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Читать книгу: «Le crime de l'Opéra 2», страница 23

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– C’est un dossier complet, murmura-t-il, et maintenant si le général ne décampe pas dans les quarante-huit heures, j’ai de quoi le mettre à la raison, sans faire intervenir ce brave Crozon, qui tient tant à l’exterminer. Décidément le Polonais avait du bon. C’était un homme rangé qui conservait avec soin les documents utiles, et je ne suis pas au bout de mes trouvailles. Le collet de sa pelisse est une boîte à surprises, une boîte inépuisable.

Nointel reprit les ciseaux et paracheva l’autopsie. Une enveloppe tomba de la doublure fendue d’un bout à l’autre, une enveloppe froissée et jaunie par un séjour trop prononcé sous la martre zibeline, une enveloppe qui n’avait jamais été cachetée et qui ne portait pas d’adresse. Elle contenait trois lettres pliées, l’une en carré, les deux autres en long, et le capitaine n’eut qu’à y jeter un coup d’œil, pour voir qu’elles n’avaient pas été écrites par la même personne, mais qu’elles avaient toutes été écrites par des femmes.

– Cette fois, je tiens le grand secret, murmura-t-il. C’est bien ce que je pensais. Golymine a gardé un spécimen du style de chacune de ses maîtresses; Golymine collectionnait les autographes de ces dames, et il ne les a pas tous confiés à Julia. Il avait sa réserve, dont il se serait servi tôt ou tard. Heureusement, elle est tombée entre mes mains, et je ferai bon usage de ces lettres. Avant tout, il s’agit de savoir de qui elles sont, et ce ne sera peut-être pas très facile.

»Voyons d’abord celle-ci… écriture anglaise, très régulière… les lignes sont droites et bien espacées… Quand j’étais en garnison à Commercy, je connaissais une petite bourgeoise de l’endroit qui alignait ainsi ses phrases les plus brûlantes… seulement, elle faisait volontiers des fautes de français, tandis que cette victime du Polonais rédige très correctement… Comment se nomme-t-elle? Mathilde. C’est madame Crozon. J’aurais dû la deviner avant d’avoir lu la signature. L’épître est tendre et triste. Pauvre femme! elle a payé bien cher sa folie.

»À l’autre maintenant… une couronne de marquise… c’est de madame de Barancos… elle ne se défiait pas de son amant, car elle a signé tout au long: Carmen de Pénafiel. Cette hardiesse est bien d’elle. Que lui écrivait-elle, à ce Polonais?

Nointel retourna la lettre pour la lire, mais il ne la lut pas. Le rouge lui monta au visage, et le courage lui manqua.

– Non, dit-il en jetant le papier sur la table, non; je ne veux pas savoir ce qu’elle lui écrivait. Je souffrirais trop.

Il ne renonça pourtant pas sans regret à l’âcre plaisir de surprendre les épanchements passionnés de cette fière Espagnole qui lui avait pris son cœur et qui s’était abaissée jusqu’à aimer un chevalier d’industrie, pour ne pas dire pis. Il hésita longtemps, et il eut quelque mérite à résister à la tentation. Sur cent amoureux, quatre-vingt-dix-neuf y auraient succombé. Et qu’on demande aux femmes éprises ce qu’elles feraient, si elles étaient mises à pareille épreuve.

Une lettre restait à examiner, et le capitaine ne doutait plus que cette lettre ne fût de la troisième maîtresse de Golymine. Celle-là, c’était l’inconnue du bal de l’Opéra, la vindicative créature qui avait poignardé madame d’Orcival. Elle n’inspirait à Nointel ni intérêt, ni pitié et il ne se fit aucun scrupule de pénétrer ses secrets. Il commença par chercher la signature, et il ne la trouva point. Pas de nom, pas de prénom, pas même une initiale. Rien qu’un paraphe qui pouvait représenter n’importe quel caractère de l’alphabet.

