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Читать книгу: «Lourdes», страница 2

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Mais, questionné de nouveau par Marthe, l'homme exhala seulement une plainte, ce cri à peine balbutié:

– Oh! je souffre!

Et, dès lors, il n'eut que cette réponse. À tout ce qu'on voulait savoir, qui il était, d'où il venait, quelle était sa maladie, quels soins on pouvait lui donner, il ne répondait pas, il jetait ce continuel gémissement:

– Oh! je souffre!.. Oh! je souffre!

Sœur Hyacinthe s'agitait d'impatience. Si elle s'était au moins trouvée dans le même compartiment! Et elle se promettait de changer de place. Seulement, il n'y avait pas d'arrêt avant Poitiers. Cela devenait terrible, d'autant plus que la tête de l'homme se renversa de nouveau.

– Il passe, il passe, répéta la voix.

Mon Dieu! qu'allait-on faire? La sœur savait qu'un père de l'Assomption, le père Massias, était dans le train, avec les Saintes Huiles, tout prêt à administrer les mourants; car on perdait chaque année du monde en route. Mais elle n'osait faire jouer le signal d'alarme. Il y avait aussi le fourgon de la cantine, desservi par la sœur Saint-François, et dans lequel était un médecin, avec une petite pharmacie. Si le malade allait jusqu'à Poitiers, où l'on devait s'arrêter une demi-heure, tous les soins possibles lui seraient donnés. L'atroce était qu'il mourût avant Poitiers. On se calma pourtant. L'homme respirait d'une façon plus régulière, et il semblait dormir.

– Mourir avant d'y être, murmura Marie frissonnante, mourir devant la terre promise…

Et, comme son père la rassurait:

– Je souffre, je souffre tant, moi aussi!

– Ayez confiance, dit Pierre, la sainte Vierge veille sur vous.

Elle ne pouvait plus rester sur son séant, il fallut qu'on la recouchât, dans son étroit cercueil. Son père et le prêtre durent y mettre des précautions infimes, car le moindre heurt lui arrachait un gémissement. Et elle demeura sans un souffle, ainsi qu'une morte, avec son visage d'agonie, au milieu de sa royale chevelure blonde. Depuis bientôt quatre heures, on roulait, on roulait toujours. Si le wagon était secoué à ce point, dans un mouvement de lacet insupportable, c'était qu'il se trouvait en queue: les liens d'attache criaient, les roues grondaient furieusement. Par les fenêtres, qu'on était forcé de laisser entr'ouvertes, la poussière entrait, âcre et brûlante; et surtout la chaleur devenait terrible, une chaleur dévorante d'orage, sous un ciel fauve, peu à peu envahi de gros nuages immobiles. Les compartiments surchauffés se changeaient en fournaise, ces cases roulantes où l'on mangeait, où l'on buvait, où les malades satisfaisaient tous leurs besoins, dans l'air vicié, parmi l'étourdissement des plaintes, des prières et des cantiques.

Et Marie n'était pas la seule dont l'état eût empiré, les autres également souffraient du voyage. Sur les genoux de sa mère désespérée, qui la regardait de ses grands yeux obscurcis de larmes, la petite Rose ne remuait plus, d'une telle pâleur, que deux fois madame Maze s'était penchée, pour lui toucher les mains, avec la crainte de les trouver froides. À chaque instant, madame Sabathier devait changer de place les jambes de son mari, car leur poids était si lourd, disait-il, qu'il en avait les hanches arrachées. Le frère Isidore venait de pousser des cris, dans son habituelle torpeur; et sa sœur n'avait pu le soulager qu'en le soulevant et en le gardant entre ses bras. La Grivotte paraissait dormir, mais un hoquet obstiné l'agitait, un mince filet de sang coulait de sa bouche. Madame Vêtu avait rendu encore un flot noir et pestilentiel. Élise Rouquet ne songeait plus à cacher l'affreuse plaie béante de sa face. Et l'homme, là-bas, continuait à râler, d'un souffle dur, comme si, à chaque seconde, il eût expiré. Vainement, madame de Jonquière et sœur Hyacinthe se prodiguaient, elles n'arrivaient pas à soulager tant de maux. C'était un enfer, que ce wagon de misère et de douleur, emporté à toute vitesse, secoué par le roulis qui balançait les bagages, les vieilles hardes accrochées, les paniers usés, raccommodés avec des ficelles; tandis que, dans le compartiment du fond, les dix pèlerines, les vieilles et les jeunes, toutes d'une laideur pitoyable, chantaient sans arrêt, d'un ton aigu, lamentable et faux.

