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Читать книгу: «Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 4», страница 9

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XIII
CHANSON BRETONNE

Montalt se trouvait au centre d'une trame dont tous les fils venaient aboutir à lui tour à tour.

Le hasard avait amené sur ses pas l'un après l'autre tous les personnages d'un seul et même drame, et chacun d'eux lui en avait dit assez pour que la somme de ces confidences diverses pût former, à bien peu de chose près, un récit complet et sans lacune.

Ç'avait été d'abord Vincent de Penhoël, le pauvre matelot breton de l'Érèbe;

Puis Étienne et Roger, dans la diligence, sur la route de Rennes;

Puis Robert de Blois, avec ses acolytes Blaise et Bibandier;

Puis enfin les deux filles de l'oncle Jean.

Mais Vincent, ombrageux et fier, avait jeté un voile sur sa noble famille; mais Étienne et Roger, qui avaient à se plaindre de Penhoël, tout en conservant pour lui leur vieille affection, n'avaient eu garde de prononcer son nom; mais M. le chevalier de las Matas, ceci pour cause, avait prêté généreusement des pseudonymes à tous les personnages de son histoire. Quant à Diane et à sa sœur, embarquées dans une entreprise au moins audacieuse, elles avaient caché jusqu'à leurs noms de baptême.

Malgré cette commune discrétion, Montalt aurait découvert assurément la coïncidence des événements racontés, si, d'une part, ses perpétuelles railleries n'avaient obligé depuis longtemps Étienne et Roger à une réserve entière, et si, de l'autre, Robert n'eût pris grand soin d'arranger un peu les faits à sa guise. Nous avons vu, entre autres choses, qu'il avait glissé sur ce qui regardait les deux jeunes filles.

Et cependant, deux ou trois fois, un soupçon vague avait traversé l'esprit de Montalt. Il y avait d'abord ce fantastique démenti jeté derrière la charmille; il y avait en outre ce double rendez-vous donné à Étienne et à Roger lors de l'arrivée à Paris.

Mais le moyen de penser que les deux jeunes gens eussent fait près de cent lieues sans voir, au moins une fois, les jolies voyageuses de la Concurrence!

Et puis, ces noms de Louise et de Berthe égaraient le nabab dès ses premiers pas dans le champ des conjectures.

Montalt, d'ailleurs, avait une intelligence vive et haute; mais il n'était pas homme à chercher bien fort ni bien longtemps. Cette nuit, son indolence habituelle était augmentée par l'effet de l'opium, qui agissait maintenant avec une force croissante, et enveloppait déjà ses idées dans une brume confuse.

Il résistait, parce qu'il se sentait heureux et qu'il voulait prolonger la joie imprévue de cet entretien.

La situation avait tourné complétement. Montalt ne songeait plus à se révolter contre le charme qui l'avait saisi à l'improviste. L'idée ne lui venait pas d'élever l'ombre d'un doute sur la romanesque histoire que Diane avait racontée.

C'étaient des faits étranges, mais comment ne pas croire les paroles, toutes les paroles qui tombaient de cette charmante bouche si pure et si sincère? Ce beau regard pouvait-il accompagner le mensonge?

Montalt aurait voulu seulement interroger, pour entendre encore cette voix sympathique et douce, qui descendait tout au fond de son cœur.

Mais le temps lui manquait. Il sentait le sommeil vainqueur courber sa volonté forte; ses paupières battaient; sa tête, appesantie, allait tomber sur sa poitrine.

Tout, autour de lui, vacillait déjà, comme les objets que l'on voit en songe.

Il y avait dans cet état quelque chose de délicieux. Montalt se laissait aller voluptueusement à ce demi-sommeil qui le berçait. Il ne dormait pas encore, mais il rêvait déjà…

Quelques minutes à peine s'étaient écoulées, depuis l'instant où sa voix, railleuse et dure, arrivait à l'oreille des deux pauvres filles comme un sarcasme et une menace. Maintenant, sa voix était douce, tendre, presque soumise, et ses yeux, qui nageaient dans une langueur molle, semblaient implorer l'amour.

Non point l'amour que le maître du harem demande à ses esclaves, non pas l'amour que vous avez quêté, jeunes gens, aux genoux de la maîtresse idolâtrée. Que dis-je? Il y avait de la passion pourtant dans ce regard, une passion profonde et recueillie.

