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Читать книгу: «Nana», страница 28

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– C'est trop, mon Dieu! c'est trop!

Il avait tout accepté. Mais il ne pouvait plus, il se sentait à bout de force, dans ce noir où l'homme culbute avec sa raison. D'un élan extraordinaire, les mains toujours plus hautes, il cherchait le ciel, il appelait Dieu.

– Oh! non, je ne veux pas!.. Oh! venez à moi, mon Dieu! secourez-moi, faites-moi mourir plutôt!.. Oh! non, pas cet homme, mon Dieu! c'est fini, prenez-moi, emportez-moi, que je ne voie plus, que je ne sente plus… Oh! je vous appartiens, mon Dieu! notre Père qui êtes au ciel…

Et il continuait, brûlant de foi, et une oraison ardente s'échappait de ses lèvres. Mais quelqu'un le touchait à l'épaule. Il leva les yeux, c'était M. Venot, surpris de le trouver en prière devant cette porte close. Alors, comme si Dieu lui-même eût répondu à son appel, le comte se jeta au cou du petit vieillard. Il pouvait pleurer enfin, il sanglotait, il répétait:

– Mon frère… mon frère…

Toute son humanité souffrante se soulageait dans ce cri. Il trempait de ses larmes le visage de M. Venot, il le baisait, avec des paroles entrecoupées.

– O mon frère, que je souffre!.. Vous seul me restez, mon frère… Emmenez-moi pour toujours, oh! de grâce, emmenez-moi…

Alors, M. Venot le serra sur sa poitrine. Il l'appelait aussi son frère. Mais il avait un nouveau coup à lui porter; depuis la veille, il le cherchait pour lui apprendre que la comtesse Sabine, dans un détraquement suprême, venait de s'enfuir avec un chef de rayon d'un grand magasin de nouveautés, scandale affreux dont tout Paris causait déjà. En le voyant sous l'influence d'une telle exaltation religieuse, il sentit le moment favorable, il lui conta tout de suite l'aventure, cette fin platement tragique où sombrait sa maison. Le comte n'en fut pas touché; sa femme était partie, ça ne lui disait rien, on verrait plus tard. Et, repris d'angoisse, regardant la porte, les murs, le plafond, d'un air de terreur, il n'avait toujours que cette supplication:

– Emmenez-moi… Je ne peux plus, emmenez-moi.

M. Venot l'emmena comme un enfant. Dès lors, il lui appartint tout entier. Muffat retomba dans les stricts devoirs de la religion. Sa vie était foudroyée. Il avait donné sa démission de chambellan, devant les pudeurs révoltées des Tuileries. Estelle, sa fille, lui intentait un procès, pour une somme de soixante mille francs, l'héritage d'une tante qu'elle aurait dû toucher à son mariage. Ruiné, vivant étroitement avec les débris de sa grande fortune, il se laissait peu à peu achever par la comtesse, qui mangeait les restes dédaignés de Nana. Sabine, gâtée par la promiscuité de cette fille, poussée à tout, devenait l'effondrement final, la moisissure même du foyer. Après des aventures, elle était rentrée, et il l'avait reprise, dans la résignation du pardon chrétien. Elle l'accompagnait comme sa honte vivante. Mais lui, de plus en plus indifférent, arrivait à ne pas souffrir de ces choses. Le ciel l'enlevait des mains de la femme pour le remettre aux bras mêmes de Dieu. C'était un prolongement religieux des voluptés de Nana, avec les balbutiements, les prières et les désespoirs, les humilités d'une créature maudite écrasée sous la boue de son origine. Au fond des églises, les genoux glacés par les dalles, il retrouvait ses jouissances d'autrefois, les spasmes de ses muscles et les ébranlements délicieux de son intelligence, dans une même satisfaction des obscurs besoins de son être.

