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Читать книгу: «La vie infernale», страница 10

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«Dans cette chambre étaient présents…»

Il s’interrompit, et s’adressant au greffier:

– Prenez les noms de tout le monde, dit-il, ce sera long, et je vais pendant ce temps continuer les perquisitions.

On n’avait, en effet, en vue que la tablette du secrétaire, et les tiroirs restaient à examiner.

Dès le premier qu’il ouvrit, le juge put reconnaître l’exactitude des renseignements qui lui avaient été fournis par Mlle Marguerite.

Il y prit connaissance de la grosse d’un acte, lequel établissait que M. de Chalusse avait emprunté au Crédit foncier huit cent cinquante mille francs. Cette somme lui avait été versée le samedi qui avait précédé sa mort.

Au-dessous de cet acte, était un bordereau d’agent de change, signé Pellé, constatant que le comte avait fait vendre à la Bourse des titres de plusieurs sortes, rentes et actions, dont le montant s’était élevé à quatorze cent vingt-trois mille francs, qui lui avaient été remis l’avant-veille, c’est-à-dire le mardi, partie en billets de banque, et partie en bons sur «divers.»

C’était donc une somme totale de deux millions deux cent soixante-treize mille francs que M. de Chalusse avait reçue depuis six jours…

Dans un tiroir qu’on ouvrit ensuite, on ne découvrit rien que des titres de propriété, des baux et des liasses d’actions qui attestaient que la rumeur publique avait diminué plutôt qu’exagéré les immenses revenus du comte, mais qui rendaient difficile à expliquer l’emprunt qu’il avait contracté.

Un dernier tiroir renfermait vingt-huit mille francs en rouleaux de pièces de vingt francs.

Enfin, dans une cachette, pratiquée entre les compartiments et dont le magistrat sut faire jouer le secret, il trouva un paquet de lettres jaunies, liées par un large velours bleu, trois ou quatre bouquets desséchés, et un gant de femme qui avait été porté par une main d’une merveilleuse petitesse.

C’étaient là, évidemment, les froides reliques de quelque grand amour éteint depuis bien des années, et le magistrat les examina un moment avec un soupir…

Même son attention l’empêcha de remarquer le trouble de Mlle Marguerite… A la vue de ces souvenirs du passé du comte, soudainement exhumés, elle avait été près de défaillir…

Cependant l’examen du secrétaire était terminé, et le greffier avait enregistré le nom et les prénoms de tous les domestiques.

– Je vais, reprit à haute voix le juge, procéder à l’apposition des scellés… Mais avant je distrairai une portion de l’argent qui se trouve dans ce meuble, pour les dépenses de l’hôtel, jusqu’à ce que le tribunal ait statué. Qui s’en chargera?

– Oh! pas moi… s’écria Mme Léon.

– Je m’en chargerai volontiers, fit M. Casimir.

– Voici donc huit mille francs, dont vous aurez à rendre compte…

M. Casimir, homme prudent, vérifia les rouleaux, et quand il eut fini:

– Qui donc, monsieur, demanda-t-il, s’occupera des obsèques de feu M. le comte?

– Vous… et sans perdre une minute.

Fier de son importance nouvelle, le valet de chambre se hâta de sortir, un peu consolé par l’idée qu’il allait déjeuner avec M. Isidore Fortunat, et qu’ensuite il partagerait une grasse commission avec Victor Chupin.

Déjà le juge avait repris sa dictée:

«Et à l’instant, nous avons successivement apposé des scellés aux deux bouts de bandes de rubans de fil blanc, scellés en cire rouge ardente, empreints du sceau de notre justice de paix, savoir:

«DANS LA CHAMBRE SUS-DÉSIGNÉE DU DÉFUNT:

«1º Une bande de ruban couvrant l’entrée de la serrure d’un secrétaire, ouvert par un serrurier requis par nous, et refermée par ledit…»

Et ainsi, le magistrat et son greffier poursuivaient de meuble en meuble, décrivant l’opération au procès-verbal, à mesure qu’elle s’accomplissait.

