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Читать книгу: «Nana», страница 4

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– J'ai répondu que madame recevait… Ces messieurs sont dans le salon.

Nana s'était levée rageusement. Mais les noms du marquis de Chouard et du comte Muffat de Beuville, sur les cartes, la calmèrent. Elle resta un instant silencieuse.

– Qu'est-ce que c'est que ceux-là? demanda-t-elle enfin. Vous les connaissez?

– Je connais le vieux, répondit Zoé en pinçant la bouche d'une façon discrète.

Et, comme sa maîtresse continuait à l'interroger des yeux, elle ajouta simplement:

– Je l'ai vu quelque part.

Cette parole sembla décider la jeune femme. Elle quitta la cuisine à regret, ce refuge tiède où l'on pouvait causer et s'abandonner dans l'odeur du café, chauffant sur un reste de braise. Derrière son dos, elle laissait madame Maloir, qui, maintenant, faisait des réussites; elle n'avait toujours pas ôté son chapeau; seulement, pour se mettre à l'aise, elle venait de dénouer les brides et de les rejeter sur ses épaules.

Dans le cabinet de toilette, où Zoé l'aida vivement à passer un peignoir, Nana se vengea des ennuis qu'on lui causait, en mâchant de sourds jurons contre les hommes. Ces gros mots chagrinaient la femme de chambre, car elle voyait avec peine que madame ne se décrassait pas vite de ses commencements. Elle osa même supplier madame de se calmer.

– Ah! ouiche! répondit Nana crûment, ce sont des salauds, ils aiment ça.

Pourtant, elle prit son air de princesse, comme elle disait. Zoé l'avait retenue, au moment où elle se dirigeait vers le salon; et, d'elle-même, elle introduisit dans le cabinet de toilette le marquis de Chouard et le comte Muffat. C'était beaucoup mieux.

– Messieurs, dit la jeune femme avec une politesse étudiée, je regrette de vous avoir fait attendre.

Les deux hommes saluèrent et s'assirent. Un store de tulle brodé ménageait un demi-jour dans le cabinet. C'était la pièce la plus élégante de l'appartement, tendue d'étoffe claire, avec une grande toilette de marbre, une psyché marquetée, une chaise longue et des fauteuils de satin bleu. Sur la toilette, les bouquets, des roses, des lilas, des jacinthes, mettaient comme un écroulement de fleurs, d'un parfum pénétrant et fort; tandis que, dans l'air moite, dans la fadeur exhalée des cuvettes, traînait par instant une odeur plus aiguë, quelques brins de patchouli sec, brisés menu au fond d'une coupe. Et, se pelotonnant, ramenant son peignoir mal attaché, Nana semblait avoir été surprise à sa toilette, la peau humide encore, souriante, effarouchée au milieu de ses dentelles.

– Madame, dit gravement le comte Muffat, vous nous excuserez d'avoir insisté… Nous venons pour une quête… Monsieur et moi, sommes membres du bureau de bienfaisance de l'arrondissement.

Le marquis de Chouard se hâta d'ajouter, d'un air galant:

– Quand nous avons appris qu'une grande artiste habitait cette maison, nous nous sommes promis de lui recommander nos pauvres d'une façon particulière… Le talent ne va pas sans le coeur.

Nana jouait la modestie. Elle répondait par de petits mouvements de tête, tout en faisant de rapides réflexions. Ça devait être le vieux qui avait amené l'autre; ses yeux étaient trop polissons. Pourtant, il fallait aussi se méfier de l'autre, dont les tempes se gonflaient drôlement; il aurait bien pu venir tout seul. C'était ça, le concierge l'avait nommée, et ils se poussaient, chacun pour son compte.

– Certainement, messieurs, vous avez eu raison de monter, dit-elle, pleine de bonne grâce.

Mais la sonnerie électrique la fit tressaillir. Encore une visite, et cette Zoé qui ouvrait toujours! Elle continua:

– On est trop heureux de pouvoir donner.

Au fond, elle était flattée.

– Ah! madame, reprit le marquis, si vous saviez, quelle misère! Notre arrondissement compte plus de trois mille pauvres, et encore est-il un des plus riches. Vous ne vous imaginez pas une pareille détresse: des enfants sans pain, des femmes malades, privées de tout secours, mourant de froid…

– Les pauvres gens! cria Nana, très attendrie.

