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Читать книгу: «Nana», страница 25

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Les deux autres l'écoutaient, bouche béante. Enfin, ils se mirent à rire. Lui, enchanté, se trouvait très fort.

– Hein? vous avez cru que c'était arrivé… Dame! puisque c'est Nana qui a fait le mariage. D'ailleurs, elle est de la famille.

Les fils Hugon passaient, Philippe le fit taire. Alors, entre hommes, on causa du mariage. Georges se fâcha contre la Faloise, qui racontait l'histoire. Nana avait bien collé à Muffat un de ses anciens pour gendre; seulement, il était faux que, la veille encore, elle eût couché avec Daguenet. Foucarmont se permit de hausser les épaules. Savait-on jamais quand Nana couchait avec quelqu'un? Mais Georges, emporté, répondit par un: «Moi, monsieur, je le sais!» qui les mit tous en gaieté. Enfin, comme le dit Steiner, ça faisait toujours une drôle de cuisine.

Peu à peu, on envahissait le buffet. Ils cédèrent la place, sans se quitter. La Faloise regardait les femmes effrontément, comme s'il s'était cru à Mabille. Au fond d'une allée, ce fut une surprise, la bande trouva M. Venot en grande conférence avec Daguenet; et des plaisanteries faciles les égayèrent, il le confessait, il lui donnait des conseils pour la première nuit. Puis, ils revinrent devant une des portes du salon, où une polka emportait des couples, dans un balancement qui mettait un sillage au milieu des hommes restés debout. Sous les souffles venus du dehors, les bougies brûlaient très hautes. Quand une robe passait, avec les légers claquements de la cadence, elle rafraîchissait d'un petit coup de vent la chaleur braisillante tombant des lustres.

– Fichtre! ils n'ont pas froid, là dedans! murmura la Faloise.

Leurs yeux clignaient, au retour des ombres mystérieuses du jardin; et ils se montrèrent le marquis de Chouard, isolé, dominant de sa haute taille les épaules nues qui l'entouraient. Il avait une face pâle, très sévère, un air de hautaine dignité, sous sa couronne de rares cheveux blancs. Scandalisé par la conduite du comte Muffat, il venait de rompre publiquement, il affectait de ne plus mettre les pieds dans l'hôtel. S'il avait consenti à y paraître, ce soir-là, c'était sur les instances de sa petite-fille, dont il désapprouvait d'ailleurs le mariage, avec des paroles indignées contre la désorganisation des classes dirigeantes par les honteux compromis de la débauche moderne.

– Ah! c'est la fin, disait près de la cheminée madame Du Joncquoy à l'oreille de madame Chantereau. Cette fille a ensorcelé ce malheureux… Nous qui l'avons connu si croyant, si noble!

– Il paraît qu'il se ruine, continua madame Chantereau. Mon mari a eu entre les mains un billet… Il vit maintenant dans cet hôtel de l'avenue de Villiers. Tout Paris en cause… Mon Dieu! je n'excuse pas Sabine; avouez pourtant qu'il lui donne bien des sujets de plainte, et, dame! si elle jette aussi l'argent par les fenêtres…

– Elle n'y jette pas que l'argent, interrompit l'autre. Enfin, à deux, ils iront plus vite… Une noyade dans la boue, ma chère.

Mais une voix douce les interrompit. C'était M. Venot. Il était venu s'asseoir derrière elles, comme désireux de disparaître; et, se penchant, il murmurait:

– Pourquoi désespérer? Dieu se manifeste, lorsque tout semble perdu.

Lui, assistait paisiblement à la débâcle de cette maison qu'il gouvernait jadis. Depuis son séjour aux Fondettes, il laissait l'affolement grandir, avec la conscience très nette de son impuissance. Il avait tout accepté, la passion enragée du comte pour Nana, la présence de Fauchery près de la comtesse, même le mariage d'Estelle et de Daguenet. Qu'importaient ces choses! Et il se montrait plus souple, plus mystérieux, nourrissant l'idée de s'emparer du jeune ménage comme du ménage désuni, sachant bien que les grands désordres jettent aux grandes dévotions. La Providence aurait son heure.