Le soir de la rupture, Mignon se présenta avenue de Villiers. Il s'accoutumait à Fauchery, il finissait par trouver mille avantages dans la présence d'un mari chez sa femme, lui laissait les petits soins du ménage, se reposait sur lui pour une surveillance active, employait aux dépenses quotidiennes de la maison l'argent de ses succès dramatiques; et comme, d'autre part, Fauchery se montrait raisonnable, sans jalousie ridicule, aussi coulant que Mignon lui-même sur les occasions trouvées par Rose, les deux hommes s'entendaient de mieux en mieux, heureux de leur association fertile en bonheurs de toutes sortes, faisant chacun son trou côte à côte, dans un ménage où ils ne se gênaient plus. C'était réglé, ça marchait très bien, ils rivalisaient l'un l'autre pour la félicité commune. Justement, Mignon venait, sur le conseil de Fauchery, voir s'il ne pourrait pas enlever à Nana sa femme de chambre, dont le journaliste avait apprécié l'intelligence hors ligne; Rose était désolée, elle tombait depuis un mois sur des filles inexpérimentées, qui la mettaient dans des embarras continuels. Comme Zoé le recevait, il la poussa tout de suite dans la salle à manger. Au premier mot, elle eut un sourire: impossible, elle quittait madame, elle s'établissait à son compte; et elle ajouta, d'un air de vanité discrète, que chaque jour elle recevait des propositions, ces dames se la disputaient, madame Blanche lui avait fait un pont d'or pour la ravoir. Zoé prenait l'établissement de la Tricon, un vieux projet longtemps couvé, une ambition de fortune où allaient passer ses économies; elle était pleine d'idées larges, elle rêvait d'agrandir la chose, de louer un hôtel et d'y réunir tous les agréments; c'était même à ce propos qu'elle avait tâché d'embaucher Satin, une petite bête qui se mourait à l'hôpital, tellement elle se gâchait.

Mignon ayant insisté en parlant des risques que l'on court dans le commerce, Zoé, sans s'expliquer sur le genre de son établissement, se contenta de dire avec un sourire pincé, comme si elle avait pris une confiserie:

– Oh! les choses de luxe marchent toujours… Voyez-vous, il y a assez longtemps que je suis chez les autres, je veux que les autres soient chez moi.

Et une férocité lui retroussait les lèvres, elle serait enfin «madame», elle tiendrait à ses pieds, pour quelques louis, ces femmes dont elle rinçait les cuvettes depuis quinze ans.

Mignon voulut se faire annoncer, et Zoé le laissa un instant, après avoir dit que madame avait passé une bien mauvaise journée. Il était venu une seule fois, il ne connaissait pas l'hôtel. La salle à manger, avec ses Gobelins, son dressoir, son argenterie, l'étonna. Il ouvrit familièrement les portes, visita le salon, le jardin d'hiver, retourna dans le vestibule; et ce luxe écrasant, les meubles dorés, les soies et les velours, l'emplissaient peu à peu d'une admiration dont son coeur battait. Quand Zoé redescendit le prendre, elle offrit de lui montrer les autres pièces, le cabinet de toilette, la chambre à coucher. Alors, dans la chambre, le coeur de Mignon éclata; il était soulevé, jeté à un attendrissement d'enthousiasme. Cette sacrée Nana le stupéfiait, lui qui s'y connaissait pourtant. Au milieu de la débâcle de la maison, dans le coulage, dans le galop de massacre des domestiques, il y avait un entassement de richesses bouchant quand même les trous et débordant par-dessus les ruines. Et Mignon, en face de ce monument magistral, se rappelait de grands travaux. Près de Marseille, on lui avait montré un aqueduc dont les arches de pierre enjambaient un abîme, oeuvre cyclopéenne qui coûtait des millions et dix années de luttes. A Cherbourg, il avait vu le nouveau port, un chantier immense, des centaines d'hommes suant au soleil, des machines comblant la mer de quartiers de roche, dressant une muraille où parfois des ouvriers restaient comme une bouillie sanglante. Mais ça lui semblait petit, Nana l'exaltait davantage; et il retrouvait, devant son travail, cette sensation de respect éprouvée par lui un soir de fête, dans le château qu'un raffineur s'était fait construire, un palais dont une matière unique, le sucre, avait payé la splendeur royale. Elle, c'était avec autre chose, une petite bêtise dont on riait, un peu de sa nudité délicate, c'était avec ce rien honteux et si puissant, dont la force soulevait le monde, que toute seule, sans ouvriers, sans machines inventées par des ingénieurs, elle venait d'ébranler Paris et de bâtir cette fortune où dormaient des cadavres.