Son apitoiement fut tel, que des larmes noyèrent ses beaux yeux. D'un mouvement, elle s'était penchée, ne s'étudiant plus; et son peignoir ouvert laissa voir son cou, tandis que ses genoux tendus dessinaient, sous la mince étoffe, la rondeur de la cuisse. Un peu de sang parut aux joues terreuses du marquis. Le comte Muffat, qui allait parler, baissa les yeux. Il faisait trop chaud dans ce cabinet, une chaleur lourde et enfermée de serre. Les roses se fanaient, une griserie montait du patchouli de la coupe.

– On voudrait être très riche dans ces occasions, ajoutait Nana. Enfin, chacun fait ce qu'il peut… Croyez bien, messieurs, que si j'avais su…

Elle était sur le point de lâcher une bêtise, dans son attendrissement. Aussi n'acheva-t-elle pas la phrase. Un instant, elle resta gênée, ne se rappelant plus où elle venait de mettre ses cinquante francs, en ôtant sa robe. Mais elle se souvint, ils devaient être au coin de la toilette, sous un pot de pommade renversé. Comme elle se levait, la sonnerie retentit longuement. Bon! encore un! Ça ne finirait pas. Le comte et le marquis s'étaient également mis debout, et les oreilles de ce dernier avaient remué, se pointant vers la porte; sans doute il connaissait ces coups de sonnette. Muffat le regarda; puis, ils détournèrent les yeux. Ils se gênaient, ils redevinrent froids, l'un carré et solide, avec sa chevelure fortement plantée, l'autre redressant ses épaules maigres, sur lesquelles tombait sa couronne de rares cheveux blancs.

– Ma foi! dit Nana, qui apportait les dix grosses pièces d'argent, en prenant le parti de rire, je vais vous charger, messieurs… C'est pour les pauvres…

Et le petit trou adorable de son menton se creusait. Elle avait son air bon enfant, sans pose, tenant la pile des écus sur sa main ouverte, l'offrant aux deux hommes, comme pour leur dire: «Voyons, qui en veut?» Le comte fut le plus leste, il prit les cinquante francs; mais une pièce resta, et il dut, pour l'avoir, la ramasser sur la peau même de la jeune femme, une peau tiède et souple qui lui laissa un frisson. Elle, égayée, riait toujours.

– Voilà, messieurs, reprit-elle. Une autre fois, j'espère donner davantage.

Ils n'avaient plus de prétexte, ils saluèrent, en se dirigeant vers la porte. Mais, au moment où ils allaient sortir, de nouveau la sonnerie éclata. Le marquis ne put cacher un pâle sourire, tandis qu'une ombre rendait le comte plus grave. Nana les retint quelques secondes, pour permettre à Zoé de trouver encore un coin. Elle n'aimait pas qu'on se rencontrât chez elle. Seulement, cette fois, ça devait être bondé. Aussi fut-elle soulagée, lorsqu'elle vit le salon vide. Zoé les avait donc fourrés dans les armoires?

– Au revoir, messieurs, dit-elle, en s'arrêtant sur le seuil du salon.

Elle les enveloppait de son rire et de son regard clair. Le comte Muffat s'inclina, troublé malgré son grand usage du monde, ayant besoin d'air, emportant un vertige de ce cabinet de toilette, une odeur de fleur et de femme qui l'étouffait. Et, derrière lui, le marquis de Chouard, certain de n'être pas vu, osa adresser à Nana un clignement d'oeil, la face tout d'un coup décomposée, la langue au bord des lèvres.

Lorsque la jeune femme rentra dans le cabinet, où Zoé l'attendait avec des lettres et des cartes de visite, elle cria, en riant plus fort:

– En voilà des panés qui m'ont fait mes cinquante francs!

Elle n'était point fâchée, cela lui semblait drôle que des hommes lui eussent emporté de l'argent. Tout de même, c'étaient des cochons, elle n'avait plus le sou. Mais la vue des cartes et des lettres lui rendit sa mauvaise humeur. Les lettres, passe encore; elles venaient de messieurs qui, après l'avoir applaudie la veille, lui adressaient des déclarations. Quant aux visiteurs, ils pouvaient aller se promener.

