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Читать книгу: «Le morne au diable», страница 22

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Maître Daniel à la vue du Gascon s’écria:

– Il est dit que je ne vous verrai jamais arriver à mon bord que par des moyens étranges! En partant de France vous m’êtes tombé des nues; en quittant les Antilles vous me sortez de l’onde comme un dieu marin, comme Neptunus en personne!!!

Très surpris de cette rencontre, et surtout de revoir le père Griffon qui, debout sur la dunette, observait attentivement la manœuvre des deux navires, le chevalier dit au capitaine:

– Mais comment diable vous trouvez-vous ici à point nommé, pour me recueillir au sortir de cette coquille de noix que voici là-bas, flottant à l’aventure?

– Ma foi, à vrai dire, je n’en sais à peu près rien.

– Comment cela, capitaine?

– Hier matin le correspondant de mon armateur de La Rochelle m’a demandé si mon chargement était complet. Je lui ai dit que oui; alors il m’a ordonné d’aller au Fort-Royal, où était une frégate en partance, et de lui demander instamment son escorte; si elle me refusait, je devais me faire escorter tout de même, en restant toujours en vue de ladite frégate, quoi qu’elle fît pour m’en empêcher. Enfin, je devais me conduire envers elle à peu près comme un chien galeux qui s’attache à un passant: le passant à beau le chasser, le chien se tient toujours à longueur de pied… ou de pierre, court quand le passant court, marche quand il marche, se sauve quand il le poursuit… s’arrête quand le passant s’arrête, et finit par rester malgré lui sur ses talons… Voilà comme j’ai manœuvré avec la frégate… Ce n’est pas tout… mon correspondant m’avait encore dit: – Vous suivrez la frégate jusqu’à ce que vous soyez rejoint par un brigantin; alors vous resterez dans ses eaux beaupré sur poupe; il se peut que ce brigantin vous envoie un passager (ce passager je vois maintenant que c’était vous); alors vous le prendrez et vous ferez voile à l’instant pour la France sans vous occuper du brigantin ni de la frégate… sinon, le brigantin vous enverra d’autres ordres, et vous les exécuterez. Je ne connais que la volonté de mes armateurs; j’ai suivi la frégate depuis le Fort-Royal. Ce matin le brigantin m’a rejoint, tout à l’heure je vous ai repêché, maintenant je fais voile pour la France.

– Le duc ne viendra donc pas à bord? demanda Croustillac.

– Le duc? Quel duc? Je ne connais d’autre duc que mon armateur ou son correspondant, ce qui est tout comme… Ah ça! dites donc, voilà la frégate qui appuie une fameuse chasse au petit navire.

– Abandonnez-vous donc ainsi le Caméléon? s’écria Croustillac, si la frégate l’atteint, n’irez-vous pas à son secours?

– Moi, non, de par Dieu, quoique j’aie ici douze bonnes petites pièces de huit qui diraient leur mot tout comme d’autres… et que les quatre-vingts gaillards qui composent mon équipage vaillent bien les marins du roi… Mais il ne s’agit pas de cela… Je ne connais que les ordres de mon armateur… Ah çà! mais voilà maintenant le brigantin qui donne du fil à retordre à la frégate, dit Daniel.

CHAPITRE XXXV.
LE RETOUR

La Fulminante poursuivait le Caméléon avec acharnement. Soit calcul, soit ralentissement forcé dans sa marche, plusieurs fois le brigantin fut sur le point d’être atteint par la frégate; mais alors, reprenant sans doute une allure qui convenait mieux à sa construction, il regagnait l’avantage qu’il avait perdu.

Tout à coup, par une brusque évolution, le brigantin vira de bord, vint droit à la Licorne, et en peu d’instants, la rejoignit à portée de voix.

Qu’on juge de la joie de l’aventurier lorsque, sur le pont du Caméléon, qui vint passer à poupe du trois-mâts, il vit la Barbe-Bleue, vêtue de blanc, appuyée sur le bras de Monmouth, et qu’il entendit la jeune femme lui crier d’une voix émue: – Adieu, notre sauveur… adieu… que le ciel vous protège… Nous ne vous oublierons jamais!