De la chambre à coucher du comte, ils étaient passés dans son cabinet de travail.

Et Mlle Marguerite et Mme Léon suivaient, et aussi les domestiques, étonnés d’abord, puis émus, de ces tristes et nécessaires formalités, glacés de voir ainsi fouillée jusqu’en ses recoins intimes et sacrés, l’existence de l’homme qui avait été le maître en cette princière demeure, et dont le corps était encore là… car ces perquisitions ont quelque chose de plus cruel encore que l’autopsie pratiquée par les chirurgiens. Le cadavre est insensible, on le sait bien, tandis qu’on se demande si la pensée ne palpite pas longtemps encore là où elle a vécu.

A midi, tous les meubles avaient été fouillés où on pouvait supposer que M. de Chalusse avait déposé ses valeurs ou un testament, et on n’avait rien trouvé… rien… rien…

Le magistrat, jusqu’à ce moment, avait procédé avec cette âpre impatience qui, pendant les longues perquisitions, gagne les esprits les plus froids.

Il avait mis à tout bouleverser une précipitation nerveuse, résultant de cette conviction que les objets qu’il recherchait étaient là, à sa portée, sous sa main, lui crevant pour ainsi dire les yeux.

Car il était plus que persuadé, il était sûr – ou sa pratique des hommes n’eût pas été l’expérience – il eût juré que le comte de Chalusse avait pris toutes les dispositions naturellement indiquées aux vieillards isolés, qui n’ont point de parents habiles à recueillir leur succession, et qui ont placé leur affection et l’intérêt de leur vie hors de la famille légitime…

Et lorsqu’il dut s’arrêter, quand il fut à bout d’investigations, son geste fut celui de la colère bien plus que celui du découragement; l’évidence apparente n’ébranlant nullement son opinion.

Aussi, restait-il immobile, l’œil arrêté sur le chaton de sa bague, comme s’il en eût attendu quelque miraculeuse inspiration, lui révélant le secret d’une cache ignorée de tous.

– Car le comte n’est ici coupable que de trop de précautions, grommelait-il entre haut et bas, j’en mettrais un doigt au feu… Cela se voit souvent et était dans la nature de l’homme, d’après ce que j’en sais…

Mme Léon leva les bras au ciel.

– Ah! oui, c’était bien dans sa nature, approuva-t-elle. Jamais, du grand jamais il ne se vit personne de si méfiant sous le soleil… non pour l’argent, grand Dieu!.. car il en laissait traîner partout, mais pour les papiers… Il tenait les siens sous trois tours de clef, comme s’il eût craint qu’il ne s’en évaporât quelque secret terrible… c’était une manie. Dès qu’il avait seulement une lettre à écrire, il se barricadait comme pour commettre un crime… Que de fois je l’ai vu, moi qui vous parle, que de fois…

Le reste expira dans son gosier, encore qu’elle restât béante, l’œil écarquillé, toute abasourdie, comme une personne qui a failli mettre le pied dans quelque grand trou…

Un mot de plus, et tout doucement, sans s’en apercevoir, elle allait confesser une de ses manies les plus chères, qui était d’écouter et de regarder aux serrures des portes qui lui étaient fermées…

Du moins crut-elle que cette légère intempérance d’une langue trop prompte, avait échappé au juge de paix.

Il ne paraissait s’inquiéter que de Mlle Marguerite, laquelle, en apparence, sinon en réalité, avait repris cette réserve un peu froide et la résignation attristée qui lui étaient habituelles.

– Vous le voyez, mademoiselle, lui disait-il, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir… Désormais, il faut nous en remettre au hasard des perquisitions et de l’inventaire… Qui sait quelles surprises nous réserve l’exploration de cet immense hôtel, dont nous n’avons encore visité que trois pièces.

Elle secoua la tête d’un geste doux.

– Je n’aurai jamais assez de reconnaissance, monsieur, répondit-elle, pour le service immense que vous venez de me rendre, en anéantissant une infâme accusation… Mais pour ce qui est du reste, je n’ai jamais rien attendu… et je n’attends rien.