– Ah! nom de Dieu! quel outil! laissa échapper Mignon dans son ravissement, avec un retour de gratitude personnelle.

Nana était peu à peu tombée dans un gros chagrin. D'abord, la rencontre du marquis et du comte l'avait secouée d'une fièvre nerveuse, où il entrait presque de la gaieté. Puis, la pensée de ce vieux qui partait dans un fiacre, à moitié mort, et de son pauvre mufe qu'elle ne verrait plus, après l'avoir tant fait enrager, lui causa un commencement de mélancolie sentimentale. Ensuite, elle s'était fâchée en apprenant la maladie de Satin, disparue depuis quinze jours, et en train de crever à Lariboisière, tellement madame Robert l'avait mise dans un fichu état. Comme elle faisait atteler pour voir encore une fois cette petite ordure, Zoé venait tranquillement de lui donner ses huit jours. Du coup, elle fut désespérée; il lui semblait qu'elle perdait une personne de sa famille. Mon Dieu! qu'allait-elle devenir, toute seule? Et elle suppliait Zoé, qui, très flattée du désespoir de madame, finit par l'embrasser, pour montrer qu'elle ne partait pas fâchée contre elle; il le fallait, le coeur se taisait devant les affaires. Mais ce jour-là était le jour aux embêtements. Nana, prise de dégoût, ne songeant plus à sortir, se traînait dans son petit salon, lorsque Labordette, monté pour lui parler d'une occasion, des dentelles magnifiques, lâcha entre deux phrases, à propos de rien, que Georges était mort. Elle resta glacée.

– Zizi! mort! cria-t-elle.

Et son regard, d'un mouvement involontaire, chercha sur le tapis la tache rose; mais elle s'en était allée enfin, les pieds l'avaient usée. Cependant, Labordette donnait des détails: on ne savait pas au juste, les uns parlaient d'une blessure rouverte, les autres racontaient un suicide, un plongeon du petit dans un bassin des Fondettes. Nana répétait:

– Mort! mort!

Puis, la gorge serrée depuis le matin, elle éclata en sanglots, elle se soulagea. C'était une tristesse infinie, quelque chose de profond et d'immense dont elle se sentait accablée. Labordette ayant voulu la consoler au sujet de Georges, elle le fit taire de la main, en bégayant:

– Ce n'est pas lui seulement, c'est tout, c'est tout… Je suis bien malheureuse… Oh! je comprends, va! ils vont encore dire que je suis une coquine… Cette mère qui se fait du chagrin là-bas, et ce pauvre homme qui geignait ce matin, devant ma porte, et les autres ruinés à cette heure, après avoir mangé leurs sous avec moi… C'est ça, tapez sur Nana, tapez sur la bête! Oh! j'ai bon dos, je les entends comme si j'y étais: Cette sale fille qui couche avec tout le monde, qui nettoie les uns, qui fait crever les autres, qui cause de la peine à un tas de personnes…

Elle dut s'interrompre, suffoquée par les larmes, tombée de douleur en travers d'un divan, la tête enfoncée dans un coussin. Les malheurs qu'elle sentait autour d'elle, ces misères qu'elle avait faites, la noyaient d'un flot tiède et continu d'attendrissement; et sa voix se perdait en une plainte sourde de petite fille.

– Oh! j'ai mal, oh! j'ai mal… Je ne peux pas, ça m'étouffe… C'est trop dur de ne pas être comprise, de voir les gens se mettre contre vous, parce qu'ils sont les plus forts… Cependant, quand on n'a rien à se reprocher, quand on a sa conscience pour soi… Eh bien! non, eh bien! non…

Une révolte montait dans sa colère. Elle se releva, elle essuya ses larmes, marcha avec agitation.