– Notre ami, continua-t-il à voix basse, est toujours animé des meilleurs sentiments religieux… Il m'en a donné les preuves les plus douces.

– Eh bien! dit madame Du Joncquoy, il devrait d'abord se remettre avec sa femme.

– Sans doute… Justement, j'ai l'espoir que cette réconciliation ne tardera pas.

Alors, les deux vieilles dames le questionnèrent. Mais il redevint très humble, il fallait laisser agir le ciel. Tout son désir, en rapprochant le comte et la comtesse, était d'éviter un scandale public. La religion tolérait bien des faiblesses, quand on gardait les convenances.

– Enfin, reprit madame Du Joncquoy, vous auriez dû empêcher ce mariage avec cet aventurier…

Le petit vieillard avait pris un air de profond étonnement.

– Vous vous trompez, monsieur Daguenet est un jeune homme du plus grand mérite… Je connais ses idées. Il veut faire oublier des erreurs de jeunesse. Estelle le ramènera, soyez-en sûre.

– Oh! Estelle! murmura dédaigneusement madame Chantereau, je crois la chère petite incapable d'une volonté. Elle est si insignifiante!

Cette opinion fit sourire M. Venot. D'ailleurs, il ne s'expliqua pas sur la jeune mariée. Fermant les paupières, comme pour se désintéresser, il se perdit de nouveau derrière les jupes, dans son coin. Madame Hugon, au milieu de sa lassitude distraite, avait saisi quelques mots. Elle intervint, elle conclut de son air de tolérance, en s'adressant au marquis de Chouard, qui la saluait:

– Ces dames sont trop sévères. L'existence est si mauvaise pour tout le monde… N'est-ce pas, mon ami, on doit pardonner beaucoup aux autres, lorsqu'on veut être soi-même digne de pardon?

Le marquis resta quelques secondes gêné, craignant une allusion. Mais la bonne dame avait un si triste sourire, qu'il se remit tout de suite, en disant:

– Non, pas de pardon pour certaines fautes… C'est avec ces complaisances qu'une société va aux abîmes.

Le bal s'était encore animé. Un nouveau quadrille donnait au plancher du salon un léger balancement, comme si la vieille demeure eût fléchi sous le branle de la fête. Par moments, dans la pâleur brouillée des têtes, se détachait un visage de femme, emporté par la danse, aux yeux brillants, aux lèvres entrouvertes, avec le coup du lustre sur la peau blanche. Madame Du Joncquoy déclarait qu'il n'y avait pas de bon sens. C'était une folie d'empiler cinq cents personnes dans un appartement où l'on aurait tenu deux cents à peine. Alors, pourquoi ne pas signer le contrat sur la place du Carrousel? Effet des nouvelles moeurs, disait madame Chantereau; jadis, de telles solennités se passaient en famille; aujourd'hui, il fallait des cohues, la rue entrant librement, un écrasement sans lequel la soirée semblait froide. On affichait son luxe, on introduisait chez soi l'écume de Paris; et rien de plus naturel si des promiscuités pareilles pourrissaient ensuite le foyer. Ces dames se plaignaient de ne pas reconnaître plus de cinquante personnes. D'où venait tout ça? Des jeunes filles, décolletées, montraient leurs épaules. Une femme avait un poignard d'or planté dans son chignon, tandis qu'une broderie de perles de jais l'habillait d'une cotte de mailles. On en suivait une autre en souriant, tellement la hardiesse de ses jupes collantes semblait singulière. Tout le luxe de cette fin d'hiver était là, le monde du plaisir avec ses tolérances, ce qu'une maîtresse de maison ramasse parmi ses liaisons d'un jour, une société où se coudoyaient de grands noms et de grandes hontes, dans le même appétit de jouissances. La chaleur augmentait, le quadrille déroulait la symétrie cadencée de ses figures, au milieu des salons trop pleins.

– Très chic, la comtesse! reprit la Faloise à la porte du jardin, elle a dix ans de moins que sa fille… A propos, Foucarmont, vous allez nous dire ça: Vandeuvres pariait qu'elle n'avait pas de cuisses.