Ce qu’elle disait, elle le pensait; son accent le disait si bien, que le magistrat en fut surpris et un peu troublé.

– Allons, allons!.. jeune fille, prononça-t-il avec une bonhomie paternelle dont il n’abusait guère, il ne faut pas comme cela jeter le manche après la cognée… A moins toutefois – et il la fixait – que vous n’ayez pour parler comme vous le faites, certaines raisons qui… Mais il suffit, me voilà libre pour une heure, et nous allons causer comme un père et une fille.

Sur ces mots, le greffier se dressa.

Depuis un moment déjà un nuage était descendu sur sa figure joviale, et il agitait impatiemment un gros trousseau de clefs – car la clef de chaque serrure, à l’apposition des scellés, est confiée au greffier, à charge par lui de la représenter lors de la levée desdits scellés.

– Je vous entends, fit le juge. Votre estomac, moins complaisant que le mien, ne se contente pas, jusqu’à l’heure du dîner, d’une tasse de chocolat… Allez déjeuner et passez au greffe en y allant; à votre retour vous me trouverez ici… Vous pouvez clore la vacation et faire signer.

Elle était toute close, et, pressé par la faim, le greffier se mit à en bredouiller la formule si rapidement, que bien habile on eût été de comprendre ce qu’il disait:

«Et il a été vaqué, tant à la rédaction de l’intitulé du présent procès-verbal qu’à l’inventaire des objets en évidence et à l’apposition des scellés, comme il est décrit ci-dessus, de neuf heures du matin jusqu’à midi, par simple vacation…»

Puis il appela tous les noms qu’il avait inscrits à l’intitulé, et chacun des domestiques s’avança à son tour, signa son nom ou fit sa croix et se retira…

Mme Léon elle-même comprit bien à la physionomie du juge, qu’on la ferait sortir, elle aussi, et elle en prenait son parti à regret, quand Mlle Marguerite l’arrêta en lui demandant:

– Vous êtes bien sûre qu’il n’est rien venu pour moi, aujourd’hui?

– Rien, mademoiselle, je suis descendue en personne m’en assurer chez le concierge.

– Vous avez bien mis ma lettre à la poste, hier soir?

– Oh!.. chère demoiselle, pouvez-vous en douter…

La jeune fille étouffa un soupir, et plus vivement, ce qui signifiait le congé:

– Il faut faire prier M. de Fondège de venir, dit-elle.

– Le général?

– Oui.

– Je vais envoyer chez lui à l’instant, fit la femme de charge.

Et elle sortit refermant la porte avec une visible humeur.

VIII

Enfin le juge de paix et Mlle Marguerite se trouvaient seuls dans le cabinet de travail de M. de Chalusse.

Cette pièce, que le comte, en son vivant, affectionnait entre toutes, était magnifique et sombre, avec ses hautes tentures et ses meubles de bois noir ouvragés de fer.

Mais en ce moment elle empruntait aux circonstances quelque chose de solennel et de lugubre. On se sentait froid à voir tous ces papiers bouleversés sur le bureau, et ces bandes de ruban de fil blanc appliquées devant toutes les serrures, sur les bahuts, sur les bibliothèques et jusque sur les placards.

Le magistrat s’était assis dans le fauteuil de M. de Chalusse, à demi retourné vers le centre de la pièce, et la jeune fille avait pris place sur une chaise à haut dossier sculpté, la tête en pleine lumière.

Pendant un bon moment, ils restèrent en face l’un de l’autre, silencieux.

Le juge préparait ce qu’il avait à demander. Ayant compris la réserve presque sauvage de Mlle Marguerite, il réfléchissait que s’il effarouchait ce caractère si fier, il n’en tirerait rien et par suite ne pourrait la servir comme il le souhaitait.

Et il le souhaitait presque passionnément, se sentant attiré vers elle par une inexplicable sympathie, où il y avait à la fois, bien qu’il ne la connût que depuis quelques heures, de l’estime, du respect et de l’admiration.

Cependant il fallait commencer.