– Diable! dit-il entre ses dents, je ne suis pas beaucoup plus avancé qu’avant d’avoir acheté la pelisse de Golymine. La lettre d’une personne si prudente doit être tournée de façon à ne pas la compromettre. Cependant, l’écriture est très reconnaissable. Elle ne ressemble à aucune autre. Ce sont des pattes de mouche très fines, mais très lisibles, rondes et inclinées à gauche. Oui, mais la mouche est encore plus fine que les traits dont elle a couvert ces quatre pages. Voyons si la prose me fournira un indice.

La prose avait dû être fort claire pour celui qui l’avait inspirée. Elle exprimait en termes heureusement choisis une passion violente, mais contenue. Il y était beaucoup question de bonheur caché, de joies intimes. La jalousie y perçait à chaque ligne, la jalousie sans laquelle il n’y a pas de véritable amour. Par-ci par-là, un élan de tendresse discrète. Des allusions voilées à certains épisodes d’une liaison qui paraissait remonter à un temps assez éloigné. Rien qui pût fournir la moindre indiscrétion sur les habitudes et la condition de la dame, rien qui indiquât, par exemple, si elle était mariée, ou veuve. Chaque mot semblait avoir été pesé, chaque phrase arrangée pour dérouter les conjectures. Le style était d’une femme bien née, et cette femme devait être remarquablement intelligente, car sa lettre était un chef d’œuvre d’habileté. Elle disait tout ce qu’elle voulait dire, et elle le disait de façon à n’être comprise que par son amant.

– Parbleu! s’écria Nointel, il faut convenir que je n’ai pas de chance. Je débourse cent louis pour me procurer le mot d’une énigme qui n’intéresse plus guère que le juge d’instruction, et je tombe sur un billet inintelligible. Quel diplomate que cette anonyme! Ah! elle n’a rien à craindre. M.  Darcy ne la découvrira pas. Le mystère de l’Opéra ne sera jamais éclairci, et après tout il n’y aura que demi-mal; mademoiselle Lestérel et madame de Barancos ne sont plus en cause, et madame Cambry ne sera pas fâchée que son futur mari abandonne cette affaire qui l’absorbe tout entier. Julia ne sera pas vengée, mais Julia n’avait pas volé ce qui lui est arrivé, car ce n’était pas à bonne intention qu’elle attirait dans sa loge les victimes de Golymine. Il ne m’est pas prouvé qu’elle n’a pas essayé de rançonner celle qui l’a tuée. Elle a eu affaire à plus forte qu’elle, et il lui en a coûté la vie. C’est cher, mais elle devait bien savoir qu’elle jouait un jeu dangereux.

Maintenant que j’ai lu cette épître alambiquée, reprit-il après un silence, je parierais qu’en allant au rendez-vous la dame savait parfaitement combien de fois elle avait écrit à Golymine. Lorsqu’elle a été en possession de ses lettres, elle les a comptées… avant de sortir du théâtre, dans le corridor… elle a constaté qu’il en manquait une… elle s’est dit que la d’Orcival l’avait gardée pour lui jouer un mauvais tour… et elle est revenue hardiment tuer la d’Orcival. Voilà ce que c’est que d’avoir de l’ordre dans les affaires de cœur. Ce n’est pas madame de Barancos qui aurait numéroté ses billets doux. Et elle serait bien étonnée si je lui rendais celui que je viens de trouver… mais je ne le lui rendrai pas… elle ne voudrait jamais croire que je ne l’ai pas lu… mieux vaut le brûler… Oui, mais si je le brûle, M.  Darcy me reprochera encore d’avoir agi à la hussarde. Dans tous les cas, il faut que je lui remette la lettre de l’inconnue, et cela le plus tôt possible. Où le trouver maintenant? Chez lui ou au Palais? Je n’en sais rien; mais je vais le chercher jusqu’à ce que je le rencontre.

IX. Le lendemain de ce jour mémorable où Nointel avait conquis…

Le lendemain de ce jour mémorable où Nointel avait conquis, à force de persévérance et d’argent, la pelisse de Golymine, Gaston Darcy, après un déjeuner rapide et solitaire, achevait de s’habiller dans le cabinet de toilette où il avait, un matin, donné audience à la femme de chambre de Julia d’Orcival.

Il venait de recevoir un billet de madame Cambry qui le priait de passer chez elle, et d’amener, s’il le pouvait, son ami le capitaine.