Cette pose au cynisme ennuyait ces messieurs. Foucarmont se contenta de répondre:

– Interrogez votre cousin, mon cher. Justement le voilà.

– Tiens! c'est une idée, cria la Faloise. Je parie dix louis qu'elle a des cuisses.

Fauchery arrivait, en effet. En habitué de la maison, il avait fait le tour par la salle à manger, pour éviter l'encombrement des portes. Repris par Rose, au commencement de l'hiver, il se partageait entre la chanteuse et la comtesse, très las, ne sachant comment lâcher l'une des deux. Sabine flattait sa vanité, mais Rose l'amusait davantage. C'était, d'ailleurs, de la part de cette dernière une passion vraie, une tendresse d'une fidélité conjugale, qui désolait Mignon.

– Écoute, un renseignement, répétait la Faloise, en serrant le bras de son cousin. Tu vois cette dame en soie blanche?

Depuis que son héritage lui donnait un aplomb insolent, il affectait de blaguer Fauchery, ayant une ancienne rancune à satisfaire, voulant se venger des railleries d'autrefois, lorsqu'il débarquait de sa province.

– Oui, cette dame qui a des dentelles.

Le journaliste se haussait, ne comprenant pas encore.

– La comtesse? finit-il par dire.

– Juste, mon bon… J'ai parié dix louis. A-t-elle des cuisses?

Et il se mit à rire, enchanté d'avoir mouché tout de même ce gaillard, qui l'épatait si fort jadis, quand il lui demandait si la comtesse ne couchait avec personne. Mais Fauchery, sans s'étonner le moins du monde, le regardait fixement.

– Idiot, va! lâcha-t-il enfin, en haussant les épaules.

Puis, il distribua des poignées de main à ces messieurs, pendant que la Faloise, décontenancé, n'était plus bien sûr d'avoir dit quelque chose de drôle. On causa. Depuis les courses, le banquier et Foucarmont faisaient partie de la bande, avenue de Villiers. Nana allait beaucoup mieux, le comte chaque soir venait prendre de ses nouvelles. Cependant, Fauchery, qui écoutait, semblait préoccupé. Le matin, dans une querelle, Rose lui avait carrément avoué l'envoi de la lettre; oui, il pouvait se présenter chez sa dame du monde, il serait bien reçu. Après de longues hésitations, il était venu quand même, par courage. Mais l'imbécile plaisanterie de la Faloise le bouleversait, sous son apparente tranquillité.

– Qu'avez-vous? lui demanda Philippe. Vous paraissez souffrant.

– Moi, pas du tout… J'ai travaillé, c'est pourquoi j'arrive si tard.

Puis, froidement, avec un de ces héroïsmes ignorés, qui dénouent les vulgaires tragédies de l'existence:

– Je n'ai pourtant pas salué les maîtres de la maison… Il faut être poli.

Même, il osa plaisanter, en se tournant vers la Faloise.

– N'est-ce pas, idiot?

Et il s'ouvrit un passage au milieu de la foule. La voix pleine du valet ne jetait plus des noms à la volée. Pourtant, près de la porte, le comte et la comtesse causaient encore, retenus par des dames qui entraient. Enfin, il les rejoignit, pendant que ces messieurs, restés sur le perron du jardin, se haussaient, pour voir la scène. Nana devait avoir bavardé.

– Le comte ne l'a pas aperçu, murmura Georges. Attention! il se retourne… Là, ça y est.

L'orchestre venait de reprendre la valse de la Blonde Vénus. D'abord, Fauchery avait salué la comtesse, qui souriait toujours, dans une sérénité ravie. Puis, il était resté un instant immobile, derrière le dos du comte, à attendre, très calme. Le comte, cette nuit-là, gardait sa hautaine gravité, le port de tête officiel du grand dignitaire. Lorsqu'il abaissa enfin les yeux sur le journaliste, il exagéra encore son attitude majestueuse. Pendant quelques secondes, les deux hommes se regardèrent. Et ce fut Fauchery qui, le premier, tendit la main. Muffat donna la sienne. Leurs mains étaient l'une dans l'autre, La comtesse Sabine souriait devant eux, les cils baissés, tandis que la valse, continuellement, déroulait son rythme de polissonnerie railleuse.