Alors, Pierre songea aux autres wagons du train, de ce train blanc qui transportait particulièrement les grands malades: tous roulaient dans la même souffrance, avec leurs trois cents malades et leurs cinq cents pèlerins. Puis, il songea aux autres trains qui partaient de Paris, ce matin-là, au train gris et au train bleu qui avaient précédé le train blanc, au train vert, au train jaune, au train rose, au train orangé, qui le suivaient. D'un bout à l'autre de la ligne, c'étaient des trains lancés toutes les heures. Et il songea aux autres trains encore, à ceux qui partaient le même jour d'Orléans, du Mans, de Poitiers, de Bordeaux, de Marseille, de Carcassonne. La terre de France, à la même heure, se trouvait sillonnée en tous sens par des trains semblables, se dirigeant tous, là-bas, vers la Grotte sainte, amenant trente mille malades et pèlerins aux pieds de la Vierge. Et il songea que le flot de foule de ce jour-là se ruait aussi les autres jours de l'année, que pas une semaine ne se passait sans que Lourdes vît arriver un pèlerinage, que ce n'était pas la France seule qui se mettait en marche, mais l'Europe entière, le monde entier, que certaines années de grande religion il y avait eu trois cent mille et jusqu'à cinq cent mille pèlerins et malades.

Pierre croyait les entendre, ces trains en branle, ces trains venus de partout, convergeant tous vers le même creux de roche, où flamboyaient des cierges. Tous grondaient, parmi des cris de douleur et l'envolement des cantiques. C'étaient les hôpitaux roulants des maladies désespérées, la ruée de la souffrance humaine vers l'espoir de la guérison, un furieux besoin de soulagement, au travers des crises accrues, sous la menace de la mort hâtée, affreuse, dans une bousculade de cohue. Ils roulaient, ils roulaient encore, ils roulaient sans fin, charriant la misère de ce monde, en route pour la divine illusion, santé des infirmes et consolatrice des affligés.

Et une immense pitié déborda du cœur de Pierre, la religion humaine de tant de maux, de tant de larmes dévorant l'homme faible et nu. Il était triste à mourir, et une ardente charité brûlait en lui, comme le feu inextinguible de sa fraternité pour toutes les choses et pour tous les êtres.

À dix heures et demie, lorsqu'on quitta la gare de Saint-Pierre-des-Corps, sœur Hyacinthe donna le signal, et l'on récita le troisième chapelet, les cinq mystères glorieux, la Résurrection de Notre-Seigneur, l'Ascension de Notre-Seigneur, la Mission du Saint-Esprit, l'Assomption de la Très Sainte Vierge, le Couronnement de la Très Sainte Vierge. Puis, on chanta le cantique de Bernadette, l'infinie complainte de six dizaines de couplets, où la Salutation angélique revient sans cesse en refrain, bercement prolongé, lente obsession qui finit par envahir tout l'être et par l'endormir du sommeil extatique, dans l'attente délicieuse du miracle.

II

Maintenant, les vertes campagnes du Poitou défilaient, et l'abbé Pierre Froment, les yeux au dehors, regardait fuir les arbres, que peu à peu il cessa de distinguer. Un clocher apparut, disparut: tous les pèlerins se signèrent. On ne devait être à Poitiers qu'à midi trente-cinq, le train continuait à rouler, dans la fatigue croissante de la lourde journée d'orage. Et le jeune prêtre, tombé à une profonde rêverie, n'entendait plus le cantique que comme un bercement ralenti de houle.

