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Читать книгу: «Œuvres complètes de lord Byron, Tome 8», страница 2

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ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE
(Salle dans le palais du Doge.)
LE DOGE, un SÉNATEUR
SÉNATEUR

Vous plaît-il de signer le rapport maintenant ou de tarder jusqu'à demain?

LE DOGE

Maintenant; hier je l'ai examiné: il n'y manque plus que la signature. Donnez-moi la plume. – (Le Doge s'asseoit et signe le papier.) Le voici, seigneur.

SÉNATEUR, regardant sur le papier

Vous avez oublié; il n'est pas signé.

LE DOGE

Pas signé? Ah! je le vois, l'âge commence à affaiblir mes yeux. Je ne m'apercevais pas que j'avais trempé la plume sans la mouiller.

SÉNATEUR. Il trempe la plume dans l'encrier, et place le papier devant le Doge

Monseigneur, c'est votre main aussi qui tremble: permettez-moi donc-

LE DOGE

Je vous remercie; j'ai fait.

SÉNATEUR

Ainsi confirmé par vous et par les Dix, cet acte va donner la paix à Venise.

LE DOGE

Il y a bien long-tems qu'elle n'en a joui; puisse un tems aussi long s'écouler avant qu'elle ne reprenne les armes!

SÉNATEUR

Voilà plus de trente-trois ans de guerres continuelles avec les Turcs ou les états de l'Italie; la république sent le besoin de quelque repos.

LE DOGE

Sans doute: je trouvai Venise reine de l'Océan, je l'ai laissée dame de la Lombardie. Je me sens heureux d'avoir pu ajouter à son diadême les perles de Ravennes et de Brescia: d'ailleurs Crême et Bergame lui sont demeurés; et tandis que sa domination a pris sous mon règne un tel accroissement, son orgueil maritime ne recevait aucun affront.

SÉNATEUR

Nous l'avouons tous, et ces bienfaits vous concilient la reconnaissance de la patrie.

LE DOGE

Peut-être.

SÉNATEUR

Elle devrait complètement se manifester.

LE DOGE

Je ne me plains pas, monsieur.

SÉNATEUR

Mon noble seigneur, pardonnez-moi.

LE DOGE

Pourquoi?

SÉNATEUR

Ah! mon cœur saigne pour vous.

LE DOGE

Pour moi, seigneur?

SÉNATEUR

Et pour votre-

LE DOGE

Arrêtez!

SÉNATEUR

Monseigneur, vous m'entendrez: j'ai trop de liens qui m'attachent à vous, à toute votre famille, qui me font un devoir de la reconnaissance, pour ne pas partager profondément le sort de votre fils.

LE DOGE

Et qu'importe pour la commission dont vous êtes chargé?

SÉNATEUR

Comment, monseigneur?

LE DOGE

Vous ignorez ce dont vous parlez; mais le rapport est signé: reportez-le à ceux qui vous envoient.

SÉNATEUR

J'obéis. Le conseil m'avait encore chargé de vous prier de fixer l'heure de sa réunion.

LE DOGE

Dites quand ils voudront; – maintenant, à l'instant même si cela leur convient: je suis le serviteur de l'état.

SÉNATEUR

Ils vous accorderont quelque tems pour vous reposer.

LE DOGE

Je ne veux pas de repos; du moins aucun repos qui puisse entraîner la perte d'une heure pour le gouvernement. Qu'ils se réunissent quand ils voudront; je me trouverai je dois être, et ce que j'ai toujours été.

(Le sénateur sort. – Le Doge reste silencieux. – Entre un domestique.)
LE DOMESTIQUE

Prince.

LE DOGE

Parlez.

LE DOMESTIQUE

La noble dame Foscari demande une audience.

LE DOGE

Introduisez-la. Pauvre Marina!

(Le domestique sort. – Le Doge reste dans le même silence. – Entre Marina.)
MARINA

Mon père, je viens vous poursuivre dans votre intérieur.