– Adieu, notre meilleur ami… dit Monmouth. Adieu, digne et brave chevalier!!

Et le Caméléon s’éloigna… Tandis qu’Angèle avec son mouchoir et le duc avec sa main faisaient un dernier signe d’adieu à l’aventurier.

Hélas! cette apparition fut aussi courte que ravissante…

Le brigantin, après avoir ainsi un moment rasé l’arrière de la Licorne, retourna sur ses pas et marcha droit à la frégate, qu’il prolongea presque à portée de canon avec une hardiesse incroyable.

La Fulminante, à son tour, vira de bord. Sans doute le capitaine, furieux de cette chasse inutile, voulut la terminer à tout prix…

Un éclair brilla, un coup sourd et prolongé se fit entendre au loin, et la frégate laissa derrière elle un nuage de fumée bleuâtre…

A cette démonstration significative, le Caméléon, ne s’amusant plus à ruser devant la frégate, se lança au plus près du vent, allure qui lui était particulièrement favorable, et prit sérieusement chasse.

La Fulminante le poursuivit, tous deux se dirigèrent vers le sud.

La Licorne avait le cap au nord-est. Elle marchait supérieurement; on comprend donc qu’elle laissa bientôt et bien loin derrière elle les deux bâtiments s’enfoncer de plus en plus dans les profondeurs de l’horizon.

Croustillac était resté les yeux attachés sur le navire qui emportait la Barbe-Bleue… Il le suivit d’un regard avide et désolé jusqu’à ce que le brigantin eût tout à fait disparu dans l’espace…

Alors deux grosses larmes roulèrent sur les joues de l’aventurier…

Il laissa tomber sa tête dans ses deux mains dont il se couvrit le visage..

Le capitaine Daniel vint brusquement interrompre la douloureuse rêverie du chevalier; il lui frappa joyeusement sur l’épaule et s’écria:

– Ah ça, notre hôte, la Licorne est en bon chemin, si nous descendions boire un coup de sangria au madère en attendant l’heure du souper? J’espère que vous allez me faire encore de vos drôles de tours qui me font tant rire… vous savez? quand vous faites tenir des fourchettes toutes droites sur le bout de votre nez… Allons boire un coup…

– Je n’ai pas soif, maître Daniel, dit tristement le Gascon.

– Tant mieux, vous n’en boirez qu’avec plus de plaisir; boire sans soif, c’est ce qui distingue l’homme de la brute, comme on dit.

– Merci… maître Daniel… mais je ne saurais…

– Ah ça, morbleu! qu’avez-vous donc? vous avez l’air tout drôle; est-ce parce que vous n’avez pas fait fortune, vous qui vous étiez vanté d’épouser la Barbe-Bleue avant un mois? Dites donc, vous souvenez-vous? vous auriez joliment perdu votre pari! vous n’avez pas seulement osé aller au Morne-au-Diable, j’en suis bien sûr…

– Vous avez raison, maître Daniel, j’ai perdu mon pari…

– Comme vous n’avez rien parié du tout, ça ne vous ruinera pas de le payer… heureusement… Ah! dites-donc, j’ai depuis un quart d’heure quelques questions sur le bout de la langue; comment étiez-vous à bord de la frégate? comment le capitaine du brigantin vous a-t-il recueilli? vous le connaissiez donc? et puis cette femme et ce seigneur qui vous ont dit tout à l’heure adieu… qu’est-ce que tout cela signifie?.. Oh! après ça, si ça vous gêne, ne me répondez pas; je vous demande cela, c’est seulement pour le savoir… S’il y a un secret… motus, n’en parlons plus…

– Je ne puis rien vous dire à ce sujet, maître Daniel.