La tendresse paternelle est austère. Pour trouver un objet de comparaison, il faudrait se représenter la jeune mère qui se penche, heureuse, sur le berceau de son enfant.

Et toute cette adoration s'était fait jour, non point à cause du récit de Diane, mais pendant le récit, qui lui avait servi seulement de prétexte et de transition.

Tandis que le nabab raillait naguère, il aimait déjà, et la moquerie déchirait son propre cœur.

Ce cœur, fermé de force à toute tendresse, et qui, depuis vingt ans, souffrait d'un immense besoin d'aimer!

Montalt tenait toujours les mains des deux jeunes filles entre les siennes et les serrait doucement contre sa poitrine.

Diane et Cyprienne souriaient, sans crainte ni défiance. Elles ne sentaient point trop ce qu'il y avait d'inexplicable dans la tournure que prenaient les choses.

Et, par le fait, pour tenter cette démarche téméraire, il fallait bien qu'elles eussent espéré un dénoûment de ce genre.

En faisant la part la plus large possible à leur romanesque ignorance, il fallait bien encore, pour expliquer comment cet espoir insensé avait survécu à leur entrée dans l'hôtel du nabab, supposer qu'il y avait en elles quelque secrète pensée.

Cela était en effet. Tandis que les deux sœurs, abritées par le feuillage, contemplaient la belle figure de Montalt, causant avec Robert de Blois, Diane avait serré tout à coup le bras de sa sœur.

Quelques mots rapides étaient tombés de ses lèvres.

Puis elle avait dit:

– Regarde!.. oh! regarde!..

Et Cyprienne avait joint ses deux petites mains en murmurant:

– Que Dieu le veuille!..

Ceci avait lieu au moment où Montalt, se croyant à l'abri de tout regard, détendait pour quelques secondes sa physionomie, et laissait voir le profond dégoût que lui inspirait le récit de Robert.

Et Dieu sait que, pour partir et s'élancer dans les espaces infinis, l'imagination de nos deux jeunes filles n'avait pas besoin d'un point d'appui bien large. Impossible d'imaginer rien de plus frêle que l'hypothèse bâtie par Diane, mais c'était assez, et à dater de cet instant leur esprit travaillait, travaillait…

De sorte que, indépendamment de leurs caractères, qui eussent suffi peut-être à les entraîner sur cette pente, le nabab d'un côté, les deux jeunes filles de l'autre, avaient, pour se rapprocher, de secrets motifs.

Pour le nabab, c'étaient ses souvenirs et de vagues remords, éveillés dans cette soirée; pour les deux sœurs, c'était une mystérieuse promesse qui leur montrait le ciel ouvert…

– Ma belle Louise, dit Montalt en baisant leurs mains qu'elles ne songeaient point à retirer, ma jolie Berthe, comme je vais vous aimer!

– Oh! tant mieux!.. dirent les deux sœurs, car, nous aussi, nous vous aimerons bien!

– Voulez-vous être mes filles?

– Si nous le voulons!.. s'écria Diane; Dieu a donc pitié de nous!..

Et Cyprienne murmurait avec son gracieux sourire:

– Je savais bien que vous étiez bon… Oh! vous ne me faisiez pas peur!

– Écoutez… reprit le nabab dont la voix se voilait, tout va changer dans cet hôtel… Vous y serez maîtresses et reines… Voilà bien longtemps que je souffre… Vous m'apportez le salut et l'amour… Vous ne me quitterez plus, n'est-ce pas?

Les deux jeunes filles hésitèrent à répondre.

– Eh bien?.. reprit Montalt.

– C'est que… répliqua Diane, il y a notre pauvre père… et Madame.

– Puisqu'ils vous croient mortes!..

– Oh! s'écria vivement Cyprienne, nous ne nous cacherons plus, quand vous nous aurez donné de l'argent pour les sauver.

A d'autres oreilles, cette parole eût peut-être sonné mal. Montalt attira la jeune fille sur son cœur pour la remercier.

Diane, dont le front s'était couvert d'abord d'un nuage d'inquiétude, leva les yeux au ciel avec reconnaissance.