LE DOGE

Ma fille, je n'en ai pas pour vous. Disposez de mon tems, quand l'état ne l'exige pas.

MARINA

Je voulais vous parler de lui.

LE DOGE

De votre époux?

MARINA

De votre fils.

LE DOGE

Je vous écoute, ma fille!

MARINA

J'avais obtenu des Dix la permission de rester près de mon mari pendant un certain nombre d'heures.

LE DOGE

Cette permission, vous l'avez encore.

MARINA

Elle est révoquée.

LE DOGE

Par qui?

MARINA

Par les Dix. – Quand nous arrivâmes au Pont des Soupirs, je me préparais à le traverser avec mon cher Foscari, lorsque le brutal gardien de ce passage m'en ferma l'entrée: puis un messager fut envoyé vers les Dix; leur séance était levée: et comme je n'avais aucune permission écrite, je fus impitoyablement laissée dehors; on m'assura même que les murailles de la prison ne cesseraient pas de nous séparer tant que le suprême tribunal ne serait pas de nouveau réuni.

LE DOGE

En effet, l'on avait oublié les formes prescrites, par suite de la hâte avec laquelle la cour s'est ajournée, et le fait reste douteux jusqu'à nouvelle réunion.

MARINA

Nouvelle réunion! Quand elle aura lieu, ils rappelleront leurs supplices; et c'est par le renouvellement de la torture que nous obtiendrons une entrevue de mari et d'épouse, lien sacré, auquel tous les autres devraient céder sous le ciel. – Grand Dieu! et tu vois cela!

LE DOGE

Ma fille, – ma fille!

MARINA, avec violence

Ne m'appelez pas votre fille! bientôt vous n'aurez plus d'enfant. – Et méritez-vous d'en avoir, – vous qui pouvez parler froidement de votre fils dans un moment où des larmes de sang couleraient en abondance de l'œil d'un Spartiate? Ceux-là ne pleuraient pas leurs fils morts dans les combats; mais est-il écrit qu'en les voyant expirer minute par minute, ils n'eussent pas tendu la main qui pouvait les sauver?

LE DOGE

Vous le voyez, je ne pleure pas; – et plût à Dieu que je le pusse. Ma fille, s'il y avait dans chaque cheveu blanc de cette tête une source de jeunesse, si le bonnet ducal donnait l'empire de la terre, si l'anneau avec lequel j'épousai les flots était un talisman pour les gouverner, – je sacrifierais tout encore pour lui.

MARINA

Son salut n'exigerait pas un aussi grand sacrifice.

LE DOGE

Votre réponse prouve que vous ne connaissez pas Venise. Et comment le pourriez-vous? hélas! elle ne connaît pas bien elle-même tous les mystères de sa puissance. Écoutez-moi: – ceux qui poursuivent Foscari en veulent également à son père, et la perte du vieillard ne pourrait sauver le fils. Ils tendent par différens sentiers au même but, c'est-à-dire à-mais ils ne sont pas encore vainqueurs.

MARINA

Ils vous ont pourtant terrassé.

LE DOGE

Non, non, – car je vis encore.

MARINA

Et votre fils, vivra-t-il long-tems encore?

LE DOGE

Je l'espère; malgré les tourmens passés, il verra des années aussi nombreuses et plus fortunées que son père. L'imprudent, dans l'impatience, digne d'une femme, qui l'entraînait à revenir, a tout ruiné par la découverte de sa lettre. C'est un haut crime; je ne puis le contester ni l'excuser, comme parent ou comme souverain. Encore quelque tems, quelques jours de plus d'exil en Candie, j'avais l'espoir-mais il l'a fait évanouir: – il faut qu'il retourne-

MARINA

Dans la terre d'exil?

LE DOGE

J'ai dit.

MARINA

Et m'est-il interdit de le suivre?