– Eh bien! non, ils diront ce qu'ils voudront, ce n'est pas ma faute! Est-ce que je suis méchante, moi? Je donne tout ce que j'ai, je n'écraserais pas une mouche… Ce sont eux, oui, ce sont eux!.. Jamais je n'ai voulu leur être désagréable. Et ils étaient pendus après mes jupes, et aujourd'hui les voilà qui claquent, qui mendient, qui posent tous pour le désespoir…

Puis, s'arrêtant devant Labordette, lui donnant des tapes sur les épaules:

– Voyons, tu étais là, dis la vérité… Est-ce moi qui les poussais? n'étaient-ils pas toujours une douzaine à se battre pour inventer la plus grosse saleté? Ils me dégoûtaient, moi! Je me cramponnais pour ne pas les suivre, j'avais peur… Tiens! un seul exemple, ils voulaient tous m'épouser. Hein? une idée propre! Oui, mon cher, j'aurais été vingt fois comtesse ou baronne, si j'avais consenti. Eh bien! j'ai refusé, parce que j'étais raisonnable… Ah! je leur en ai évité, des ordures et des crimes!.. Ils auraient volé, assassiné, tué père et mère. Je n'avais qu'un mot à dire, et je ne l'ai pas dit… Aujourd'hui, tu vois ma récompense… C'est comme Daguenet que j'ai marié, celui-là; un meurt-de-faim dont j'ai fait la position, après l'avoir gardé gratis, pendant des semaines. Hier, je le rencontre, il tourne la tête. Eh! va donc, cochon! Je suis moins sale que toi!

Elle s'était remise à marcher, elle appliqua un violent coup de poing sur un guéridon.

– Nom de Dieu! ce n'est pas juste! La société est mal faite. On tombe sur les femmes, quand ce sont les hommes qui exigent des choses… Tiens! je puis te dire ça, maintenant: lorsque j'allais avec eux, n'est-ce pas? eh bien! ça ne me faisait pas plaisir, mais pas plaisir du tout. Ça m'embêtait, parole d'honneur!.. Alors, je te demande un peu si je suis pour quelque chose là-dedans!.. Ah! oui, ils m'ont assommée! Sans eux, mon cher, sans ce qu'ils ont fait de moi, je serais dans un couvent à prier le bon Dieu, car j'ai toujours eu de la religion… Et zut! après tout, s'ils y ont laissé leur monnaie et leur peau. C'est leur faute! Moi, je n'y suis pour rien!

– Sans doute, dit Labordette convaincu.

Zoé introduisait Mignon, Nana le reçut en souriant; elle avait bien pleuré, c'était fini. Il la complimenta sur son installation, encore chaud d'enthousiasme; mais elle laissa voir qu'elle avait assez de son hôtel; maintenant, elle rêvait autre chose, elle bazarderait tout, un de ces jours. Puis, comme il donnait un prétexte à sa visite, en parlant d'une représentation au bénéfice du vieux Bosc, cloué dans un fauteuil par une paralysie, elle s'apitoya beaucoup, elle lui prit deux loges. Cependant, Zoé ayant dit que la voiture attendait madame, elle demanda son chapeau; et, tout en nouant les brides, elle conta l'aventure de cette pauvre Satin, puis ajouta:

– Je vais à l'hôpital… Personne ne m'a aimée comme elle. Ah! on a bien raison d'accuser les hommes de manquer de coeur!.. Qui sait? je ne la trouverai peut-être plus. N'importe, je demanderai à la voir. Je veux l'embrasser.

Labordette et Mignon eurent un sourire. Elle n'était plus triste, elle sourit également, car ils ne comptaient pas, ces deux-là, ils pouvaient comprendre. Et tous deux l'admiraient, dans un silence recueilli, tandis qu'elle achevait de boutonner ses gants. Elle demeurait seule debout, au milieu des richesses entassées de son hôtel, avec un peuple d'hommes abattus à ses pieds. Comme ces monstres antiques dont le domaine redouté était couvert d'ossements, elle posait les pieds sur des crânes; et des catastrophes l'entouraient, la flambée furieuse de Vandeuvres, la mélancolie de Foucarmont perdu dans les mers de la Chine, le désastre de Steiner réduit à vivre en honnête homme, l'imbécillité satisfaite de la Faloise, et le tragique effondrement des Muffat, et le blanc cadavre de Georges, veillé par Philippe, sorti la veille de prison. Son oeuvre de ruine et de mort était faite, la mouche envolée de l'ordure des faubourgs, apportant le ferment des pourritures sociales, avait empoisonné ces hommes, rien qu'à se poser sur eux. C'était bien, c'était juste, elle avait vengé son monde, les gueux et les abandonnés. Et tandis que, dans une gloire, son sexe montait et rayonnait sur ses victimes étendues, pareil à un soleil levant qui éclaire un champ de carnage, elle gardait son inconscience de bête superbe, ignorante de sa besogne, bonne fille toujours. Elle restait grosse, elle restait grasse, d'une belle santé, d'une belle gaieté. Tout ça ne comptait plus, son hôtel lui semblait idiot, trop petit, plein de meubles qui la gênaient. Une misère, simplement histoire de commencer. Aussi rêvait-elle quelque chose de mieux; et elle partit en grande toilette pour embrasser Satin une dernière fois, propre, solide, l'air tout neuf, comme si elle n'avait pas servi.

