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Читать книгу: «La fabrique de mariages, Vol. III», страница 3

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V
– Le réveil de Béatrice. —

Le soleil de midi inclinait les bouquets trop lourds des lilas. Le feuillée était chaude; sous les bosquets, l'air circulait tout imprégné du parfum des fleurs.

Ces tièdes matinées où le printemps mûr a déjà les langueurs de l'été, répandent ces senteurs particulières qu'on reconnaît toute sa vie après les avoir respirées une fois. Cela produit sur les sens le double effet d'un cordial et d'un narcotique. L'âpre émanation des feuilles toutes jeunes, frappées par le rayon trop brûlant, se mêle aux suaves aromes des corolles tôt ouvertes. L'herbe qui pousse jette de vigoureuses effluves, la terre fermente; il semble que chaque odeur distincte puisse être perçue dans la brise, qui pourtant les entraîne confondues.

C'était ainsi dans ce beau jardin de Mersanz, dont les allées déroulaient leur sable d'or sous les vertes voûtes. Le balcon de l'hôtel du Tresnoy ne voyait que la plate-forme où trônait ce quatuor burlesque, commandé par le capitaine Roger. A droite et à gauche, c'étaient de mystérieux bosquets, des pelouses abritées où nul indiscret regard ne pouvait pénétrer. Au bout des larges avenues, quelques statues blanches se montraient à demi. La pièce d'eau bruissait derrière les charmilles, précédant la cascade qui se perdait là-bas dans la grotte envahie par les lierres.

Il y avait, vers l'extrémité orientale de l'hôtel, deux croisées dont les persiennes étaient closes. Elles donnaient sur un gracieux parterre au delà duquel un quinconce de grands ormes abaissait des branches pleureuses jusque sur la pelouse.

Deux cignes nageaient silencieusement sur le bassin aux lèvres de marbre et se jouaient autour du jet d'eau patient, qui dispersait au soleil sa petite gerbe nacrée.

Ces deux croisées appartenaient à la chambre à coucher de la comtesse Béatrice.

Un temple charmant que l'amour du comte Achille s'était plu à rendre digne de l'idole!

Car il aimait bien, au commencement, ce comte Achille. C'était un de ces cœurs fougueux dont les premières ardeurs imitent à s'y méprendre la passion délicate et profonde. Ceux-là sont d'autant plus dangereux qu'ils ne mentent point. Leur âme est donnée de franc jeu.

Seulement, ils la reprennent.

La chambre à coucher de la comtesse Béatrice, tendue de lampas bleu sur bleu, montrait à demi, ce malin, les mignardes coquetteries de son style Louis XV. On voyait bien que ces meubles, ces tentures et ces délicieux colifichets avaient été appareillés à plaisir par le soin amoureux d'un artiste. C'était adorablement joli, et rien ne manquait dans ce boudoir-musée, qui résumait le luxe du XVIIIe siècle.

Il faisait presque nuit. La mousseline des Indes tamisait ces douces lueurs qui venaient du jardin au travers des persiennes closes et des tentures tombantes. Il fallait s'accoutumer à cette obscurité pour apercevoir, au fond de l'alcôve, parée comme un autel, le délicieux visage de Béatrice endormie.

Vous avez tous éprouvé une surprise mêlée de colère à la vue de certains abandons. Il y a des femmes si belles et à la fois si bonnes, que l'injure qui les frappe semble un sacrilége et un blasphème.

Le cœur se serre quand on songe que le malheur et la tristesse peuvent courber ces fronts d'ange, et qu'une créature, la plupart du temps inférieure, a le pouvoir de cacher sous une voile de deuil ces radieuses auréoles.

Hélas! il en est toujours ainsi, depuis que le monde est monde.

Ce bandeau qui couvre les yeux de l'amour est le symbole le plus navrant et à la fois le plus vrai de la mythologie antique. La vie humaine, sous ce rapport, ressemble à une immense agape où les cœurs vont s'appareillant au hasard des flambeaux éteints.