Zoé en avait mis partout; et elle faisait remarquer que l'appartement était très commode, chaque pièce ouvrant sur le corridor. Ce n'était pas comme chez madame Blanche, où il fallait passer par le salon. Aussi madame Blanche avait-elle eu bien des ennuis.

– Vous allez tous les renvoyer, reprit Nana, qui suivait son idée. Commencez par le moricaud.

– Celui-là, madame, il y a beau temps que je l'ai congédié, dit Zoé avec un sourire. Il voulait simplement dire à madame qu'il ne pouvait venir ce soir.

Ce fut une grosse joie. Nana battit des mains. Il ne venait pas, quelle chance! Elle serait donc libre! Et elle poussait des soupirs de soulagement, comme si on l'avait graciée du plus abominable des supplices. Sa première pensée fut pour Daguenet. Ce pauvre chat, auquel justement elle avait écrit d'attendre le jeudi! Vite, madame Maloir allait faire une seconde lettre! Mais Zoé dit que madame Maloir avait filé sans qu'on s'en aperçût, comme à son habitude. Alors, Nana, après avoir parlé d'envoyer quelqu'un, resta hésitante. Elle était bien lasse. Toute une nuit à dormir, ce serait si bon! L'idée de ce régal finit par l'emporter. Pour une fois, elle pouvait se payer ça.

– Je me coucherai en rentrant du théâtre, murmurait-elle d'un air gourmand, et vous ne me réveillerez pas avant midi.

Puis, haussant la voix:

– Houp! maintenant, poussez-moi les autres dans l'escalier!

Zoé ne bougeait pas. Elle ne se serait pas permis de donner ouvertement des conseils à madame; seulement, elle s'arrangeait pour faire profiter madame de son expérience, quand madame paraissait s'emballer avec sa mauvaise tête.

– Monsieur Steiner aussi? demanda-t-elle d'une voix brève.

– Certainement, répondit Nana. Lui avant les autres.

La bonne attendit encore pour donner à madame le temps de la réflexion. Madame ne serait donc pas fière d'enlever à sa rivale, Rose Mignon, un monsieur si riche, connu dans tous les théâtres?

– Dépêchez-vous donc, ma chère, reprit Nana, qui comprenait parfaitement, et dites-lui qu'il m'embête.

Mais, brusquement, elle eut un retour; le lendemain, elle pouvait en avoir envie; et elle cria avec un geste de gamin, riant, clignant les yeux:

– Après tout, si je veux l'avoir, le plus court est encore de le flanquer à la porte.

Zoé parut très frappée. Elle regarda madame, prise d'une subite admiration, puis alla flanquer Steiner à la porte, sans balancer.

Cependant, Nana patienta quelques minutes, pour lui laisser le temps de balayer le plancher, comme elle disait. On n'avait pas idée d'un pareil assaut! Elle allongea la tête dans le salon; il était vide. La salle à manger, vide également. Mais, comme elle continuait sa visite, tranquillisée, certaine qu'il n'y avait plus personne, elle tomba tout d'un coup sur un petit jeune homme, en poussant la porte d'un cabinet. Il était assis en haut d'une malle, bien tranquille, l'air très sage, avec un énorme bouquet sur les genoux.

– Ah! mon Dieu! cria-t-elle. Il y en a encore un là-dedans!

Le petit jeune homme, en l'apercevant, avait sauté à terre, rouge comme un coquelicot. Et il ne savait que faire de son bouquet, qu'il passait d'une main dans l'autre, étranglé par l'émotion. Sa jeunesse, son embarras, la drôle de mine qu'il avait avec ses fleurs, attendrirent Nana, qui éclata d'un beau rire. Alors, les enfants aussi? Maintenant, les hommes lui arrivaient au maillot? Elle s'abandonna, familière, maternelle, se tapant sur les cuisses et demandant par rigolade:

– Tu veux donc qu'on te mouche, bébé?

– Oui, répondit le petit d'une voix basse et suppliante.

Cette réponse l'égaya davantage. Il avait dix-sept ans, il s'appelait Georges Hugon. La veille, il était aux Variétés. Et il venait la voir.

– C'est pour moi ces fleurs?

– Oui.

