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Читать книгу: «Le Bossu Volume 4», страница 4

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Sur l'honneur, ce M. Law était un bien brave homme d'avoir inventé un pays où l'on dansait si bien que cela!

La foule se retournait pour lui envoyer tous ses sourires. La foule était amoureuse de lui. La foule ne se sentait pas de joie.

Il y avait pourtant là deux âmes en peine qui ne prenaient point part à l'allégresse générale. Cocardasse et Passepoil avaient suivi régulièrement, pendant dix minutes environ mademoiselle Cidalise et son domino rose. Puis, le domino rose de mademoiselle Cidalise avait tout à coup disparu, comme si la terre se fût ouverte pour l'engloutir.

C'était derrière le bassin, à l'entrée d'une porte de tente en feuilles de papier gaufré représentant des feuilles de palmier. Quand Cocardasse et Passepoil y voulurent entrer, deux gardes françaises leur croisèrent la baïonnette sous le menton.

La tente servait de loge à ces dames du corps de ballet.

– Capédébiou! mes camarades… voulut dire Cocardasse.

– Au large! lui fut-il répondu.

– Mon brave ami… fit à son tour Passepoil.

– Au large!

Ils se regardèrent d'un air piteux. – Pour le coup, leur affaire était bonne! ils avaient laissé envoler l'oiseau confié à leurs soins. Tout était perdu.

Cocardasse tendit la main à Passepoil.

– Eh! donc, mon bon! dit-il avec une profonde mélancolie, nous avons fait ce que nous avons pu…

– La chance n'y est pas, voilà tout! riposta le Normand.

– Apapur! c'est fini de nous!.. mangeons bien, buvons bien tant que nous sommes ici… et puis, ma foi, va à Dios! comme ils disent là-bas.

Frère Passepoil poussa un gros soupir.

– Je le prierai seulement, dit-il, de me dépêcher par un bon coup dans la poitrine… ça doit lui être égal.

– Pourquoi un coup dans la poitrine? demanda le gascon.

Passepoil avait les larmes aux yeux. Cela ne l'embellissait point. Cocardasse dut s'avouer, à cet instant suprême, qu'il n'avait jamais vu d'homme plus laid que sa caillou.

Voici pourtant ce que répondit Passepoil en baissant modestement sa paupière sans cils:

– Je désire, mon noble ami, mourir d'un coup dans la poitrine, parce que, ayant été habitué généralement à plaire aux dames, il me répugnerait de penser qu'une ou plusieurs personnes de ce sexe à qui j'ai voué ma vie pussent me voir défiguré après ma mort.

– Pécaire! grommela Cocardasse.

Mais il n'eut pas la force de rire.

Ils se mirent tous les deux à tourner autour du bassin. Ils ressemblaient à deux somnambules marchant sans entendre et sans voir.

Et cependant, c'était quelque chose de bien curieux, de bien ingénieux, de bien attachant que le ballet intitulé la Fille du Mississipi. Depuis que le ballet était inventé, on n'avait rien vu de pareil.

La fille du Mississipi, sous les jolis traits de la Nivelle, après avoir papillonné parmi les roseaux, les nénufars et la folle-avoine, appelait gracieusement ses compagnes, qui étaient probablement des nièces du Mississipi, et qui accouraient, tenant à la main des guirlandes de fleurs. Toutes ces dames sauvages, parmi lesquelles étaient Cidalise, mademoiselle Desbois et les autres célébrités sautantes de l'époque, dansaient un pas d'ensemble à la satisfaction universelle. – Cela signifiait qu'elles étaient heureuses et libres sur ces bords fleuris. – Tout à coup, d'affreux Indiens, nullement vêtus et coiffés de cornes, s'élançaient hors des roseaux. Nous ne savons quel degré de parenté ils avaient avec le Mississipi, mais ils avaient bien mauvaise mine.

Gambadant, gesticulant des pas épouvantables, ces sauvages s'approchèrent des jeunes filles et se mirent en devoir de les immoler avec leurs haches, afin d'en faire leur nourriture.

Bourreaux et victimes, afin de bien expliquer cette situation, dansèrent un menuet qui fut bissé.