Il y a des compensations qui font frémir. Tandis que ces belles saintes souffrent leur silencieux martyre, d'autres femmes armées en guerre vengent leur sexe, fatalement et cruellement, sur quelque haute nature de penseur ou de poëte. Les comtes Achille ont leurs pendants parmi ces dames, et, chaque fois qu'un pauvre ange s'éteint dans les tortures de l'oubli, quelque Béjart rieuse, quelque Éléonore hautaine, fait tourner en larmes le sang de Torquato ou brise le cœur de Molière.

Bien des gens vous diront qu'il ne faut accuser personne. C'est le sort du péché originel. Cela fait les saintes et cela fait les poëtes. Toute montagne à sa vallée, toute lumière à son ombre.

Béjart n'est pas méchante au fond; Éléonore joue son rôle et accomplit sa destinée. Quant au comte Achille, vous savez bien que c'est un galant homme.

A l'heure où il fait serment d'aimer toujours, il est sincère. Pour tout l'or du monde ou même pour un trône, vous n'obtiendriez pas de lui un mensonge. Ce cœur, je vous l'affirme, a des côtés nobles. Cette fierté entrerait en révolte à la pensée d'une lâcheté.

Mais l'âme a ses infirmités lamentables; mais les sens vainqueurs peuvent dompter l'esprit qui s'endort. Et la conscience elle-même est faible contre cet irrésistible avocat qui s'appelle le désir.

Le récit du bon capitaine Roger était un peu vide, attendu que ni son gendre ni sa fille ne lui avaient raconté leurs petits secrets; mais ce récit ne contenait du moins rien qui ne fût conforme à la vérité. C'était à Liége que le comte Achille et Béatrice s'étaient vus pour la première fois. Béatrice habitait avec son père un petit appartement modeste; Achille occupait de l'autre côté de la rue le plus bel hôtel qui fût dans la ville.

Béatrice chantait tout le jour. Depuis qu'elle se connaissait, elle n'avait éprouvé qu'un chagrin, l'absence de sa mère.

Le capitaine Roger n'aimait pas lui parler de sa mère.

Mais quelquefois, par boutades, quand il avait vidé avec un ancien camarade un flacon ou deux de vin de France, il abordait ce sujet de lui-même et ne tarissait plus. C'étaient alors de singulières paroles qui tombaient de sa bouche, des paroles étrangement contradictoires. La pensée du bon capitaine s'exprimait, en ces cas-là, plus confusément encore que d'habitude. On n'aurait vraiment su dire, après l'avoir entendu, ce qui dominait en lui de la rancune ou de l'enthousiasme.

Parfois, ses souvenirs débordaient, doux et tendres comme l'élégie en deuil; parfois il enfilait de terribles chapelets d'imprécations. Béatrice avait écouté souvent sa parole émue, et il semblait alors que ses regrets caressaient un fantôme adoré; mais, tout de suite après, une tempête de colère s'élevait: c'était une averse de jurons et de malédictions.

Deux noms se faisaient jour dans cette avalanche de paroles confuses: Perlette et Garnier.

Perlette, Béatrice le devinait bien, était le nom de sa mère.

Garnier devait être le génie du mal, le traître de ce petit drame.

Depuis bien longtemps, Béatrice n'interrogeait plus; car il suffisait d'une seule question pour plonger son père dans le silence.

Elle écoutait, essayant de faire la lumière dans ce cahos. Elle rapprochait les aveux échappés, elle tirait des inductions. De ce qu'elle avait pu entendre, une certitude ressortait pour elle, c'est que sa mère vivait. Le capitaine, en effet, parlait parfois de la punir.

Mais il n'y avait que cela de clair. Impossible de savoir où était cette Perlette, ce qu'elle faisait, ni rien autre.

C'était peu. C'était assez pour servir de base aux rêves et aux aspirations d'un jeune cœur. Quand Béatrice était seule à la maison, et ceci arrivait souvent, car le vieux soldat était un des meilleurs piliers de la brasserie voisine, Béatrice se prenait à songer.