C'était un oubli du présent, un éveil du passé envahissant tout son être. Il remonta dans ses souvenirs, aussi loin qu'il put remonter. Il revoyait, à Neuilly, la maison où il était né, qu'il habitait encore, cette maison de paix et de travail, avec son jardin planté de quelques beaux arbres, qu'une haie vive, renforcée d'une palissade, séparait seule du jardin de la maison voisine, toute semblable. Il avait trois ans, quatre ans peut-être; et, un jour d'été, il revoyait, assis autour d'une table, à l'ombre du gros marronnier, son père, sa mère et son frère aîné, qui déjeunaient. Son père, Michel Froment, n'avait pas de visage distinct, il le voyait effacé et vague, avec son renom de chimiste illustre et son titre de membre de l'Institut, se cloîtrant dans le laboratoire qu'il s'était fait installer, au fond de ce quartier désert. Mais il retrouvait nettement son frère Guillaume, alors âgé de quatorze ans, sorti du lycée le matin pour quelque congé, et surtout sa mère, si douce, si peu bruyante, les yeux si pleins d'une bonté active. Plus tard, il avait su les angoisses de cette âme religieuse, de cette croyante qui s'était résignée, par estime et par reconnaissance, à épouser un incrédule, plus âgé qu'elle de quinze ans, dont sa famille avait reçu de grands services. Lui, enfant tardif de cette union, venu au monde lorsque son père touchait déjà à la cinquantaine, n'avait connu sa mère que respectueuse et conquise devant son mari, qu'elle s'était mise à aimer ardemment, avec le tourment affreux de le savoir en état de perdition. Et, tout d'un coup, un autre souvenir le saisit, le souvenir terrible du jour où son père était mort, tué dans son laboratoire par un accident, l'explosion d'une cornue. Il avait cinq ans alors, il se rappelait les moindres détails, le cri de sa mère, lorsqu'elle avait trouvé le corps fracassé, au milieu des débris, puis son épouvante, ses sanglots, ses prières, à l'idée que Dieu venait de foudroyer l'impie, damné à jamais. N'osant brûler les papiers et les livres, elle s'était contentée de fermer le cabinet, où personne n'entrait plus. Puis, dès ce moment, hantée par la vision de l'enfer, elle n'avait eu qu'une idée, s'emparer de son fils cadet, si jeune, l'élever dans une religion stricte, en faire la rançon, le pardon du père. Déjà, l'aîné, Guillaume, avait cessé de lui appartenir, grandi au collège, gagné par le siècle; tandis que celui-là, le petit, ne quitterait pas la maison, aurait un prêtre pour précepteur; et son rêve secret, son espoir brûlant était de le voir un jour prêtre lui-même, disant sa première messe, soulageant les âmes en souffrance d'éternité.

Une autre image vive se dressa, entre des branches vertes, criblées de soleil. Pierre aperçut brusquement Marie de Guersaint, telle qu'il l'avait vue un matin, par un trou de la haie qui séparait les deux propriétés voisines. M. de Guersaint, de petite noblesse normande, était un architecte mâtiné d'inventeur, qui s'occupait alors de la création de cités ouvrières, avec église et école: grosse affaire, mal étudiée, dans laquelle il risquait ses trois cent mille francs de fortune, avec son impétuosité habituelle, son imprévoyance d'artiste manqué. C'était une égale foi religieuse qui avait rapproché madame de Guersaint et madame Froment; mais, chez la première, nette et rigide, il y avait une maîtresse femme, une main de fer qui seule empêchait la maison de glisser aux catastrophes; et elle élevait ses deux filles, Blanche et Marie, dans une dévotion étroite, l'aînée surtout déjà grave comme elle, la cadette très pieuse, adorant le jeu cependant, d'une vie intense qui l'emportait en beaux rires sonores. Depuis leur bas âge, Pierre et Marie jouaient ensemble, la haie était continuellement franchie, les deux familles se mêlaient. Et, par ce matin de clair soleil où il la revoyait ainsi, écartant les branches, elle avait dix ans déjà. Lui, qui en avait seize, devait, le mardi suivant, entrer au séminaire. Jamais elle ne lui avait semblé si belle. Ses cheveux d'or pur étaient si longs, que, lorsqu'ils se dénouaient, ils la vêtaient tout entière. Il retrouvait son visage d'alors, avec une extraordinaire précision, ses joues rondes, ses yeux bleus, sa bouche rouge, l'éclat surtout de sa peau de neige. Elle était gaie et brillante comme le soleil, un éblouissement; et elle avait des pleurs au bord des paupières, car elle n'ignorait pas son départ. Tous deux s'étaient assis à l'ombre de la haie, au fond du jardin. Leurs doigts se joignaient, ils avaient le cœur très gros. Pourtant, dans leurs jeux, jamais ils n'avaient échangé de serments, tellement leur innocence était absolue. Mais, à la veille de la séparation, leur tendresse leur montait aux lèvres, ils parlaient sans savoir, se juraient de penser continuellement l'un à l'autre, de se retrouver un jour, comme on se retrouve au ciel, pour être bienheureux. Puis, sans s'expliquer comment, ils s'étaient pris entre les bras, à s'étouffer, ils se baisaient le visage, en pleurant des larmes chaudes. Et il y avait là un souvenir délicieux que Pierre avait emporté partout, qu'il sentait encore vivant en lui, après tant d'années et tant de douloureux renoncements.