– Mettons alors que je n’ai rien demandé, et vive la joie… allons, riez donc, riez donc… qu’est-ce qui vous attriste? est-ce parce que vous voilà encore avec votre même habit vert et vos mêmes bas roses qui ont joliment déteint à l’eau de mer, soit dit sans vous offenser? Je vais vous prêter de quoi changer, quoiqu’il fasse une chaleur d’étuve, car ce n’est pas sain de laisser ses habits sécher sur son corps… Allons, allons, quittez donc cet air soucieux! voyons! est-ce que vous n’êtes pas mon hôte, puisque vous êtes ici par ordre de mon armateur? Et quand même! est-ce que je ne vous avais pas dit que vous pouviez rester à bord de la Licorne tant que ça vous plairait? car, vrai Dieu, j’adore votre conversation, vos histoires, et surtout vos tours. Ah! dites donc, j’ai justement une espèce d’étoupe faite avec du fil d’écorce de palmier… ça brûle comme une amorce, ça sera fameux, vous avalerez ça, et vous nous cracherez de la flamme et de la fumée comme un vrai démon, pas vrai?

– Le chevalier ne paraît pas disposé à vous égayer beaucoup, maître Daniel, dit une voix grave.

Croustillac et le capitaine se retournèrent; c’était le père Griffon qui, de la dunette, avait assisté à la poursuite du brigantin, et qui descendait sur le pont.

– Il est vrai, mon père, je me sens un peu triste, dit Croustillac.

– Bah! bah! si mon hôte n’est pas en train, il le sera tout à l’heure, car il n’est guère mélancolique de son état… Je vais toujours préparer le sangria, dit Daniel. Et il quitta le pont.

Après quelques moments de silence, le religieux dit à Croustillac:

– Vous voici encore l’hôte de maître Daniel… Vous voilà aussi pauvre qu’il y a dix jours.

– Pourquoi serais-je plus riche aujourd’hui qu’il y a dix jours, mon père? demanda le Gascon.

Il faut le dire à la louange de Croustillac, ses regrets amers étaient purs de toute pensée cupide; quoique pauvre, il était heureux de songer qu’à part le petit médaillon de la Barbe-Bleue, son dévouement avait été complétement désintéressé.

– Je crois, dit le père Griffon, que le duc de Monmouth sera fâché de n’avoir pu récompenser votre dévouement comme il le devait. Mais ce n’est pas tout à fait sa faute… les événements se sont tellement pressés…

– Vous ne parlez pas sérieusement, mon père… Pourquoi le prince aurait-il voulu humilier un homme qui a fait ce qu’il a pu pour le servir?

– Vous avez fait pour le prince ce qu’un frère aurait fait; pourquoi, vous sachant pauvre, ne serait-il pas en frère venu à votre aide?

– Pour mille raisons j’en aurais été désolé, mon père… Je compte même sur l’agitation de la vie que je vais mener plus aventureuse que jamais pour me distraire… Et j’espère…

Le Gascon n’acheva pas et cacha de nouveau sa tête dans ses mains.

Le religieux respecta son silence et s’éloigna.

Grâce aux vents alizés et à une belle traversée, la Licorne fut en vue des côtes de France environ quarante jours après son départ de la Martinique.

Peu à peu la tristesse morne du chevalier s’était calmée.

Avec un instinct de grande délicatesse, instinct aussi nouveau pour lui que le sentiment qui l’avait sans doute développé, le chevalier avait réservé pour la solitude les pensées mélancoliques et douces qu’éveillait en lui le souvenir de la Barbe-Bleue, car il ne voulait pas exposer ces précieuses rêveries aux grossières plaisanteries de maître Daniel ou aux interprétations du père Griffon.

Au bout de huit jours, le chevalier était redevenu, aux yeux des passagers de la Licorne, ce qu’il avait été durant la première traversée. Sachant qu’il devait payer son passage par sa bonne humeur, il mit cette espèce de probité qui lui était particulière à amuser maître Daniel; il se montra si bon compagnon, que le digne capitaine voyait arriver avec désespoir la fin de la traversée.

Croustillac avait formellement déclaré qu’il irait prendre du service en Moscovie, où le czar Pierre accueillait alors parfaitement les soldats de fortune.

Le soleil était sur le point de se coucher, lorsque la Licorne se trouva en vue des côtes de France.

Maître Daniel, par prudence, préféra d’attendre le lendemain pour aller au mouillage.