LE DOGE

Vous savez bien que le conseil des Dix a déjà deux fois rejeté la même prière; il est donc à craindre qu'il ne témoigne pas plus de bienveillance aujourd'hui que de nouveaux torts de la part de votre mari les ont rendus plus sévères.

MARINA

Sévères? dites atroces. Ces vieux démons de la terre, avec un pied dans la tombe, avec des yeux éteints, étrangers à d'autres pleurs que ceux d'une seconde enfance, avec leurs cheveux rares et blanchis, leurs mains tremblantes, leurs têtes aussi décolorées que leur cœur est insensible, ces démons, dis-je, se rassemblent, cabalent, et privent les hommes de leur vie, comme si cette vie ne comportait rien de plus que les sentimens depuis long-tems éteints dans leurs ames damnées.

LE DOGE

Vous ignorez-

MARINA

Je sais-je sais-et vous devriez, je pense, savoir qu'ils sont de vrais démons. Comment supposer, en effet, que des hommes enfantés et allaités par des femmes, – des hommes qui jadis auraient aimé ou du moins entendu parler d'amour, – qui auraient uni leurs mains pour des engagemens sacrés, – qui auraient fait danser leurs enfans sur leurs genoux, qui auraient eu plus d'une fois à trembler de leurs dangers, à gémir de leurs peines, à se désespérer de leur mort; – comment, s'ils avaient seulement les traits de l'homme, agiraient-ils comme ils le font envers les vôtres, envers vous-même, vous qui les défendez?

LE DOGE

Je vous pardonne; vous ne connaissez pas ce que vous dites.

MARINA

Vous le connaissez mieux, et vous y compatissez moins.

LE DOGE

Oui; il y a si long-tems que j'existe que les paroles ont cessé de m'émouvoir.

MARINA

Oh! sans doute! car vous avez vu couler le sang de votre fils, et le vôtre n'a pas tressailli! Après une pareille épreuve, que sont les paroles d'une femme? Peuvent-elles espérer de vous toucher davantage?

LE DOGE

Femme! la violence de vos plaintes, je vous le dis, ne peut balancer le poids… – mais je te plains, ma pauvre Marina!

MARINA

Plaignez mon mari; moi, quel besoin ai-je de vos plaintes? Plains ton fils, vieillard insensible; -plaindre! toi! pour ton cœur c'est un mot bien étrange: – comment se présente-t-il sur tes lèvres?

LE DOGE

Je dois supporter ces reproches, quelle que soit leur injustice. Ah! si tu pouvais lire-

MARINA

Ou? – ce n'est pas dans tes yeux, sur ton front, dans tes actes enfin? – Où trouverai-je donc la preuve de la compassion dont tu te vantes?

LE DOGE, indiquant la terre

Là.

MARINA

Dans la terre?

LE DOGE

Dans laquelle je vais descendre. Quand elle pèsera sur ce cœur, plus léger alors, et moins oppressé par le marbre d'une tombe que par les pensées qui m'accablent aujourd'hui, alors vous me connaîtrez mieux.

MARINA

Serait-il vrai que vous fussiez digne de pitié?

LE DOGE

De pitié! nul n'aura jamais le droit de flétrir mon nom d'un mot qui témoigne, au sein de la prospérité, le triomphe insultant des hommes; tant que je le porterai, ce nom conservera la dignité qui l'entourait quand mon père me le transmit.

MARINA

Mais sans les tristes enfans de celui que tu ne peux ou ne veux pas sauver, tu serais le dernier qui portât le nom de Foscari.

LE DOGE

Plût à Dieu! Mieux eût valu pour lui de ne pas naître, mieux pour moi: – j'ai vu le déshonneur entrer dans notre maison.