– Mais ça va tout seul! dit Steiner.

– Est-ce que leurs mains sont collées? demanda Foucarmont, surpris de la longueur de l'étreinte.

Un invincible souvenir amenait une lueur rose aux joues pâles de Fauchery. Il revoyait le magasin des accessoires, avec son jour verdâtre, son bric-à-brac couvert de poussière; et Muffat s'y trouvait, tenant le coquetier, abusant de ses doutes. A cette heure, Muffat ne doutait plus, c'était un dernier coin de dignité qui croulait. Fauchery, soulagé dans sa peur, voyant la gaieté claire de la comtesse, fut pris d'une envie de rire. Ça lui semblait comique.

– Ah! cette fois, c'est elle! cria la Faloise, qui ne lâchait pas une plaisanterie, lorsqu'il la croyait bonne. Nana, là-bas, vous la voyez qui entre?

– Tais-toi donc, idiot! murmura Philippe.

– Quand je vous dis!.. On lui joue sa valse, parbleu! elle arrive. Et puis, elle est de la réconciliation, que diable!.. Comment! vous ne voyez pas! Elle les serre sur son coeur tous les trois, mon cousin, ma cousine et son époux, en les appelant ses petits chats. Moi ça me retourne, ces scènes de famille.

Estelle s'était approchée. Fauchery la complimentait, pendant que, raide dans sa robe rose, elle le regardait de son air étonné d'enfant silencieuse, en jetant des coups d'oeil sur son père et sa mère. Daguenet, lui aussi, échangeait une chaude poignée de main avec le journaliste. Ils faisaient un groupe souriant; et, derrière eux, M. Venot se glissait, les couvant d'un oeil béat, les enveloppant de sa douceur dévote, heureux de ces derniers abandons qui préparaient les voies de la Providence.

Mais la valse déroulait toujours son balancement de rieuse volupté. C'était une reprise plus haute du plaisir battant le vieil hôtel comme une marée montante. L'orchestre enflait les trilles de ses petites flûtes, les soupirs pâmés de ses violons; sous les velours de Gênes, les ors et les peintures, les lustres dégageaient une chaleur vivante, une poussière de soleil; tandis que la foule des invités, multipliée dans les glaces, semblait s'élargir, avec le murmure grandi de ses voix. Autour du salon, les couples qui passaient, les mains à la taille, parmi les sourires des femmes assises, accentuaient davantage le branle des planchers. Dans le jardin, une lueur de braise, tombée des lanternes vénitiennes, éclairait d'un lointain reflet d'incendie les ombres noires des promeneurs, cherchant un peu d'air au fond des allées. Et ce tressaillement des murs, cette nuée rouge, étaient comme la flambée dernière, où craquait l'antique honneur brûlant aux quatre coins du logis. Les gaietés timides, alors à peine commençantes, que Fauchery, un soir d'avril, avait entendu sonner avec le son d'un cristal qui se brise, s'étaient peu à peu enhardies, affolées, jusqu'à cet éclat de fête. Maintenant, la fêlure augmentait; elle lézardait la maison, elle annonçait l'effondrement prochain. Chez les ivrognes des faubourgs, c'est par la misère noire, le buffet sans pain, la folie de l'alcool vidant les matelas, que finissent les familles gâtées. Ici, sur l'écroulement de ces richesses, entassées et allumées d'un coup, la valse sonnait le glas d'une vieille race; pendant que Nana, invisible, épandue au-dessus du bal avec ses membres souples, décomposait ce monde, le pénétrait du ferment de son odeur flottant dans l'air chaud, sur le rythme canaille de la musique.