XIV

Nana, brusquement, disparut; un nouveau plongeon, une fugue, une envolée dans des pays baroques. Avant son départ, elle s'était donné l'émotion d'une vente, balayant tout, l'hôtel, les meubles, les bijoux, jusqu'aux toilettes et au linge. On citait des chiffres, les cinq vacations produisirent plus de six cent mille francs. Une dernière fois, Paris l'avait vue dans une féerie: Mélusine, au théâtre de la Gaîté, que Bordenave, sans un sou, venait de prendre par un coup d'audace; elle se retrouvait là avec Prullière et Fontan, son rôle était une simple figuration, mais un vrai «clou», trois poses plastiques d'une fée puissante et muette. Puis, au milieu de ce grand succès, quand Bordenave, enragé de réclames, allumait Paris par des affiches colossales, on apprit un beau matin qu'elle devait être partie la veille pour Le Caire; une simple discussion avec son directeur, un mot qui ne lui avait pas convenu, le caprice d'une femme trop riche pour se laisser embêter. D'ailleurs, c'était sa toquade: depuis longtemps elle rêvait d'aller chez les Turcs.

Des mois se passèrent. On l'oubliait. Lorsque son nom revenait, parmi ces messieurs et ces dames, les plus étranges histoires circulaient, chacun donnait des renseignements opposés et prodigieux. Elle avait fait la conquête du vice-roi, elle régnait au fond d'un palais, sur deux cents esclaves dont elle coupait les têtes, pour rire un peu. Pas du tout, elle s'était ruinée avec un grand nègre, une sale passion qui la laissait sans une chemise, dans la débauche crapuleuse du Caire. Quinze jours plus tard, ce fut un étonnement, quelqu'un jurait l'avoir rencontrée en Russie. Une légende se formait, elle était la maîtresse d'un prince, on parlait de ses diamants. Toutes les femmes bientôt les connurent, sur les descriptions qui couraient, sans que personne pût citer une source exacte: des bagues, des boucles d'oreilles, des bracelets, une rivière large de deux doigts, un diadème de reine surmonté d'un brillant central gros comme le pouce. Dans le recul de ces contrées lointaines, elle prenait le rayonnement mystérieux d'une idole chargée de pierreries. Maintenant, on la nommait sérieusement, avec le respect rêveur de cette fortune faite chez les barbares.

Un soir de juillet, vers huit heures, Lucy, qui descendait en voiture la rue du Faubourg-Saint-Honoré, aperçut Caroline Héquet, sortie à pied pour une commande chez un fournisseur du voisinage. Elle l'appela, et tout de suite:

– Tu as dîné, tu es libre?.. Oh! alors, ma chère, viens avec moi… Nana est de retour.

Du coup, l'autre monta. Lucy continuait:

– Et, tu sais, ma chère, elle est peut-être morte, pendant que nous bavardons.

– Morte! en voilà une idée! cria Caroline stupéfaite. Et où donc? et de quoi?

– Au Grand Hôtel… de la petite vérole… oh! une histoire!

Lucy avait dit à son cocher d'aller bon train. Alors, au trot rapide des chevaux, le long de la rue Royale et des boulevards, elle conta l'aventure de Nana, en paroles coupées, sans reprendre haleine.