MARINA

Cela est faux! jamais souffle de vie n'anima un cœur plus loyal, plus noble, plus sincère, plus généreux et plus aimant. Je n'échangerais pas mon époux, exilé, persécuté et torturé, opprimé, mais non flétri, mort ou vivant, pour le premier héros de l'histoire ou de la fable, pour un prince dont le douaire serait l'empire du monde. Déshonoré! lui déshonoré! Doge! apprends-le de moi, c'est Venise qui est déshonorée; son nom sera l'objet des reproches les plus odieux et les plus justes, pour ce qu'a souffert ton noble fils, et non pour ce qu'il a fait. C'est vous qui tous êtes des traîtres, des tyrans! – Ah! si vous aimiez seulement votre patrie autant que la victime que vous retenez dans les fers au milieu des tortures, et qui préfère tout au monde aux ennuis de l'exil, vous tomberiez à ses pieds, et vous imploreriez à genoux la grâce de votre infâme conduite.

LE DOGE

Oui, il fut tel que vous venez de le peindre. Aussi la mort de deux enfans que le ciel m'a ravis m'accabla moins que le déshonneur de Jacopo.

MARINA

Encore ce mot.

LE DOGE

N'a-t-il pas été condamné?

MARINA

Le déshonneur peut-il atteindre d'autres que les coupables?

LE DOGE

Le tems peut relever sa mémoire: – je voudrais l'espérer. Il était mon orgueil, – ma-mais oublions-j'ai peu l'habitude des pleurs; cependant, quand il naquit, je versai des larmes de joie: présage fatal!

MARINA

Je répète qu'il est innocent; et ne le serait-il pas, ce n'est pas à nos parens, à notre propre sang, qu'il sied bien de nous repousser dans ces douloureux instans.

LE DOGE

Je ne le repousse pas; mais j'ai d'autres devoirs que ceux d'un père, des devoirs dont la république n'admet pas de dispense. Deux fois j'ai demandé de m'en abstenir, deux fois je n'obtins que des refus; il faut que je les remplisse.

(Entre un domestique.)
LE DOMESTIQUE

Un message des Dix.

LE DOGE

Qui le porte?

LE DOMESTIQUE

Le noble Lorédano.

LE DOGE

Lui! – qu'il entre cependant.

(Le domestique sort.)
MARINA

Dois-je me retirer?

LE DOGE

Peut-être n'est-il pas nécessaire quand il s'agirait de votre époux, et autrement-(A Lorédano qui entre.) Eh bien! seigneur, que souhaitez-vous?

LORÉDANO

Je viens transmettre ce que souhaitent les Dix.

LE DOGE

Ils ont bien choisi leur organe.

LORÉDANO

C'est leur choix qui fait que vous me voyez ici.

LE DOGE

Par là, ils témoignent leur sagesse, non moins que leur courtoisie. – Parlez.

LORÉDANO

Nous avons décidé-

LE DOGE

Nous?

LORÉDANO

Les Dix en conseil.

LE DOGE

Eh quoi! ils sont de nouveau réunis, réunis sans m'en avertir?

LORÉDANO

Ils ont voulu épargner votre cœur non moins que votre âge.

LE DOGE

Cela est nouveau. – Quand épargnèrent-ils l'un ou l'autre? Je les remercie néanmoins.

LORÉDANO

Ils ont, vous le savez bien, droit d'agir, à leur discrétion, en présence du Doge ou sans lui.

LE DOGE

Il y a quelques années, en effet, que je le sais; – long-tems avant d'être Doge, ou de songer à un pareil honneur. Vous n'avez pas, seigneur, la prétention de m'instruire; vous étiez bien jeune encore quand je siégeais déjà dans ce conseil.

LORÉDANO

Oui, dans le tems de mon père; maintes fois je l'entendis, lui et son frère l'amiral, répéter la même chose. Votre altesse doit se souvenir d'eux: tous deux ils moururent subitement.

LE DOGE

S'ils moururent ainsi, leur sort fut préférable à celui des victimes d'une agonie prolongée.

LORÉDANO

Sans doute; néanmoins bien des hommes souhaitent jouir de tous leurs jours.

LE DOGE

Et n'en ont-ils pas joui?

LORÉDANO

C'est à la tombe à le déclarer. Je l'ai dit, ils sont morts subitement.