Elle évoquait l'image de sa mère; à l'aide des paroles incohérentes arrachées par l'ivresse à Roger, elle se faisait un portrait de sa mère. Elle la voyait, elle l'aimait, elle se disait:

– Quelque jour, je la retrouverai!

Pour s'exciter au travail, elle pensait:

– Ma mère m'aimera mieux si je suis bien savante.

Roger l'avait mise dans une petite pension, tenue par de pauvres vieilles qui ne prenaient pas bien cher parce qu'elles n'en savaient pas bien long. Elles avaient du moins de la religion, de l'honneur et du cœur. Béatrice s'excitait à les aimer pour l'amour de sa mère, qui ne devait être, selon toute apparence, ni bien savante, ni bien riche. On se représente la femme du capitaine Roger.

Les maîtresses de pension étaient deux. Béatrice en choisit une: la plus douce et la moins grêlée, pour essayer son cœur et jouer à l'amour filial.

Je ne sais si j'ai bien fait d'écrire ce mot grêlé, trivial et parisien au premier chef, un de ces mots qui tient un rang distingué dans le vocabulaire des gaietés faubouriennes. – Mais c'est que cette partie de mon récit est calquée sur nature. Je tiens ces faits de la bouche même de Béatrice, qui souriait et qui pleurait, la bonne âme, au souvenir de la demoiselle Fayel.

Émerance Fayel.

Et je ne saurais dire ce que la prétention idiote de ce nom romanesque: Émerance, appliqué à cette humble béguine du pays liégeois, ajoutait pour moi d'intérêt et de saveur à ces récits.

Béatrice réussit. Elle était capable de tout en fait d'amour. Elle parvint à aimer Émerance Fayel comme si c'eût été sa mère. La bonne fille le lui rendait bien. Comment ne pas aimer cet ange au candide sourire, dont le regard était comme un beau reflet des puretés célestes?

Les demoiselles Fayel avaient bien quelques livres: Béatrice les dévora et devint un peu plus savante que ses maîtresses. Le niveau musical vaut mieux là-bas que chez nous. Émerance était une musicienne d'instinct; Béatrice avait toutes les aptitudes heureuses. Elle devint une exécutante remarquable sur le clavecin vermoulu de la pension.

Quand elle eut quatorze ans, Roger, qui devenait habile au métier de buveur de bière, voulut faire des économies. Il supprima du même coup la pension de Béatrice et les gages de sa gouvernante. Béatrice remplaça la gouvernante. Elle fut chargée de raccommoder le linge et de tenir la maison. Les fenêtres du logement de Roger avaient pour vis-à-vis la façade de ce grand hôtel où personne n'habitait. Béatrice connut la solitude et regretta bien souvent les pauvres joies de la pension Fayel.

Roger avait raison de vanter l'éducation de sa fille; il avait tort seulement de s'en appliquer les mérites. L'éducation de Béatrice, humblement commencée, se poursuivit toute seule. Elle devint musicienne par la grâce de son admirable organisation, et les livres qu'elle pouvait se procurer nourrirent son intelligence.

Vous l'eussiez vue en ce temps-là, aux heures où les soins du ménage ne réclamaient point son travail, vous l'eussiez vue assise à la croisée de sa chambre simple et proprette; ses doigts de fée et ses yeux charmants étaient à sa broderie; – mais son esprit, où allait-il?

Qui pourrait dire en quels pays inconnus le rêve emporte ces imaginations d'enfants que bercent le silence et la solitude?

Parfois, les voisins entendaient un chant suave autour duquel le piano aigrelet jetait d'agiles accompagnements.

Les voisins disaient:

– C'est la petite Française.

Les voisins l'aimaient et l'admiraient quand elle passait pour se rendre à l'église. Les jeunes filles du pays liégeois sont souvent très-belles; jamais elles ne sont belles ainsi. Il y avait vraiment des rayons autour du front de ce doux ange.

Deux années se passèrent. Un matin, cet immense palais qui fermait en face de la maison de Roger ses hautes croisées grises, sembla s'éveiller tout à coup de son sommeil. Un peuple d'ouvriers emplit les salons et les galeries. On restaurait l'hôtel; l'hôtel allait être habité. Roger, qui savait tout à la brasserie, dit en revenant, le soir, qu'on attendait un comte légitimiste.

