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Читать книгу: «Annette Laïs», страница 4

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VI.
LA PRESIDENTE

Hélas! non, je n'étais pas un mauvais sujet. Je n'avais même pas en moi ce qu'il faut pour le devenir par l'éducation.

«Ma cousine, répondis-je en rougissant jusqu'aux oreilles, on aura calomnié mon frère Gérard auprès de vous.»

Elle eut un petit rire sec. J'ajoutai sur un mode plaintif:

«Qui donc a pu vous donner si mauvaise opinion de moi?»

Je sentis qu'elle me regardait avec attention, et je me préparai sérieusement à subir un examen de morale.

«Etes-vous dévot, René? me demanda-t-elle.

– Pas autant que je le voudrais, répondis-je avec modestie.

– Moi, me dit-elle, c'est par places. Il y a des moments où je suis comme une tigresse, en fait de religion. D'abord, je mets de la passion dans tout. J'ai passé vingt-huit ans, vous concevez, et l'on ne se refait pas à cet âge-là. Tout le monde remplit ses devoirs à la maison; j'exige cela: Laroche est exemplaire. Mais il me vient des doutes, mon esprit travaille. Ah! l'Evangile a bien raison de le dire: «Bienheureux les pauvres d'esprit!» C'est mon esprit qui fait des siennes. Du reste, je suis en veine de ferveur, ces temps-ci, en grand veine: j'ai trois sermons demain, très commodément échelonnés: deux l'après-midi, un le soir; je vous y mènerai. Savez-vous que je ne resterais pas seule avec votre frère Gérard comme me voici avec vous, chevalier?

– Ma cousine…» balbutiai-je.

Je balbutiais parce que sa main, naturellement très blanche, et que la poudre de riz faisait plus douce qu'un satin, lissait mes cheveux sur mon front.

«On dirait que vous avez peur de moi, interrompit-elle, vous n'osez pas me regarder.»

Je levai les yeux. Son sourire excellent me fit en vérité battre le cœur.

«Je ne sais comment vous exprimer, m'écriai-je, la joie que j'éprouve à retrouver en vous une seconde mère!»

Ses sourcils se rapprochèrent tandis que sa bouche souriait avec pitié.

«Vous devez avoir faim, mon petit homme, dit-elle brusquement. Sonnez, on va vous servir à souper.»

J'eus le bonheur de répondre:

«Je n'ai pas faim, et se peut-il que vous soyez déjà ennuyée de moi?

– Paris offre tant de divertissements aux enfants comme vous! dit-elle avec un reste de rancune déjà radoucie.

– Je parlais de ma mère, ajoutai-je, car peut-être comprenais-je vaguement le motif de ma disgrâce, pour trouver un terme de comparaison au bonheur que j'ai de m'entretenir avec vous.»

En même temps, j'appuyai mes lèvres sur sa main, comme pour demander mon pardon. Elle affecta de retirer sa main précipitamment.

Ce n'était pas une grande coquette, selon la classification théâtrale. Ce n'était pas non plus tout à fait une comique. Il y avait une forte dose de naïveté dans son savoir-faire.

Du reste, je dois dire tout de suite que la maison entière participait à ces demi-teintes. Il n'y avait là qu'une moitié de luxe, parce qu'on possédait à peine une moitié de fortune. Je ne peux plus appeler demi-monde le monde qu'on voyait chez le président, puisque la signification de ce mot est fixée à faux par une des plus charmantes et des plus illustres comédies de ce temps-ci. Le demi-monde de la comédie n'est pas plus le vrai demi-monde qu'un morceau de strass n'est un demi-diamant. L'abondance des colléges, au contraire, est bien véritablement du demi-vin ou du quart de vin, puisqu'il y a un peu de vin dans beaucoup d'eau. C'était ainsi chez ma cousine. A supposer que le grand monde soit la crème, il y avait là un peu de crème sincère dans quelque chose qui n'était même plus du lait.