Peu de temps avant le moment de se mettre à table, le père Griffon pria le Gascon de venir avec lui dans sa chambre.

L’air grave, presque solennel du religieux parut étrange à Croustillac.

La porte fermée, le père Griffon, les yeux humides de larmes, tendit ses bras au Gascon, et lui dit:

– Venez… venez, excellente et noble créature… venez, mon bon et cher fils.

Le chevalier, à la fois attendri et étonné, serra cordialement le religieux dans ses bras, et lui dit:

– Qu’avez-vous donc, mon père?

– Ce que j’ai? ce que j’ai? comment! vous… pauvre aventurier… vous que votre vie passée devait rendre moins scrupuleux qu’un autre… vous sauvez la vie du fils d’un roi, vous vous dévouez avec autant d’abnégation que d’intelligence… et puis, cela fait, vos amis en sûreté… vous revenez à votre obscure et misérable vie; ne sachant pas même à cette heure, à la veille de rentrer en France… où vous coucherez demain! et cela sans avoir dit un mot, un seul mot pour vous plaindre, ou de l’ingratitude, ou du moins de l’oubli de ceux qui vous doivent tant!

– Mais, mon père…

– Oh! je vous ai bien observé, moi, pendant cette traversée! jamais une parole amère… jamais seulement l’ombre d’un reproche… comme par le passé, vous êtes redevenu insouciant et gai… Et encore… non… non… Oh! je l’ai bien vu… votre joie est factice; vous avez même perdu dans ce voyage… votre seul bien… votre seule ressource… cette insouciante gaieté qui vous aidait à supporter l’infortune.

– Mon père… je vous assure que non…

– Oh! je ne me trompe pas, vous dis-je! la nuit… je vous ai surpris seul… assis à l’écart… sur le pont, y rêvant tristement… Autrefois est-ce que vous rêviez jamais?

– N’ai-je pas, au contraire, pendant la traversée, diverti maître Daniel par mes plaisanteries, mon bon père?

– Oh! je vous observai bien; si vous avez consenti à amuser maître Daniel, c’était pour reconnaître comme vous le pouviez l’hospitalité qu’il vous donnait… Écoutez, mon fils… Je suis vieux, je puis tout vous dire sans vous offenser, eh bien! une conduite telle que la vôtre serait déjà très belle, très digne de la part d’un homme que ses antécédents, que ses principes rendraient naturellement délicat; mais de votre part, à vous, qu’une jeunesse oisive, peut-être coupable, semblait devoir destituer de toute élévation… cela est doublement noble et beau, c’est à la fois l’expiation du passé et la glorification du présent… aussi de pareils sentiments ne pouvaient rester sans récompense… l’épreuve a trop duré, oui… je m’en veux presque de vous l’avoir imposée.

– Quelle épreuve, mon père?

– Encore non… cette épreuve vous a permis de montrer une délicatesse aussi noble que touchante.

On frappa à la porte du père Griffon.

– Qu’est-ce?

– Le souper, mon père.

– Allons, venez, mon fils, dit le père Griffon en regardant Croustillac d’un air singulier, je ne sais pourquoi il me semble que la journée se terminera heureusement pour vous.

Le chevalier, assez surpris de ce que le révérend l’avait fait descendre dans sa chambre pour lui tenir le discours que nous avons rapporté, suivit le père Griffon sur le pont.

Au grand étonnement de Croustillac, il vit l’équipage en habit de fête; des fanaux allumés étaient suspendus aux haubans et aux mâts.

Lorsque l’aventurier parut sur le pont, les douze pièces d’artillerie du trois-mâts tirèrent en salut.

– Mordioux! mon père, qu’est-ce que cela? dit Croustillac, sommes-nous attaqués?

Le père n’eut pas le loisir de répondre à l’aventurier; le capitaine Daniel, en habit de gala, suivi de son lieutenant, de son officier et des maîtres et contremaîtres de la Licorne, vint respectueusement saluer Croustillac, et lui dit avec un embarras mal dissimulé:

– Monsieur le chevalier… vous êtes mon armateur… ce bâtiment et la cargaison vous appartiennent.