– Mademoiselle, dit-il, je me suis abstenu de vous questionner devant vos gens… et si en ce moment je me permets de le faire, c’est, sachez-le bien, sans qualité, et vous êtes libre de ne pas me répondre… Mais vous êtes jeune, et je suis un vieillard; mais mon devoir, quand mon cœur ne m’y porterait pas, est de vous offrir l’appui de mon expérience…

– Parlez, monsieur… interrompit la jeune fille; je répondrai franchement à vos questions… ou je me tairai.

– Je reprends donc, fit-il. On m’a affirmé que M. de Chalusse n’a aucun parent à quelque degré que ce soit… Est-ce exact?

– En effet, oui, monsieur… Mais j’ai aussi entendu dire à M. le comte, qu’une sœur à lui, Mlle Hermine de Chalusse, s’est enfuie de la maison paternelle, quand elle avait mon âge, il y a de cela vingt-cinq ou trente ans… et jamais elle n’a reçu la part qui lui revenait dans l’énorme fortune de ses parents…

– Et cette sœur n’a jamais donné signe de vie?..

– Jamais!.. Quoique cependant… tenez, monsieur je vous ai promis, d’être franche… Cette lettre reçue hier par M. de Chalusse, qui a déterminé sa mort… Eh bien! j’ai le pressentiment qu’elle venait de cette sœur… Elle ne peut avoir été écrite que par elle ou… par cette autre… personne dont vous avez trouvé des lettres… et des souvenirs… dans la cachette du secrétaire…

– Et… cette personne… d’après vous… qui serait-elle?

La jeune fille ne répondant pas, le juge n’insista pas et continua.

– Mais vous, mon enfant, qui êtes-vous?..

Elle eut un geste de douloureuse résignation, et d’une voix troublée:

– Je l’ignore, monsieur… répondit-elle. Peut-être suis-je la fille de M. de Chalusse. Je mentirais si je disais que telle n’est pas ma conviction. Oui, je le crois, mais je n’ai jamais eu une certitude… Tour à tour, selon les circonstances, j’ai cru, puis j’ai douté… Par certains jours, je me disais, «oui, oui!»… et j’avais envie de me jeter à son cou… D’autres fois, je m’écriais: «non, ce n’est pas possible!»… et je le haïssais presque… D’ailleurs, pas un mot de lui, pas un mot positif, au moins… Lorsque je l’ai vu pour la première fois, il y a six ans, à la façon dont il m’avait défendu de l’appeler «mon père,» j’ai compris qu’il ne me répondrait jamais…

S’il est un homme au monde inaccessible au ridicule prurit d’une puérile curiosité, c’est assurément celui que sa profession condamne à détailler les heures de sa vie au profit de son prochain.

Tel le magistrat; rivé à son fauteuil, et contraint d’écouter à la journée les doléances de famille, les clabaudages du voisin, les plaintes, les accusations, les récriminations bêtes, les plus ignobles calomnies, des histoires stupides jusqu’à la nausée, enfin l’interminable et écœurante antienne des intérêts rivaux…

Et cependant, à entendre Mlle Marguerite, cette jeune fille dont l’étrangeté l’avait saisi, le vieux juge de paix éprouvait cette inquiétude qu’on ressent en face d’un problème…

– Laissez-moi croire, lui dit-il, que beaucoup de circonstances décisives ont échappé à votre inexpérience et qu’à votre place…

Elle l’interrompit du geste, et tristement:

– Vous vous trompez, monsieur, fit-elle; je ne suis pas inexpérimentée…

Lui ne put s’empêcher de sourire de cette prétention…

– Pauvre jeune fille, prononça-t-il, quel âge avez-vous… dix-huit ans?..