– Un propre à rien, ajouta-t-il de son cru, – un aristocrate comme on les appelait dans le temps, un colonel pour rire, qui ferait bien mieux d'être à la tête de son régiment comme les nôtres font. La valeur a soumis l'Europe avec gloire.

Ceci importait peu à notre Béatrice. Quelle idée peut faire naître chez une jeune fille ce titre de colonel? Front demi-chauve, moustaches grisâtres.

Béatrice avait bien autre chose à penser, mon Dieu Seigneur!

L'aînée des demoiselles Fayel était morte. La cadette, cette pauvre Émerance, n'avait pu soutenir toute seule la petite pension. Au moment où la décadence de l'établissement prenait des proportions inquiétantes, la maladie était venue: dernier coup de massue.

Émerance, dépossédée, se mourait dans la misère.

Nous savons bien que le capitaine Roger n'était pas du tout un méchant homme; mais son appétit et sa soif étaient réellement au-dessus de ses modestes ressources.

En outre, il n'aimait pas les vieilles dévotes.

Béatrice avait imploré en vain un petit secours.

Aussi, elle travaillait, la chère enfant! Le jour levant, on trouvait à l'ouvrage, et si la pauvre Émerance avait quelques douceurs dans son taudis, elle les devait à son ancienne élève.

Son ange, comme elle la nommait en pleurant…

C'était par une après-dînée de septembre. Roger était en fonctions à la brasserie comme d'habitude, et Béatrice, la tête lourde, les yeux rougis pour avoir veillé toute la nuit précédente, essayait en vain de combattre le sommeil.

Ses paupières fatiguées battaient; sa main, d'ordinaire si preste, s'engourdissait à la besogne. Elle travaillait néanmoins; car, avec le prix de la broderie commencée, elle comptait porter à la pauvre vieille Émerance une potion et du vin.

Mais bientôt, vaincue par la lassitude, elle s'affaissa contre l'appui de la fenêtre et s'endormit à son insu.

Un léger mouvement se fit alors à la fenêtre de l'hôtel, qui s'ouvrait précisément en face de la sienne. Le rideau de magnifique mousseline s'écarta, une tête de jeune homme se montra.

Le jeune homme était beau. Sa physionomie peignait une admiration sans bornes. Tant que dura le sommeil de Béatrice, il resta en contemplation devant elle.

Quand Béatrice s'éveilla en sursaut, il se retira brusquement.

La belle enfant reprit sa tâche en se reprochant sa paresse. Elle travailla tant et si bien, qu'elle arriva au bout vers le tomber du jour.

Elle sauta joyeusement sur ses pieds.

– Comme ma bonne Émerance va être contente! se dit-elle.

Avant de jeter un fichu sur ses épaules pour aller faire ses pieuses emplettes, elle puisa de l'eau à la fontaine et arrosa ses fleurs, – ses seules amies, – dont les tiges, frappées par le soleil, s'inclinaient sur sa croisée.

Je ne sais comment cela se fit. Le beau jeune homme n'avait point quitté son poste d'observation. Il dut se pencher imprudemment pour mieux voir le geste tout gracieux de Béatrice, car celle-ci l'aperçut tout à coup.

Elle ne put retenir un cri.

Les regards de cet inconnu l'avaient blessée comme un rayon trop éclatant.

Elle ferma sa croisée pour la première fois depuis bien longtemps. En s'habillant, elle était toute troublée. Le long de la route qui menait chez l'ancienne maîtresse de pension, elle songeait.

Dès qu'elles se mettent à rêver ainsi, les jeunes filles ont frayeur. Béatrice, tant que dura le chemin, se figura qu'elle entendait, derrière elle, des pas d'homme qui tâchaient de se faire légers sur le pavé.

Elle n'osa point se retourner.

Le soir, elle dit à son père:

– J'ai vu le fils du colonel.