LE DOGE

Cela est-il donc bien étrange, que vous répétiez cette parole avec tant d'emphase?

LORÉDANO

Si peu étrange, que jamais, à mes yeux, il n'y eut de mort aussi naturelle que la leur. Ne pensez-vous pas ainsi?

LE DOGE

Qu'y a-t-il de certain sur les mortels?

LORÉDANO

Qu'ils ont des ennemis mortels.

LE DOGE

Je vous entends; vos pères étaient les miens, et vous avez recueilli tout leur héritage.

LORÉDANO

Vous savez mieux que personne si j'ai dû le faire.

LE DOGE

Oui. Vos pères furent mes ennemis; j'ai même entendu à ce sujet d'étranges rumeurs; j'ai même lu l'épitaphe qui attribue leur mort au poison. Peut-être est-elle aussi véridique que la plupart des inscriptions funéraires: ce n'en est pas moins une fable.

LORÉDANO

Qui ose parler ainsi?

LE DOGE

Moi! – Vos pères, je le répète, furent mes ennemis, aussi mortels que leur fils peut jamais l'être: moi, j'étais aussi bien le leur, mais je les détestais ouvertement; et jamais, ni dans le conseil, ni par les brigues, ni par d'obscures pratiques, on ne me vit cabaler contre leur vie, et recourir, pour me venger, au fer ou au poison. La preuve est dans votre existence même.

LORÉDANO

Je suis sans craintes.

LE DOGE

Mon caractère justifie votre sécurité; mais si j'étais tel que vous me supposez, il y a long-tems qu'il ne serait plus en votre pouvoir de craindre. Cependant, haïssez-moi; je n'en ai pas de souci.

LORÉDANO

Je ne savais pas qu'à Venise la vie d'un noble pût dépendre de la volonté d'un Doge; j'entends la volonté publiquement exprimée.

LE DOGE

Mais moi, mon cher seigneur, je suis, ou j'étais du moins, par ma famille, mes facultés et ma fortune, plus qu'un simple Doge; ils le savent bien ceux qui songèrent à me choisir, ceux qui depuis ont tout fait pour me renverser. Soyez sûr qu'avant ou depuis mon élection, si j'avais fait assez de cas de vous pour vouloir m'en débarrasser, un seul mot de ma part eût suffi pour vous anéantir. Mais, dans toutes les circonstances, j'ai montré le plus grand respect pour les lois, pour celles même que vous avez violées, afin de me dépouiller d'une autorité que j'aurais pu à mon tour fortifier (et je ne parle ici de vous que comme une des voix coupables). Avec la vénération d'un prêtre à l'autel, au prix de mon sang, de mon repos, de ma vie, de tout, excepté l'honneur, j'ai fléchi le genou devant les décrets, les avantages, la gloire, la sécurité de la chose publique. Maintenant, j'écoute votre message.

LORÉDANO

Il est décrété que, sans répéter une dernière fois la torture, sans poursuivre une instruction qui ne tendrait qu'à mieux prouver l'endurcissement du coupable (les Dix, se relâchant de la sévérité des lois qui prescrivent la question jusqu'au moment d'un aveu complet, et le prisonnier ayant en partie reconnu son crime en ne désavouant pas la lettre au duc de Milan), Jacques Foscari retournera en exil, et partira sur le même vaisseau qui l'avait amené.

MARINA

Dieu soit loué! du moins ils ne le tortureront plus devant leur horrible tribunal. Que ne pense-t-il de même? cette sentence serait la plus heureuse que l'on pût prononcer, non-seulement contre lui, mais contre tous ses compatriotes, auxquels elle permettrait de fuir une terre aussi odieuse.

LE DOGE

Ma fille, cette pensée n'est pas d'une ame vénitienne.

MARINA

En effet, elle est trop compatissante. Mais partagerai-je son exil?

LORÉDANO

Quant à cela, les Dix ont gardé le silence.