Elle secoua la tête:

– De par l’acte douteux qui a enregistré ma naissance, répondit-elle, je n’ai que dix-huit ans, c’est vrai!.. Mais par les souffrances endurées, peut-être suis-je plus vieille que vous, monsieur, qui avez des cheveux blancs… Les misérables ne sont jamais jeunes; ils ont l’âge du malheur… Et si par expérience vous entendez le découragement, la connaissance du bien et du mal, le mépris de tout et de tous, mon expérience à moi, jeune fille, vaut la vôtre…

Elle s’arrêta, hésitant, puis tout à coup prenant un parti:

– Mais à quoi bon attendre vos questions, monsieur?.. s’écria-t-elle. Cela n’est ni sincère ni digne. Est-ce que vous sauriez jamais!.. Qui réclame un conseil doit avant la franchise… Je vous parlerai comme si j’étais seule en face de moi-même. Vous saurez ce que personne n’a su… personne, pas même lui… Pascal. J’ai un passé, moi que vous avez trouvée entourée d’un luxe royal, passé de misère… Mais je n’ai rien à cacher, et si j’ai à rougir, c’est des autres, et non de moi!..

Peut-être cédait-elle à un besoin d’expansion trop fort après des années de contrainte? Peut-être n’était-elle plus sûre d’elle-même et voulait-elle un autre témoignage que celui de sa seule conscience, à un moment où un abîme s’ouvrait dans sa vie, pareil à ces précipices insondables que creusent les grandes convulsions de la nature…

Trop hors d’elle-même pour apercevoir la stupeur du juge, ou entendre les paroles qu’il balbutiait, elle se leva, passant la main sur son front, comme pour bien rassembler ses souvenirs, et d’une voix brève, elle dit:

– Les premières sensations dont je me souvienne s’éveillèrent dans une cour étroite entourée de grands murs sans fenêtres, noirs, froids, et si hauts qu’à peine on en distinguait le faîte…

Le soleil y venait l’été, vers midi, dans un angle où il y avait un banc de pierre; l’hiver, jamais…

Il y avait au milieu cinq ou six petits arbres, grêles, rongés par la mousse, qui donnaient bien chacun une douzaine de feuilles jaunes au printemps…

Dans cette cour, nous étions une trentaine de petites filles, de trois à huit ans, toutes vêtues pareillement d’une robe brune, avec un petit mouchoir bleu en pointe sur les épaules. Nous portions un bonnet bleu les jours de semaine, blanc le dimanche, des bas de laine, d’épais souliers, et autour du cou un étroit ruban noir où pendait une large croix d’étain…

Autour de nous circulaient, silencieuses et mornes, des bonnes sœurs, les mains croisées dans leurs larges manches, blêmes sous leurs coiffes, avec leurs gros chapelets de buis chargés de médailles de cuivre, qui sonnaient quand elles marchaient comme des chaînes de prisonniers…

Sur tous les visages, la même expression était peinte: une résignation banale, une inaltérable douceur, une patience à toute épreuve…

Il en était de méchantes cependant, dont les yeux avaient des éclairs jaunes, et qui passaient sur nous leurs colères aiguës et froides…

Mais il en était une toute jeune et toute blonde, qui avait l’air si triste et si bon, que moi, dont l’intelligence s’éveillait à peine, je comprenais qu’il y avait dans sa vie quelque grand malheur.

Souvent, aux heures de récréation, elle me prenait sur ses genoux et me serrait entre ses bras avec une tendresse convulsive, en répétant:

– Chère petite!.. chère petite!..

Quelquefois ses embrassements me faisaient mal, mais je me gardais d’en rien laisser paraître, tant j’avais peur de l’affliger davantage… Et même, au dedans de moi, j’étais contente et fière de souffrir par elle et pour elle…

Pauvre sœur!.. Je lui ai dû les seules heures heureuses de ma première enfance… On l’appelait la sœur Calliste… Je ne sais ce qu’elle est devenue… Souvent j’ai pensé à elle, quand je me sentais à bout de courage… Et aujourd’hui encore, je ne saurais prononcer son nom sans pleurer…

Elle pleurait en effet, et de grosses larmes roulaient le long de ses joues, qu’elle ne songeait pas à essuyer.

Il lui fallut un effort pour continuer:

– Vous avez déjà compris, monsieur, ce que je ne m’expliquai, moi, que bien plus tard…

J’étais dans un hospice d’enfants trouvés… enfant trouvée moi-même.