– Donne-les donc, nigaud!

Mais, comme elle prenait le bouquet, il lui sauta sur les mains, avec la gloutonnerie de son bel âge. Elle dut le battre pour qu'il lâchât prise. En voilà un morveux qui allait raide! Tout en le grondant, elle était devenue rose, elle souriait. Et elle le renvoya, en lui permettant de revenir. Il chancelait, il ne trouvait plus les portes.

Nana retourna dans son cabinet de toilette, où Francis se présenta presque aussitôt pour la coiffer définitivement. Elle ne s'habillait que le soir. Assise devant la glace, baissant la tête sous les mains agiles du coiffeur, elle restait muette et rêveuse, lorsque Zoé entra, en disant:

– Madame, il y en a un qui ne veut pas partir.

– Eh bien! il faut le laisser, répondit-elle tranquillement.

– Avec ça, il en vient toujours.

– Bah! dis-leur d'attendre. Quand ils auront trop faim, ils s'en iront.

Son esprit avait tourné. Cela l'enchantait de faire poser les hommes. Une idée acheva de l'amuser: elle s'échappa des mains de Francis, courut mettre elle-même les verrous; maintenant, ils pouvaient s'entasser à côté, ils ne perceraient pas le mur, peut-être. Zoé entrerait par la petite porte qui menait à la cuisine. Cependant, la sonnerie électrique marchait de plus belle. Toutes les cinq minutes, le tintement revenait, vif et clair, avec sa régularité de machine bien réglée. Et Nana les comptait, pour se distraire. Mais elle eut un brusque souvenir.

– Mes pralines, dites donc?

Francis, lui aussi, oubliait les pralines. Il tira un sac d'une poche de sa redingote, du geste discret d'un homme du monde offrant un cadeau à une amie; pourtant, à chaque règlement, il portait les pralines sur sa note. Nana posa le sac entre ses genoux, et se mit à croquer, en tournant la tête sous les légères poussées du coiffeur.

– Fichtre! murmura-t-elle au bout d'un silence, voilà une bande.

Trois fois, coup sur coup, la sonnerie avait tinté. Les appels du timbre se précipitaient. Il y en avait de modestes, qui balbutiaient avec le tremblement d'un premier aveu; de hardis, vibrant sous quelque doigt brutal; de pressés, traversant l'air d'un frisson rapide. Un véritable carillon, comme disait Zoé, un carillon à révolutionner le quartier, toute une cohue d'hommes tapant à la file sur le bouton d'ivoire. Ce farceur de Bordenave avait vraiment donné l'adresse à trop de monde, toute la salle de la veille allait y passer.

– A propos, Francis, dit Nana, avez-vous cinq louis?

Il se recula, examina la coiffure, puis tranquillement:

– Cinq louis, c'est selon.

– Ah! vous savez, reprit-elle, s'il vous faut des garanties…

Et, sans achever la phrase, d'un geste large, elle indiquait les pièces voisines. Francis prêta les cinq louis. Zoé, dans les moments de répit, entrait pour préparer la toilette de madame. Bientôt elle dut l'habiller, tandis que le coiffeur attendait, voulant donner un dernier coup à la coiffure. Mais la sonnerie, continuellement, dérangeait la femme de chambre, qui laissait madame à moitié lacée, chaussée d'un pied seulement. Elle perdait la tête, malgré son expérience. Après avoir mis des hommes un peu partout, en utilisant les moindres coins, elle venait d'être obligée d'en caser jusqu'à trois et quatre ensemble, ce qui était contraire à tous ses principes. Tant pis s'ils se mangeaient, ça ferait de la place! Et Nana, bien verrouillée, à l'abri, se moquait d'eux, en disant qu'elle les entendait souffler. Ils devaient avoir une bonne tête, tous la langue pendante, comme des toutous assis en rond sur leur derrière. C'était son succès de la veille qui continuait, cette meute d'hommes l'avait suivie à la trace.

– Pourvu qu'ils ne cassent rien, murmura-t-elle.

Elle commençait à s'inquiéter, sous les haleines chaudes qui passaient par les fentes. Mais Zoé introduisit Labordette, et la jeune femme eut un cri de soulagement. Il voulait lui parler d'un compte qu'il avait réglé pour elle, à la justice de paix. Elle ne l'écoutait pas, répétant:

– Je vous emmène… Nous dînons ensemble… De là, vous m'accompagnez aux Variétés. Je n'entre en scène qu'à neuf heures et demi.