Un cahot plus violent l'éveilla de sa songerie. Il regarda dans le wagon, entrevit de vagues êtres de souffrance, madame Maze immobile, anéantie de chagrin, la petite Rose jetant son doux gémissement sur les genoux de sa mère, la Grivotte étranglée d'une toux rauque. Un instant, la gaie figure de sœur Hyacinthe domina, dans la blancheur de sa guimpe et de sa cornette. C'était le dur voyage qui continuait, avec le rayon de divin espoir, là-bas. Puis, peu à peu, tout se confondit sous un nouveau flot lointain, venu du passé; et il ne resta encore que le cantique berceur, des voix indistinctes de songe qui sortaient de l'invisible.

Désormais, Pierre était au séminaire. Nettement, les classes, le préau avec ses arbres, s'évoquaient. Mais, soudain, il ne vit plus, comme dans une glace, que la figure du jeune homme qu'il était alors; et il la considérait, il la détaillait, ainsi que la figure d'un étranger. Grand et mince, il avait un visage long, avec un front très développé, haut et droit comme une tour, tandis que les mâchoires s'effilaient, se terminaient en un menton très fin. Il apparaissait tout cerveau; la bouche seule, un peu forte, restait tendre. Quand la face, sérieuse, se détendait, la bouche et les yeux prenaient une tendresse infinie, une faim inapaisée d'aimer, de se donner et de vivre. Tout de suite, d'ailleurs, la passion intellectuelle revenait, cette intellectualité qui l'avait toujours dévoré du souci de comprendre et de savoir. Et, ces années de séminaire, il ne se les rappelait qu'avec surprise. Comment avait-il donc pu accepter si longtemps cette rude discipline de la foi aveugle, cette obéissance à tout croire, sans examen? On lui avait demandé le total abandon de sa raison, et il s'y était efforcé, il était parvenu à étouffer en lui le torturant besoin de la vérité. Sans doute, il était amolli des larmes de sa mère, il n'avait que le désir de lui donner le grand bonheur rêvé. À cette heure, pourtant, il se souvenait de certains frémissements de révolte, il retrouvait au fond de sa mémoire des nuits passées à pleurer, sans qu'il sût pourquoi, des nuits peuplées d'images indécises, où galopait la vie libre et virile du dehors, où la figure de Marie revenait sans cesse, telle qu'il l'avait vue un matin, éblouissante et trempée de pleurs, le baisant de toute son âme. Et cela seul demeurait maintenant, les années de ses études religieuses, avec leurs leçons monotones, leurs exercices et leurs cérémonies semblables, s'en étaient allées dans une même brume, un demi-jour effacé, plein d'un mortel silence.