La matière première restait, mais le titre allait s'abaissant. Il n'était pas jusqu'au président, dont je n'ai pas eu occasion de parler encore, qui ne fût entre la chèvre et le chou: presque grand seigneur, mais un peu dans le tas, homme politique entre le zist et le zest sommité du douzième ordre, alliant l'austérité apparente à des faiblesses très peu mystérieuses. L'époque prêtait à cela: c'était le règne des coalitions malsaines et des paradoxales compensations. On appelait cette cuisine sophistique le juste milieu. Les choses allaient et venaient sans avoir le courage de l'effronterie, sans prendre le souci d'être hypocrites. On eût dit que la société parisienne s'arrêtait entre deux portes pour attendre mieux ou pis. Ce qu'elle attendait est venu.

Mme de Kervigné disposa de nouveau les plis de sa robe et adoucit encore les suavités un peu prétentieuses de son sourire.

«Vous vous exprimez avec facilité, René, me dit-elle. Si mon mari était un autre homme, je vous garantirais le succès à Paris, car vous avez tout pour vous. Quand on a passé vingt-huit ans, on peut bien faire le sacrifice de la coquetterie. Je comptais être votre sœur aînée, mais, ce n'est pas assez solennel: je serai votre petite mère.

– Ah! madame! m'écriai-je.

– Vous m'appellerez petite maman? Ce sera tout gracieux et cela imposera silence à la calomnie… car on calomnie à Paris comme en province, chevalier, s'interrompit-elle en un soupir de colombe blessée; et quand une femme de haut rang a le malheur d'être délaissée par son mari… quoique certes votre cousin soit un galant homme et qu'il n'ait jamais manqué aux égards qu'il me doit. Mais vous savez, le faubourg Saint-Germain est plus près de Versailles que de Paris, c'est un vieillard boudeur qui n'a gardé que ses yeux d'Argus et sa langue de commère. Le tiers et le quart savent que le président, malgré son âge – il pourrait presque être mon père – malgré sa position… Vous m'entendez bien, René, je ne peux pas, non plus, mettre de trop gros points sur les i. Et il me sera bien doux d'avoir en vous un confident de mes peines.»

Je ne donne pas ce discours pour un modèle de précision oratoire; cependant il disait tout ce qu'il voulait dire, surtout à cause de l'accent qu'on y mettait. Je me sentis le cœur attendri.

«Se peut-il, murmurai-je, employant à mon insu une phrase du roman traduit de l'allemand que ma tante Bel-Œil m'avait donné; se peut-il que mon cousin paye votre tendresse par l'ingratitude!

– Ma tendresse!» répéta-t-elle.

Un moins novice que moi eût découvert son envie de rire. Mais elle me demanda tout à coup:

«Avez-vous lu beaucoup de romans, chevalier!»

Puis, sans attendre ma réponse:

«Certes, certes, reprit-elle. Le mot m'a semblé singulier à cause de l'âge du président; mais, en somme, n'est-on pas une vieille femme à vingt-huit ans passés! Et d'ailleurs. Il est fort bien conservé. Les hommes sont pour nous des vampires: ils rajeunissent par les chagrins qu'ils nous donnent et qui nous font vieillir. Ah? cher enfant! la vie est pour vous couleur de rose, et vous ne vous doutez pas de ce qu'un cœur peut souffrir.»

Les vingt-huit ans passés de ma cousine étaient pour moi désormais un article de foi. Les parents de Bretagne se trompaient sur son âge. Plus je restais près d'elle, plus je la trouvais bonne, douce, aimable. Je respirais les parfums trop accusés de sa toilette comme on s'enivre avec des fleurs. L'idée se fortifiait en moi que cette maison allait être mon paradis.

Les heures s'écoulèrent. J'entendis plus d'une fois le pas discret de Laroche qui rôdait dans le corridor, mais il n'osa pas entrer. Ma cousine souriait quand il s'approchait de la porte. Je n'aurais point su définir l'expression de ce sourire, où il y avait du contentement et une douce pitié. Quand la pendule sonna onze heures, elle appela sans élever la voix, et Laroche parut aussitôt sur le seuil.

«Monsieur est-il rentré?» demanda-t-elle.

Le baryton, qui était de mauvaise humeur, répondit

«Il est rentré quelque part, mais pas ici.»

Ma cousine leva les yeux au ciel, puis elle me regarda.