Ce bon Labordette, tombait-il à propos! Jamais il ne demandait rien, lui. Il n'était que l'ami des femmes, dont il bibelotait les petites affaires. Ainsi, en passant, il venait de congédier les créanciers, dans l'antichambre. D'ailleurs, ces braves gens ne voulaient pas être payés, au contraire; s'ils avaient insisté, c'était pour complimenter madame et lui faire en personne de nouvelles offres de service, après son grand succès de la veille.

– Filons, filons, disait Nana qui était habillée.

Justement, Zoé rentrait, criant:

– Madame, je renonce à ouvrir… Il y a une queue dans l'escalier.

Une queue dans l'escalier! Francis lui-même, malgré le flegme anglais qu'il affectait, se mit à rire, tout en rangeant les peignes. Nana, qui avait pris le bras de Labordette, le poussait dans la cuisine. Et elle se sauva, délivrée des hommes enfin, heureuse, sachant qu'on pouvait l'avoir seul avec soi, n'importe où, sans craindre des bêtises.

– Vous me ramènerez à ma porte, dit-elle pendant qu'ils descendaient l'escalier de service. Comme ça, je serai sûre… Imaginez-vous que je veux dormir toute une nuit, toute une nuit à moi. Une toquade, mon cher!

III

La comtesse Sabine, comme on avait pris l'habitude de nommer madame Muffat de Beuville, pour la distinguer de la mère du comte, morte l'année précédente, recevait tous les mardis, dans son hôtel de la rue Miromesnil, au coin de la rue de Penthièvre. C'était un vaste bâtiment carré, habité par les Muffat depuis plus de cent ans; sur la rue, la façade dormait, haute et noire, d'une mélancolie de couvent, avec d'immenses persiennes qui restaient presque toujours fermées; derrière, dans un bout de jardin humide, des arbres avaient poussé, cherchant le soleil, si longs et si grêles, qu'on en voyait les branches, par-dessus les ardoises.

Ce mardi, vers dix heures, il y avait à peine une douzaine de personnes dans le salon. Lorsqu'elle n'attendait que des intimes, la comtesse n'ouvrait ni le petit salon ni la salle à manger. On était plus entre soi, on causait près du feu. Le salon, d'ailleurs, était très grand, très haut; quatre fenêtres donnaient sur le jardin, dont on sentait l'humidité par cette pluvieuse soirée de la fin d'avril, malgré les fortes bûches qui brûlaient dans la cheminée. Jamais le soleil ne descendait là; le jour, une clarté verdâtre éclairait à peine la pièce; mais, le soir, quand les lampes et le lustre étaient allumés, elle n'était plus que grave, avec ses meubles Empire d'acajou massif, ses tentures et ses sièges de velours jaune, à larges dessins satinés. On entrait dans une dignité froide, dans des moeurs anciennes, un âge disparu exhalant une odeur de dévotion.

Cependant, en face du fauteuil où la mère du comte était morte, un fauteuil carré, au bois raidi et à l'étoffe dure, de l'autre côté de la cheminée, la comtesse Sabine se tenait sur une chaise profonde, dont la soie rouge capitonnée avait une mollesse d'édredon. C'était le seul meuble moderne, un coin de fantaisie introduit dans cette sévérité, et qui jurait.

– Alors, disait la jeune femme, nous aurons le shah de Perse…

On causait des princes qui viendraient à Paris pour l'Exposition.

Plusieurs dames faisaient un cercle devant la cheminée. Madame Du Joncquoy, dont le frère, un diplomate, avait rempli une mission en Orient, donnait des détails sur la cour de Nazar-Eddin.

– Est-ce que vous êtes souffrante, ma chère? demanda madame Chantereau, la femme d'un maître de forges, en voyant la comtesse prise d'un léger frisson, qui la pâlissait.

– Mais non, pas du tout, répondit celle-ci, souriante. J'ai eu un peu froid… Ce salon est si long à chauffer!