Puis, comme on venait de franchir une station à toute vapeur, dans le coup de vacarme de la course, ce fut en lui une succession de choses confuses. Il remarqua un grand clos désert, il crut s'y revoir à vingt ans. Sa rêverie s'égarait. Une indisposition assez grave, en le retardant dans ses études, l'avait jadis fait envoyer à la campagne. Il était resté longtemps sans revoir Marie: deux fois, pendant des vacances passées à Neuilly, il n'avait pu la rencontrer, car elle était continuellement en voyage. Il la savait très souffrante, à la suite d'une chute de cheval qu'elle avait faite, à treize ans, au moment où elle allait devenir femme; et sa mère, désespérée, en proie aux consultations contradictoires des médecins, la conduisait chaque année à une station d'eau différente. Puis, il avait appris le coup de foudre, la mort brusque de cette mère si sévère, mais si utile aux siens, et dans des circonstances tragiques: une fluxion de poitrine qui l'avait emportée en cinq jours, prise un soir de promenade, à la Bourboule, comme elle retirait son manteau pour le jeter sur les épaules de Marie, amenée là en traitement. Le père avait dû partir, ramener sa fille à demi folle et le corps de sa femme morte. Le pis était que, depuis la disparition de la mère, les affaires de la famille périclitaient, s'embarrassaient de plus en plus, aux mains de l'architecte, qui jetait sa fortune sans compter, dans le gouffre de ses entreprises. Marie ne bougeait plus de sa chaise longue, et il ne restait que Blanche pour diriger la maison, prise elle-même par ses derniers examens, des diplômes qu'elle s'entêtait à obtenir, dans la prévision du pain qu'il lui faudrait certainement gagner un jour.

Pierre, tout d'un coup, eut la sensation d'une vision claire, qui se dégageait de l'amas de ces faits troubles, à demi oubliés. C'était pendant un congé que le mauvais état de sa santé l'avait encore forcé de prendre. Il venait d'avoir vingt-quatre ans, il était très en retard, n'ayant reçu jusque-là que les quatre ordres mineurs; mais, dès sa rentrée, il allait recevoir le sous-diaconat, ce qui l'engagerait à jamais, par un serment inviolable. Et la scène se reconstituait précise, dans ce petit jardin de Neuilly, celui des Guersaint, où il était venu jouer si souvent autrefois. On avait roulé sous les grands arbres du fond, près de la haie mitoyenne, la chaise longue de Marie; et ils étaient seuls au milieu de la paix triste de l'après-midi d'automne, et il voyait Marie en grand deuil de sa mère, à demi allongée, les jambes inertes; tandis que lui, vêtu également de noir, en soutane déjà, était assis sur une chaise de fer, près d'elle. Depuis cinq ans, elle souffrait. Elle avait dix-huit ans, pâlie et amaigrie, sans cesser d'être adorable, avec ses royaux cheveux d'or que la maladie respectait. D'ailleurs, il croyait la savoir à jamais infirme, condamnée à n'être jamais femme, frappée dans son sexe même. Les médecins, qui ne s'entendaient pas, l'abandonnaient. Sans doute, par cette morne après-midi, où les feuilles jaunies pleuvaient sur eux, elle lui disait ces choses. Mais il ne se rappelait pas les paroles, il avait seuls présents son sourire pâle, son visage de jeunesse, si charmant encore, désespéré déjà par le regret de la vie. Puis, il avait compris qu'elle évoquait le jour lointain de leur séparation, à cette place même, derrière la haie criblée de soleil; et tout cela était comme mort, leurs larmes, leur embrassement, leur promesse de se retrouver un jour, dans une certitude de félicité. Ils se retrouvaient, mais à quoi bon maintenant? puisqu'elle était comme morte, et que lui allait mourir à la vie de ce monde. Du moment que les médecins la condamnaient, qu'elle ne serait plus femme, ni épouse ni mère, il pouvait bien lui aussi renoncer à être un homme, s'anéantir en Dieu, auquel sa mère le donnait. Et il sentait la douce amertume de cette entrevue dernière, Marie souriant douloureusement de leurs anciens enfantillages, lui parlant du bonheur qu'il goûterait sûrement dans le service de Dieu, si émue à cette pensée, qu'elle lui avait fait promettre de la convier à entendre sa première messe.