Ce fut le soir du mariage à l'église que le comte Muffat se présenta dans la chambre de sa femme, où il n'était pas entré depuis deux ans. La comtesse, très surprise, recula d'abord. Mais elle avait son sourire, ce sourire d'ivresse qui ne la quittait plus. Lui, très gêné, balbutiait. Alors, elle lui fit un peu de morale. D'ailleurs, ni l'un ni l'autre ne risquèrent une explication nette. C'était la religion qui voulait ce pardon mutuel; et il fut convenu entre eux, par un accord tacite, qu'ils garderaient leur liberté. Avant de se mettre au lit, comme la comtesse paraissait hésiter encore, ils causèrent affaires. Le premier, il parla de vendre les Bordes. Elle, tout de suite, consentit. Ils avaient de grands besoins, ils partageraient. Cela acheva la réconciliation. Muffat en ressentit un véritable soulagement dans ses remords.

Justement, ce jour-là, comme Nana sommeillait vers deux heures, Zoé se permit de frapper à la porte de la chambre. Les rideaux étaient tirés, un souffle chaud entrait par une fenêtre, dans la fraîcheur silencieuse du demi-jour. D'ailleurs, la jeune femme se levait maintenant, un peu faible encore. Elle ouvrit les yeux, elle demanda:

– Qui est-ce?

Zoé allait répondre. Mais Daguenet, forçant l'entrée, s'annonça lui-même. Du coup, elle s'accouda sur l'oreiller, et, renvoyant la femme de chambre:

– Comment, c'est toi! le jour qu'on te marie!.. Qu'y a-t-il donc?

Lui, surpris par l'obscurité, restait au milieu de la pièce. Cependant, il s'habituait, il avançait, en habit, cravaté et ganté de blanc. Et il répétait:

– Eh bien! oui, c'est moi… Tu ne te souviens pas?

Non, elle ne se souvenait de rien. Il dut s'offrir carrément, de son air de blague.

– Voyons, ton courtage… Je t'apporte l'étrenne de mon innocence.

Alors, comme il était au bord du lit, elle l'empoigna de ses bras nus, secouée d'un beau rire, et pleurant presque, tant elle trouvait ça gentil de sa part.

– Ah! ce Mimi, est-il drôle!.. Il y a pensé pourtant! Et moi qui ne savais plus! Alors, tu t'es échappé, tu sors de l'église. C'est vrai, tu as une odeur d'encens… Mais baise-moi donc! oh! plus fort que ça, mon Mimi! Va, c'est peut-être la dernière fois.

Dans la chambre obscure, où traînait encore une vague odeur d'éther, leur rire tendre expira. La grosse chaleur gonflait les rideaux des fenêtres, on entendait des voix d'enfant sur l'avenue. Puis, ils plaisantèrent, bousculés par l'heure. Daguenet partait tout de suite avec sa femme, après le lunch.

XIII

Vers la fin de septembre, le comte Muffat, qui devait dîner chez Nana le soir, vint au crépuscule l'avertir d'un ordre brusque qu'il avait reçu pour les Tuileries. L'hôtel n'était pas encore allumé, les domestiques riaient très fort à l'office; il monta doucement l'escalier, où les vitraux luisaient dans une ombre chaude. En haut, la porte du salon ne fit pas de bruit. Un jour rose se mourait au plafond de la pièce; les tentures rouges, les divans profonds, les meubles de laque, ce fouillis d'étoffes brodées, de bronzes et de faïences, dormaient déjà sous une pluie lente de ténèbres, qui noyait les coins, sans un miroitement d'ivoire, ni un reflet d'or. Et là, dans cette obscurité, sur la blancheur seule distincte d'un grand jupon élargi, il aperçut Nana renversée, aux bras de Georges. Toute dénégation était impossible. Il eut un cri étouffé, il resta béant.

Nana s'était relevée d'un bond, et elle le poussait dans la chambre, pour donner au petit le temps de filer.

– Entre, murmura-t-elle, la tête perdue, je vais te dire…

Elle était exaspérée de cette surprise. Jamais elle ne cédait ainsi chez elle, dans ce salon, les portes ouvertes. Il avait fallu toute une histoire, une querelle de Georges, enragé de jalousie contre Philippe; il sanglotait si fort à son cou, qu'elle s'était laissé faire, ne sachant comment le calmer, très apitoyée au fond. Et, pour une fois qu'elle commettait la bêtise de s'oublier ainsi, avec un galopin qui ne pouvait même plus lui apporter des bouquets de violettes, tant sa mère le tenait serré, juste le comte arrivait et tombait droit sur eux. Vrai! pas de chance! Voilà ce qu'on gagnait à être bonne fille!