– Le colonel n'a point de fils, répliqua Roger; – c'est quelque serviteur, domestique, intendant, factotum ou autre, que tu auras entr'aperçu… A-t-il pris les airs de te regarder insolemment ou lorgner avec hardiesse?

– Oh! non, certes! répondit Béatrice, qui rougit; – il a l'air plutôt bien timide.

Roger lui donna le baiser de la bonne nuit.

– N'aie pas d'inquiétude, fillette, dit-il; – ces oiseaux-là n'auront pas le toupet de s'attaquer à l'enfant du vieux Roger!

Cette nuit-là, Béatrice dormit peu. Elle croyait de bonne foi n'avoir d'autre souci que la maladie d'Émerance et son état de complet dénûment.

Mais, le lendemain, il s'était opéré un prodige. La baguette d'une bonne fée avait touché le seuil de cette indigente demeure où l'ancienne maîtresse de pension se mourait, découragée.

Comment expliquer autrement le changement qui s'était opéré? La chambre nue avait de bons meubles bien simples, mais commodes et propres. Dans l'armoire, qui était elle-même un cadeau de la fée, du linge s'empilait. Au lieu du grabat misérable, un lit confortable et tout neuf étalait ses draps blancs.

La pauvre vieille demoiselle était aux trois quarts ressuscitée par la joie. Elle parlait d'ange et de miracle.

Le miracle était l'œuvre du jeune comte de Mersanz, qui était l'ange.

Est-il besoin de conter le reste en détail?

Ce fut près de ce lit d'agonie que Béatrice entendit pour la première fois la voix d'Achille.

Car le bonheur fut impuissant à sauver la pauvre Émerance. Elle retomba au bout de quelques jours et s'en alla tout doucement, unissant dans la bénédiction suprême ces deux êtres secourables que Dieu lui avait envoyés pour entourer sa dernière heure de consolations et d'espoirs: Achille et Béatrice.

Achille était venu chez Émerance sur les pas de Béatrice. La beauté de la fille de Roger l'avait littéralement ébloui. C'était comme cela qu'Achille devenait amoureux.

Il portait encore le grand deuil de sa première femme, – cette pauvre douce créature que madame de Sainte-Croix avait tuée par le chagrin.

La mère de Césarine.

Le comte Achille la regrettait sincèrement, il faut bien le dire. Depuis le commencement de son deuil, le comte Achille menait une vie exemplaire et se croyait cuirassé contre l'amour.

Ce serait se tromper que de croire à une séduction préméditée. Le comte Achille était incapable de cela.

Le caractère de Lovelace n'est point français. Cette froide diplomatie du coquin élégant appartient en propre à la joyeuse Angleterre. Nos perversités sont, par bonheur, autrement faites que celles de nos bons voisins et alliés.

Achille aimait comme un fou. Ses amours le prenaient par accès subits et foudroyants, comme d'autres ont des attaques d'apoplexie ou de haut mal.

Sa première idée fut d'épouser. Il garda cette idée-là très-longtemps, à l'exemple de ce débiteur loyal qui disait: «J'aimerais mieux ne vous payer jamais que de nier ma dette un seul instant.»

Il était riche, il était libre, et, en définitive, la fille d'un capitaine en retraite occupe une de ces positions neutres qui ne peuvent être un obstacle insurmontable. Il n'y a pas là mésalliance dans toute l'acception du terme, comme si, par exemple, on épousait la fille d'un courtier ou d'un traitant.

Nous employons ce mot suranné pour ne choquer personne.

Eût-il épousé la fille d'un traitant ou d'un courtier, comte Achille savait bien, d'ailleurs, qu'il était, vis-à-vis du monde parisien, dans la position de ces grandes puissances dont le pavillon couvre la marchandise.

Il n'y avait que deux obstacles sérieux.

Le premier était une vivante barrière, le meilleur ami, le tuteur, le père d'Achille, le vieux général S***, devenu maréchal, duc de ***.

Le maréchal avait aimé à l'adoration la première femme d'Achille, qu'il n'appelait jamais que sa fille chérie. Le maréchal avait pris au sérieux sa haute fortune. Il regardait un peu son neveu comme l'unique héritier de sa gloire. La pensée d'une mésalliance l'eût très-fort irrité.