– Au diable, compère Daniel, répondit Croustillac, si vous êtes ainsi fou avant souper, que sera-ce donc après boire… notre hôte?

– Je vous demande bien des pardons, monsieur le chevalier, continua Daniel, de vous avoir fait faire des tours d’équilibre sur votre nez, et de vous avoir induit à mâcher de l’étoupe pour cracher du feu pendant la traversée. Mais, aussi vrai que nous sommes en vue des côtes de France, j’ignorais que vous fussiez le propriétaire de la Licorne.

– Ah çà, mon père, m’expliquerez-vous? dit Croustillac.

– Le révérend vous expliquera d’autant mieux les choses, monsieur le chevalier, reprit Daniel, que c’est lui qui m’a remis tout à l’heure une lettre de mon correspondant du Fort-Royal, qui m’annonce qu’en vertu de la procuration qu’il a toujours eue de mon armateur de La Rochelle, il a vendu la Licorne et sa cargaison aux fondés de pouvoirs de M. le chevalier Polyphème de Croustillac; ainsi donc la Licorne et sa cargaison vous appartiennent, monsieur le chevalier, vous me donnerez reçu et acquit de ladite Licorne et de ladite cargaison lorsque nous aurons touché à tel port de France ou de l’étranger qu’il vous conviendra de désigner, lequel reçu et acquit je remettrai à mon armateur pour ma complète décharge dudit navire et de ladite cargaison.

Après avoir prononcé cette formule légale tout d’une haleine, maître Daniel, voyant Croustillac rêveur et soucieux, crut que le chevalier lui gardait rancune; il reprit avec un nouvel embarras:

– Que le père Griffon, qui me connaît depuis des années, vous l’affirme, et vous le croirez, monsieur le chevalier… je vous jure qu’en vous demandant d’avaler de l’étoupe et de cracher du feu, j’ignorais que j’avais affaire à mon armateur et au maître de la Licorne… Non, non, monsieur le chevalier, ce n’est pas à celui qui possède un bâtiment qui, tout chargé, peut valoir au moins deux cent mille écus…

– Ce bâtiment et sa cargaison valent ce prix? dit l’aventurier.

– Au bas prix encore, monsieur le chevalier… au plus bas prix… à vendre en bloc et tout de suite;… mais en ne se pressant pas, on aurait cinquante mille écus de plus…

– Comprenez-vous maintenant, mon fils? dit le père Griffon. Nos amis du Morne-au-Diable, apprenant que de graves intérêts me rappelaient subitement en France, m’ont chargé de vous faire accepter ce don de leur part. Pardonnez-moi, ou plutôt félicitez-moi d’avoir si bien éprouvé l’élévation de votre caractère en ne vous révélant qu’à cette heure le bienfait du prince…

– Ah! mon père, dit Croustillac avec amertume, en tirant de son sein le médaillon que la duchesse lui avait donné, et qu’il portait suspendu à un pauvre lacet de cuir, avec cela j’étais récompensé en gentilhomme… Pourquoi maintenant me traitent-ils en vagabond, en me faisant cette splendide aumône..

Le lendemain la Licorne entra dans le port.

Croustillac, usant de ses nouveaux droits, emprunta vingt-cinq louis à maître Daniel sur la cargaison, et lui défendit de descendre à terre avant vingt-quatre heures.

Le père Griffon alla loger au séminaire.

Croustillac lui donna rendez-vous pour le lendemain à midi.

A midi, le chevalier ne parut pas; mais il fit remettre ce billet au religieux par un garde-note de La Rochelle.

– «Mon bon père… je ne puis accepter le don que vous m’avez offert… Je vous envoie un acte en règle qui vous substitue à tous mes droits sur ce bâtiment et sur sa cargaison… Vous emploierez le tout en bonnes œuvres, selon que vous l’entendrez. Le tabellion qui vous remettra ce billet se consultera avec vous pour les formalités, il a mes pouvoirs.

«Adieu, mon bon père; souvenez-vous quelquefois du Gascon, et ne l’oubliez pas dans vos prières.