– Tu ne peux pas t'imaginer… Nana débarque de Russie, je ne sais plus pourquoi, un attrapage avec son prince… Elle laisse ses bagages à la gare, elle descend chez sa tante, tu te rappelles, cette vieille… Bon elle tombe sur son bébé qui avait la petite vérole; le bébé meurt le lendemain, et elle s'empoigne avec la tante, à propos de l'argent qu'elle devait envoyer, et dont l'autre n'a jamais vu un sou… Paraît que l'enfant est mort de ça; enfin un enfant lâché et pas soigné… Très bien! Nana file, va dans un hôtel, puis rencontre Mignon, juste comme elle songeait à ses bagages… Elle devient toute chose, elle a des frissons, des envies de vomir, et Mignon la reconduit chez elle, en lui promettant de veiller sur ses affaires… Hein? est-ce drôle, est-ce machiné! Mais voici le plus beau: Rose apprend la maladie de Nana, s'indigne de la savoir seule dans une chambre meublée, accourt la soigner en pleurant… Tu te souviens comme elles se détestaient; deux vraies furies! Eh bien! ma chère, Rose a fait transporter Nana au Grand-Hôtel, pour qu'elle mourût au moins dans un endroit chic, et elle a déjà passé trois nuits, quitte à en crever ensuite… C'est Labordette qui m'a raconté ça. Alors, j'ai voulu voir…

– Oui, oui, interrompit Caroline très excitée. Nous allons monter.

Elles étaient arrivées. Sur le boulevard, le cocher avait dû retenir ses chevaux, au milieu d'un embarras de voitures et de piétons. Dans la journée, le Corps législatif venait de voter la guerre; une foule descendait de toutes les rues, coulait le long des trottoirs, envahissait la chaussée. Du côté de la Madeleine, le soleil s'était couché derrière un nuage sanglant, dont le reflet d'incendie faisait flamber les fenêtres hautes. Un crépuscule tombait, une heure lourde et mélancolique, avec l'enfoncement déjà obscur des avenues, que les feux des becs de gaz ne piquaient pas encore de leurs étincelles vives. Et, parmi ce peuple en marche, des voix lointaines grandissaient, des regards luisaient dans des faces pâles, tandis qu'un grand souffle d'angoisse et de stupeur épandu emportait toutes les têtes.

– Voilà Mignon, dit Lucy. Il va nous donner des nouvelles.

Mignon était debout sous le vaste porche du Grand-Hôtel, l'air nerveux, regardant la foule. Aux premières questions de Lucy, il s'emporta, criant:

– Est-ce que je sais! Voilà deux jours que je ne peux arracher Rose de là-haut… C'est stupide à la fin, de risquer sa peau ainsi! Elle sera gentille, si elle y passe, avec des trous dans la figure! Ça nous arrangera bien.

Cette idée que Rose pouvait perdre sa beauté l'exaspérait. Il lâchait Nana carrément, ne comprenant rien aux dévouements bêtes des femmes. Mais Fauchery traversait le boulevard, et, lorsqu'il fut là, inquiet lui aussi, demandant des nouvelles, tous deux se poussèrent. Maintenant, ils se tutoyaient.

– Toujours la même chose, mon petit, déclara Mignon. Tu devrais monter, tu la forcerais à te suivre.

– Tiens! tu es bon, toi! dit le journaliste. Pourquoi n'y montes-tu pas toi-même?

Alors, comme Lucy demandait le numéro, ils la supplièrent de faire descendre Rose; autrement, ils finiraient par se fâcher. Pourtant, Lucy et Caroline ne montèrent pas tout de suite. Elles avaient aperçu Fontan, les mains dans les poches, flânant, très amusé des bonnes têtes de la foule. Quand il sut que Nana était en haut, malade, il dit en jouant le sentiment:

– La pauvre fille!.. Je vais lui serrer la main… Qu'a-t-elle donc?

– La petite vérole, répondit Mignon.

L'acteur avait déjà fait un pas vers la cour; mais il revint, il murmura simplement, avec un frisson:

– Ah! bigre!

Ce n'était pas drôle, la petite vérole. Fontan avait failli l'avoir à l'âge de cinq ans. Mignon racontait l'histoire d'une de ses nièces qui en était morte. Quant à Fauchery, il pouvait en parler, il en portait encore les marques, trois grains à la naissance du nez, qu'il montrait; et comme Mignon le poussait de nouveau, sous le prétexte qu'on ne l'avait jamais deux fois, il combattit cette théorie violemment, il cita des cas en traitant les médecins de brutes. Mais Lucy et Caroline les interrompirent, surprises de la cohue croissante.