Pas autant, cependant, que la pensée d'un parjure ou d'une lâcheté.

Le second obstacle était d'une autre nature: les convenances, le deuil de la première comtesse de Mersanz. Chaque jour devait entamer cet obstacle et l'user à la fin dans un délai donné.

Les amours du comte Achille étaient pressées. Quelques mois d'attente s'allongeaient pour lui à la taille d'un siècle. Est-ce un crime d'enlever sa femme?

Nous n'avons pas dit encore quel était l'état du cœur de Béatrice. Ce que Béatrice avait éprouvé pour le comte Achille, dès le premier moment, c'était de l'adoration. Elle était subjuguée et sa passion, à elle, devait être de toute sa vie.

Béatrice crut tout ce que le comte Achille voulut lui dire. La pensée que son héros pût se parjurer n'entra même pas dans son esprit. Le doute seul eût été à ses yeux un sacrilége et un blasphème. Il y eut autour d'elle comme un enchantement qui enveloppa son âme. En elle, rien ne résista; tout fut complice, tout, jusqu'à sa belle piété. Achille était pieux; elle l'avait vu ainsi. En descendant le perron de son splendide hôtel, Achille ne s'était-il pas rendu près du lit de douleur de la pauvre Émerance?

Rien n'absout, je l'avoue de tout cœur, la fille qui abandonne son père. Mais l'affection filiale de Béatrice plaidait aussi la cause de son amour. Comme il allait être heureux, ce bon Roger, quand sa fille l'appellerait à partager son opulence!

N'oubliez pas que Béatrice ne connaissait rien du monde. N'oubliez pas non plus ce qu'était Roger lui-même, et quelle place devait occuper dans l'esprit de sa fille la pensée d'augmenter son bien-être matériel.

Les sentiments qui se rapportent à un brave comme Roger, ne peuvent guère planer. S'ils ont tendance à se rapprocher des sphères éthérées, la personne même de Roger pèse sur leur vol et les ramène vers la terre.

Qu'était-ce, d'ailleurs? Une absence de quelques jours, le temps de se marier en Hollande ou en Prusse. L'inquiétude du père serait guérie par une lettre. Et que de joie pour payer les ennuis de cette courte absence!

Béatrice quitta volontairement la maison de son père. Achille l'avait effrayée par la possibilité d'un refus, motivé sur son extrême jeunesse. Elle partit, baignée de larmes, mais heureuse.

En ces années qui précédèrent et suivirent la révolution de juillet, il y avait, on s'en souvient, un déluge de réformations religieuses. Les prêtres fantaisistes abondaient à ce point, que les statisticiens seuls savaient le compte et le nom de ces nouveaux cultes. Le mariage de Béatrice avec le comte Achille de Mersanz fut célébré non loin d'Aix-la-Chapelle, sur le territoire neutre, par un prêtre de l'église universelle allemande.

Il fallait peu de chose pour tromper les scrupules de la pauvre jeune fille, et Achille, dans son âme et conscience, comptait payer à échéance cette lettre de change entachée de nullité.

Quant au mariage civil, célébré à Bruxelles, selon le récit du capitaine, rien de semblable n'avait eu lieu. Le capitaine avait été trompé. En arrivant dans la capitale belge, il avait trouvé sa fille installée à l'hôtel de Mersanz et portant officiellement le nom du comte. Aucun doute ne s'était élevé dans son esprit, et, si l'on veut bien réfléchir, on accordera que la plupart des pères eussent partagé son erreur.

Achille et Béatrice parlaient de leur mariage comme d'un fait patent. Tout le monde à Bruxelles les croyait mariés, et la jeune comtesse était la folie de la ville. Pour empêcher un bon capitaine en retraite de boire sa choppe avec sécurité, il faut au moins l'ombre d'un doute, un prétexte d'inquiétude, une tache au soleil.