À la station de Sainte-Maure, il y eut un brouhaha qui ramena un instant l'attention de Pierre dans le wagon. Il crut à quelque crise, à un évanouissement nouveau. Mais les faces de douleur qu'il rencontra, restaient les mêmes, gardaient la même expression contractée, l'attente anxieuse du secours divin, si lent à venir. M. Sabathier tâchait de caser ses jambes, le frère Isidore jetait une petite plainte continue d'enfant mourant, tandis que madame Vêtu, en proie à un accès terrible, l'estomac dévoré, ne soufflait même pas, serrant les lèvres, la face décomposée, noire et farouche. C'était madame de Jonquière, qui, en nettoyant un vase, venait de laisser tomber le broc de zinc. Et, malgré leurs tourments, cela avait égayé les malades, ainsi que des âmes simples, que la souffrance rendait puériles. Tout de suite, sœur Hyacinthe, qui avait raison de les appeler ses enfants, des enfants qu'elle menait d'un mot, leur fit reprendre le chapelet, en attendant l'Angélus qu'on devait dire à Châtellerault, selon le programme arrêté. Les Ave se succédèrent, ce ne fut plus qu'un murmure, un marmottement perdu dans le bruit des ferrailles et le grondement des roues.

Pierre avait vingt-six ans, et il était prêtre. Quelques jours avant son ordination, des scrupules tardifs lui étaient venus, la sourde conscience qu'il s'engageait sans s'être interrogé nettement. Mais il avait évité de le faire, il vivait dans l'étourdissement de sa décision, croyant avoir, d'un coup de hache, coupé en lui toute humanité. Sa chair était bien morte avec l'innocent roman de son enfance, cette blanche fille aux cheveux d'or, qu'il ne revoyait plus que couchée sur un lit d'infirme, la chair morte comme la sienne. Et il avait fait ensuite le sacrifice de sa raison, ce qu'il croyait alors d'une facilité plus grande, espérant qu'il suffisait de vouloir pour ne pas penser. Puis, il était trop tard, il ne pouvait reculer au dernier moment; et, si, à l'heure de prononcer le dernier serment solennel, il s'était senti agité d'une terreur secrète, d'un regret indéterminé et immense, il avait oublié tout, récompensé divinement de son effort, le jour où il avait donné à sa mère la grande joie, si longtemps attendue, de lui entendre dire sa première messe. Il l'apercevait encore, sa pauvre mère, dans la petite église de Neuilly, qu'elle avait choisie elle-même, l'église où les obsèques du père s'étaient célébrées; il l'apercevait, par ce froid matin de novembre, presque seule dans la chapelle sombre, agenouillée et la face entre les mains, pleurant longuement, pendant qu'il élevait l'hostie. Elle avait goûté là son dernier bonheur, car elle vivait solitaire et triste, ne voyant pas son fils aîné, qui s'en était allé, acquis à des idées autres, depuis que son frère se destinait à la prêtrise. On disait que Guillaume, chimiste de grand talent comme son père, mais déclassé, jeté aux rêveries révolutionnaires, habitait une petite maison de la banlieue, où il se livrait à des études dangereuses sur les matières explosibles; et l'on ajoutait, ce qui avait achevé de briser tout lien entre lui et sa mère, si pieuse, si correcte, qu'il vivait maritalement avec une femme, sortie on ne savait d'où. Depuis trois ans, Pierre, qui avait adoré Guillaume dans son enfance, comme un grand frère paternel, bon et rieur, ne l'avait pas revu.