«Je ne connais pas l’adresse de M.  Nointel, écrivait la charmante veuve, et j’ai absolument besoin de causer avec lui. J’espère qu’il m’excusera de l’inviter par votre intermédiaire à venir me voir. S’il vous plaisait à tous les deux de me consacrer votre soirée, je serais bien heureuse de vous garder à dîner. Nous parlerions de Berthe, qui ne peut en ce moment quitter la maison où sa malheureuse sœur vient de mourir. Votre ami a beaucoup contribué à démontrer que la chère enfant est innocente. Il ne serait pas de trop dans une conversation où il sera surtout question d’elle.»

Gaston ne demandait pas mieux que d’aller chercher Nointel, car il avait beaucoup de choses à lui dire, et il ne l’avait pas revu depuis qu’ils s’étaient séparés sur le trottoir de la rue Caumartin. Il s’étonnait même que Nointel ne lui eût pas donné signe de vie depuis trente-six heures, et il se demandait à quoi le capitaine avait pu employer son temps. Il savait que son oncle l’avait rencontré la veille chez madame Cambry, mais c’était tout. Peu s’en fallait qu’il ne l’accusât encore une fois d’indifférence, mais il ne voulait pas le condamner sans l’entendre, et il espérait qu’il se justifierait sans peine.

Il venait de sonner son valet de chambre pour lui demander si son coupé était attelé, lorsque M.  Roger Darcy entra sans se faire annoncer.

– Bonjour, mon cher oncle, lui dit-il gaiement. Vous arrivez à propos. Je vais chercher Nointel pour le conduire chez madame Cambry qui désire le voir. Voulez-vous que nous y allions ensemble?

– Oui, répondit le magistrat, je serai d’autant plus aise de rencontrer ton ami qu’il est venu deux fois hier me demander, au Palais et à la maison. Je n’y étais pas. J’ai passé l’après-midi chez mon notaire et la soirée chez un conseiller à la Cour. Aujourd’hui, je suis libre. L’instruction fait relâche, et pour cause. Je puis donc te donner tout mon temps; mais avant de t’accompagner chez M.  Nointel, j’ai à te parler.

Gaston regarda son oncle et vit qu’il avait la figure des grands jours.

– Qu’y a-t-il donc? demanda-t-il avec inquiétude. Serait-il encore survenu quelque incident qui remette en question la…

– Non, non, rassure-toi, répondit le juge en souriant. L’innocence de mademoiselle Lestérel est solidement établie, et j’ai pour cette héroïque jeune fille une estime profonde. Je puis même t’apprendre que l’opinion s’est retournée en sa faveur. Son histoire a transpiré. Plusieurs de mes collègues m’ont parlé d’elle avec admiration, presque avec enthousiasme, et quand on saura que tu l’épouses, personne ne te blâmera…

– Pas même vous, mon oncle?

– Moi, moins que personne. Je t’approuve, et je souhaite de tout mon cœur que ce mariage se fasse le plus tôt possible.

– En même temps que le vôtre, mon oncle.

– C’est précisément la question que je viens traiter avec toi. Oui, mon cher Gaston, je viens te consulter. C’est le monde renversé, n’est-ce pas? Mais il y a des cas où il faut savoir déroger aux vieux principes. Et puis, je crois que tu es devenu beaucoup plus raisonnable. L’amour honnête t’a rendu sérieux, et la crise que tu viens de traverser t’a rendu prudent. Donc, écoute-moi, et réponds-moi en toute sincérité.

»Te souviens-tu d’un entretien que nous eûmes ensemble, au coin de mon feu, le lendemain du suicide de ce Polonais qui a fait tant de victimes avant sa mort… et même après?