Mais au moment où ces pauvres filles allaient être dévorées, les violons se turent et une fanfare de clairons éclata au lointain.

Une troupe de marins français se précipita sur la plage en dansant vigoureusement une gigue nouvelle. Les sauvages, toujours dansant, se mirent à leur montrer le poing, et les demoiselles dansèrent de plus belle, en levant leurs mains vers le ciel.

Bataille dansante!

Pendant la bataille, le chef des Français et celui des sauvages eurent un combat singulier, qui était un pas de deux.

Victoire des Français, figurée par une bourrée; – déroute des sauvages: une courante.

Puis pas des guirlandes, représentant sans équivoque l'avénement de la civilisation dans ces contrées farouches.

Mais le plus joli, c'était le finale. Tout ce qui précède n'est rien auprès du finale. Le finale prouvait tout uniment que l'auteur du livret était un homme de génie.

Voici quel était le finale.

La fille du Mississipi, dansant avec un imperturbable acharnement, jetait sa guirlande et prenait une coupe de carton. Elle montait en dansant le sentier abrupt qui conduisait à la statue du dieu, son père. – Arrivée là, elle se tenait sur la pointe d'un seul pied et remplissait sa coupe de l'eau du fleuve. – Pirouette. – Après quoi, la fille du Mississipi, à l'aide de l'eau magique qu'elle avait puisée, aspergeait les Français qui dansaient en bas.

Miracle! Ce n'était pas de l'eau qui tombait de cette coupe: c'était une pluie de pièces d'or.

Fi de ceux qui ne saisiraient pas l'allusion délicate et bien sentie!

Danse frénétique au bord du fleuve en ramassant les pièces d'or. Bal général des nièces du Mississipi, des matelots, et même des sauvages qui, revenus à des sentiments meilleurs, jetaient leurs cornes dans le fleuve.

Cela eut un succès extravagant. – Lorsque le corps de ballet disparut dans les roseaux, trois ou quatre mille voix émues crièrent: Vive M. Law!

Mais ce n'était pas fini; il y eut une cantate, – et qui chanta la cantate? Devinez! Ce fut la statue du fleuve.

La statue était le signor Angelini, première haute-contre de l'Opéra.

Certes, il y a des gens pour dire que les cantates sont des poëmes fatigants et qu'il y a bien assez de confiseurs pour occuper les bardes échevelés qui riment ces sortes d'obscénités. – Mais nous ne sommes pas du tout de cet avis. Une cantate sans défaut vaut seule une tragédie.

C'est notre opinion. Ayons-en le courage.

La cantate était encore plus ingénieuse que le ballet; si c'est possible. Le génie de la France y venait dire, en parlant du bon M. Law:

Et ce fils immortel de la Calédonie

Aux rivages gaulois envoyé par les dieux,

Apporte l'opulence avecque l'harmonie…

Il y avait aussi une strophe pour le jeune roi et un petit couplet pour le régent.

Tout le monde devait être content.

Quand le dieu eut fini sa cantate, on le releva de sa faction et le bal continua.

M. de Gonzague avait été obligé de prendre place sur l'estrade pendant la représentation. Sa conscience lui faisait craindre un changement dans les manières du régent à son égard. Mais l'accueil de Son Altesse Royale fut excellent. Évidemment, on ne l'avait point encore prévenu.

Avant de monter à l'estrade, Gonzague avait chargé Peyrolles de ne point perdre de vue madame la princesse et de le faire avertir si quelqu'un d'inconnu s'approchait d'elle. – Aucun message ne lui vint pendant la représentation.

Tout marchait donc au mieux.

Après la représentation, Gonzague rejoignit son factotum sous la tente indienne du rond-point de Diane.

Madame la princesse était là, seule, assise à l'écart.

Elle attendait.

Au moment où Gonzague allait se retirer pour ne point effaroucher par sa présence le gibier qu'il voulait prendre au piége, la troupe folle de nos roués fit irruption dans la tente en riant aux éclats. Ils avaient oublié déjà leur mésaventure, et disaient pis que pendre du ballet et de la cantate.

Chaverny imitait le grognement des sauvages; Nocé chantait avec des roulades impossibles:

Et ce fils immortel de la Calédonie, etc.