Alors, son cœur se serra affreusement, il revit sa mère morte. C'était encore le coup de foudre, une maladie de trois jours à peine, une disparition brusque, comme celle de madame de Guersaint. Il l'avait trouvée un soir, après une course folle à la recherche d'un médecin, morte pendant son absence, immobile, toute blanche; et ses lèvres, à jamais, avaient gardé le goût glacé du dernier baiser. Il ne se souvenait plus du reste, ni de la veillée, ni des préparatifs, ni du convoi. Tout cela s'était perdu dans le noir de son hébétement, une douleur si atroce, qu'il avait failli en mourir, agité au retour du cimetière d'un frisson, pris d'une fièvre muqueuse qui, pendant trois semaines, l'avait tenu délirant, entre la vie et la mort. Son frère était venu, l'avait soigné, puis s'était occupé des questions d'intérêt, partageant la petite fortune, lui laissant la maison et une modeste rente, prenant lui-même sa part en argent; et, dès qu'il l'avait vu hors de danger, il s'en était allé de nouveau, rentrant dans son inconnu. Mais quelle longue convalescence, au fond de la maison déserte! Pierre n'avait rien fait pour retenir Guillaume, car il comprenait qu'un abîme était entre eux. D'abord, il avait souffert de la solitude. Ensuite, elle lui était devenue très douce, dans le grand silence des pièces que les rares bruits de la rue ne troublaient pas, sous les ombrages discrets de l'étroit jardin, où il pouvait passer les journées entières sans voir une âme. Son lieu de refuge était surtout l'ancien laboratoire, le cabinet de son père, que pendant vingt années sa mère avait tenu fermé soigneusement, comme pour y murer le passé d'incrédulité et de damnation. Peut-être, malgré sa douceur, sa soumission respectueuse de jadis, aurait-elle fini un jour par anéantir les papiers et les livres, si la mort n'était venue la surprendre. Et Pierre avait fait rouvrir les fenêtres, épousseter le bureau et la bibliothèque, s'était installé dans le grand fauteuil de cuir, y passait délicieusement les heures, comme régénéré par la maladie, ramené à sa jeunesse, goûtant à lire les livres qui lui tombaient sous les mains, une extraordinaire joie intellectuelle.

Pendant ces deux mois de lent rétablissement, il ne se rappelait avoir reçu que le docteur Chassaigne. C'était un ancien ami de son père, un médecin de réelle valeur, qui se renfermait modestement dans son rôle de praticien, ayant l'unique ambition de guérir. Il avait soigné en vain madame Froment; mais il se vantait d'avoir tiré le jeune prêtre d'un mauvais cas; et il revenait le voir de temps à autre, causant, le distrayant, lui parlant de son père, le grand chimiste, sur lequel il ne tarissait pas en anecdotes charmantes, en détails tout brûlants encore d'une ardente amitié. Peu à peu, dans sa faiblesse alanguie de convalescent, le fils avait ainsi vu se dresser une figure d'adorable simplicité, de tendresse et de bonhomie. C'était son père tel qu'il était, et non l'homme de dure science qu'il s'imaginait autrefois, à entendre sa mère. Jamais, certes, elle ne lui avait enseigné autre chose que le respect, pour cette chère mémoire; mais n'était-il pas l'incrédule, l'homme de négation qui faisait pleurer les anges, l'artisan d'impiété qui allait contre l'œuvre de Dieu? Et il était ainsi resté la vision assombrie, le spectre de damné qui rôdait par la maison; tandis que, maintenant, il en devenait la claire lumière souriante, un travailleur éperdu du désir de la vérité, qui n'avait jamais voulu que l'amour et le bonheur de tous. Le docteur Chassaigne, lui, Pyrénéen de naissance, né au fond d'un village où l'on croyait aux sorcières, aurait plutôt penché vers la religion, bien qu'il n'eût pas remis les pieds dans une église, depuis quarante ans qu'il vivait à Paris. Mais sa certitude était absolue: s'il y avait un ciel quelque part, Michel Froment s'y trouvait, et sur un trône, à la droite du bon Dieu.