Cependant, l'obscurité était complète dans la chambre, où elle avait poussé Muffat. Alors, à tâtons, elle sonna furieusement pour demander une lampe. Aussi, c'était la faute de Julien! S'il y avait eu une lampe dans le salon, rien de tout cela ne serait arrivé. Cette bête de nuit qui tombait lui avait retourné le coeur.

– Je t'en prie, mon chat, sois raisonnable, dit-elle, lorsque Zoé eut apporté de la lumière.

Le comte, assis, les mains sur les genoux, regardait par terre, dans l'hébétement de ce qu'il venait de voir. Il ne trouvait pas un cri de colère. Il tremblait, comme pris d'une horreur qui le glaçait. Cette douleur muette toucha la jeune femme. Elle essayait de le consoler.

– Eh bien! oui, j'ai eu tort… C'est très mal, ce que j'ai fait… Tu vois, je regrette ma faute. J'en ai beaucoup de chagrin, puisque ça te contrarie… Allons, sois gentil de ton côté, pardonne-moi.

Elle s'était accroupie à ses pieds, cherchant son regard d'un air de tendresse soumise, pour savoir s'il lui en voulait beaucoup; puis, comme il se remettait, en soupirant longuement, elle se fit plus câline, elle donna une dernière raison, avec une bonté grave:

– Vois-tu, chéri, il faut comprendre… Je ne puis refuser ça à mes amis pauvres.

Le comte se laissa fléchir. Il exigea seulement le renvoi de Georges. Mais toute illusion était morte, il ne croyait plus à la fidélité jurée. Le lendemain, Nana le tromperait de nouveau; et il ne restait dans le tourment de sa possession que par un besoin lâche, par une épouvante de la vie, à l'idée de vivre sans elle.

Ce fut l'époque de son existence où Nana éclaira Paris d'un redoublement de splendeur. Elle grandit encore à l'horizon du vice, elle domina la ville de l'insolence affichée de son luxe, de son mépris de l'argent, qui lui faisait fondre publiquement les fortunes. Dans son hôtel, il y avait comme un éclat de forge. Ses continuels désirs y flambaient, un petit souffle de ses lèvres changeait l'or en une cendre fine que le vent balayait à chaque heure. Jamais on n'avait vu une pareille rage de dépense. L'hôtel semblait bâti sur un gouffre, les hommes avec leurs biens, leurs corps, jusqu'à leurs noms, s'y engloutissaient, sans laisser la trace d'un peu de poussière. Cette fille, aux goûts de perruche, croquant des radis et des pralines, chipotant la viande, avait chaque mois pour sa table des comptes de cinq mille francs. C'était, à l'office, un gaspillage effréné, un coulage féroce, qui éventrait les barriques de vin, qui roulait des notes enflées par trois ou quatre mains successives. Victorine et François régnaient en maîtres dans la cuisine, où ils invitaient du monde, en dehors d'un petit peuple de cousins nourris à domicile de viandes froides et de bouillon gras; Julien exigeait des remises chez les fournisseurs, les vitriers ne remettaient pas un carreau de trente sous, sans qu'il en fît ajouter vingt pour lui; Charles mangeait l'avoine des chevaux, doublant les fournitures, revendant par une porte de derrière ce qui entrait par la grande porte; tandis que, au milieu de ce pillage général, de ce sac de ville emportée d'assaut, Zoé, à force d'art, parvenait à sauver les apparences, couvrait les vols de tous pour mieux y confondre et sauver les siens. Mais ce qu'on perdait était pis encore, la nourriture de la veille jetée à la borne, un encombrement de provisions dont les domestiques se dégoûtaient, le sucre empoissant les verres, le gaz brûlant à pleins becs, jusqu'à faire sauter les murs; et des négligences, et des méchancetés, et des accidents, tout ce qui peut hâter la ruine, dans une maison dévorée par tant de bouches. Puis, en haut, chez madame, la débâcle soufflait plus fort: des robes de dix mille francs, mises deux fois, vendues par Zoé; des bijoux qui disparaissaient, comme émiettés au fond des tiroirs; des achats bêtes, les nouveautés du jour, oubliées le lendemain dans les coins, balayées à la rue. Elle ne pouvait voir quelque chose de très cher sans en avoir envie, elle faisait ainsi autour d'elle un continuel désastre de fleurs, de bibelots précieux, d'autant plus heureuse que son caprice d'une heure coûtait davantage. Rien ne lui restait aux mains; elle cassait tout, ça se fanait, ça se salissait entre ses petits doigts blancs; une jonchée de débris sans nom, de lambeaux tordus, de loques boueuses, la suivait et marquait son passage. Ensuite éclataient les gros règlements, au milieu de ce gâchis de l'argent de poche: vingt mille francs chez la modiste, trente mille chez la lingère, douze mille chez le bottier; son écurie lui en mangeait cinquante mille; en six mois, elle eut chez son couturier une note de cent vingt mille francs. Sans qu'elle eût augmenté son train, estimé par Labordette à quatre cent mille francs en moyenne, elle atteignit cette année-là le million, stupéfaite elle-même de ce chiffre, incapable de dire où avait pu passer une pareille somme. Les hommes entassés les uns par-dessus les autres, l'or vidé à pleine brouette, ne parvenaient pas à combler le trou qui toujours se creusait sous le pavé de son hôtel, dans les craquements de son luxe.