– A-t-elle eu un succès! criait le petit Oriol. Bis! bis! Le costume y est bien pour quelque chose.

– Et toi, par conséquent! concluaient ces messieurs; tressons des couronnes à Oriol!

– A ce fils immortel de la place Maubert!

La vue de Gonzague fit tomber tout ce bruit. Chacun prit attitude de courtisan, excepté Chaverny, et vint rendre ses devoirs.

– Enfin, on vous trouve, monsieur mon cousin! dit Navailles; nous étions inquiets.

– Sans ce cher prince, point de fête! s'écria Oriol.

– Ah çà! cousin, fit Chaverny sérieusement, sais-tu ce qui se passe?

– Il se passe bien des choses, répliqua Gonzague.

– En d'autres termes, reprit Chaverny, t'a-t-on fait rapport de ce qui a eu lieu ici même tout à l'heure.

– J'en ai rendu compte à monseigneur, dit Peyrolles.

– A-t-il parlé de l'homme au sabre? demanda Nocé.

– Nous rirons plus tard, dit Chaverny; la faveur du régent est mon dernier patrimoine, et je ne l'ai que de seconde main… je tiens à ce que mon illustre cousin reste bien en cour… s'il pouvait aider le régent dans ses recherches.

– Nous sommes à la disposition du prince, dirent les roués.

– D'ailleurs, poursuivit Chaverny, cette affaire de Nevers, qui revient sur l'eau après tant d'années, m'intéresse comme le plus bizarre de tous les romans… Voyons, cousin, as-tu quelques soupçons?..

– Non, répondit Gonzague.

– Rien qui te puisse mettre sur la voie?..

– Si fait, interrompit le prince, comme si une idée le frappait; il y a un homme…

– Quel homme?

– Vous êtes trop jeunes, vous ne l'avez pas connu.

– Son nom?

– Cet homme-là, pensait tout haut Gonzague, pourrait bien dire quelle main a frappé mon pauvre Philippe de Nevers!

– Son nom! répétèrent plusieurs voix.

– Le chevalier Henri de Lagardère.

– Il est ici! s'écria étourdiment Chaverny, alors c'est bien sûr notre domino noir!

– Qu'est cela? demanda Gonzague avec vivacité, vous l'avez vu?

– Une sotte affaire… nous ne connaissons ce Lagardère ni d'Ève ni d'Adam, cousin… mais si par hasard il était dans ce bal…

– S'il était dans ce bal, acheva le prince de Gonzague, je me chargerais bien de montrer à Son Altesse Royale l'assassin de Philippe de Nevers.

– J'y suis! prononça derrière lui une voix grave et mâle.

Cette voix fit tressaillir Gonzague si violemment que Nocé fut obligé de le soutenir.

Au son de cette voix, madame de Gonzague se leva toute droite, puis resta immobile, la main sur son cœur qui battait à rompre sa poitrine.

VII
– La charmille. —

Le prince de Gonzague fut un instant avant de se retourner. Ses courtisans, à la vue de son trouble, restaient interdits et stupéfaits.

Chaverny fronça le sourcil.

– Est-ce cet homme qui s'appelle Lagardère? demanda-t-il en posant la main sur la garde de son épée.

Gonzague se retourna enfin et répondit à voix basse:

– Oui, c'est lui.

La princesse écoutait et n'osait s'avancer. C'était cet homme-là qui tenait son destin dans sa main.

Lagardère avait un costume complet de cour, en satin blanc brodé d'argent. C'était bien toujours le beau Lagardère! c'était le beau Lagardère plus que jamais. Sa taille, sans rien perdre de sa souplesse, avait pris de l'ampleur et de la majesté. L'intelligence virile, la noble volonté brillaient sur son visage: il y avait pour tempérer le feu de son regard, je ne sais quelle tristesse, résignée et douce.

La souffrance est bonne aux grandes âmes: c'était une âme grande et qui avait souffert.

Mais c'était un corps de bronze. Comme le vent, la pluie, la neige et la tempête glissent sur le front dur des statues, le temps, la fatigue, la douleur, la joie, la passion avaient glissé sur son front hautain sans y laisser de traces.