– Parfaitement. Vous m’avez montré des notes de police sur Julia d’Orcival…

– Et sur Golymine. J’ai eu grand tort de n’y pas attacher plus d’importance. Si on avait fait une perquisition au domicile de la d’Orcival, on y aurait trouvé les fameuses lettres, et il n’y aurait jamais eu de crime de l’Opéra. Mais il ne s’agit pas de cela. Tu te souviens aussi que je te posai un ultimatum. Je te déclarai que, si tu n’étais pas marié dans un délai de trois mois, je me marierais, moi, à seule fin de perpétuer notre race. Peu de jours après, tu me présentais une candidate qui ne m’agréait qu’à demi, mais que je ne repoussais pas absolument. Le lendemain survenaient des fatalités inouïes, mademoiselle Lestérel devenait impossible; tu annonçais courageusement ta résolution de l’épouser quand même ou de rester garçon, et, en présence de ces deux alternatives qui me semblaient également fâcheuses, je me décidais, moi, à épouser madame Cambry.

– Et je me réjouissais de cette décision… je m’en réjouis encore.

– Oh! je te rends justice, mon cher Gaston. Tu t’es montré, comme toujours, affectueux et désintéressé. C’est une raison de plus pour que je te soumette le cas qui m’embarrasse.

»Nous étions donc décidés tous les deux à nous marier. Le nom de Darcy ne courait plus le moindre risque de périr. Mais j’étais convaincu que tu changerais d’avis si mademoiselle Lestérel était condamnée, comme je n’en doutais pas, et c’était cette conviction qui me poussait à franchir le pas périlleux du mariage. Madame Cambry me plaisait beaucoup, et elle voulait bien me dire que je ne lui déplaisais pas; mais j’avais vingt ans de plus qu’elle, et je n’aurais certainement pas passé par-dessus ce grave inconvénient si j’avais pu espérer que mon neveu me donnerait un jour des petits-neveux légitimes.

– Vous aurez des petits-neveux et vous aurez des fils. Ce sera mieux.

– Peut-être, mais alors tes enfants n’hériteront pas de moi. Je sais que cette considération ne te touche pas. Cependant, je ne puis pas m’empêcher de penser que j’ai manqué aux conventions formulées par moi-même. Je ne devais me marier que si tu ne me présentais pas, dans le délai de trois mois, une fiancée acceptable. Or, un mois à peine s’est écoulé, et la fiancée est trouvée, une fiancée que j’honore et que j’aime. Non seulement je n’ai aucune objection à élever contre ton choix, mais je suis, pour ainsi dire, intéressé à ce que tu épouses mademoiselle Lestérel, car elle a souffert par moi, et toi seul peux réparer le mal que je lui ai fait involontairement. C’est pourquoi, mon cher enfant, je pense qu’il serait juste de nous en tenir strictement aux conditions que je t’ai posées, il y a quelques semaines. Tu te maries avant l’expiration du sursis, tu te maries à mon gré. Il est donc inutile que je me marie. C’est assez d’un Darcy pour faire souche.

– Vous ne parlez pas sérieusement, s’écria Gaston.

– Très sérieusement. Je te l’ai annoncé en arrivant.

– Mais, mon oncle, vous êtes engagé avec madame Cambry. Elle a pour vous la plus vive, la plus sincère affection. Elle est digne de vous, elle a le droit de compter sur votre parole, et, en vérité, je crois rêver en vous entendant me rappeler je ne sais quelle convention que j’ai oubliée et que je veux oublier. Croyez-vous donc que j’accepterais votre héritage si, pour me le laisser, vous sacrifiiez votre bonheur? Mademoiselle Lestérel se joindrait à moi, s’il le fallait, pour vous supplier de ne pas désespérer sa bienfaitrice en renonçant à une union qui comblera les vœux de la plus charmante et de la meilleure des femmes. Berthe doit tout à madame Cambry; Berthe refuserait de m’épouser si son mariage devait vous empêcher d’épouser madame Cambry.