Comme elle vit mes sourcils se froncer, elle me dit entre haut et bas:

«Vous apprécierez Laroche. Il est au-dessus de son état.»

Et à Laroche:

«Mon bon, il faut que tu sois le guide et l'ami de cet enfant-là. Il est de mon parti. C'est mon page et je suis sa petite maman.

– Ça va bien,» dit Laroche, qui dérangea un fauteuil comme pour s'asseoir.

Mme de Kervigné rougit et le prévint en ajoutant:

«Je me sens besoin, et l'enfant doit mourir de faim. Fais-nous servir quelque chose ici. Où as-tu mis le Breton?

– A l'écurie.»

Il sortit sur ce mot et claqua brutalement la porte. Dès qu'il fut parti, ma cousine me pinça légèrement l'oreille.

«Je compte te tutoyer, René, me dit-elle puisque je suis ta petite maman. J'aime mieux briser la glace tout de suite. Je ne savais pas que tu prendrais du premier coup une si grande place dans mon affection, mais je devinais bien que Laroche et toi vous ne pourriez pas vous souffrir. Sois généreux, tu as tout l'avantage sur lui, qui n'est qu'un valet en définitive; mais quel valet! Je sens que je pourrais te le sacrifier, petit démon; car tu es ici déjà l'enfant gâté, mais je ne te le pardonnerais jamais.»

Cela me fit plaisir de m'entendre appeler petit démon. Il y a un siècle qu'on ne vit candeur pareille à la mienne. Je voudrais savoir pourquoi les adolescents honnêtes, les gros bourgeois un peu idiots et les décrépits de la rouerie aiment ces caressantes injures: démon, méchant et même scélérat.

Ma cousine passa son pied sous mon tabouret et le rapprocha sans effort. Derrière sa rondeur d'odalisque il y avait une mâle vigueur.

«Tu sauras tout! reprit-elle en mettant sa bouche contre mon oreille. Il y a bien des femmes qui voudraient tes cheveux. Et comme c'est étonnant, chevalier! Je ne vous connais que depuis trois heures et j'en suis à vous confier des choses… oh! certes, bien délicates, mon ami! si délicates que je cherche mes mots. Portez-vous des gants la nuit?

– La nuit! répétai-je étonné.

– Je veux que toutes ces dames soient folles de vous, de toi, mon petit chevalier. C'est très rare, ce titre-là, maintenant, et il te sied à ravir. Le dernier chevalier c'était Faublas. Tu as lu Faublas?

– Vous voulez dire Gil Bas, rectifiai-je. L'abbé Raffroy n'a pas voulu me permettre cette lecture.

– Je crois bien! fit-elle en baissant les yeux pour cacher un sourire. J'écrirai demain à toute ta famille et à l'abbé Raffroy. Mais ne leur dites rien de nos petits secrets. Bon Dieu! s'ils savaient que je suis obligée d'avoir près de moi un Laroche, parce que M. de Kervigné se compromet auprès de toutes mes femmes de chambre?

– Quoi! m'écriai-je avec plus de gaieté encore que d'étonnement, M. de Kervigné?..

– Ris souvent, m'interrompit-elle. Tu ris bien.»

Ma foi, j'étais parti. L'idée d'un grave président mis ainsi en pénitence excita en moi une hilarité bruyante et prolongée.

«Ah! petite maman, balbutiai-je les larmes aux yeux à ce point de vue. Laroche est magnifique!

– Et toi, tu es charmant, René! murmura-t-elle. Tu comprends tout. Dans un mois, tu seras la coqueluche de mon salon!»

Je riais encore, quand on mit la table; Laroche grave, roide, maussade, présida aux préparatifs et se retira. Pour un peu, ce soir-là, il se serait fait carmélite, comme la Vallière.

Ma cousine me servit une tranche de foie gras et fit mousser le champagne dans mon verre. Je n'en étais plus à m'étonner.

«Nous sommes en partie fine, me dit-elle.

– Si mon cousin revenait, repartis-je d'un ton où mon innocence avait déjà quelque alliage de scélératesse.»

Elle me donna de son pain sur les doigts et murmura:

«Ce n'est pas lui qui m'occupe.»