Je ne puis dire que rien nous y manquât, et il y aurait ingratitude à ne pas reconnaître que les bonnes sœurs ont le génie de la charité… Mais hélas!.. le cœur de chacune d’elles n’avait qu’une somme de tendresse à répartir entre trente pauvres petites filles, les parts étaient bien petites, les caresses les mêmes pour toutes, et moi j’aurais voulu être aimée autrement que toutes les autres, avec des mots et des caresses pour moi seule.

Nous couchions dans un dortoir bien propre, dans des lits bien blancs avec de petits rideaux de cotonnade… au milieu du dortoir, il y avait une bonne vierge qui semblait nous sourire à toutes… L’hiver, nous avions du feu. Nos vêtements étaient chauds et soignés, notre nourriture était bonne. On nous montrait à lire, à écrire, la couture et la broderie.

Il y avait des récréations entre tous les exercices, on récompensait celles qui avaient été studieuses et sages, et, deux fois par semaine, on nous menait promener le long des rues à la campagne…

C’est dans une de ces promenades que je sus des gens qui passaient qui nous étions et comment on nous appelle dans le peuple…

L’après-midi, parfois, il venait des femmes en grande toilette, avec leurs enfants rayonnants de santé et de bonheur… Les bonnes sœurs nous apprenaient que c’étaient des «dames pieuses» ou des «âmes charitables» qu’il fallait aimer et respecter, et que nous ne devions pas oublier dans nos prières. Elles nous distribuaient des jouets et des gâteaux.

D’autres fois, arrivaient des ecclésiastiques et d’autres messieurs très-graves, dont l’extérieur sévère nous faisait peur…

Ils regardaient partout, s’informaient de tout, s’assuraient que chaque chose était à sa place, et même quelques-uns goûtaient notre soupe…

Toujours ils étaient satisfaits, et Madame la supérieure les reconduisait avec force révérences, en répétant:

– Nous les aimons tant!.. ces pauvres petites!..

Et ces messieurs disaient:

– Oui, oui, ma chère sœur, elles sont très-heureuses.

Et ils avaient raison. Les enfants des pauvres ouvriers subissent des privations que nous ne subissions pas, nous, et il leur arrive de souper de pain sec… Mais ce pain sec, c’est la mère qui le donne avec un baiser.

Oppressé par un insupportable malaise, le juge de paix ne trouvait pas une syllabe pour rendre ses impressions… D’ailleurs, Mlle Marguerite ne lui en eût pas laissé le moment, tant les souvenirs qui se représentaient à sa pensée lui faisaient la parole rapide.

Cependant, à ce nom de «mère,» le magistrat pensait que la jeune fille allait s’attendrir…

Il se trompait. Sa voix devint plus sèche, au contraire, et il s’alluma dans ses yeux comme un éclair de colère.

– J’ai souffert extraordinairement dans cet hôpital, reprit-elle.

La sœur Calliste était partie, et tout ce qui m’entourait me glaçait ou me froissait…

Je n’avais que quelques bonnes heures à moi, le dimanche, pendant les offices de la paroisse où on nous conduisait.

Quand le grand orgue ronflait, et que, dans le lointain du chœur, autour de l’autel resplendissant de lumière, s’agitaient les prêtres en étoles d’or, je clignais des yeux pour me donner des éblouissements… J’y réussissais… Et alors, il me semblait que je m’échappais de moi-même, et que, sur les nuages d’encens, je montais vers ce beau pays du ciel dont nous parlaient les sœurs, et où il y a, nous disaient-elles, des mères pour toutes les petites filles…

Mlle Marguerite se recueillit quelques secondes, comme si elle eût reculé devant l’expression de sa pensée.

Puis se décidant:

– Oui, répéta-t-elle, j’ai été extraordinairement malheureuse aux Enfants-Trouvés… Presque toutes mes petites camarades étaient chétives, étiolées, blêmes, rongées de toutes sortes de maladies, comme s’il n’y eût pas eu assez pour leur malheur ici-bas de l’abandon de leurs parents…

Eh bien! monsieur, il faut que je l’avoue à ma honte, ces petites infortunées m’inspiraient une insurmontable répugnance, un dégoût qui allait jusqu’à l’aversion.