– Écoute-moi, Gaston, dit le juge après un court silence. Je m’attendais à la réponse que tu viens de me faire, et peut-être me déciderait-elle à passer outre, malgré les scrupules très réels qui me font hésiter. Si madame Cambry réclamait l’exécution d’un engagement contracté de part et d’autre en toute sincérité, je ne pourrais pas m’y soustraire, et je sais que tu m’approuverais d’agir ainsi. Mais le moment est venu de t’apprendre que, depuis peu de jours, depuis hier surtout, madame Cambry me paraît être moins décidée qu’elle ne l’était lorsque nous avons échangé une promesse. Je ne crois pas qu’elle ait renoncé à ce mariage qu’elle semblait désirer autant que moi, mais elle est certainement moins pressée de le célébrer. Nous l’avions fixé ensemble à la fin d’avril, et ce n’était pas trop tôt, car rien n’est plus ennuyeux et plus gênant que la situation de deux futurs conjoints pendant le temps qui s’écoule entre les fiançailles et les noces… surtout quand le futur a quarante-cinq ans. Eh bien, comme je lui parlais hier d’arrêter définitivement la date de la cérémonie, madame Cambry s’est montrée disposée à la reculer.

– Vous me surprenez plus que je ne saurais le dire. Elle voulait se marier le même jour que Berthe. Vous a-t-elle donné un motif?

– Aucun, si ce n’est que les angoisses par lesquelles venait de passer mademoiselle Lestérel l’avaient fortement impressionnée et qu’elle craignait de ne pas être assez remise de ses émotions pour se marier dans cinq semaines. Ton ami Nointel, que j’ai trouvé chez elle, l’avait entretenue du meurtre de la d’Orcival, de la mort de madame Crozon et d’autres sujets lugubres; moi, je lui ai parlé de l’épreuve à laquelle j’ai soumis madame de Barancos. J’ai pensé que ces conversations l’avaient mal disposée, et je me suis retiré sans insister. Mais, ce matin, j’ai reçu d’elle une lettre où, avec toute la bonne grâce imaginable, elle me prie catégoriquement de remettre notre mariage à l’époque des vacances, quand je serai débarrassé, dit-elle, des tristes préoccupations que me cause l’instruction de cette horrible affaire de l’Opéra. Elle ajoute qu’en attendant nous te marierons avec sa protégée, et que le spectacle de votre bonheur lui fera prendre patience.

– Elle m’a tenu à moi un tout autre langage. Ce changement est bien singulier.

– Si singulier que je me crois autorisé à reprendre ma liberté. Je me dégagerai avec tous les ménagements possibles, mais je me dégagerai, et je pense que madame Cambry ne cherchera pas à me retenir. Elle trouvera aisément un mari mieux assorti à son âge. Moi, je la regretterai, je ne m’en cache pas, mais enfin je ne suis pas trop fâché de rester garçon. Il y a plus de quarante ans que je pratique le célibat, et j’en ai pris l’habitude. Tu te chargeras de me fournir les joies de la famille. Et, à ce propos, il faut que je te fasse part d’une résolution que j’ai prise. Tu vas te marier. C’est le vrai moment d’entrer dans la magistrature. Ton union avec mademoiselle Lestérel ne sera pas un obstacle; au contraire. Tu as montré dans cette affaire des qualités qui manquent à bien des juges. Toi et ton ami Nointel, vous avez empêché une erreur judiciaire, et vous feriez tous les deux d’excellents magistrats. Lui, qui a été hussard, ne se soucie guère de troquer son uniforme de la territoriale contre une robe. Mais toi, c’est autre chose. Tu es de mon sang, et tu me remplaceras avantageusement. J’obtiendrai de te faire nommer juge suppléant dans le ressort de Paris; je l’obtiendrai d’autant plus facilement que je vais créer une vacance en donnant ma démission.

– Vous démettre, mon oncle! mais vous n’y pensez pas.

– J’y pense si bien que c’est chose arrêtée dans ma tête. Mon cher, il faut savoir battre en retraite après une défaite. Cette affaire de l’Opéra a été mon Waterloo. Oui, oui, tu auras beau chercher à expliquer le désastre pour ménager mon amour-propre, je ne me dissimule pas que j’ai manœuvré tout le temps comme un conscrit. J’ai fait fausse route dès le début, et peu s’en est fallu que je n’envoyasse une innocente en cour d’assises. Elle est sauvée, grâce à deux braves garçons de ma connaissance, mais je sens que je ne trouverai pas la coupable. Il y a un sort sur cette instruction, et je suis décidé à me retirer. Je ne veux pas m’exposer à un second échec.