Il était beau; il était jeune: cette nuance d'or bruni que le soleil des Espagnes avait mis à ses joues allait bien à ses cheveux blonds. C'est là l'opposition héroïque: molle chevelure faisant cadre aux traits fièrement basanés d'un soldat!

Il y avait là des costumes aussi riches, aussi brillants que celui de Lagardère: il n'y en avait point de porté pareillement: Lagardère avait l'air d'un roi.

Lagardère ne répondit même pas au geste fanfaron du petit marquis de Chaverny.

Il jeta un coup d'œil rapide du côté de la princesse, comme pour lui dire: Attendez-moi, puis il saisit le bras droit de Gonzague et l'entraîna à l'écart.

Gonzague ne fit point de résistance.

Peyrolles dit à voix basse:

– Messieurs, tenez-vous prêts!

Il y eut des rapières dégainées. Madame de Gonzague vint se placer entre le groupe formé par son mari, causant avec Lagardère et les roués.

Comme Lagardère ne parlait point, Gonzague lui demanda d'une voix altérée:

– Monsieur, que me voulez-vous?

Ils étaient placés sous un lustre. Leurs deux visages s'éclairaient également et vivement.

Ils étaient tous deux pâles et leurs regards se choquaient.

Au bout d'un instant, les yeux fatigués du prince de Gonzague battirent, puis se baissèrent.

Il frappa du pied avec fureur et tâcha de dégager son bras en disant une seconde fois:

– Monsieur, que me voulez-vous?

C'était une main d'acier qui le retenait.

Non-seulement il ne parvint pas à se dégager, mais on put voir quelque chose d'étrange.

Lagardère, sans perdre sa contenance impassible, commença à lui serrer la main. Le poignet de Gonzague broyé dans cet étau se contracta.

– Vous me faites mal, murmura-t-il, tandis que la sueur découlait déjà de son front.

Henri garda le silence et serra plus fort.

La douleur arracha un cri étouffé à Gonzague. Ses doigts crispés se détendirent malgré lui.

Les doigts de sa main droite.

Alors, Lagardère, toujours froid, toujours muet, lui arracha son gant.

– Souffrirons-nous cela, messieurs! s'écria Chaverny, qui fit un pas en avant, l'épée haute.

– Dites à vos hommes de se tenir en repos! ordonna Lagardère.

M. de Gonzague se tourna vers ses affidés et dit:

– Messieurs, je vous prie, ne vous mêlez point de ceci.

Sa main était nue. Le doigt de Lagardère se posa sur une longue cicatrice qu'il avait à la naissance du poignet.

– C'est moi qui vous ai fait ceci!.. murmura-t-il avec une émotion profonde.

– Oui, c'est vous! répliqua Gonzague dont les dents, malgré lui, grinçaient; je m'en souviens! qu'avez-vous besoin de me le rappeler?

– C'est la première fois que nous nous voyons face à face, M. de Gonzague, répondit Henri lentement, ce ne sera pas la dernière… Je ne pouvais avoir que des soupçons; il me fallait une certitude… Vous êtes l'assassin de Nevers!

Gonzague eut un cri convulsif.

– Je suis le prince de Gonzague, prononça-t-il en relevant la tête, j'ai assez de millions pour acheter toute la justice qui reste sur la terre… et le régent de France ne voit que par mes yeux… Vous n'avez qu'une ressource contre moi, l'épée… Dégainez seulement: je vous en défie!

Il glissa un regard du côté de ses gardes du corps.

– M. de Gonzague, repartit Lagardère, votre heure n'est pas sonnée… Je choisirai mon lieu et mon temps… Je vous ai dit une fois: si vous ne venez pas à Lagardère, Lagardère ira à vous… Vous n'êtes pas venu: me voici!.. Dieu est juste et Philippe de Nevers va être vengé!

Il lâcha le poignet de Gonzague qui recula aussitôt de plusieurs pas.

Lagardère en avait fini avec lui. Il se tourna du côté de la princesse et la salua avec respect.

– Madame, dit-il, me voici à vos ordres.

La princesse s'élança vers son mari et lui dit à l'oreille:

– Si vous tentez quelque chose contre cet homme, monsieur, vous me trouverez sur votre chemin!