Il n'y avait rien. – Et réellement la coutume n'est pas de prouver ces choses qui se démontrent d'elles-mêmes comme la lumière, comme le mouvement, comme la vie. Avez-vous vu parfois des gens afficher sur leur porte leur acte de mariage?

Tout se passa donc comme il faut. Roger se fit reconnaître dans tous les lieux choisis où se vend le faro pour le beau-père légitimes de M. le comte de Mersanz: il ne s'appelait plus Roger; il se désignait lui-même ainsi: «C'est moi dont la fille a épousé mon gendre, le comte Achille.» Son contentement était si grand, que ses opinions politiques s'en ressentaient un peu. Il tournait au blanc; il comprenait les orgueils de cette aristocratie à laquelle il avait désormais l'honneur d'appartenir.

Quand les jeunes époux quittèrent Bruxelles, ce fut pour voyager. Roger eut une pension et alla s'établir en province.

Le deuil du comte Achille prit fin. Une seule fois, Béatrice réclama l'accomplissement de la foi jurée: ce fut lorsqu'il s'agit d'affronter ce grand monde parisien qui, de loin, lui faisait peur.

Le comte Achille opposa une fin de non-recevoir assez spécieuse. Il dit:

– Tout le monde nous croit mariés depuis plus d'une année. Allons-nous révéler au monde le malheur de notre position? Tu es ma femme devant Dieu, ma Béatrice chérie, et rien ne presse, puisque nous n'avons point d'enfants… Quand je t'aurai présentée au maréchal, à ma famille et à mes amis, nous chercherons, nous trouverons un moyen… Puisque notre union feinte a été publique, il faut de toute nécessité que notre union réelle soit secrète, sous peine de faire mentir ces jours de bonheur et d'honneur qui viennent de s'écouler pour nous… Le comte de Mersanz ne peut pas dire au monde: «J'épouse ma maîtresse…» Béatrice, ma belle et pure compagne peut dire bien moins: «J'ai été la maîtresse du comte de Mersanz.»

Béatrice lui répondit:

– Un prêtre a consacré notre tendresse. J'ai confiance en toi, puisque je t'aime. Tu choisiras l'heure.

Depuis lors, des années s'étaient écoulées. Béatrice n'avait pas peur.

C'est à peine si une vague inquiétude la prenait parfois quand elle songeait à son père. Elle croyait à son mari comme en Dieu.

C'était encore la lune de miel quand ils arrivèrent à Paris. Si quelque chose avait pu resserrer les liens qui les unissaient, c'eût été la gentille affection de la petite Césarine pour sa jeune belle-mère. Tous ceux qui voyaient Béatrice l'aimaient; mais Césarine n'était pas dans la position de tout le monde. Il ne faut pas se dissimuler qu'entre belle-mère et belle-fille, il y a de sérieux motifs d'aversion. La haine n'est jamais bonne, mais ici la haine prend la source dans un sentiment pieux: une tombe sépare profondément deux êtres qui doivent désormais vivre sous le même toit.

Le comte Achille, qui adorait sa femme et sa fille, redoutait beaucoup le moment de leur première rencontre. Césarine pleura, mais le sourire naquit parmi les larmes, et elle tendit son front à sa nouvelle mère en disant:

– Je croyais que je ne pourrais pas vous aimer.

Béatrice la prit dans ses bras.

Achille, tout heureux, malgré les souvenirs évoqués, s'éloigna. Césarine et Béatrice restèrent seules. Achille les retrouva ensemble: Césarine sur les genoux de Béatrice.

Depuis ce moment, Césarine eut en Béatrice la meilleure des amies. Il n'y eut pas un nuage entre elles jusqu'au moment où mademoiselle Maxence de Sainte-Croix fit son entrée à la pension Géran. Vers cette époque, Césarine commença à se refroidir.

Béatrice aurait eu pourtant grand besoin de ses caresses. Il y avait déjà du temps qu'elle avait appris ce que c'était que le chagrin. Le maréchal, si bon avec tout le monde, lui tenait rigueur depuis les premiers jours. Il n'avait jamais voulu lui pardonner son entrée brusque et mystérieuse dans la famille.