Et elle promenait son regard noir le long des murs, jusqu'aux hauteurs du plafond. Estelle, sa fille, une jeune personne de seize ans, dans l'âge ingrat, mince et insignifiante, quitta le tabouret où elle était assise, et vint silencieusement relever une des bûches qui avait roulé. Mais madame de Chezelle, une amie de couvent de Sabine, plus jeune qu'elle de cinq ans, s'écriait:

– Ah bien! c'est moi qui voudrais avoir un salon comme le tien! Au moins, tu peux recevoir… On ne fait plus que des boîtes aujourd'hui… Si j'étais à ta place!

Elle parlait étourdiment, avec des gestes vifs, expliquant qu'elle changerait les tentures, les sièges, tout; puis, elle donnerait des bals à faire courir Paris. Derrière elle, son mari, un magistrat, écoutait d'un air grave. On racontait qu'elle le trompait, sans se cacher; mais on lui pardonnait, on la recevait quand même, parce que, disait-on, elle était folle.

– Cette Léonide! se contenta de murmurer la comtesse Sabine, avec son pâle sourire.

Un geste paresseux compléta sa pensée. Certes, ce ne serait pas après y avoir vécu dix-sept ans, qu'elle changerait son salon. Maintenant, il resterait tel que sa belle-mère avait voulu le conserver de son vivant. Puis, revenant à la conversation:

– On m'a assuré que nous aurons également le roi de Prusse et l'empereur de Russie.

– Oui, on annonce de très belles fêtes, dit madame Du Joncquoy.

Le banquier Steiner, introduit depuis peu dans la maison par Léonide de Chezelles, qui connaissait tout Paris, causait sur un canapé, entre deux fenêtres; il interrogeait un député, dont il tâchait de tirer adroitement des nouvelles, au sujet d'un mouvement de Bourse qu'il flairait; pendant que le comte Muffat, debout devant eux, les écoutait en silence, la mine plus grise encore que de coutume. Quatre ou cinq jeunes gens faisaient un autre groupe, près de la porte, où ils entouraient le comte Xavier de Vandeuvres, qui, à demi-voix, leur racontait une histoire, très leste sans doute, car ils étouffaient des rires. Au milieu de la pièce, tout seul, assis pesamment dans un fauteuil, un gros homme, chef de bureau au ministère de l'intérieur, dormait les yeux ouverts. Mais un des jeunes gens ayant paru douter de l'histoire de Vandeuvres, celui-ci haussa la voix.

– Vous êtes trop sceptique, Foucarmont; vous gâterez vos plaisirs.

Et il revint en riant près des dames. Le dernier d'une grande race, féminin et spirituel, il mangeait alors une fortune avec une rage d'appétits que rien n'apaisait. Son écurie de courses, une des plus célèbres de Paris, lui coûtait un argent fou; ses pertes au Cercle Impérial se chiffraient chaque mois par un nombre de louis inquiétant; ses maîtresses lui dévoraient, bon an, mal an, une ferme et quelques arpents de terre ou de forêts, tout un lambeau de ses vastes domaines de Picardie.

– Je vous conseille de traiter les autres de sceptiques, vous qui ne croyez à rien, dit Léonide, en lui ménageant une petite place à côté d'elle. C'est vous qui gâtez vos plaisirs.

– Justement, répondit-il. Je veux faire profiter les autres de mon expérience.

Mais on lui imposa silence. Il scandalisait M. Venot. Alors, les dames s'étant écartées, on aperçut, au fond d'une chaise longue, un petit homme de soixante ans, avec des dents mauvaises et un sourire fin; il était là, installé comme chez lui, écoutant tout le monde, ne lâchant pas une parole. D'un geste, il dit qu'il n'était pas scandalisé. Vandeuvres avait repris son grand air, et il ajouta gravement:

– Monsieur Venot sait bien que je crois ce qu'il faut croire.

C'était un acte de foi religieuse. Léonide elle-même parut satisfaite. Dans le fond de la pièce, les jeunes gens ne riaient plus. Le salon était collet-monté, ils ne s'y amusaient guère. Un souffle froid avait passé, on entendait au milieu du silence la voix nasillarde de Steiner, que la discrétion du député finissait par mettre hors de lui. Un instant, la comtesse Sabine regarda le feu; puis, elle renoua la conversation.