Puis elle revint à Lagardère et lui offrit sa main.

Gonzague était assez fort pour dissimuler la rage qui lui faisait bouillir le sang.

Il dit en rejoignant ses affidés:

– Messieurs, celui-là veut vous prendre tout d'un coup votre fortune et votre avenir… mais celui-là est un fou et le sort nous le livre… suivez-moi!

Il marcha droit au perron et se fit ouvrir la porte des appartements du régent.

Le souper venait d'être annoncé au palais et sous la riche tente dressée dans les cours. Le jardin se faisait désert. Il n'y avait plus personne sous les massifs.

A peine apercevait-on encore quelques retardataires dans les grandes allées. Parmi eux, nous eussions reconnu M. le baron de Barbanchois et M. le baron de la Hunaudaye qui se hâtaient clopin-clopant en répétant:

– Où allons-nous, M. le baron, où allons-nous!

– Souper, leur répondit mademoiselle Cidalise qui passait au bras d'un mousquetaire.

Lagardère et madame la princesse de Gonzague furent bientôt seuls dans la charmille qui longeait le revers de la rue de Richelieu.

– Monsieur, dit la princesse dont l'émotion faisait trembler la voix, je viens d'entendre votre nom… Après vingt ans écoulés, votre voix a éveillé en moi un poignant souvenir… Ce fut vous… ce fut vous, j'en suis sûre, qui reçûtes ma fille dans vos bras au château de Caylus.

– Ce fut moi, répondit Lagardère.

– Pourquoi me trompâtes-vous, en ce temps-là, monsieur?.. Répondez avec franchise, je vous en supplie.

– Parce que la bonté de Dieu m'inspira, madame… Mais ceci est une longue histoire dont les détails vous seront rapportés plus tard… J'ai défendu votre époux, j'ai eu sa dernière parole, j'ai sauvé votre enfant… Vous en faut-il davantage pour croire en moi, madame?

La princesse le regarda.

– Dieu a mis la loyauté sur votre front, murmura-t-elle; mais je ne sais rien… et j'ai été bien souvent trompée.

Lagardère était froid; ce langage le fit presque hostile.

– J'ai la preuve de la naissance de votre fille, madame, dit-il.

– Ces mots que vous avez prononcés… «J'y suis?..»

– Je les appris, madame, non point de la bouche de votre mari… mais de la bouche des assassins.

– Vous les prononçâtes autrefois dans le fossé de Caylus.

– Et je donnai ainsi une seconde fois la vie à votre enfant, madame.

– Qui donc les a prononcés près de moi, ces mots, aujourd'hui même, dans le grand salon de l'hôtel de Gonzague?

– Mon envoyé… un autre moi-même.

La princesse semblait chercher ses paroles.

Certes, entre ce sauveur et cette mère, l'entretien aurait dû n'être qu'une longue et ardente effusion. Il s'engageait comme une de ces luttes diplomatiques dont le dénoûment doit être une rupture mortelle.

Pourquoi? C'est qu'il y avait entre eux un trésor dont tous deux étaient également jaloux.

C'est que le sauveur avait des droits, la mère aussi.

C'est que la mère, pauvre femme brisée par la douleur, et femme fière que la solitude avait durcie, se défiait.

Et que le sauveur, en face de cette femme qui ne montrait point son cœur, était pris également de terreur et de défiance.

– Madame, reprit-il froidement, avez-vous des doutes sur l'éducation de votre fille?

– Non, répondit madame de Gonzague; quelque chose me dit que ma fille, ma vraie fille, est réellement entre vos mains… Quel prix me demandez-vous pour cet immense bienfait?.. Ne craignez pas d'élever trop haut vos prétentions, monsieur: je vous donnerais la moitié de ma vie.

La mère se montrait, mais la recluse aussi. Elle blessait, à son insu. Elle ne connaissait point le monde.

Lagardère retint une réplique amère et s'inclina sans mot dire.

– Où est ma fille? demanda la princesse.

– Il faut d'abord, madame, répondit Henri, que vous consentiez à m'écouter…

– Je vous comprends, monsieur… mais je vous ai dit déjà…

– Non, madame, interrompit Henri sévèrement, vous ne me comprenez pas… et la crainte me vient que vous n'ayez pas ce qu'il faut pour me comprendre.