Et Pierre revécut, en quelques minutes, l'effroyable crise qui, pendant deux mois, l'avait dévasté. Ce n'était pas qu'il eût trouvé, dans la bibliothèque, des livres de discussion antireligieuse, ni que son père, dont il classait les papiers, fût jamais sorti de ses recherches techniques de savant. Mais, peu à peu, malgré lui, la clarté scientifique se faisait, un ensemble de phénomènes prouvés qui démolissaient les dogmes, qui ne laissaient rien en lui des faits auxquels il devait croire. Il semblait que la maladie l'eût renouvelé, qu'il recommençât à vivre et à apprendre, tout neuf, dans cette douceur physique de la convalescence, cette faiblesse encore, qui donnait à son cerveau une pénétrante lucidité. Au séminaire, sur le conseil de ses maîtres, il avait toujours refréné l'esprit d'examen, son besoin de savoir. Ce qu'on lui enseignait le surprenait bien; mais il arrivait à faire le sacrifice de sa raison, qu'on exigeait de sa piété. Et voilà qu'à cette heure, tout ce laborieux échafaudage du dogme se trouvait emporté, dans une révolte de cette raison souveraine, qui clamait ses droits, qu'il ne pouvait plus faire taire. La vérité bouillonnait, débordait, en un tel flot irrésistible, qu'il avait compris que jamais plus il ne parviendrait à refaire l'erreur en son cerveau. C'était la ruine totale et irréparable de la foi. S'il avait pu tuer la chair en lui, en renonçant au roman de sa jeunesse, s'il se sentait le maître de sa sensualité, au point de n'être plus un homme, il savait maintenant que le sacrifice impossible allait être celui de son intelligence. Et il ne se trompait pas, c'était son père qui renaissait au fond de son être, qui finissait par l'emporter, dans cette dualité héréditaire, où, pendant si longtemps, sa mère avait dominé. Le haut de sa face, le front droit, en forme de tour, semblait s'être haussé encore, tandis que le bas, le menton fin, la bouche tendre se noyaient. Cependant, il souffrait, il était éperdu de la tristesse de ne plus croire, du désir de croire encore, à certaines heures du crépuscule, lorsque sa bonté, son besoin d'amour se réveillaient; et il fallait que la lampe arrivât, qu'il vît clair autour de lui et en lui, pour retrouver l'énergie et le calme de sa raison, la force du martyre, la volonté de sacrifier tout à la paix de sa conscience.

La crise, alors, s'était déclarée. Il était prêtre, et il ne croyait plus. Cela, brusquement, venait de se creuser devant ses pas, comme un gouffre sans fond. C'était la fin de sa vie, l'effondrement de tout. Qu'allait-il faire? La simple probité ne lui commandait-elle pas de jeter la soutane, de retourner parmi les hommes? Mais il avait vu des prêtres renégats, et il les avait méprisés. Un prêtre marié, qu'il connaissait, l'emplissait de dégoût. Sans doute, ce n'était là qu'un reste de sa longue éducation religieuse: il gardait l'idée de l'indébilité de la prêtrise, cette idée que, lorsqu'on s'était donné à Dieu, on ne pouvait se reprendre. Peut-être aussi se sentait-il trop marqué, trop différent déjà des autres, pour ne pas craindre d'être gauche et mal venu au milieu d'eux. Du moment qu'on l'avait châtré, il voulait rester à part, dans sa fierté douloureuse. Et, après des journées d'angoisse, après des luttes sans cesse renaissantes, où se débattaient son besoin de bonheur et les énergies de sa santé revenue, il prit l'héroïque résolution de rester prêtre, et prêtre honnête. Il aurait la force de cette abnégation. Puisque, s'il n'avait pu mater le cerveau, il avait maté la chair, il se jurait de tenir son serment de chasteté; et c'était là l'inébranlable, la vie pure et droite qu'il avait l'absolue certitude de vivre. Qu'importait le reste, s'il était seul à souffrir, si personne au monde ne soupçonnait les cendres de son cœur, le néant de sa foi, l'affreux mensonge où il agoniserait! Son ferme soutien serait son honnêteté, il ferait son métier de prêtre en honnête homme, sans rompre aucun des vœux qu'il avait prononcés, en continuant selon les rites son emploi de ministre de Dieu, qu'il prêcherait, qu'il célébrerait à l'autel, qu'il distribuerait en pain de vie. Qui donc oserait lui faire un crime d'avoir perdu la foi, si même ce grand malheur un jour était connu? Et que pouvait-on lui demander davantage, son existence entière donnée à son serment, le respect de son ministère, l'exercice de toutes les charités, sans l'espoir d'une récompense future? Ce fut ainsi qu'il se calma, debout encore et la tête haute, dans cette grandeur désolée du prêtre qui ne croit plus et qui continue à veiller sur la foi des autres. Et il n'était certainement pas le seul, il se sentait des frères, des prêtres ravagés, tombés au doute, qui restaient à l'autel, comme des soldats sans patrie, ayant quand même le courage de faire luire la divine illusion, au-dessus des foules agenouillées.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
27 сентября 2017
Объем:
670 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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