– Voyez donc! voyez donc! en voilà du monde.

La nuit grandissait, des becs de gaz dans le lointain s'allumaient un à un. Cependant, aux fenêtres, on distinguait des curieux, tandis que, sous les arbres, le flot humain s'enflait de minute en minute, dans une coulée énorme, de la Madeleine à la Bastille. Les voitures roulaient avec lenteur. Un ronflement se dégageait de cette masse compacte, muette encore, venue par un besoin de se mettre en tas et piétinant, s'échauffant d'une même fièvre. Mais un grand mouvement fit refluer la foule. Au milieu des bourrades, parmi les groupes qui s'écartaient, une bande d'hommes en casquette et en blouse blanche avait paru, jetant ce cri, sur une cadence de marteaux battant l'enclume:

– A Berlin! à Berlin! à Berlin!

Et la foule regardait, dans une morne défiance, déjà gagnée pourtant et remuée d'images héroïques, comme au passage d'une musique militaire.

– Oui, oui, allez vous faire casser la gueule! murmura Mignon, pris d'un accès de philosophie.

Mais Fontan trouvait ça très beau. Il parlait de s'engager.

Quand l'ennemi était aux frontières, tous les citoyens devaient se lever pour défendre la patrie; et il prenait une pose de Bonaparte à Austerlitz.

– Voyons, montez-vous avec nous? lui demanda Lucy.

– Ah! non! dit-il, pour attraper du mal!

Devant le Grand-Hôtel, sur un banc, un homme cachait son visage dans un mouchoir. Fauchery, en arrivant, l'avait montré d'un clignement d'oeil à Mignon. Alors, il était toujours là; oui, il était toujours là. Et le journaliste retint encore les deux femmes pour le leur montrer. Comme il levait la tête, elles le reconnurent et laissèrent échapper une exclamation. C'était le comte Muffat, qui jetait un regard en l'air, sur une des fenêtres.

– Vous savez qu'il pose depuis ce matin, raconta Mignon. Je l'ai vu à six heures, il n'a pas bougé… Dès les premiers mots de Labordette, il est venu là, avec son mouchoir sur la figure… Toutes les demi-heures, il se traîne jusqu'ici pour demander si la personne d'en haut va mieux, et il retourne s'asseoir… Dame! ce n'est pas sain, cette chambre; on a beau aimer les gens, on n'a pas envie de crever.

Le comte, les yeux levés, ne semblait pas avoir conscience de ce qui se passait autour de lui. Il ignorait sans doute la déclaration de guerre, il ne sentait pas, il n'entendait pas la foule.

– Tiens! dit Fauchery, le voilà, vous allez voir.

En effet, le comte avait quitté le banc et entrait sous la haute porte. Mais le concierge, qui finissait par le connaître, ne lui laissa pas le temps de poser sa question. Il dit d'un ton brusque:

– Monsieur, elle est morte, à l'instant même.

Nana morte! Ce fut un coup pour tout le monde. Muffat, sans une parole, était retourné sur le banc, la face dans son mouchoir. Les autres se récriaient. Mais ils eurent la parole coupée, une nouvelle bande passait, hurlant:

A Berlin! à Berlin! à Berlin!

Nana morte! Par exemple, une si belle fille! Mignon soupira d'un air soulagé; enfin Rose allait descendre. Il y eut un froid. Fontan, qui rêvait un rôle tragique, avait pris une expression de douleur, les coins de la bouche tirés, les yeux renversés au bord des paupières; pendant que Fauchery, réellement touché dans sa blague de petit journaliste, mâchait nerveusement son cigare. Pourtant les deux femmes continuaient à s'exclamer. La dernière fois que Lucy l'avait vue, c'était à la Gaîté; Blanche également, dans Mélusine. Oh! épatante, ma chère, lorsqu'elle paraissait au fond de la grotte de cristal! Ces messieurs se la rappelaient très bien. Fontan jouait le prince Cocorico. Et, leurs souvenirs éveillés, ce furent des détails interminables. Hein? dans la grotte de cristal, quel chic avec sa riche nature! Elle ne disait pas un mot, même les auteurs lui avaient coupé une réplique, parce que ça gênait; non, rien du tout, c'était plus grand, et elle vous retournait son public, rien qu'à se montrer. Un corps comme on n'en retrouverait plus, des épaules, des jambes et une taille! Était-ce drôle qu'elle fût morte! Vous savez qu'elle avait simplement, par-dessus son maillot, une ceinture d'or qui lui cachait à peine le derrière et le devant. Autour d'elle, la grotte, toute en glace, faisait une clarté; des cascades de diamants se déroulaient, des colliers de perles blanches ruisselaient parmi les stalactites de la voûte; et, dans cette transparence, dans cette eau de source, traversée d'un large rayon électrique, elle semblait un soleil, avec sa peau et ses cheveux de flamme. Paris la verrait toujours comme ça, allumée au milieu du cristal, en l'air, ainsi qu'un bon Dieu. Non, c'était trop bête de se laisser mourir, dans une pareille position! Maintenant, elle devait être jolie, là-haut!