– Que voulez-vous dire?

– Votre fille n'est pas ici, madame.

– Elle est chez vous? s'écria la princesse avec un mouvement de hauteur.

Puis se reprenant:

– Cela est tout simple, dit-elle; vous avez veillé sur ma fille depuis sa naissance… elle ne vous a jamais quitté…

– Jamais, madame.

– Il est donc naturel qu'elle soit chez vous… Sans doute vous aviez des serviteurs…

– Quand votre fille eut douze ans, madame, je pris dans ma maison une vieille et fidèle servante de votre premier mari, dame Françoise…

– Françoise Berrichon! s'écria la princesse avec vivacité.

Puis, prenant la main de Lagardère, elle ajouta:

– Monsieur, voilà qui est d'un gentilhomme, et je vous remercie!

Ces paroles serrèrent le cœur d'Henri comme une insulte. Madame de Gonzague était préoccupée trop puissamment pour s'en apercevoir.

– Conduisez-moi vers ma fille, je suis prête à vous suivre.

– Moi, je ne suis pas prêt, madame, répliqua Lagardère.

La princesse dégagea son bras qui était sous le sien.

– Ah! fit-elle, reprise par toutes ses défiances à la fois.

Elle le regardait en face avec une sorte d'épouvante. Lagardère ajouta:

– Madame, il y a autour de nous de grands périls.

– Autour de ma fille?.. Je suis là… je la défendrai.

– Vous?.. fit Lagardère qui ne put empêcher sa voix d'éclater, vous, madame?

Son regard étincela.

– Ne vous êtes-vous pas fait cette question, madame, reprit-il en forçant ses yeux à se baisser, cette question si naturelle à une mère: Pourquoi cet homme a-t-il tardé si longtemps à me ramener ma fille?

– Si, monsieur, je me la suis faite.

– Vous ne me l'avez point adressée, madame.

– Mon bonheur est entre vos mains, monsieur.

– Et vous avez peur de moi?

La princesse ne répondit point. Henri eut un sourire plein de tristesse.

– Si vous me l'eussiez adressée, cette question, madame, dit-il avec une fermeté tempérée par une nuance de compassion, je vous aurais répondu franchement… autant que me l'eussent permis le respect et la courtoisie.

– Je vous l'adresse, répondez-moi… en mettant de côté, si vous voulez, la courtoisie et le respect.

– Madame, dit Lagardère, si j'ai tardé pendant de si longues années à vous ramener votre enfant, c'est qu'au fond de mon exil une nouvelle m'arriva… une nouvelle étrange, à laquelle je ne voulais point croire d'abord… une nouvelle incroyable en effet… La veuve de Nevers avait changé de nom! la veuve de Nevers s'appelait la princesse de Gonzague!..

Celle-ci baissa la tête et le rouge lui vint au visage.

– La veuve de Nevers! répéta Henri. Madame, quand j'eus pris mes informations; quand je sus, à n'en pouvoir douter, que la nouvelle était vraie, je me dis: la fille de Nevers aura-t-elle pour asile l'hôtel de Gonzague?

– Monsieur!.. voulut dire la princesse.

– Vous ignorez bien des choses, madame, interrompit Henri; vous ignorez pourquoi la nouvelle de votre mariage révolta ma conscience comme s'il se fût agi d'un sacrilége… vous ignorez pourquoi la présence à l'hôtel de Gonzague de la fille de celui qui fut mon ami pendant une heure et qui m'appela son frère à son dernier soupir, me semblerait un outrage à la tombe, un blasphème odieux et impie…

– Et ne me l'apprendrez-vous point, monsieur? demanda la princesse dont la prunelle s'alluma vaguement.

– Non madame… ce premier et dernier entretien sera court… il n'y sera traité que des choses indispensables… Je vois d'avance avec chagrin, mais avec résignation, que nous ne sommes point faits pour nous entendre… Quand j'appris cette nouvelle, je me fis encore une autre question… Connaissant mieux que vous la puissance des ennemis de votre fille, je me demandai: Comment pourra-t-elle défendre son enfant, celle qui n'a pas su se défendre elle-même?