Si beau qu'eût été son rêve, la réalité semblait vouloir le dépasser encore.

– Je vous donnerai donc de l'argent? demanda le nabab en caressant Cyprienne du regard.

– Puisque vous êtes si bon… répliqua la jeune fille, et que nous en avons besoin pour soulager ceux qui souffrent…

Puis elle ajouta brusquement, comme pour ne pas perdre une idée soudain venue:

– Vous ne savez pas?.. Si vous nous donnez une chambre dans votre hôtel, nous irons chercher l'Ange… Vous ne lui refuserez pas un asile, n'est-ce pas?

Et comme Montalt la contemplait sans répondre, elle ajouta en joignant les mains:

– C'est notre cousine… oh! si vous la voyiez, elle est bien plus belle que nous!.. Et sa pauvre mère pleure, parce que les méchants la lui ont enlevée…

– Nous avons encore bien des choses à vous dire, reprit Diane; mais comme vous semblez las et accablé!

Montalt, en effet, cédait malgré lui à l'effort de l'opium.

– Nous avons demain… répondit-il, après-demain, toute la vie pour causer, pour nous aimer… vous pour me conter vos désirs… moi pour les exécuter à l'instant même… Oh! mes enfants!.. mes filles chéries!.. si vous saviez comme vous me faites heureux!.. Mais ce soir je ne vous entendrai pas plus longtemps… Avant de venir ici, comme j'avais la mort dans le cœur, j'ai pris un breuvage pour appeler le sommeil… et le sommeil va venir… mais tant que je puis encore vous écouter, parlez-moi… demandez-moi ce que vous voulez.

Diane baissa les yeux.

– Nous voulons beaucoup d'argent… répliqua-t-elle.

– Combien d'argent?

– Cette femme qui nous a conduites ici nous disait que vous nous donneriez trente mille livres de rente.

– Ah!.. fit le nabab étonné.

– Et que trente mille livres de rente, ajouta Cyprienne, cela faisait six cent mille francs… Six cent mille francs!.. c'est plus qu'il n'en faut pour racheter le manoir où nous sommes nées!.. Nous les porterions à Madame qui redeviendrait heureuse.

Un instant les sourcils de Montalt s'étaient froncés; mais, à mesure que la jeune fille parlait, son front se déridait et il retrouvait son sourire.

– S'il ne vous faut que cela, reprit-il gaiement, nous vous les trouverons.

– Vrai?.. s'écrièrent les deux jeunes filles en se levant toutes deux et en bondissant de joie.

– Mais, reprit Montalt, quand j'ai bu de l'opium, je dors tard dans la matinée… et les pauvres gens dont vous parlez ont sans doute besoin de secours… Séid!

A cet appel, prononcé pourtant d'une voix assourdie déjà par l'abattement, la figure du noir se montra aussitôt sur le seuil.

Les deux jeunes filles reculèrent effrayées.

– Prends deux bourses de perles, dit le nabab, mets cent louis dans chacune… et reviens tout de suite.

Le noir disparut et revint au bout d'une minute, rapportant les deux bourses qui valaient chacune quatre ou cinq fois ce qu'elles contenaient.

Cyprienne et Diane les regardaient, posées qu'elles étaient sur la table, le rouge au front et les yeux petillants de plaisir.

– Regarde bien ces deux enfants, dit encore Montalt à Séid qui se retirait; tu es à elles comme à moi… tout ce qu'elles te diront, fais-le.

Les yeux brillants du nègre s'attachèrent sur les deux sœurs, mais son noir visage n'exprima aucune surprise.

Il s'inclina et sortit.

– C'est à nous, ces belles bourses?.. demanda Cyprienne.

La tête du nabab oscillait sur ses épaules et ses yeux se fermaient.

– Pas encore… répliqua-t-il, tandis qu'un sourire vague errait sur sa lèvre; il faut que vous les achetiez.

Son doigt, étendu, montra la harpe d'or demi-cachée par la draperie dans un coin du boudoir.

– Une fois que je passais, reprit-il tandis que son accent s'imprégnait de mélancolie, je vous entendis chanter une chanson qui me plut, mes filles… Voulez-vous me la dire? Je m'endormirai en l'écoutant, et je rêverai de vous…

Cyprienne s'élança vers la harpe.