«Chevalier de Croustillac

Et le père Griffon n’entendit plus parler de l’aventurier.

ÉPILOGUE

CHAPITRE XXXVI.
L’ABBAYE

L’abbaye de Saint-Quentin, située non loin d’Abbeville et presque à l’embouchure de la Somme, possédait les plus belles propriétés de la province de Picardie; chaque semaine, ses nombreux tenanciers lui payaient en nature une partie de leurs redevances.

Pour représenter l’abondance, un peintre aurait pu choisir le moment où cette dîme énorme était apportée au couvent.

A la fin du mois de novembre 1708, environ dix-huit ans après les événements dont nous avons parlé, les tenanciers étaient réunis par une brumeuse et froide matinée d’automne, dans une petite cour située à l’extérieur des bâtiments de l’abbaye et non loin de la loge du portier.

Au dehors on voyait les chevaux, les ânes, les charrettes qui avaient servi à transporter l’immense quantité de denrées destinées à l’approvisionnement du couvent.

Une cloche sonna, tous les paysans se pressèrent au pied d’un petit escalier de quelques marches, situé sous un hangar qui occupait le fond de la cour. Le perron de cet escalier était surmonté d’une voûte en ogive par laquelle on sortait de l’intérieur du cloître.

Le père cellerier, accompagné de deux frères lais, parut sous cette voûte.

La figure grasse, rubiconde, animée du père se détachait à la Rembrandt sur le fond obscur du passage à l’extrémité duquel il s’était arrêté; de crainte du froid, le moine avait rabattu sur sa tête le chaud capuce de son camail noir. Une moelleuse soutanelle de laine blanche se drapait largement autour de son énorme obésité.

Un des frères lais portait une écritoire à la ceinture, une plume derrière l’oreille et un gros registre sous son bras; il s’assit sur une des marches de l’escalier, afin d’inscrire les redevances apportées par les fermiers.

L’autre frère lai classait les denrées sous le hangar à mesure qu’elles étaient déposées, tandis que le père cellerier, du haut du perron, présidait solennellement à leur admission, ses mains cachées dans ses larges manches.

Il est impossible de nombrer et de dépeindre cette masse de comestibles déposés au pied de l’escalier.

Ici, c’étaient d’énormes poissons de mer, d’étang ou de rivière, qui frétillaient encore sur les dalles de la cour; là, des chapons magnifiques, des oies monstrueuses, des dindons énormes couplés par les pattes s’agitaient convulsivement au milieu de montagnes de beurre frais et d’immenses paniers d’œufs, de légumes et de fruits d’hiver. Plus loin étaient garrottés deux de ces moutons engraissés dans les prés salins qui donnent tant de haut goût à leur chair succulente; les pêcheurs roulaient de petits barils d’huîtres sortant du parc; plus loin, c’étaient des coquillages de toute espèce, puis des homards, des langoustes, des écrevisses qui soulevaient les clayons d’osier où ils étaient renfermés.

Un des gardes de l’abbaye, à genoux devant un daim d’un an, en pleine venaison et tué de la veille, en soupesait un quartier, afin d’en faire admirer la pesanteur au père cellerier; auprès du daim gisaient deux chevreuils, bon nombre de lièvres et de perdreaux, tandis qu’un autre garde dépaillait des bourriches remplies de toute espèce de gibier de marais et de passage, tels que canards sauvages, bécasses, sarcelles, pluviers, etc.

Enfin, dans un autre coin de la cour s’étalaient des offrandes plus modestes, mais non moins utiles, telles que des sacs du plus pur froment, des légumes secs, des chapelets de jambons fumés, etc.

Un moment ces richesses gastronomiques s’entassèrent tellement qu’elles atteignirent le niveau de l’escalier où se tenait le père cellerier.

En voyant ce moine replet, au visage enluminé, au vaste abdomen, debout sur ce piédestal de comestibles qu’il couvait d’un œil gourmand, on eût dit le génie de la bonne chère.

Selon la qualité ou le choix de sa redevance, chaque tenancier, après avoir reçu un blâme ou un éloge du père cellerier, se retirait après une légère génuflexion.