J’aurais mieux aimé appuyer mes lèvres sur un feu rouge que sur le front de la plupart d’entre elles…

Je ne raisonnais pas cela, hélas! je n’avais que huit ou neuf ans, mais je le sentais avec une vivacité douloureuse…

Les autres s’en étaient aperçues, et pour se venger, elles m’appelaient «la dame,» ironiquement, et me laissaient à l’écart. Souvent aussi, pendant les récréations, quand les bonnes sœurs avaient le dos tourné, elles me battaient, m’égratignaient le visage ou déchiraient mes vêtements…

J’endurais ces traitements sans me plaindre, ayant comme la conscience que je les méritais…

Que de réprimandes, cependant, elles m’ont valu ces déchirures!.. Que de fois j’ai été mise au pain sec après avoir été bien grondée, bien appelée «petite sans soin» ou «méchante brise fer»…

Mais comme j’étais soigneuse, en définitive, studieuse et appliquée, comme j’étais plus intelligente que les autres, les bonnes sœurs m’aimaient assez. Elles disaient que je serais «un bon sujet,» et qu’on me trouverait une place avantageuse avec des bourgeois pieux et riches, de ceux qui composent la clientèle des maisons religieuses…

Elles ne me reprochaient que d’être sournoise…

Je ne l’étais pas, cependant, mais triste et résignée. Tout m’avait tellement heurtée et meurtrie autour de moi, que je m’étais repliée sur moi-même, concentrée, et qu’en dedans de moi je faisais comme un sanctuaire inviolable pour mes pensées et mes inspirations… Peut-être avais-je un mauvais naturel…

Souvent je me le suis demandé dans toute la sincérité de mon âme. Je n’ai pu me répondre, parce qu’on ne saurait être bon juge dans sa propre cause…

Ce qui est sûr, c’est que toutes les actions qui laissent dans la vie des jeunes filles une traînée lumineuse, ne me rappellent à moi que tourments et misères, luttes désespérées, humiliations dévorées avec rage.

J’ai failli ne pas faire ma première communion parce que je ne voulais pas porter une certaine robe dont une «dame bienfaitrice» avait fait cadeau à la communauté, et qui venait, je l’avais entendu dire, d’une petite fille de mon âge, qui était morte de la poitrine…

Mettre cette robe pour m’approcher de la sainte table, me révoltait et m’épouvantait, comme si on m’eût condamnée à me draper dans un suaire…

Et cependant c’était la plus belle de toutes, en mousseline, avec des broderies au bas; elle avait été ardemment convoitée et m’avait été adjugée à titre de récompense…

Et moi, je n’osais avouer les motifs de mon insurmontable répugnance… qui les eût compris!.. Je n’étais que trop accusée déjà de délicatesses et de fiertés ridicules dans mon humble position.

Tout cet orage se passa en moi… j’avais douze ans… ou de moi au vieux prêtre qui nous confessait. A lui, j’osai tout avouer, et lui, du moins, vieillard, mais homme, sut me comprendre et ne me fit pas de reproches…

– Vous porterez cette robe, mon enfant, me dit-il, parce qu’il faut que votre orgueil soit brisé. Allez… je ne vous imposerai pas d’autre pénitence.

Depuis vingt-cinq ans qu’il rendait la justice, le juge avait recueilli bien des aveux, arrachés par la nécessité ou la douleur.Et j’obéis, glacée d’une superstitieuse terreur, car il me semblait que ce devait être là un épouvantable présage, qui toujours, toute ma vie, me porterait malheur…

Et je communiai avec la belle robe brodée de la morte.

Mais jamais il n’avait été remué comme il l’était en ce moment, par des accents où vibrait la vérité de la vie vécue et soufferte…

Ce n’était plus pour lui, pour ainsi dire, que parlait cette jeune fille, mais pour elle-même, montrant son âme tout entière jusqu’en ses plus intimes replis, comme l’Océan qui s’entr’ouvre aux jours de tempête, laissant voir jusqu’aux algues de ses abîmes…

Cependant elle poursuivait:

– Le temps des communions passa, puis celui de la confirmation, et nos journées reprirent leur morne monotonie, toujours entremêlées aux mêmes heures des mêmes lectures pieuses et des mêmes séances de travail.