– Quelle chanson?.. demanda Diane.

– Je sais bien laquelle, moi!.. s'écria Cyprienne dont les jolis doigts couraient déjà sur les cordes de la harpe, en exécutant le simple et doux prélude de la mélodie bretonne: Les Belles-de-nuit. N'est-ce pas que c'est cela? ajouta-t-elle en s'adressant au nabab.

Montalt fit un signe affirmatif, et sa tête se renversa sur le dossier de son fauteuil.

Les deux jeunes filles étaient debout au milieu de la chambre.

Quand le prélude cessa, elles chantèrent toutes deux, mariant leurs voix charmantes aux accords de la harpe.

 
Belle-de-nuit, fleur de Marie,
La plus chérie
Des êtres que l'ange avait mis,
Au paradis;
Le frais parfum de ta corolle
Monte et s'envole
Aux pieds du Seigneur dans le ciel
Comme un doux miel…
 

A travers ses paupières demi-fermées, Montalt fixait sur elles un regard enchanté.

Pendant que Diane et Cyprienne disaient les autres couplets, une expression de bonheur intime se répandait sur les traits de Montalt. On eût dit que l'air et les paroles de ce chant faisaient revivre en lui tout un monde de souvenirs aimés.

Ses lèvres s'entr'ouvraient pour donner passage à son souffle facile. Sa joue était colorée doucement. Tout en lui annonçait le repos bienfaisant et heureux.

– Plus bas!.. murmura Diane; le voilà qui s'endort.

La main de Cyprienne ne fit plus que caresser la harpe dont les accords se voilèrent.

Le dernier couplet tomba de la bouche des deux jeunes filles comme un murmure:

 
C'est bien toi qu'on voit sous les saules,
Blanches épaules,
Sein de vierge, front gracieux
Et blonds cheveux…
Cette brise, c'est ton haleine,
Pauvre âme en peine;
Cette eau qui perle sur les fleurs,
Ce sont tes pleurs!..
 

Les voix moururent en même temps que les dernières notes de la harpe.

Montalt sommeillait. Ses yeux s'étaient fermés, souriants. Un songe délicieux semblait bercer déjà son repos.

Les deux sœurs s'étaient rapprochées sur la pointe des pieds et se tenaient debout à ses côtés.

Dans cette position, elles se trouvaient juste en face de la fenêtre donnant sur le jardin, et la girandole les éclairait vivement à travers la porte ouverte de la chambre aux costumes.

Cyprienne, qui s'était retournée par hasard, crut apercevoir, sur le cavalier, derrière la girandole, deux ou trois ombres qui se mouvaient.

Mais les myriades d'étincelles, jaillissant des cristaux, éblouissaient sa vue. Et puis, qu'importait ce qui se passait au dehors? Elle n'essaya même pas d'en voir davantage.

Elle ramena son regard vers Montalt, que Diane, pensive, contemplait toujours en silence.

Les deux sœurs restèrent ainsi pendant quelques minutes. Elles ne parlaient point, mais leurs cœurs s'entendaient. Elles s'agenouillèrent, afin de prier pour lui.

Le bonheur mettait au front de Montalt comme une merveilleuse auréole. A voir la mâle et fière beauté de son visage, entre ces charmantes figures de jeunes filles, vous eussiez dit deux séraphins du ciel, veillant sur le sommeil de l'archange.

– Dieu nous a exaucées!.. dit Diane en se relevant. Le voilà, notre bon génie!..

– Et comme il nous faudra l'aimer, ma sœur! répondit Cyprienne.

Diane porta la main de Montalt à ses lèvres.

Cyprienne se haussa sur la pointe de ses petits pieds, et sa bouche effleura le front du nabab…

On entendit un cri au dehors. Les deux jeunes filles se retournèrent effrayées. Sur le cavalier, ces ombres, aperçues déjà par Cyprienne, et que l'éclat de la girandole rendait indistinctes, s'agitaient et parlaient.

Diane s'élança et rabattit la draperie qui fermait la chambre aux costumes.

Mais il était trop tard, sans doute, car, l'instant d'après, un bruit confus et violent se fit derrière la porte principale.