La princesse se couvrit le visage de ses mains.

– Monsieur! monsieur! s'écria-t-elle d'une voix entrecoupée par les sanglots, vous me brisez le cœur!

– A Dieu ne plaise que ce fût mon intention, madame.

– Vous ne savez pas quel homme était mon père!.. vous ne savez pas les tortures de mon isolement!.. la contrainte employée!.. les menaces…

Lagardère s'inclina profondément.

– Madame, dit-il d'un ton de sincère respect, je sais de quel saint amour vous chérissiez M. le duc de Nevers… Le hasard qui mit entre mes mains le berceau de votre fille me fit entrer malgré moi dans les secrets d'une belle âme… vous l'aimiez ardemment, profondément, je le sais… cela me donne raison, madame… car vous êtes une noble femme… car vous étiez une épouse fidèle et courageuse… et cependant, vous avez cédé à la violence!..

– Pour faire constater mon premier mariage et la naissance de ma fille!

– La loi française n'admet point ce moyen tardif… les vraies preuves de votre mariage et de la naissance d'Aurore, c'est moi qui les ai…

– Vous me les donnerez! s'écria la princesse.

– Oui, madame. Vous avez, disais-je, malgré votre fermeté, malgré les souvenirs si récents d'un bonheur perdu, cédé à la violence… Eh bien!.. la violence employée contre la mère ne pouvait-elle pas, ne peut-elle pas être renouvelée vis-à-vis de la fille?.. n'avais-je pas… n'ai-je pas encore le droit de préférer ma protection à toute autre, moi qui n'ai jamais plié devant la force! moi qui, tout jeune, avais l'épée pour jouet! moi qui dis à la violence: Sois la bienvenue! tu es mon élément!

La princesse fut quelques secondes avant de répondre. Elle le regardait avec un véritable effroi.

– Est-ce que j'ai deviné?.. prononça-t-elle enfin à voix basse, est-ce que vous allez me refuser ma fille?

– Non, madame, je ne vous refuserai point votre fille… j'ai fait quatre cents lieues et j'ai risqué ma tête rien que pour vous la ramener… mais j'ai ma tâche tracée… voilà dix-huit ans que je défends votre fille… sa vie m'appartient dix fois, car je l'ai dix fois sauvée…

– Monsieur! monsieur! s'écria la pauvre mère; sais-je s'il faut vous adorer ou vous haïr? mon cœur s'élance vers vous et vous le repoussez… vous avez sauvé la vie de mon enfant!.. vous l'avez défendue…

– Et je la défendrai encore, madame! interrompit froidement Henri.

– Même contre sa mère? dit la princesse qui se redressa.

– Peut-être, fit Henri, cela dépend!

Un éclair de ressentiment jaillit des yeux de madame de Gonzague.

– Vous jouez avec ma détresse! murmura-t-elle, expliquez-vous, je ne vous comprends pas.

– Je suis venu pour m'expliquer, madame… et j'ai hâte que l'explication soit achevée… Veuillez donc me prêter attention… Je ne sais pas comment vous me jugez: je crois que vous me jugez mal… ainsi peut-on, dans certains cas, esquiver par la colère les corvées de la reconnaissance. Avec moi, madame? on n'esquive rien. Ma ligne est tracée d'avance; je la suis: tant pis pour les obstacles… Il faut compter avec moi de plus d'une manière. J'ai mes droits de tuteur…

– De tuteur! se récria la princesse.

– Quel autre nom donner à l'homme qui, pour accomplir la prière d'un mourant, brise sa propre vie et se donne tout entier à autrui?.. C'est trop peu, n'est-ce pas, madame, que ce titre de tuteur! c'est pour cela que vous avez protesté!.. ou bien votre trouble vous aveugle et vous n'avez pas senti que mon serment accompli avec religion et dix-huit années de protection incessante m'ont fait une autorité qui est l'égale de la vôtre.

– Oh!.. protesta encore madame de Gonzague, l'égale…

– Qui est supérieure à la vôtre! acheva Lagardère en élevant la voix; car l'autorité solennellement déléguée par le père mourant suffit pour compenser votre autorité de mère… et j'ai de plus l'autorité payée au prix d'un tiers de mon existence… Ceci, madame, ne me donne qu'un droit: veiller avec plus de soin, avec plus de tendresse, avec plus de sollicitude sur l'orpheline. Je prétends user de ce droit, vis-à-vis de sa mère elle-même.