– J'ai vu le roi de Prusse, l'année dernière, à Bade. Il est encore plein de vigueur pour son âge.

– Le comte de Bismarck l'accompagnera, dit madame Du Joncquoy. Connaissez-vous le comte? J'ai déjeuné avec lui chez mon frère, oh! il y a longtemps, lorsqu'il représentait la Prusse à Paris… Voilà un homme dont je ne comprends guère les derniers succès.

– Pourquoi donc? demanda madame Chantereau.

– Mon Dieu! comment vous dire… Il ne me plaît pas. Il a l'air brutal et mal élevé. Puis, moi, je le trouve stupide.

Tout le monde alors parla du comte de Bismarck. Les opinions furent très partagées. Vandeuvres le connaissait et assurait qu'il était un beau buveur et un beau joueur. Mais, au fort de la discussion, la porte s'ouvrit, Hector de la Faloise parut. Fauchery, qui le suivait, s'approcha de la comtesse, et s'inclinant:

– Madame, je me suis souvenu de votre gracieuse invitation…

Elle eut un sourire, un mot aimable. Le journaliste, après avoir salué le comte, resta un moment dépaysé au milieu du salon, où il ne reconnaissait que Steiner. Vandeuvres, s'étant tourné, vint lui donner une poignée de main. Et, tout de suite, heureux de la rencontre, pris d'un besoin d'expansion, Fauchery l'attira, disant à voix basse:

– C'est pour demain, vous en êtes?

– Parbleu!

– A minuit chez elle.

– Je sais, je sais… J'y vais avec Blanche.

Il voulait s'échapper, pour revenir près des dames donner un nouvel argument en faveur de M. de Bismarck. Mais Fauchery le retint.

– Jamais vous ne devineriez de quelle invitation elle m'a chargé.

Et, d'un léger signe de tête, il désigna le comte Muffat, qui en ce moment discutait un point du budget avec le député et Steiner.

– Pas possible! dit Vandeuvres, stupéfait et mis en gaieté.

– Ma parole! J'ai dû jurer de le lui amener. Je viens un peu pour ça.

Tous deux eurent un rire silencieux, et Vandeuvres, se hâtant, rentrant dans le cercle des dames, s'écria:

– Je vous affirme, au contraire, que monsieur de Bismarck est très spirituel… Tenez, il a dit, un soir, devant moi, un mot charmant…

Cependant, la Faloise, ayant entendu les quelques paroles rapides, échangées à demi-voix, regardait Fauchery, espérant une explication, qui ne vint pas. De qui parlait-on? que faisait-on, le lendemain, à minuit? Il ne lâcha plus son cousin. Celui-ci était allé s'asseoir. La comtesse Sabine surtout l'intéressait. On avait souvent prononcé son nom devant lui, il savait que, mariée à dix-sept ans, elle devait en avoir trente-quatre, et qu'elle menait depuis son mariage une existence cloîtrée, entre son mari et sa belle-mère. Dans le monde, les uns la disaient d'une froideur de dévote, les autres la plaignaient, en rappelant ses beaux rires, ses grands yeux de flamme, avant qu'on l'enfermât au fond de ce vieil hôtel. Fauchery l'examinait et hésitait. Un de ses amis, mort récemment capitaine au Mexique, lui avait, la veille même de son départ, au sortir de table, fait une de ces confidences brutales que les hommes les plus discrets laissent échapper à de certains moments. Mais ses souvenirs restaient vagues; ce soir-là, on avait bien dîné; et il doutait, en voyant la comtesse au milieu de ce salon antique, vêtue de noir, avec son tranquille sourire. Une lampe, placée derrière elle, détachait son fin profil de brune potelée, où la bouche seule, un peu épaisse, mettait une sorte de sensualité impérieuse.

– Qu'ont-ils donc, avec leur Bismarck! murmura la Faloise, qui posait pour s'ennuyer dans le monde. On crève, ici. Une drôle d'idée que tu as eue, de vouloir venir!

Fauchery l'interrogea brusquement.

– Dis donc? la comtesse ne couche avec personne?

– Ah! non, ah! non, mon cher, balbutia-t-il, visiblement démonté, oubliant sa pose. Où crois-tu donc être?