Les deux sœurs, pâles et tremblantes, croyaient distinguer des voix connues.

Le nabab dormait paisiblement, et souriait à ses rêves.

XIV
PAR LA FENÊTRE

Dans le jardin, Étienne et Roger erraient comme des âmes en peine, cherchant toujours ces deux inconnues qui avaient interrompu si brusquement leur tête-à-tête avec mesdemoiselles Delphine et Hortense.

On ne songeait plus à celles-ci; elles étaient oubliées, et Roger lui-même ne pensait point à regretter sa blonde bayadère. De leur côté, mademoiselle Delphine et mademoiselle Hortense ne témoignaient point un chagrin trop profond de leur déconvenue. Elles avaient pris le bras du premier consolateur qui s'était offert, et dans tout le bal on n'eût point trouvé de danseuses plus allègres et plus folâtres.

Tel est le charmant caractère de ces dames. Fi de la mélancolie! Est-ce pour pleurer qu'on aime?..

Le seul malheur en ce monde, c'est de sentir sa taille s'affaisser, son jarret mollir; de voir branler la première dent, de découvrir dans le jais ondé d'une belle chevelure ce fil d'argent qui brille et qui menace.

C'est l'âge impitoyable, cet escalier que chacun descend, dont les premières marches sont d'or, et dont les derniers degrés se perdent hélas! si bas, qu'on n'ose presque le dire…

Le temps marche, et ces dames ne sont que les locataires de leur opulence. Ont-elles même un bail? Ces moelleux tapis que foulent leurs pieds mignons, les hautes draperies de brocart qui entourent ce beau lit sculpté, ces meubles merveilleux, ces cachemires, ces parures, tout cela les quittera un jour.

Mouiller de pauvres brodequins dans la boue du trottoir, quand on s'est étendue, si gracieuse et si fière, sur les coussins d'un noble équipage!

Oh! c'est là le malheur! le malheur odieux, inévitable!

S'il est loin encore, tant mieux! il faut rire. S'il se rapproche, il faut rire plus fort, et repousser toujours la tristesse qui enlaidit et se garder des larmes qui vieillissent!

Mais où vont nos maussades pensées? Hortense et Delphine n'avaient pas vingt ans…

Depuis plus d'une heure, nos deux amis parcouraient le jardin dans toutes les directions, sans jamais rencontrer leurs inconnues. Ils avaient fouillé les moindres recoins, et arrêté, l'une après l'autre, toutes les femmes qui portaient le costume de bayadère.

Parmi celles-ci, nulle ne manquait à la fête. Elles étaient bien douze, comme à l'ouverture du bal.

Mais cela ne faisait qu'augmenter le mystère, Étienne et Roger avaient acquis la certitude que leurs deux inconnues ne se trouvaient point parmi ces douze danseuses.

Plus d'une fois, ils avaient poursuivi dans les bosquets quelque fine taille, serrée par une ceinture de cachemire rouge à franges d'or ou par une ceinture verte, mais l'illusion ne durait guère; au premier mot prononcé, ils s'éloignaient pour continuer leurs recherches vaines.

Ce n'étaient plus les voix tristes et douces entendues sous le bosquet…

Ils désespéraient, et leur esprit tâchait en vain de deviner le mot de l'énigme.

Tous deux avaient la même pensée. Plus ils réfléchissaient, plus cette idée prenait d'empire.

Qui pouvaient être ces femmes, sinon Diane et Cyprienne elles-mêmes?

Ce n'avait d'abord été qu'un soupçon vague, et ce soupçon, ils l'avaient repoussé comme une folie, tant que les deux inconnues étaient restées sous leurs yeux.

Ils étaient si loin de penser alors que les filles de l'oncle Jean eussent pu quitter Penhoël!

Mais maintenant ils se souvenaient de ces longues causeries où Diane et Cyprienne ramenaient toujours l'entretien sur Paris. Ils donnaient un sens à certains détails qui les avaient frappés autrefois.

C'était, chez les deux sœurs, une véritable passion que ce lointain amour pour les merveilles devinées de la grande ville.

Et pourtant comment croire? Elles aimaient tant Madame et leur vieux père!