– Avez-vous donc défiance de moi? murmura la princesse.

– Vous avez dit ce matin, madame… j'étais là caché dans la foule, je l'ai entendu… vous avez dit: «Ma fille n'eût-elle oublié qu'un seul instant la fierté de sa race, je voilerais mon visage et je dirais: Nevers est mort tout entier.

– Dois-je craindre…? voulut interrompre la princesse en fronçant le sourcil.

– Vous ne devez rien craindre, madame! la fille de Nevers est restée sous ma garde, pure comme les anges du ciel!..

– Eh bien! monsieur, en ce cas…

– Eh bien! madame, si vous ne devez rien craindre, moi, je dois avoir peur.

La princesse se mordit la lèvre. On pouvait voir qu'elle ne contiendrait pas longtemps désormais sa colère.

Lagardère reprit:

– J'arrivais confiant, heureux, plein d'espérance… cette parole m'a glacé le cœur, madame… sans cette parole, votre fille serait déjà dans vos bras…

Quoi! s'interrompit-il avec une chaleur nouvelle, cette pensée venir la première de toutes!.. avant même d'avoir vu votre fille, votre unique enfant, l'orgueil parlant déjà en vous plus haut que l'amour!.. La grande dame qui me montre son écusson quand je cherche le cœur de la mère!.. Je vous le dis, j'ai peur!.. Parce que je ne suis pas femme, moi, madame, mais parce que je comprends autrement l'amour des mères… parce que si l'on me disait: Votre fille est là, votre fille, l'enfant unique de l'homme que vous avez adoré; elle va mettre son front sur votre sein, vos larmes de joie vont se confondre… si l'on me disait cela, madame, il me semble que je n'aurais qu'une pensée, une seule, qui me rendrait ivre et folle… Embrasser, embrasser mon enfant!

La princesse pleurait, mais son orgueil ne voulait point laisser voir ses larmes.

– Vous ne me connaissez pas, dit-elle, – et vous me jugez!

– Sur un mot, oui, madame, je vous juge… S'il s'agissait de moi, j'attendrais… Il s'agit d'elle, je n'ai pas le temps d'attendre… Dans cette maison où vous n'êtes pas la maîtresse, quel sera le sort de cet enfant? quelles garanties me donnez-vous contre votre second mari et contre vous-même?.. Parlez, madame: ce sont des questions que je vous adresse… quelle vie nouvelle avez-vous préparée?.. quel bonheur autre en échange du bonheur qu'elle va perdre?.. Elle sera grande, n'est-ce pas? Elle sera riche? Elle aura plus d'honneurs, si elle a moins de joie?.. plus d'orgueil et moins de tranquille vertu… Madame, ce n'est pas cela que nous venons chercher… nous donnerions toutes les grandeurs du monde, toutes les richesses, tous les honneurs pour une parole venant de l'âme, et nous attendons encore cette parole… Où est-il votre amour? Je ne le vois pas… votre fierté frémit, votre cœur se tait… J'ai peur, entendez-vous! j'ai peur, non plus de M. de Gonzague, mais de vous… de vous, sa mère! – le danger est là, je le devine, je le sens… et si je ne sais pas défendre la fille de Nevers contre ce danger, comme je l'ai défendue contre tous les autres, je n'ai rien fait, je suis parjure au mort.

Il s'arrêta pour attendre une réponse; la princesse garda le silence.

– Madame, reprit-il en faisant effort pour se calmer, – pardonnez-moi, mon devoir m'oblige… mon devoir m'ordonne de faire avant tout mes conditions… Je veux qu'Aurore soit heureuse! Je veux qu'elle soit libre!.. Et plutôt que de la voir esclave…

– Achevez, monsieur! dit la princesse d'un ton qui laissait percer la provocation.

Lagardère cessa de marcher.

– Non, madame, répondit-il, – je n'achèverai pas… par respect pour vous-même… vous m'avez suffisamment compris.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
27 сентября 2017
Объем:
140 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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