MARINA

Je le présumais bien: cette mention eût également été trop compatissante. Mais il n'y a pas de défense?

LORÉDANO

Il n'en a pas été parlé.

MARINA, au Doge

Vous pourrez donc, mon père, obtenir ou m'accorder cette grande faveur; (à Lorédano) et vous, seigneur, vous ne vous opposerez pas à la demande que je fais d'accompagner mon époux?

LE DOGE

Je ferai mes efforts.

MARINA

Et vous, seigneur?

LORÉDANO

Madame! il ne m'appartient pas de prévenir l'agrément du tribunal.

MARINA

L'agrément! quel mot pour exprimer les décrets de-

LE DOGE

Femme! savez-vous en présence de qui vous parlez ainsi?

MARINA

En présence d'un souverain, et de l'un de ses sujets.

LORÉDANO

Sujet!

MARINA

Oh! cela vous offense. – Eh bien! vous êtes son égal, vous le croyez, j'y consens; mais ce que vous ne voudriez pas être, vous ne le seriez pas s'il n'était qu'un paysan: – vous êtes donc un prince, un sublime prince; mais que suis-je donc, moi?

LORÉDANO

La fille d'une noble race.

MARINA

Et l'épouse d'un citoyen aussi noble qu'elle. Qui donc aurait le droit, par sa présence, d'imposer silence à mes libres pensées?

LORÉDANO

Les juges de votre époux.

LE DOGE

Et le respect dû aux plus légers des mots qui tombent de la bouche des maîtres de Venise.

MARINA

Gardez ces maximes pour la masse de vos artisans effrayés, pour vos marchands, vos esclaves de Grèce et de Dalmatie, pour vos tributaires, vos citoyens stupides, votre noblesse masquée, vos sbires, vos espions, vos forçats de toute espèce. Je le sais, grâce à vos enlèvemens, à vos noyades nocturnes, aux donjons pratiqués sous le toit de vos palais, ou sous les flots qui les environnent; grâce à vos mystérieuses assemblées, à vos jugemens secrets, à vos exécutions subites, à votre Pont des Soupirs, à votre chambre de dernière agonie, à vos instrumens de torture, vous êtes parvenus à leur faire croire que vous étiez des êtres d'un autre monde plus méchant encore; réservez pour eux ces avis: je ne les crains pas. Je vous connais; je vous ai vus pires que tout cela dans l'infernal procès de mon pauvre mari! Traitez-moi comme vous l'avez traité: – vous l'avez déjà fait d'ailleurs en vous attaquant à sa personne. Que puis-je donc avoir à craindre de vous, quand même je serais craintive de mon naturel, ce qui, je l'espère, n'est pas?

LE DOGE

Vous l'entendez, elle a perdu la raison.

MARINA

La prudence, peut-être, mais non pas la raison.

LORÉDANO

Madame! je n'emporterai pas au-delà du seuil de ces portes le souvenir des paroles prononcées dans cette enceinte: j'en excepte celles qui concernent le service de l'état, et prononcées entre le Doge et moi. Doge! avez-vous quelque réponse à faire?

LE DOGE

Oui, comme Doge, et peut-être aussi comme père.

LORÉDANO

Ma mission dans ces lieux ne se rapporte qu'au Doge.

LE DOGE

Dites donc que le Doge fera choix d'un ambassadeur spécial, ou qu'il exposera lui-même ses intentions; quant au père. -

LORÉDANO

Je n'oublierai pas ce qui me concerne. – Adieu! je baise les mains de l'illustre dame, et je m'incline devant le Doge.

(Lorédano sort.)
MARINA

Êtes-vous content?

LE DOGE

Je suis tel que vous voyez.

MARINA

Et cela est encore un mystère.