Le révérend daignait même quelquefois tirer de ses longues manches sa main rouge et grasse pour la donner à baiser aux plus favorisés.

L’appel que faisait le frère lai touchait à sa fin…

On venait d’apporter au père cellerier un savoureux chaudeau dans une écuelle d’argent portée sur une assiette du même métal. Le révérend avait avalé ce consommé, parfait spécifique contre la froidure et la brume du matin. A ce moment le frère lai se plaignit d’avoir en vain appelé par deux fois Jacques, tenancier de la métairie de Blaville, qui redevait six poulardes, trois sacs de blé et cent écus pour son terme de fermage.

– Eh bien! dit le père cellerier, où est donc Jacques? Il est ordinairement… exact. Depuis quinze ans qu’il tient la métairie de Blaville, il n’a jamais manqué à ses échéances.

Les paysans appelaient encore Jacques…

Jacques ne parut pas.

De la foule des fermiers sortirent deux enfants, un jeune garçon et une jeune fille âgés de treize à quatorze ans; tremblants de confusion, ils s’avancèrent au pied de l’escalier, redoutable tribunal, en se tenant par la main, les yeux baissés et gros de pleurs.

La petite fille roulait un des coins de son tablier de grosse toile bise, qui recouvrait sa jupe de laine blanchâtre à larges raies noires; le jeune garçon serrait convulsivement son bonnet de laine brun.

Ils s’arrêtèrent au pied de l’escalier.

– Ce sont les enfants du métayer Jacques, dit une voix.

– Eh bien! et les six poulardes, et les trois sacs de blé, et les cent écus de votre père? dit sévèrement le révérend.

Les deux pauvres enfants se serrèrent l’un contre l’autre, se poussèrent le coude pour s’encourager à répondre.

Enfin le jeune garçon, ayant plus de résolution, releva son noble et beau visage, que la grossièreté de ses vêtements rendait plus remarquable encore, et dit tristement au religieux:

– Notre père est bien malade depuis deux mois, notre mère le soigne… il n’y a pas d’argent à la maison… nous avons été obligés de prendre le blé de la redevance pour nourrir un journalier et sa femme qui ont remplacé mon père dans les travaux de la métairie; et puis il a fallu vendre les poulardes pour payer le médecin.

– C’est toujours le même refrain lorsque les tenanciers manquent à leurs redevances, dit brusquement le religieux. Jacques était bon et exact fermier, voilà qu’il se gâte tout comme les autres; mais, dans l’intérêt de l’abbaye comme dans le sien, nous ne le laisserons pas s’égarer dans la mauvaise voie.

Puis s’adressant aux enfants, il ajouta sévèrement:

– Le père trésorier avisera… attendez là.

Les deux enfants se retirèrent dans un coin obscur du hangar.

La jeune fille s’assit en pleurant sur une borne; son frère se tint debout auprès d’elle, appuyé au mur, en regardant sa sœur avec une morne tristesse.

L’appel achevé, les moines rentrèrent dans l’abbaye, les paysans regagnèrent les chevaux et les charrettes qui les avaient amenés, les deux enfants restèrent seuls dans la cour… attendant avec une douloureuse inquiétude la résolution du trésorier à l’égard de leur père.

Un nouveau personnage parut à la porte de la petite cour.

C’était un grand vieillard à larges moustaches blanches et barbe négligée, il marchait péniblement à l’aide d’une jambe de bois, et portait un vieil habit uniforme vert à collet orange; un sac de peau attaché sur son dos contenait son modeste bagage; il s’appuyait sur un gros bâton de cornouiller, et était coiffé d’un gros bonnet hongrois, d’une fourrure noire et râpée, qui, descendant jusque sur ses sourcils, lui donnait l’air du monde le plus sauvage; ses cheveux, aussi blancs que sa moustache, rattachés par un nœud de cuir, formaient une longue queue qui lui tombait au milieu des épaules; son teint était hâlé, ses yeux vifs, et l’âge avait courbé sa haute taille.

Ce vieillard entra dans la cour sans voir d’abord les enfants, il regardait autour de lui comme un homme qui cherche à s’orienter; apercevant les deux petits paysans, il alla droit à eux.