Hélas! c'était Laroche. Laroche venait de temps en temps, sous prétexte de servir. Pour donner une idée des progrès qu'on peut faire à Paris en une soirée, l'idée me passa que ce coquin de Laroche avait bien pu s'asseoir une fois ou l'autre à ma place, châtiant ainsi de plus d'une manière les inconvenances de M. le président.

Laroche, du reste, me gênait peu. J'avais un appétit d'enfer, et je trouvais le souper exquis. Mme de Kervigné ne mangeait pas comme ma tante Nougat, mais c'était néanmoins une forte convive. Elle avait des façons ravissantes de tenir son verre à champagne. Je trouvais à Laroche des airs d'Othello qui me divertissaient sincèrement.

Au dessert, je savais par cœur la maison de ma cousine. Elle avait eu soin de m'apprendre que la partie du métier de camériste, à laquelle Laroche était décidément impropre, était confiée à la lingère, vieille fille bossue que le président respectait. Le décorum une fois bien établi, Aurélie, car elle m'avait permis de l'appeler ainsi pour alterner avec petite maman, Aurélie dis-je, passa aux confidences, ou plutôt à la confession générale de son mari. Son mari n'en faisait pas beaucoup plus que les autres, me dit-elle; car la mode parmi les hommes graves était aux fredaines. Cela ne ressemblait pas tout à fait aux orgies publiques de la régence: c'étaient des débauches de juste milieu, timides, parcimonieuses, vilaines. Ces palais mignons de la volupté qu'on appelait jadis des folies ou de petites maisons, étaient remplacés tout uniment par des chambres garnies. Le Parc-aux-Cerfs du président était à Bagnolet, près d'une fabrique de plâtre, et lui coûtait six cents francs par an. Quand sa fantaisie allait jusqu'à mettre Paméla dans ses meubles, il avait un abonnement au faubourg Saint-Antoine et un billet de mille francs lui faisait voir le bout de l'aventure.

Ma cousine connaissait par le menu la carte de cette rouerie au rabais. Il y avait des tenants et des aboutissants qui ne laissaient pas d'être curieux. Ainsi, le président, pourvu d'un pseudonyme, comme les vaudevillistes qui ont un bureau, était actionnaire de plusieurs petits théâtres. Son argent lui rapportait ainsi d'assez bons intérêts et une influence. Il était roi dans ces coulisses de bas ordre et n'enviait point les fous qui payent si cher le droit de s'égarer dans les couloirs de l'Opéra. On passe précisément par les petits théâtres avant de grimper dans les grands. Le président buvait le Nil à sa source.

Il faisait débuter comme un commissaire du gouvernement. Ce qui coûte les yeux de la tête à un Anglais lui rapportait sept pour cent l'an, outre la paix profonde de l'incognito, car le théâtre Beaumarchais et les Délassements-Comiques sont à cent lieues du Palais de justice.

Pour le moment, la divinité régnante était une demoiselle Annette Laïs, qui sortait Dieu sait d'où. Le président l'avait fait débuter depuis peu au théâtre Beaumarchais. Il était fou d'elle, à ce qu'on disait. Il allait la voir avec une perruque blonde et des lunettes bleues. Ma cousine ne me cacha pas qu'elle était tout particulièrement curieuse de contempler cette merveille.

Car Annette Laïs avait un succès étourdissant au théâtre Beaumarchais, et on la disait belle comme un astre.

Je pense que je bâillai. Du moins, ma cousine se leva précipitamment et ordonna à Laroche de me conduire à mon appartement. Ce serait de l'effronterie, si je disais que je songeai longtemps à la bizarrerie de mon entrée dans la maison du président de Kervigné. J'avais trois jours et trois nuits de diligence dans la cervelle, et je m'endormis en tombant dans mon lit, absolument comme si j'avais soupé à la table d'une famille toute unie et pareille à la mienne. L'image d'Aurélie, ma nouvelle maman, ne vint pas du tout me visiter, quoique mes doigts gardassent son parfum comme si j'eusse manipulé du savon aux mille fleurs. Je m'endormis, Breton que j'étais, et, chose étrange, si un nom vibra à mon oreille au moment où je perdais connaissance, ce fut celui de cette fillette que mon cousin avait fait débuter au théâtre Beaumarchais, et qui sans doute allait lui coûter mille francs chez son marchand de meubles du faubourg Saint-Antoine: le nom d'Annette Laïs.