Puis, il eut conscience que son indignation manquait de chic. Il ajouta, en s'abandonnant au fond du canapé:

– Dame! je dis non, mais je n'en sais pas davantage… Il y a un petit, là-bas, ce Foucarmont, qu'on trouve dans tous les coins. On en a vu de plus raide que ça, bien sûr. Moi, je m'en fiche… Enfin, ce qu'il y a de certain, c'est que, si la comtesse s'amuse à cascader, elle est encore maligne, car ça ne circule pas, personne n'en cause.

Alors, sans que Fauchery prît la peine de le questionner, il lui dit ce qu'il savait sur les Muffat. Au milieu de la conversation de ces dames, qui continuait devant la cheminée, tous deux baissaient la voix; et l'on aurait cru, à les voir cravatés et gantés de blanc, qu'ils traitaient en phrases choisies quelque sujet grave. Donc, la maman Muffat, que la Faloise avait beaucoup connue, était une vieille insupportable, toujours dans les curés; d'ailleurs, un grand air, un geste d'autorité qui pliait tout devant elle. Quant à Muffat, fils tardif d'un général créé comte par Napoléon Ier, il s'était naturellement trouvé en faveur après le 2 décembre. Lui aussi manquait de gaieté; mais il passait pour un très honnête homme, d'un esprit droit. Avec ça, des opinions de l'autre monde, et une si haute idée de sa charge à la cour, de ses dignités et de ses vertus, qu'il portait la tête comme un saint-sacrement. C'était la maman Muffat qui lui avait donné cette belle éducation: tous les jours à confesse, pas d'escapades, pas de jeunesse d'aucune sorte. Il pratiquait, il avait des crises de foi d'une violence sanguine, pareilles à des accès de fièvre chaude. Enfin, pour le peindre d'un dernier détail, la Faloise lâcha un mot à l'oreille de son cousin.

– Pas possible! dit ce dernier.

– On me l'a juré, parole d'honneur!.. Il l'avait encore, quand il s'est marié.

Fauchery riait en regardant le comte, dont le visage encadré de favoris, sans moustaches, semblait plus carré et plus dur, depuis qu'il citait des chiffres à Steiner, qui se débattait.

– Ma foi, il a une tête à ça, murmura-t-il. Un joli cadeau qu'il a fait à sa femme!.. Ah! la pauvre petite, a-t-il dû l'ennuyer! Elle ne sait rien de rien, je parie!

Justement, la comtesse Sabine lui parlait. Il ne l'entendit pas, tellement il trouvait le cas de Muffat plaisant et extraordinaire. Elle répéta sa question.

– Monsieur Fauchery, est-ce que vous n'avez pas publié un portrait de monsieur de Bismarck?.. Vous lui avez parlé?

Il se leva vivement, s'approcha du cercle des dames, tâchant de se remettre, trouvant d'ailleurs une réponse avec une aisance parfaite.

– Mon Dieu! madame, je vous avouerai que j'ai écrit ce portrait sur des biographies parues en Allemagne… Je n'ai jamais vu monsieur de Bismarck.

Il resta près de la comtesse. Tout en causant avec elle, il continuait ses réflexions. Elle ne paraissait pas son âge; on lui aurait donné au plus vingt-huit ans; ses yeux surtout gardaient une flamme de jeunesse, que de longues paupières noyaient d'une ombre bleue. Grandie dans un ménage désuni, passant un mois près du marquis de Chouard et un mois près de la marquise, elle s'était mariée très jeune, à la mort de sa mère, poussée sans doute par son père, qu'elle gênait. Un terrible homme, le marquis, et sur lequel d'étranges histoires commençaient à courir, malgré sa haute piété! Fauchery demanda s'il n'aurait pas l'honneur de le saluer. Certainement, son père viendrait, mais très tard; il avait tant de travail! Le journaliste, qui croyait savoir où le vieux passait ses soirées, resta grave. Mais un signe qu'il aperçut à la joue gauche de la comtesse, près de la bouche, le surprit. Nana avait le même, absolument. C'était drôle. Sur le signe, de petits poils frisaient; seulement, les poils blonds de Nana étaient chez l'autre d'un noir de jais. N'importe, cette femme ne couchait avec personne.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 октября 2017
Объем:
540 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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