– Et c’est au moment où vous allez quitter une carrière qui a été l’occupation et l’honneur de toute votre vie que vous voulez renoncer au bonheur d’épouser une femme qui vous aime et que vous aimez… car vous l’aimez, j’en suis sûr. Non, mon oncle, non, vous ne ferez pas cela… je vous le demande au nom de l’affection que vous me portez. Madame Cambry m’attend. Autorisez-moi à lui parler de vos scrupules, du chagrin que vous causent ses hésitations, et je vous jure que…

Gaston n’acheva pas. La porte du cabinet s’ouvrit brusquement, et Nointel entra. Il était rayonnant, et il alla droit à M.  Darcy, qui lui dit en lui tendant la main:

– Je regrette vivement, monsieur, de ne pas m’être trouvé chez moi quand vous avez pris la peine d’y passer hier. Vous aviez sans doute quelque chose à m’apprendre?

– Quelque chose à vous remettre, monsieur, répondit joyeusement le capitaine. Le plus inouï de tous les hasards a mis entre mes mains une lettre écrite à Golymine par la femme qui a tué Julia d’Orcival… je vous l’apporte.

– Comment! quelle preuve avez-vous de…

– Oh! c’est clair comme le jour. Hier j’ai rencontré sur le boulevard un ami de ce Golymine, un certain Simancas…

– Qui se dit général au service du Pérou. Je l’ai précisément envoyé chercher hier, ainsi qu’un docteur Saint-Galmier qui se trouvait avec lui dans la loge voisine de celle où le crime a été commis. Je les avais déjà entendus au début de l’instruction, mais à la suite de l’épreuve qu’avait subie madame de Barancos, j’ai pensé qu’il serait utile de les interroger de nouveau…

– Cela m’explique pourquoi ils avaient l’air si effrayé. Le domestique de Saint-Galmier est venu avertir son maître qu’un agent s’était présenté. Ces coquins ont cru qu’on venait les arrêter. Car ces étrangers sont des coquins. J’en ai la preuve, et je vais vous la montrer; mais permettez-moi d’abord de vous raconter comment j’ai eu la lettre.

Simancas est entré à l’Hôtel des ventes. Je l’y ai suivi. On vendait les hardes de Golymine, et entre autres une certaine pelisse fourrée que Simancas poussait furieusement. Je me suis douté que ce vêtement contenait les secrets du Polonais, j’ai poussé aussi, la pelisse m’est restée, au grand désespoir de Simancas; je l’ai emportée chez moi, j’ai décousu le collet, et j’y ai trouvé d’abord des papiers qui vous édifieront sur les antécédents de Golymine et de ses amis… ces bandits avaient organisé les attaques nocturnes qui ont été si fréquentes cet hiver… puis trois lettres de femmes. La première, signée Mathilde, est de madame Crozon; la seconde, signée Carmen de Penafiel et timbrée d’une couronne de marquise, est de madame de Barancos; la troisième, pas signée du tout, est évidemment de la troisième maîtresse du Polonais… Il avait gardé une lettre de chacune d’elles, une seule.

– Mon cher, dit Gaston, qui écoutait distraitement le récit de Nointel, je suis fâché de t’interrompre, mais je crois que mon oncle entendra tout aussi bien ta déposition dans son cabinet, et j’ai hâte de te conduire chez madame Cambry qui nous attend.

M.  Roger Darcy comprit que Gaston avait hâte de plaider la cause de son oncle auprès de la belle veuve, et il ne lui sut pas mauvais gré de son zèle.

– Monsieur, commença-t-il en s’adressant à Nointel, peut-être vaudrait-il mieux en effet procéder régulièrement. Je vais au Palais en sortant d’ici, et je vous y recevrai. La découverte que vous venez de faire peut avoir une grande importance. La lettre n’est pas signée, m’avez-vous dit?

– Non, mais l’écriture est caractéristique, le style aussi et…

– Arrête-toi donc, bavard. Je te répète que madame Cambry t’attend avec impatience. Lis plutôt, reprit Gaston en étalant sous les yeux de Nointel le billet pressant qu’il avait reçu un peu avant l’arrivée du juge d’instruction.