VII.
ANNETTE LAÏS

Annette Laïs! Ce nom tintait encore dans l'air autour de moi quand je m'éveillai le lendemain matin, dans une chambre d'excellente tournure, commodément meublée, et dont les deux belles croisées donnaient sur les jardins de l'hôtel. De mon lit, je pouvais voir les arbres en pleine feuillaison que la brise matinale balançait. Je devais tout avoir à Paris, même des arbres.

Et je me disais:

«Les gens de Vannes se figurent qu'il n'y a point d'arbres à Paris. Je ne connaissais pas à Vannes d'acacias si grands ni de si gros tilleuls. Nos braves du Morbihan connaissent tous Paris à la façon de l'oncle Bélébon.»

Justice du ciel! ce souvenir de l'oncle Bélébon, qui avait tout l'esprit de la famille, me sembla dater du déluge. Vincent disparaissait pour moi à des distances incalculables. Je voyais mes deux tantes Kerfily-Nougat et Kerfily-Bel-Œil perdues tout au bout des lointaines perspectives du passé. Un siècle s'était écoulé depuis mon départ de Bretagne.

Pauvre bonne mère! Elle avait Charlot et Mimi qui devaient bien l'empêcher de me regretter! Et mon père! Ah! celui-là je l'entendais:

«A la soupe, saperbleure! Bon appétit, bonne conscience! Depuis mon dernier repas, je n'ai rien mangé! Apportez le potage, que je le mette dans mes bottes.»

Et ma sœur, jolie, mais un peu maussade; et le prudent abbé Raffroy, et ma pauvre vieille Renotte, vaillante comme un grenadier…

Annette Laïs! Ce nom inconnu me revenait comme ces tyranniques refrains qu'on voudrait chasser et qui vous obsèdent. Notez qu'en dehors du nom, il n'y avait rien pour moi; celle qui le portait ne m'inspirait ni intérêt ni curiosité. Je n'étais même pas comme ma cousine de Kervigné, qui avait envie de la voir.

«J'ai ordre de savoir si M. le chevalier prend du chocolat ou du café, prononça la belle voix du baryton Laroche à ma porte entre-baillée.

– Du café, répondis je, et envoyez-moi mon Breton.»

Laroche referma la porte.

Il fallut cela pour me rappeler ce qui aurait dû être ma préoccupation principale: ma conversation avec la présidente. Je n'aurais point su dire pourquoi j'avais répugnance à tourner mon souvenir de ce côté. Mes aventures du soir précédent se présentaient à moi comme une histoire à la fois biscornue et invraisemblable. Il y avait déception: j'avais compté sur une tante, et cette cousine, qui venait de passer ses vingt-huit ans, m'apparaissait ce matin sous une forme fantastique. Il n'y avait pas jusqu'à son bouquet violent qui n'eût pour moi odeur de fleurs fanées. Je ris pourtant un peu en songeant à Laroche, sa camériste, et aux entreprises intestines du président, mais j'aurais mieux aimé ne pas rire.

Joson Michais arriva avec ma tasse de café au lait. Il était tout blême.

«Quoique çâ, me dit-il d'une voix qui avait déjà perdu quelque chose de son redoutable mordant, comment que nous en vâ, dâ matin, monsié el chevâlier!

– Es-tu malade, Joson? lui demandai-je.

– Point d'en tout, éj'ne mens point.

– As-tu bien dormi dans ton écurie?

– Ah! dame, assez tout de même; c't'etchurie-là est plus plaisante qu'un logis.

– Qu'as-tu donc?

– Ej'vâs vous dire: ej'mennuie dans c'te Pâris, pour sûr et pour vrai, ah! mais dame oui!

– Mais tu ne l'as pas vu encore, ce Paris.

– Quoique çâ!»

Il tournait son grand chapeau entre ses doigts, et je vis qu'il pleurait.

«Ecoute, lui dis-je, si tu t'ennuies encore dans une semaine, je payerai ton voyage de retour.