Cependant, Nana nourrissait un dernier caprice. Travaillée une fois encore par l'idée de refaire sa chambre, elle croyait avoir trouvé: une chambre de velours rose thé, à petits capitons d'argent, tendue jusqu'au plafond en forme de tente, garnie de cordelières et d'une dentelle d'or. Cela lui semblait devoir être riche et tendre, un fond superbe à sa peau vermeille de rousse. Mais la chambre, d'ailleurs, était simplement faite pour servir de cadre au lit, un prodige, un éblouissement. Nana rêvait un lit comme il n'en existait pas, un trône, un autel, où Paris viendrait adorer sa nudité souveraine. Il serait tout en or et en argent repoussés, pareil à un grand bijou, des roses d'or jetées sur un treillis d'argent; au chevet, une bande d'Amours, parmi les fleurs, se pencheraient avec des rires, guettant les voluptés dans l'ombre des rideaux. Elle s'était adressée à Labordette qui lui avait amené deux orfèvres. On s'occupait déjà des dessins. Le lit coûterait cinquante mille francs, et Muffat devait le lui donner pour ses étrennes.

Ce qui étonnait la jeune femme, c'était, dans ce fleuve d'or, dont le flot lui coulait entre les membres, d'être sans cesse à court d'argent. Certains jours, elle se trouvait aux abois pour des sommes ridicules de quelques louis. Il lui fallait emprunter à Zoé, ou bien elle battait monnaie elle-même, comme elle pouvait. Mais, avant de se résigner aux moyens extrêmes, elle tâtait ses amis, tirant des hommes ce qu'ils avaient sur eux, jusqu'à des sous, d'un air de plaisanterie. Depuis trois mois, elle vidait surtout ainsi les poches de Philippe. Il ne venait plus, dans les moments de crise, sans laisser son porte-monnaie. Bientôt, enhardie, elle lui avait demandé des emprunts, deux cents francs, trois cents francs, jamais davantage, pour des billets, des dettes criardes; et Philippe, nommé en juillet capitaine trésorier, apportait l'argent le lendemain, en s'excusant de n'être pas riche, car la bonne maman Hugon traitait maintenant ses fils avec une sévérité singulière. Au bout de trois mois, ces petits prêts, souvent renouvelés, montaient à une dizaine de mille francs. Le capitaine avait toujours son beau rire sonore. Pourtant, il maigrissait, distrait parfois, une ombre de souffrance sur la face. Mais un regard de Nana le transfigurait, dans une sorte d'extase sensuelle. Elle était très chatte avec lui, le grisait de baisers derrière les portes, le possédait par des abandons brusques, qui le clouaient derrière ses jupes, dès qu'il pouvait s'échapper de son service.