– C’est madame Cambry qui a écrit cela! s’écria le capitaine.

– Je ne vous retiens pas, messieurs, dit M.  Darcy, nous reprendrons cet entretien dans mon cabinet, après que vous aurez vu madame Cambry. Vous pourriez cependant me remettre dès à présent la lettre; je l’étudierais avant votre arrivée. Ne venez-vous pas de me dire que vous me l’apportiez?

– Non, balbutia Nointel, non; je me suis trompé. Je ne prévoyais pas que je vous rencontrerais ici… et… je ne l’ai pas sur moi.

– Il est tout naturel que vous ayez laissé cette lettre chez vous, dit M.  Darcy, un peu surpris de voir que le capitaine se troublait. Peu importe, d’ailleurs, que je l’examine maintenant ou dans une heure, car il n’est malheureusement pas probable que je reconnaisse l’écriture. Mais je ne désespère pas d’utiliser plus tard votre heureuse découverte. Si j’y parvenais, je vous devrais, cher monsieur, de bien vifs remerciements, et je suis, dès à présent, votre obligé. Puis-je compter que vous voudrez bien m’apporter au Palais tous les papiers que vous avez trouvés et même le vêtement qui les contenait?

»Je suppose que madame Cambry ne vous retiendra pas longtemps, ajouta le magistrat en adressant à son neveu un coup d’œil qui équivalait à une recommandation d’abréger la visite de Nointel à la veuve.

C’était bien ce que comptait faire Gaston qui avait hâte d’essayer de vaincre les hésitations de madame Cambry à l’endroit du mariage, et qui ne pouvait guère traiter qu’en tête-à-tête cette question délicate.

– Je ne prendrai que le temps de passer chez moi en revenant de l’avenue d’Eylau, répondit Nointel.

– Je puis dès à présent, je crois, reprit M.  Darcy, lancer un mandat d’amener contre ce prétendu général et ce prétendu docteur.

– C’est d’autant plus urgent que je les soupçonne de se préparer à passer la frontière. Ils savent maintenant qu’ils sont perdus, et ils ne s’attarderont pas à Paris. J’oserai cependant vous faire observer que leur arrestation aura peut-être de fâcheuses conséquences pour d’autres personnes.

– Comment cela?

– Mais oui. Si ces deux drôles passent en jugement, ils ne manqueront pas de dire tout ce qu’ils savent. Ils proclameront en pleine cour d’assises la honte de madame Crozon et la honte de madame de Barancos. Madame Crozon vient de mourir, mais son mari est encore de ce monde, et son mari est un brave marin qui mérite bien qu’on ait pour lui quelques égards. Quant à la marquise…

– Madame de Barancos va partir pour toujours. Elle m’a écrit hier soir, à la suite de l’interrogatoire qu’elle a subi dans mon cabinet. Elle m’a écrit pour me demander si je ne voyais pas d’inconvénient à ce qu’elle quittât la France, et je lui ai répondu que je ne m’y opposerais pas. Je n’ai plus l’ombre d’un doute sur son innocence, et la résolution qu’elle a prise est très sage, car tout se sait à Paris; son histoire finirait par se répandre, et les mauvais bruits qui courraient sur elle lui rendraient la vie impossible. M.  Crozon est veuf. Il ne tardera pas à prendre la mer. Il n’a donc rien à redouter des complices de Golymine, et je vais les faire arrêter. Ils m’aideront peut-être à trouver la troisième maîtresse de leur ami, celle qui a tué Julia d’Orcival.

Nointel se tut. Il pensait au prochain départ de la marquise, et il lui tardait de la voir. Il pensait surtout à un incident qui venait de se produire pour lui seul, et de donner à ses idées une toute autre direction.

– Voyons, s’écria Gaston, veux-tu m’accompagner, oui ou non? Faut-il, pour te décider, te rappeler encore une fois que madame Cambry nous attend?

– Je ne l’ai pas oublié, murmura Nointel. Allons, puisque M.  Darcy veut bien le permettre.