La jeune fille, effrayée de cette figure étrange, ou plutôt de cet énorme bonnet de poils tout hérissés, jeta un cri de frayeur; son frère lui prit la main pour la rassurer, et, quoique la pauvre enfant voulût la retirer, il s’avança résolument au-devant du vieillard.

Celui-ci s’était arrêté, frappé de la beauté de cet deux enfants, et surtout des traits délicats de la jeune fille, dont le visage, d’une finesse, d’une régularité parfaite, était couronné de deux bandeaux de cheveux blonds à demi cachés sous un pauvre petit béguin d’indienne de couleur brune; elle portait, comme son frère, de gros sabots et des bas de laine.

– Vous avez donc peur de moi, mordioux! vous ne voulez donc pas m’enseigner où est l’abbaye de Saint-Quentin? dit le vieux soldat.

Quoiqu’il fût loin de vouloir intimider ces enfants, le ton de ses paroles effraya davantage encore la jeune fille, qui, se serrant contre son frère, lui dit à demi-voix:

– Réponds-lui, Jacques, réponds-lui, vois comme il a l’air méchant.

– N’aie pas peur, Angèle, n’aie pas peur, dit le jeune garçon; puis il dit au soldat:

– Oui, monsieur, c’est ici l’abbaye de Saint-Quentin; mais si vous voulez entrer, la loge du frère portier est de l’autre côté, en dehors de cette cour.

L’enfant aurait pu parler longtemps encore sans que le soldat fît attention à ses paroles.

Lorsque la jeune fille avait appelé son frère Jacques, le vieillard avait fait un mouvement de surprise; mais lorsque Jacques, à son tour, appela sa sœur Angèle, le vieillard tressaillit, laissa tomber son bâton, et il eut besoin de s’appuyer au mur, tant son saisissement fut violent.

– Vous vous appelez Jacques et Angèle… mes enfants? dit-il d’une voix tremblante.

– Oui, monsieur, répondit le jeune homme tout à fait rassuré, mais assez étonné de cette question.

– Et vos parents?

– Nos parents sont tenanciers de l’abbaye, monsieur.

– Allons, se dit le soldat, que le lecteur a sans doute déjà reconnu, je suis un vieux fou… mais aussi, mordioux! la réunion de ces deux noms… JacquesAngèle… Allons, allons, Polyphème, vous perdez la tête, mon ami; parce que vous rencontrez deux petits paysans en sabots, vous vous imaginez… et il haussa les épaules; c’est bien la peine d’avoir cette large barbe blanche au menton pour donner dans de pareilles visions! Si c’est pour faire de telles découvertes que vous revenez de Moscovie, Polyphème, vous auriez tout aussi bien… fait… de…

En se parlant ainsi à lui-même, Croustillac avait examiné la jeune fille avec une avide curiosité; de plus en plus frappé d’une ressemblance qui lui semblait incompréhensible, il attachait sur Angèle des regards étincelants.

La jeune fille, effrayée de nouveau, dit à son frère en cachant sa tête derrière son épaule:

– Mon Dieu, voilà qu’il me fait encore peur.

– Pourtant ces traits, disait Croustillac en sentant son cœur battre à la fois de doute, d’anxiété, de crainte et d’espoir, ces traits charmants me rappellent… mais non… c’est impossible… impossible! Quelle probabilité? décidément, je suis un vieux fou… des fermiers?.. Allons, le coup de sabre que j’ai reçu sur la tête au siége d’Azof m’a dérangé la cervelle. Après cela, il y a des hasards si étranges (et certes, plus que personne, j’ai le droit de croire aux bizarreries du hasard. Je serais un ingrat d’en médire); oui, le hasard, peut faire que des paysans donnent à leurs enfants certains noms… plutôt que d’autres, mais le hasard ne fait pas de ces ressemblances… Allons, c’est impossible… Après tout, je puis bien leur demander, et en vérité en leur demandant, je ris de moi-même; c’est stupide… – Mes enfants, dites-moi comment s’appelle votre père?

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
430 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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