Un soir, Nana ayant dit qu'elle s'appelait aussi Thérèse, et que sa fête tombait le 15 octobre, ces messieurs lui envoyèrent tous des cadeaux. Le capitaine Philippe apporta le sien, un ancien drageoir en porcelaine de Saxe, monté sur or. Il la trouva seule, dans son cabinet de toilette, au sortir du bain, vêtue seulement d'un grand peignoir de flanelle blanche et rouge, et très occupée à examiner les cadeaux, étalés sur une table. Elle avait déjà cassé un flacon de cristal de roche, en voulant le déboucher.

– Oh! tu es trop gentil! dit-elle. Qu'est-ce que c'est? montre un peu… Es-tu enfant, de mettre tes sous à des petites machines comme ça!

Elle le grondait, puisqu'il n'était pas riche, très contente au fond de le voir dépenser tout pour elle, la seule preuve d'amour qui la touchât. Cependant, elle travaillait le drageoir, elle voulait voir comment c'était fait, l'ouvrant, le refermant.

– Prends garde, murmura-t-il, c'est fragile.

Mais elle haussa les épaules. Il lui croyait donc des mains de portefaix! Et, tout à coup, la charnière lui resta aux doigts, le couvercle tomba et se brisa. Elle demeurait stupéfaite, les yeux sur les morceaux, disant:

– Oh! il est cassé!

Puis, elle se mit à rire. Les morceaux, par terre, lui semblaient drôles. C'était une gaieté nerveuse, elle avait le rire bête et méchant d'un enfant que la destruction amuse. Philippe fut pris d'une courte révolte; la malheureuse ignorait quelles angoisses lui coûtait ce bibelot. Quand elle le vit bouleversé, elle tâcha de se retenir.

– Par exemple, ce n'est pas ma faute… Il était fêlé. Ça ne tient plus, ces vieilleries… Aussi, c'est ce couvercle! as-tu vu la cabriole?

Et elle repartit d'un fou rire. Mais, comme les yeux du jeune homme se mouillaient, malgré son effort, elle se jeta tendrement à son cou.

– Es-tu bête! je t'aime tout de même. Si l'on ne cassait rien, les marchands ne vendraient plus. Tout ça est fait pour être cassé… Tiens! cet éventail, est-ce que c'est collé seulement!

Elle avait saisi un éventail, tirant sur les branches; et la soie se déchira en deux. Cela parut l'exciter. Pour faire voir qu'elle se moquait des autres cadeaux, du moment où elle venait d'abîmer le sien, elle se donna le régal d'un massacre, tapant les objets, prouvant qu'il n'y en avait pas un de solide, en les détruisant tous. Une lueur s'allumait dans ses yeux vides, un petit retroussement des lèvres montrait ses dents blanches. Puis, lorsque tous furent en morceaux, très rouge, reprise de son rire, elle frappa la table de ses mains élargies, elle zézaya d'une voix de gamine:

– Fini! n'a plus! n'a plus!

Alors, Philippe, gagné par cette ivresse, s'égaya et lui baisa la gorge, en la renversant en arrière. Elle s'abandonnait, elle se pendait à ses épaules, si heureuse, qu'elle ne se rappelait pas s'être tant amusée depuis longtemps. Et, sans le lâcher, d'un ton de caresse:

– Dis donc, chéri, tu devrais bien m'apporter dix louis demain…

Un embêtement, une note de mon boulanger qui me tourmente.

Il était devenu pâle; puis, en lui mettant un dernier baiser sur le front, il dit simplement:

– Je tâcherai.

Un silence régna. Elle s'habillait. Lui, appuyait le front à une vitre. Au bout d'une minute, il revint, il reprit avec lenteur:

– Nana, tu devrais m'épouser.

Du coup, cette idée égaya tellement la jeune femme, qu'elle ne pouvait achever de nouer ses jupons.

– Mais, mon pauvre chien, tu es malade!.. Est-ce parce que je te demande dix louis que tu m'offres ta main?.. Jamais. Je t'aime trop. En voilà une bêtise, par exemple!

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 октября 2017
Объем:
540 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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