Il me semblait que j’étouffais, dans cette atmosphère froide, que l’air manquait à mes poumons, et je me disais que tout était préférable à cette apparence de vie, qui n’était pas la vie…

Je songeais à parler de cette «bonne place» dont il avait été question pour moi, autrefois, quand un matin on me fit demander à l’économat.

Nous l’appelions «le bureau,» et c’était pour nous un endroit plein d’effroi et de mystère.

Là, hiver comme été, du matin au soir, dans une grande pièce carrelée, on voyait un monsieur blême, gras et sale, avec des lunettes foncées, la tête couverte d’une calotte de soie noire, qui écrivait derrière une petite grille à rideaux verts.

Là, étaient rangés des registres où nous étions toutes inscrites et décrites, et des cartons renfermant les objets trouvés sur nous, soigneusement conservés pour aider à notre reconnaissance.

Je me rendis à ce bureau le cœur palpitant.

J’y trouvai, outre le monsieur blême, Mme la supérieure, un petit homme malingre à l’œil méchant, et une grosse commère à l’air commun et bon.

A l’instant, Mme la supérieure m’apprit que j’étais en présence de M. et de Mme Greloux, relieurs, lesquels ayant besoin de deux apprenties venaient les chercher à l’hospice. On me demandait si je voulais être une de ces deux…

Ah!.. monsieur, je crus voir les cieux s’entr’ouvrir, et hardiment je répondis:

– Oui!..

Aussitôt le monsieur à calotte de soie sortit de derrière son grillage pour m’expliquer longuement mes obligations et mes devoirs, insistant et revenant sur tout ce que j’aurais à faire pour reconnaître, moi, misérable enfant trouvée, élevée par la charité publique, la générosité de ce bon monsieur et de cette bonne dame qui voulaient bien se charger de moi et m’employer dans leur atelier.

Je ne discernais pas clairement, je l’avoue, cette grande générosité qu’on m’exaltait, ni les raisons d’une reconnaissance anticipée.

N’importe! A toutes les conditions qui m’étaient posées, je répondais de si grand cœur: «oui, oui, oui!..» que la femme du relieur en parut toute réjouie.

– On voit que la petite aura du goût pour la partie… dit-elle.

Alors, Mme la supérieure se mit à détailler longuement à cette femme les obligations que, de son côté, elle contractait, répétant à satiété que j’étais un des meilleurs sujets de l’hospice, pieuse, obéissante, attentive, point bavarde, lisant et écrivant dans la perfection, et sachant broder et coudre comme on ne coud et brode que dans les communautés religieuses.

Elle lui fit jurer de me surveiller comme sa propre fille, de ne jamais me laisser seule, de me conduire aux offices, et de m’accorder de temps en temps le dimanche une après-midi, pour venir à l’hospice.

Le monsieur à lunettes, de son côté, rappelait au relieur les devoirs des patrons envers leurs apprentis. Et même, dans un casier, derrière lui, il prit un gros livre où il se mit à lire des passages que j’écoutais sans les comprendre, encore bien que je fusse sûre que c’était du français.

Enfin, le relieur et sa femme disant: Amen, à tout, le monsieur blême rédigea un acte sur une feuille de papier timbré, et ils signèrent les uns et les autres; Madame, la supérieure signa, et moi de même…

J’appartenais à un patron!..

Elle s’arrêta… Là finissait sa première enfance…

Mais presque aussitôt:

– Je n’ai pas gardé mauvais souvenir de ces gens-là, reprit-elle…

Ils étaient peu aisés, âpres au gain et au travail, et s’épuisaient à soutenir un fils au-dessus de leur condition… Ce fils ne les aimait pas, et pour cela, je les plaignais…

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
27 сентября 2017
Объем:
880 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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