Mais il y avait la lettre de Redon, qui disait que Marthe de Penhoël et l'oncle Jean avaient été chassés du manoir.

Hélas! la lettre disait encore que Cyprienne et Diane étaient mortes…

L'esprit des deux jeunes gens se perdait dans un dédale d'émotions confuses.

Mortes! Ils n'osaient point prononcer cette parole funeste, mais leurs questions échangées disaient ce qu'ils avaient au fond du cœur.

– Si nous avions pu voir… murmurait Roger; mais ce berceau était si sombre!..

– Ces costumes, d'ailleurs, répliquait Étienne, nous eussent-ils permis de les reconnaître?

– Non, certes… Et pourtant il me semble que la ceinture verte avait la taille de ma pauvre Cyprienne.

– Oh! quand la ceinture rouge s'est approchée de moi, son diadème de perles était juste à la hauteur de ma bouche, comme autrefois les cheveux de Diane…

– Ce sont elles! ce sont bien elles!

Puis les doutes arrivaient en foule.

Par quel inexplicable hasard auraient-elles pu se trouver à l'hôtel du nabab? Pourquoi se seraient-elles cachées? Pourquoi auraient-elles fui?..

– C'est moi, c'est moi! s'écriait Roger en se frappant la poitrine; tu avais gardé ta raison, toi, Étienne!.. Mais j'étais fou!.. cette Delphine m'avait ensorcelé… Si ce sont elles, quelle a dû être leur pensée en nous voyant avec ces femmes?..

– Mon Dieu!.. et ne pouvoir ni les rassurer ni obtenir notre pardon!..

Ils étaient rentrés par hasard dans le berceau où avait eu lieu leur entretien avec les inconnues.

– Ce qu'elles ont dit me revient mieux en cet endroit… reprit Roger. Aucune de leurs paroles ne m'échappe… Qui connaîtrait ainsi Penhoël?..

– Nous n'avons jamais rien précisé, répondit Étienne, dans les confidences que nous avons faites à milord… Il n'y aurait que cette Lola dont j'ai aperçu tout à l'heure le visage…

– Peut-être… dit Roger qui entrait dans un nouvel ordre d'idées. Mais encore elle ignorait nos relations avec lui… Quel intérêt aurait-elle eu à raconter cette histoire?.. Et puis, il y a des détails qu'elle ne pouvait pas connaître… Oh! ce sont elles!

Étienne venait de reprendre à la main la lettre qu'il avait reçue dans la soirée.

Ils étaient là un Breton et un Parisien. Ce fut au Parisien que vint l'idée bretonne.

Étienne serra le bras de Roger et sa voix trembla, tandis qu'il murmurait:

– C'est ici… derrière ces arbres que nous avons entendu cette voix qui disait: «Belles-de-nuit…»

Il s'arrêta comme si sa bouche se fût refusée à prononcer des paroles trop cruelles.

– Eh bien?.. fit Roger.

– Eh bien! reprit le jeune peintre avec effort, si c'étaient elles, en effet… mais si elles étaient mortes!..

Roger frissonna et garda le silence.

Il n'en était plus à ces heures de joyeux scepticisme où le plaisir cuirassait son esprit contre toute superstitieuse atteinte. Les souvenirs de Bretagne, qu'il avait plein de cœur, lui rendaient cette crédulité vague où il avait vécu depuis son enfance.

– Belles-de-nuit!.. répéta-t-il; est-ce que tu crois cela, toi, Étienne?

Le peintre avait son front brûlant dans sa main.

Il lâcha brusquement le bras d'Étienne.

– Je ne sais… répliqua-t-il d'une voix où l'émotion tremblait; mais quand j'ai touché sa main, sa main était froide comme du marbre…

Il se laissa tomber sur un banc de gazon et se couvrit le visage. Son exaltation était au comble.

– Mon Dieu!.. murmura-t-il avec passion, morte ou vivante, faites que je la voie encore une fois, afin qu'elle sache tout ce que j'avais dans l'âme… car je ne lui ai jamais dit comme je l'aimais!.. Elle ne sait pas qu'elle était mon seul espoir de bonheur en ce monde!.. Oh! mon Dieu! mon Dieu! morte ou vivante, que je la revoie!..