Un jour qu'Achille parlait de reprendre du service après avoir donné sa démission de colonel en 1830, le maréchal dit:

– Vous ferez bien… vous n'êtes pas des nôtres… vous avez outragé la mémoire de ma fille chérie: toutes les trahisons se touchent.

Sa fille chérie, c'était la première comtesse.

Béatrice souffrait: le comte Achille ne cessait pas d'être affectueux et bon avec elle; mais il s'éloignait.

Elle fut longtemps avant de prononcer ce mot dans son cœur.

Il fallut l'évidence.

Nous avons entendu la conversation aussi spirituelle qu'honorable de M. Baptiste et de mademoiselle Jenny.

Ce n'était pas la première fois que monsieur ne rentrait point et que madame passait la nuit à pleurer.

Dans l'isolement qui se faisait autour d'elle, Béatrice avait deux consolations. M. Baptiste et mademoiselle Jenny trouvaient ces consolations mal choisies. Nous ne pouvons pas trop les blâmer pour cela.

Ces consolations avaient un nom chacune. La première s'appelait Marguerite, tout uniment: c'était notre belle petite marchande de plaisirs. La seconde se nommait Vital: c'était un grand beau garçon d'officier.

Une débitante de pommes d'api et un lieutenant de la ligne, ce n'était peut-être pas, il faut être juste, la société qui convenait à une comtesse de vingt-trois à vingt-quatre ans.

Marguerite encore, passe. La bienfaisance pouvait expliquer les visites de la petite bonne femme. – Mais le lieutenant Vital…

Au moment où nous entrons dans sa chambre, Béatrice sommeillait encore malgré l'heure avancée. Nous savons pourquoi. Les larmes fatiguent.

Elle avait la tête appuyée sur l'extrême bord de l'oreiller. Sa main droite retenait à son insu ses cheveux admirables; son bras gauche pendait. Il y avait un sourire sur ses lèvres un peu pâlies.

Maxence avait eu raison de le dire: celle-là était merveilleusement belle, plus belle que Césarine, l'adorable enfant, et plus belle que Maxence elle-même.

C'était la beauté douce, sereine, intelligente, nous allions dire céleste.

Dans ce crépuscule factice qui noyait la chambre à coucher, un rayon, filtrant au travers des barrières accumulées, venait caresser son front pur comme celui d'un enfant. On devinait qu'un rêve heureux la berçait. Sa bouche, délicate et fine, essayait de s'ouvrir parfois pour prononcer une caressante parole.

La parole sortit enfin; ce fut un nom: «Césarine.»

Vous eussiez deviné dans ce seul mot tout un poëme d'affection tendre et de dévouement maternel.

Et l'émotion vous serait venue, parce que rien n'est séduisant et charmant ici-bas comme le contre-pied des proverbes incrustés dans nos mœurs. L'esprit éprouve une satisfaction singulière à secouer le joug de nos lieux communs tyranniques, et c'est un vrai triomphe que de fouler aux pieds en passant quelqu'une de ces banalités tristes dont la misère de notre nature à fait, hélas! des axiomes.

La marâtre!.. Ce seul mot ne vous fait-il pas peur!

Dans l'ordre des idées domestiques, j'avoue qu'il est pour moi aussi terrible que celui de colosse du Nord dans l'ordre des idées anglo-chauvines.

Du grand au petit, on peut comparer ces deux monstres, gourmands tous deux de chair humaine.

Si jamais le colosse du Nord venait à se montrer sous la forme d'un prince doux, instruit, généreux, précédant son peuple dans la voie du progrès, je gage que l'Europe affolée ne trouverait plus assez de roses pour lui tresser des guirlandes.

L'Europe est un fier Sicambre, toujours prête à changer de religion, pourvu que la religion nouvelle soit aussi évaporée que l'ancienne.

Partout, le succès est dans la surprise.

Je vous le dis, une marâtre un peu esclave, mendiant en vain l'amour de cet enfant qui, selon la loi proverbiale, devrait être sa victime, cela est curieux, intéressant, inattendu…

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
140 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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