– En vous remerciant, monsié el chevâlier, mais je n'ai point affaire d'argent, c'est la vérité. Lâ déligence an'me vâ pas plus que l'grand bourg. A vous ervoir tout de même, ah! dame, ej'men vâs!

– Attends à demain, tu auras des lettres pour ma famille.

– A vous ervoir! â vous ervoir!»

Il coiffa résolument son chapeau de Plouharnel et se sauva comme s'il eût craint d'être retenu par la force. Celui-là pouvait donner des renseignements sur Paris à l'oncle Bélébon. Je m'étonnai de ne pas rire; j'avais le cœur serré au point d'envier le sort de ce pauvre garçon qui s'en allait.

Aussitôt levé, je demandai ma cousine; mais il n'était pas jour chez elle. On me dit que le président était à l'hôtel; je voulus le voir; il travaillait, et sa porte était murée. Je sortis, afin de jeter un coup d'œil sur Paris. J'allai au hasard, longeant des rues interminables qui me semblèrent habitées par des pauvres et plus laides que les rues même de Vannes, la ville la plus laide de l'Europe. Une de ces rues, dont l'écriteau portait le nom de Sèvres, me conduisit tout droit à la campagne, au travers des fortifications qu'on achevait. Du haut du terre-plein, je vis un assez beau paysage, gâté par des usines. Le coteau de Meudon, qui riait au loin sous sa couronne de verdure, me parut comme un rempart élevé entre les tristesses suburbaines et la joie des vrais champs. Paris a ainsi, de tous côtés, sa hideuse enveloppe, qu'il faut percer pour y entrer comme pour en sortir. On pourra bien élargir les splendeurs de Paris, mais ce cercle navrant s'élargira de même. Quand Paris gigantesque ira jusqu'à Meudon, Meudon mettra une cheminée cylindrique à son château, qui crachera cette fumée noire, grasse, puante et salissante, haleine de l'industrie.

Je ne songeais pas à cela, je ne songeais à rien. Je n'éprouvais pas le mal du pays comme mon pauvre Joson, mais j'étais las, et mon intelligence subissait une sorte d'engourdissement. Parmi cette atonie, une guêpe bourdonnait, un refrain radotait, un son de cloche tintait sa note odieuse et monotone; tout cela, c'était un nom revenant avec l'absurde obstination d'un rêve de fiévreux, quoique je n'eusse pas la fièvre. Annette Laïs! me disait ma tête.

Je chassais ce nom comme on écarte une mouche, et, comme la mouche entêtée, il revenait précisément à la place d'où je l'avais chassé. L'exactitude de cette comparaison est frappante: ce nom me démangeait; j'aurais voulu le tuer.

C'était une belle et pure matinée; le ciel n'avait d'autre voile que ces insultantes vapeurs incessamment lancées par la toux chronique des usines. Je regardai encore une fois le paysage circulaire, ce lointain amphithéâtre de coteaux souriants, au devant desquels Saint-Cloud épanouissait sa corbeille de verdure. La Bretagne était au delà.

Le long de la Seine, vers Sèvres, un homme marchait sous le soleil. Son pas était joyeux. Je reconnus le grand chapeau de Plouharnel. Bon voyage, mon pauvre Joson! Dieu soit avec toi sur la route, Breton qui vas vers la Bretagne!

Quand je rentrai, on déjeunait. Laroche, en livrée, servait à table. Le président se leva et me tendit la main.

«Mon jeune ami, me dit-il, pardonnez-moi de ne vous avoir point attendu. Nos heures d'audience sont inflexibles comme vos heures de marée là-bas. Je suis fâché de ne m'être pas trouvé à la maison hier pour vous souhaiter de tout mon cœur la bienvenue. Les devoirs de ma charge ne sont pas seulement au Palais…»

Aurélie cligna de l'œil, en me regardant, et je faillis en être déconcerté. Le regard d'Aurélie voulait dire: Après le palais, il y a Annette Laïs.

«Mon cousin, répondis-je cependant, je vous remercie pour moi, et je vous apporte les compliments de mes parents.