Dans l'état de fièvre où il se trouvait, ces paroles étaient pour lui une sorte d'évocation. Il releva la tête comme s'il se fût attendu à voir quelque blanche forme sortir du massif et glisser à ses pieds.

Roger lui-même regardait tout autour du berceau avec un superstitieux effroi.

Mais ils ne virent rien, ni l'un ni l'autre, sinon deux têtes masculines et très-barbues, qui semblaient en observation au coin de la charmille. Ces deux têtes disparurent précipitamment, mais leur aspect avait suffi pour rompre le charme. Étienne se releva, brusquement éveillé de son rêve, et prit le bras de Roger pour rentrer dans le bal.

Les propriétaires de ces deux têtes masculines et barbues, dont nous venons de parler, s'effacèrent dans l'ombre, pour leur livrer passage, et les suivirent de loin.

Il y avait déjà longtemps qu'ils se livraient à ce manége. Ils semblaient avoir envie d'aborder nos deux jeunes gens et ne point oser.

C'était M. le comte de Manteïra et le noble baron Bibander.

Nous savons qu'ils avaient eu, eux aussi, leur apparition fantastique. Depuis lors, ils restaient fort inquiets, sous le coup de cette pensée qu'il y avait dans le bal deux personnes au fait de leur histoire; deux personnes ennemies sans aucun doute.

Ils avaient fait ce qu'ils avaient pu, en premier lieu, pour rejoindre les deux bayadères, ensuite pour attirer l'attention de Robert, leur conseil habituel, et l'homme à ressources de l'association.

Le tout inutilement. Les bayadères s'étaient évanouies comme de véritables feux follets, et Robert avait refusé obstinément de rompre son entrevue avec le nabab.

Tout en lui faisant des signes pour attirer son attention, Blaise et Bibandier s'étaient rapprochés à plusieurs reprises, et quelques mots, saisis à la volée, leur avaient appris le sujet de l'entretien.

Ç'avait été pour eux, alors, une bien autre inquiétude. Robert était un homme habile et surtout prudent. Il buvait volontiers, mais avec mesure et sans jamais s'enivrer.

A cet égard, il avait lieu d'être sûr de lui-même, car, durant les trois années qu'il avait passées à Penhoël, pas une seule fois sa tête n'avait faibli.

D'ordinaire, il s'observait rigoureusement, ses compagnons le savaient. Mais ils savaient aussi qu'à une époque plus ancienne, il en avait été autrement.

Au temps où Bibandier était recéleur, où Blaise méritait son surnom de l'Endormeur, où Robert, enfin, végétant dans les grades subalternes de sa profession, volait encore à l'américaine, on lui reconnaissait déjà de certaines habiletés, quand il était à jeun.

Mais il ne valait plus rien après boire. L'ivresse gâtait tout. Le vin le rendait fanfaron, bavard, imprudent; tout cela dans une proportion terrible pour lui et pour ses camarades.

Il y avait une chose qui faisait le danger plus grand, c'est que, dans ces circonstances, l'Américain, tout en perdant ses facultés, gardait son caractère.

Au beau milieu de ses divagations, il se croyait le plus profond des diplomates, et travaillait de tout cœur.

Blaise et Bibandier n'avaient point oublié cela. Aussi à la vue de sa face avinée qui se penchait vers le nabab avec un air important et satisfait, l'idée du péril leur vint tout de suite.

Ils se demandèrent s'il n'y aurait point sagesse à déserter une partie qui semblait se compliquer fatalement, et peut-être eussent-ils pris la fuite dès lors, si la froide indifférence de Montalt ne les eût rassurés.

Ils attendirent.

Quand Montalt quitta le berceau, ils se hâtèrent de venir prendre sa place.

– Qu'as-tu dit, malheureux?.. s'écria Blaise; qu'as-tu dit à cet homme?

Robert le regarda d'un air de dédain suprême.

– Où diable ce coquin de Montalt va-t-il pêcher du vin comme cela?.. murmura-t-il; on en boirait une tonne sans pouvoir se griser!

– Mais tu es ivre, Américain!.. dit Bibandier en le secouant.