– Et que de plaisir fichu! dit Mignon d'une voix mélancolique, en homme qui n'aimait pas à voir se perdre les choses utiles et bonnes.

Il tâta Lucy et Caroline pour savoir si elles montaient tout de même. Bien sûr, elles montaient; leur curiosité avait grandi. Justement, Blanche arrivait, essoufflée, exaspérée contre la foule qui barrait les trottoirs; et quand elle sut la nouvelle, les exclamations recommencèrent, ces dames se dirigèrent vers l'escalier, avec un grand bruit de jupes. Mignon les suivait, en criant:

– Dites à Rose que je l'attends… Tout de suite, n'est-ce pas?

– On ne sait pas au juste si la contagion est à craindre au début ou vers la fin, expliquait Fontan à Fauchery. Un interne de mes amis m'assurait même que les heures qui suivent la mort sont surtout dangereuses… Il se dégage des miasmes… Ah! je regrette ce brusque dénouement; j'aurais été si heureux de lui serrer la main une dernière fois.

– Maintenant, à quoi bon? dit le journaliste.

– Oui, à quoi bon? répétèrent les deux autres.

La foule augmentait toujours. Dans le coup de lumière des boutiques, sous les nappes dansantes du gaz, on distinguait le double courant des trottoirs, qui charriait des chapeaux. A cette heure, la fièvre gagnait de proche en proche, des gens se jetaient à la suite des bandes en blouse, une poussée continue balayait la chaussée; et le cri revenait, sortait de toutes les poitrines, saccadé, entêté:

– A Berlin! à Berlin! à Berlin!

En haut, au quatrième étage, la chambre coûtait douze francs par jour, Rose ayant voulu quelque chose de convenable, sans luxe cependant, car on n'a pas besoin de luxe pour souffrir. Tendue de cretonne Louis XIII à grosses fleurs, la chambre avait le mobilier d'acajou de tous les hôtels, avec un tapis rouge semé d'un feuillage noir. Un lourd silence régnait, coupé d'un chuchotement, lorsque des voix s'élevèrent dans le corridor.

– Je t'assure que nous sommes perdues. Le garçon a dit de tourner à droite… En voilà une caserne!

– Attends donc, il faut voir… Chambre 401, chambre 401 …

– Eh! par ici… 405, 403… Nous devons y être… Ah! enfin, 401!.. Arrivez, chut! chut! Les voix se turent. On toussa, on se recueillit un instant. Puis, la porte ouverte avec lenteur, Lucy entra, suivie de Caroline et de Blanche. Mais elles s'arrêtèrent, il y avait déjà cinq femmes dans la chambre. Gaga était allongée au fond de l'unique fauteuil, un voltaire de velours rouge. Devant la cheminée, Simonne et Clarisse debout causaient avec Léa de Horn, assise sur une chaise; tandis que, devant le lit, à gauche de la porte, Rose Mignon, posée au bord du coffre à bois, regardait fixement le corps perdu dans l'ombre des rideaux. Toutes avaient leurs chapeaux et leurs gants, comme des dames en visite; et seule, les mains nues, décoiffée, pâlie par la fatigue de trois nuits de veille, elle restait stupide et gonflée de tristesse, en face de cette mort si brusque. Au coin de la commode, une lampe, garnie d'un abat-jour, éclairait Gaga d'un coup de lumière vive.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 октября 2017
Объем:
540 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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