, si j’étais plus jeune, j’essaierais de mériter le prix que vous promettez. Et, à cette condition-là, bien des gens s’estimeront trop heureux de vous servir.

Julien ne releva pas ce propos encourageant, mais sa mère lut dans ses yeux qu’il ne lui déplairait pas de se mettre sur les rangs. Et, de fait, sans être déjà amoureux de mademoiselle Monistrol, Julien se disait qu’il serait beau de conquérir la main de la jeune associée de son père. Ce n’était pas la fortune qui le tentait, car il était assez riche pour deux, mais Camille était charmante et l’imprévu l’attirait. Le désœuvrement commençait à lui peser, et il se sentait tout disposé à se lancer dans des aventures un peu moins banales, des aventures où il y aurait des dangers à courir. L’occasion était bonne pour couper court à une vie de plaisirs qui ne l’amusait plus, parce qu’il en avait abusé. On se lasse de tout, et, comme un officier qui s’ennuie dans une bonne garnison, il brûlait du désir d’entrer en campagne. La question était de savoir si mademoiselle Monistrol l’agréerait pour allié, et, quoique la timidité ne fût pas son défaut, il n’osait pas se proposer, de peur qu’elle ne refusât.

– Ma chère Camille, dit madame Gémozac, j’admire votre énergie, mais je me demande comment vous vous y prendrez pour en venir à vos fins.

– Je n’en sais rien encore. Dieu m’inspirera.

– Mais du moins, vous ne cesserez pas de nous voir.

– Non, madame. Seulement, je vous prierai de me laisser ma liberté tout entière. Il faut que je puisse aller et venir à ma fantaisie. Je serai peut-être obligée de quitter Paris… momentanément.

– Bon! s’écria Gémozac, l’argent est le nerf de la guerre… et des voyages. Donc, vous allez me faire le plaisir de passer à la caisse aujourd’hui même… ou plutôt, non… ce n’est pas la peine… mon caissier va vous apporter cinq mille francs… Est-ce assez pour commencer?

– Beaucoup trop, monsieur.

L’industriel saisit un des tubes acoustiques qu’il avait toujours à sa portée, même en déjeunant, il l’appliqua à ses lèvres, puis à son oreille, et dit:

– Voilà qui est fait. Quand vous n’en aurez plus, il y en aura encore. Maintenant, revenons à votre projet. Je ne le désapprouve pas positivement, mais je vous conseille de ne pas trop vous lancer, avant d’être mieux renseignée, car si j’en crois mon fils, rien ne prouve que le coupable soit ce saltimbanque auquel vous avez donné la chasse…

– C’est lui, j’en suis certaine.

– Et quand ce serait lui, il aura sans doute décampé.

– Je retrouverai sa trace.

– Il n’est pas sûr, d’ailleurs, qu’il soit parti, dit Julien. La foire au pain d’épice dure encore sur la place du Trône, et comme ce drôle a su se tirer d’affaire avec le juge d’instruction, il ne craint plus d’être arrêté. Je compte, du reste, m’occuper de lui… si mademoiselle n’y voit pas d’inconvénients.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
310 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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