– Mes aînés, mon enfant, dit M. de Kervigné en se rasseyant. Dans votre prochaine lettre, vous leur direz mille choses affectueuses de ma part et vous ajouterez que vous êtes chez moi comme chez vous.

– N'est-ce pas qu'il a une figure fort intéressante! dit ma cousine.»

Ce fut au tour de Laroche de cligner son œil maraud. Il me sembla surprendre entre son maître et lui un vague sourire d'intelligence. Il y a eu des favoris assez adroits pour appartenir en même temps au roi et à la reine: témoin Manuel Godoy, prince de la Paix. Je regardai mieux ce Laroche, qui avait décidément une admirable tête de coquin, et qui me parut d'humeur à manger aux deux râteliers.

Au jour, ma cousine Aurélie avait passé vingt-huit ans depuis plus longtemps que le soir; néanmoins elle portait assez bien une toilette du matin très jeune, et ses odeurs renouvelées répandaient un frais parfum de jasmin. Cela m'avait pris aux narines, dès le seuil. Elle me tendit la main et pesa dessus de manière à mettre mon front à portée de ses lèvres.

«Je suis déjà sa petite mère, dit-elle au président.

– Il ne faut pas perdre de temps, répliqua celui-ci d'un accent très simple, sous lequel la raillerie ne montrait qu'un tout petit bout d'oreille.»

Mais Laroche ponctua cette réponse par un rire silencieux. Ma cousine ne pouvait le voir. Une pensée qui était en moi à l'état latent se formula dès ce moment: Laroche était mon ennemi. Je n'entends pas exprimer par ce mot seulement une prédisposition malveillante; ce n'eût pas été une découverte. Laroche était mon ennemi mortel.

Quoiqu'en eût dit ma cousine, le président n'avait pas l'air beaucoup plus âgé qu'elle. C'était un homme très laid, très froid et très distingué. En lisant plus tard, dans la Notre Dame de Victor Hugo, le portrait de Claude Frollo, j'ai eu comme une vague saveur de ma première impression à la vue du président de Kervigné. Ce n'est pas ici une ressemblance, c'est une sorte de reflet. Le président n'avait ni l'ampleur ni la profondeur de la création du poète, mais c'était, en petit, l'alliance de l'austère travail avec la préoccupation sensuelle. L'un excite l'autre, cela est certain. La passion jaillit plus brutale du sein même de la fatigue intellectuelle. Il y a du feu au fond de ses orbites creusées par la morsure de la lampe; sons ces fronts pâles et dépouillés, la cervelle est rouge; ceux-là n'aiment pas avec leur cœur, peut-être: ils aiment avec toute la révolte de leurs nerfs hérissés.

Je ne sais pas si Frollo vit encore: nous ne sommes pas si grands que cela; d'ailleurs le génie sculpte un bronze à la taille de sa pensée. Mais regardez autour de vous, et vous verrez partout glisser dans l'ombre de nos soirs ce reflet de Frollo dont je parle. C'est l'argent de Frollo rapetissé qui tinte dans les poches de toutes nos comédiennes; ce temps-ci fait volontiers la monnaie du passé; la monnaie du grand Frollo circule depuis cinquante ans, et pullule, et se dédouble; elle forme dans notre civilisation un clan de malades chez qui le vice est une noire infirmité.

Nous sommes le siècle névralgique. Il a fallu parvenir, on n'a pas eu le temps d'être jeune. Nous sommes le siècle négateur: nul ne réfugie plus son angoisse dans la foi. Molière n'écrirait plus Tartufe, Tartufe borne son hypocrisie à changer d'habit à la brune et prie franchement ses collègues de ne le point reconnaître, à charge de revanche, si ses collègues et lui viennent à se rencontrer en quelque lieu douteux.

De là naît ce fait redoutable: l'orgie n'est plus la jeunesse qui passe, et qui demain va réagir contre sa propre démence. L'orgie est chauve ou coiffée de cheveux gris. Elle est sage, elle ne fait pas de bruit, elle paye ses dettes aux familles déshonorées. Les fils de Frollo, je vous l'ai dit, sont des malades qui prennent froidement un bain de vice comme on subit une douche d'eau froide.