L’oncle, le neveu et le capitaine sortirent ensemble. Deux coupés attendaient dans la rue Montaigne. Le juge d’instruction monta dans le sien pour se faire conduire au Palais de justice, et les deux amis filèrent vers l’avenue d’Eylau au grand trot d’un excellent cheval.

– Madame Cambry va me remercier de t’amener; mais quand tu seras parti, j’aurai fort à faire avec elle, dit Gaston. Croirais-tu qu’elle hésite maintenant à épouser mon oncle, et que je vais être obligé de me mettre en frais d’éloquence pour tâcher de la décider à conclure un mariage qui fera deux heureux?

– Deux, c’est beaucoup, murmura Nointel. On n’est jamais sûr de ces choses-là. Quand ont commencé ces hésitations un peu tardives?

– Hier, après la conversation que tu as eue avec elle; mais ce n’est, je pense, qu’un caprice passager. Le crime de l’Opéra et ses suites l’ont bouleversée. Elle craint que l’instruction ne gâte sa lune de miel, et le fait est que mon oncle serait fort distrait de ses devoirs conjugaux par ses devoirs de juge; mais j’ai un excellent argument à faire valoir pour la rassurer. Il vient de me dire qu’il était résolu à donner sa démission.

– Il a là une excellente idée.

– Tu trouves?

– Oui. L’affaire qu’il instruit ne lui causerait que des désagréments.

– Il me semble pourtant qu’elle est en meilleure voie. Cette lettre que tu vas lui remettre l’aidera à découvrir la coupable.

– C’est ce que je ne souhaite pas.

– Que dis-tu là?

– Mon cher, il y a quelquefois dans la vie des mystères qu’il vaut mieux ne pas éclaircir. La femme qui a tué Julia est évidemment une femme du monde. Si, par hasard, elle était du monde où va ton oncle, s’il la connaissait, il se trouverait dans une situation atroce. Je me souviens de ce que j’ai éprouvé lorsqu’on soupçonnait madame de Barancos. Souviens-toi de ce que l’arrestation de mademoiselle Lestérel t’a fait souffrir.

– Quel rapport vois-tu entre mon cas, le tien et…

– Pour ton oncle, ce serait bien pis. Et je me range à l’avis de madame Cambry, qui voudrait que son futur mari abandonnât cette affaire. Mademoiselle Lestérel et madame de Barancos n’ont plus rien à craindre. Je ne tiens pas du tout à ce que la vindicte publique soit satisfaite, comme disent ces messieurs du parquet. Est-ce que tu t’en soucies, toi, de la vindicte publique?

– Pas plus qu’il ne faut; cependant…

– Bah! ne prend donc pas fait et cause pour la société. Tu n’es pas encore magistrat.

– Non, mais je vais l’être. Mon oncle le veut.

– Sois-le, mais ne me contredis pas quand tu m’entendras dire à madame Cambry ce que je pense de tout cela.

Darcy n’insista plus. Il ne comprenait rien aux sous-entendus que contenaient les discours de son ami, et il n’y attachait aucune importance. Nointel n’avait pas envie d’en dire davantage, et la conversation tomba tout à coup.

Il était assez naturel que le capitaine gardât le silence. En ce moment même une tempête se déchaînait sous son crâne; il se trouvait en présence du plus menaçant de tous les dilemmes, et il lui restait à peine quelques minutes pour prendre un parti, car l’alezan qui l’emportait vers l’hôtel de madame Cambry filait à raisons de six lieues à l’heure.

– De quoi veut me parler ta future tante? demanda brièvement Nointel, au moment où le coupé s’arrêtait devant la grille.

– Mais… de mademoiselle Lestérel, je suppose, répondit Gaston. Du moins, elle le dit dans la lettre que je viens de te montrer.

– L’écriture a été donnée à la femme pour cacher sa pensée, murmura le capitaine.

On les attendait. Un valet de pied les reçut à l’entrée et les conduisit tout droit aux petits appartements où madame Cambry n’était jamais visible que pour ses intimes. Dans l’escalier, ils se croisèrent avec dame Jacinthe, que le capitaine n’avait jamais vue et qu’il regarda avec beaucoup d’attention.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
460 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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