– Tout beau, messié Pipândre!.. répliqua Robert; est-ce que vous m'allez seulement à la cheville, vous autres?.. Est-ce que vous pouvez juger de mes actions?.. Je l'ai fait tourner comme une toupie organisée!.. Ah! ah! voilà un homme bloqué!.. Ma martingale!.. il s'agit bien de ma martingale!.. ma martingale ne vaut pas deux sous!.. C'est mon histoire qui est bonne!.. Capulet, Montaigu… le diable et son train!.. Faites vos paquets, mes garçons; nous allons racheter Penhoël.

Blaise et Bibandier l'écoutaient, cherchant à comprendre.

– Nous ferons nos paquets… dit Blaise; mais je crois que ce sera pour aller à la frontière… Tu ne sais donc pas ce qui se passe ici?

Robert haussa les épaules.

– On boit… on rit… on chante!.. répliqua-t-il.

– C'est le diable qui rit!.. murmura Blaise en se rapprochant; et les morts reviennent.

Robert tressaillit, car il eut un vague sentiment des paroles entendues naguère sous le feuillage.

– Oh! oh!.. balbutia-t-il d'une voix qui s'alourdissait de plus en plus; est-ce que vous les avez entendues, vous aussi?..

– Nous les avons vues!.. dit Blaise; et je veux mourir si j'y comprends un mot!.. Ce qui est bien sûr, c'est que dans l'hôtel du nabab il y a deux créatures qui peuvent nous perdre.

Bibandier se taisait. Sa figure, comme celle de Blaise, exprimait de l'effroi, mais c'était un effroi d'un autre genre.

– Ne pourrait-on avoir du vin?.. dit Robert; me croyez-vous ivre pour me conter toutes ces fadaises?.. Nous sommes riches, et je vous promets bien que Montalt nous donnera sa boîte aux diamants, l'imbécile, pour que nous lui fassions des affaires!.. Je le sais bien, moi, parbleu!..

Bibandier le secoua encore.

– Écoute… dit-il; allons-nous-en… Il fait une chaleur d'enfer dans ce jardin… l'air du dehors te remettra.

Il le prit par un bras, Blaise fit de même, et ils essayèrent de le soulever.

Robert riait de tout son cœur.

– Viens!.. reprit Blaise; il faut que nous tenions conseil… Qui sait si demain il ne sera pas trop tard?..

Robert les regarda tous deux, tour à tour, d'un air hébété; puis il se dégagea d'un brusque mouvement et croisa ses deux bras sur la table pour se faire un oreiller.

– Bonne histoire!.. grommela-t-il; ah! dame oui!.. ça s'appelle bloquer un homme!

L'instant d'après, il ronflait comme un bienheureux. Blaise et Bibandier étaient plus embarrassés qu'auparavant.

L'homme qui, d'ordinaire, les tirait de presse dans les cas difficiles, leur manquait. Ils ne voyaient point clair au fond de leur situation, et ne savaient à quoi se résoudre.

Une seule chose leur apparaissait probable, sinon évidente, c'est qu'ils allaient avoir à lutter contre le nabab, et que le nabab serait le plus dangereux de tous les ennemis.

Tandis qu'ils se creusaient la tête en pure perte, évitant d'instinct les endroits où s'ébattait la foule, le hasard les conduisit sur le cavalier qui faisait face à la fenêtre de la chambre aux costumes.

Blaise poussa une exclamation d'étonnement. Un spectacle étrange était devant ses yeux.

Il montra du doigt, à l'intérieur du boudoir, un groupe vivement éclairé par les feux de la girandole.

– Les voilà!.. dit-il à voix basse.

Le regard de Bibandier avait suivi la ligne indiquée, et ses joues étaient devenues blêmes.

Le groupe se composait de Montalt et des deux filles de l'oncle Jean.

La main de Blaise pesa sur l'épaule de l'ancien uhlan.

– Les voilà! répéta-t-il, en chair et en os!.. Tu ne les as pas tuées, mons Bibandier?

– Sur ma parole sacrée, répliqua celui-ci, je les ai mises au fond de l'eau, les deux pauvres petites… avec une pierre au cou, tu sais bien… ça ne peut être que des fantômes!

Blaise le regarda en face et secoua la tête.

En ce moment, Montalt pressait les mains réunies des deux jeunes filles contre son cœur.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
190 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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