Cependant, il ne faut pas crier cela sur les toits. Soyez discrets. Frollo n'aime pas qu'on tâte le pouls de sa frénésie. Je n'ose pas vous dire toutes les robes qu'il porte, je n'ose pas vous laisser deviner surtout du haut de quelle tribune il me foudroierait, s'il m'entendait.

J'en connais de bien plus malades que mon cousin le président de Kervigné. Mon cousin était un homme de milieu et de modération, mettant un mors à sa fringale et arrangeant ses affaires de cœur comme un dossier. Sauf l'esprit qu'il avait et la rare distinction de ses manières, sa vie ressemblait aux soirées que les notaires passent au bal masqué avec un nez de carton et une femme de plâtre.

Il était magistrat dix heures par jour et travaillait avec fureur; le reste du temps, il était je ne sais quoi, il avait son faux nez, il faisait aller les arts.

Pendant le déjeuner, on ne parla que de la famille de Bretagne; mon cousin fut bienveillant et charmant. Il m'engagea à prendre une quinzaine pour voir Paris, après quoi je devais être présenté au ministre.

«Comment trouvez-vous mon mari? me demanda Aurélie quand nous fûmes seuls.

– Il réalise l'idée que je m'étais faite d'un magistrat éminent, répondis-je.

– J'entends comme homme, insista-t-elle.

– Comme homme?.. répétai-je avec un peu d'embarras.

– Venez voir le jardin,» dit-elle en riant et en me prenant le bras.

Comme nous descendions, elle ajouta d'un ton de mignardise qui devait lui aller fort bien autrefois:

«Avons-nous pensé à petite maman?

– Ma cousine… balbutiai-je.

– Pas beaucoup. Nous avons dormi comme un loir.

«Je vais te dire, René, reprit-elle en changeant de ton brusquement. Tu es de la Bretagne et trop neuf pour deviner ces choses là. Avec moi, vois-tu, ton éducation va se faire sans que tu t'en aperçoives et tu seras déjà un petit homme quand tu entreras à la chancellerie. L'expérience, mon cousin, c'est tout ce qui reste aux pauvres vieilles qui ont passé vingt huit ans.»

Elle s'arrêta pour me donner le temps de protester. Je le fis de mon mieux: mais, au grand soleil, Aurélie avait réellement trop d'expérience. Elle s'appuya nonchalamment sur mon bras et poursuivit:

«Malgré l'énorme différence d'âge, j'aurais aimé mon mari. Ma nature délicate et tendre a besoin d'un attachement solide, et mes principes… tu dois comprendre. Mais M. de Kervigné m'a froissée. Ils sont comme cela. M. de Kervigné avait une femme toute jeune, toute mignonne, car, voilà quatre ans, René, tu aurais pris ma taille entre tes dix doigts; des dents, des cheveux, un teint. Enfin tout cela est parti, j'en puis bien parler, parti plutôt par le chagrin que par les années, car j'ai bien souffert, mon enfant, ah! oui, j'ai bien souffert!

Son mouchoir, plus odorant qu'un paquet d'héliotropes, essuya ses yeux où il n'y avait point de larmes. Ce geste fut dessiné avec précaution pour ne pas enlever la peinture.

«Souffert le martyre! reprit-elle d'une voix entrecoupée; des nuits sans sommeil, des jours où l'idée du suicide traversait vingt fois ma cervelle. Si je n'avais pas eu mes principes, René… Mais j'appartiens, moi aussi, à cette noble terre, dernier asile de toutes les croyances. Je me suis souvenue que j'étais Bretonne, j'ai appelé à mon secours la prière et la sainte résignation..»

Elle se laissa tomber sur un banc de gazon, et me fit signe de m'asseoir auprès d'elle.

Ma cousine Aurélie ne lisait pas les mêmes livres que ma tante Bel-Œil, mais elle profitait abondamment des livres qu'elle lisait.

«La prière a relevé ma force, continua-t-elle, la résignation… Tiens, petit, s'interrompit-elle, quand tu es seul auprès d'une jolie femme, il ne faut pas te camper comme un saint de bois. As-tu peur d'être mordu? On s'approche, on se penche gracieusement, si le mouchoir tombe…»

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
470 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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