LE DOGE

Pour les mortels, tout est mystère; qui peut les éclaircir, sauf celui qui les fit? Si parfois ils y parviennent, c'est quelques esprits privilégiés qui long-tems ont étudié le fastidieux volume de l'humanité, qui, sur chacune de ses pages noires ou sanglantes, ont fatigué leur intelligence et leur cœur: encore le fatal grimoire retombe-t-il sur l'adepte qui l'étudie; tous les vices que nous trouvons dans les autres sont de l'essence de notre nature, tous nos avantages appartiennent à la fortune. C'est elle que nous devons remercier de la beauté, de la naissance, de la richesse, de la santé; et quand nous nous plaignons du destin, nous devrions nous rappeler qu'il ne nous a repris que ce qu'il nous avait donné. Pour le reste, la nudité, les passions basses, les frivoles vanités, c'est l'héritage universel, c'est là ce qu'il nous faut combattre dans toutes les positions; et si nous devons moins les craindre dans le plus humble sort, c'est que là, la faim rend sourd à tout autre besoin, c'est que l'homme a reçu l'ordre de suer pour obtenir sa nourriture; c'est que là, toutes les passions se taisent devant la crainte de la famine. Tout est vil, faux et trompeur, – de la première créature jusqu'à la dernière. Notre gloire, l'urne du prince comme celle du mendiant, dépend du souffle des hommes; notre vie de quelque chose plus léger encore que leur souffle; notre existence tient à des jours, les jours à des saisons, et tout notre être sur ce qui est indépendant de nous. – Ainsi, du plus grand au plus petit, nous sommes des esclaves: – rien ne dépend de notre volonté; un fétu de paille peut ébranler cette volonté aussi bien qu'un orage. Quand nous croyons conduire, c'est nous que l'on traîne, – jusqu'à la mort, fantôme qui se présente comme le reste sans notre participation ou notre influence, tel enfin que notre premier jour. Ah! sans doute il faut que nous ayons péché dans quelque autre monde antérieur, et que celui-ci en soit l'enfer! Heureusement, il n'est point éternel.

MARINA

Tout cela, nous ne pouvons en être juges sur terre.

LE DOGE

Pourquoi donc faut-il que nous nous jugions les uns les autres, nous enfans de la terre; et que moi, je sois forcé de juger mon propre fils? J'ai administré mon pays loyalement, au sein de la victoire, – j'en atteste l'état dans lequel je l'ai trouvé, dans lequel je le laisse: mon règne a doublé sa puissance; en récompense, Venise, dans sa gratitude, me laisse ou s'apprête à me laisser isolé sur la terre.

MARINA

Et Foscari? Ah! qu'on me laisse avec lui, et je ne songerai plus à mes maux.

LE DOGE

Vous le suivrez, du moins ils ne peuvent guère vous le refuser.

MARINA

Et s'ils le refusent, je m'enfuirai avec lui.

LE DOGE

Impossible. Où vous enfuiriez-vous?

MARINA

Je l'ignore, et ne m'en inquiète pas: – en Syrie, en Égypte, chez les Turcs, partout où nous pourrons respirer libres, et vivre loin de l'œil des espions, affranchis des édits de vos inquisiteurs d'état.

LE DOGE

Ainsi vous consentiriez à faire de votre époux un renégat, à le transformer en traître?

MARINA

Non, il ne l'est pas! c'est la patrie qui se trahit elle-même en rejetant son meilleur, son plus intrépide citoyen. La pire des trahisons, c'est la tyrannie. Penses-tu donc qu'il n'y ait de rebelles que les esclaves? Le prince qui viole ou néglige ses devoirs est un brigand à plus juste titre qu'un chef de bandits.

LE DOGE

Je ne puis me reprocher quelque déloyauté de ce genre.

MARINA

Non; car tu observes et respectes des lois près desquelles celles du vieux Dracon seraient un code de miséricorde.

LE DOGE

Ces lois existaient avant moi: je ne les ai pas faites. Si je n'étais qu'un sujet, je trouverais moyen de réclamer quelque amélioration parmi elles; mais comme prince, jamais je ne songerai, au prix de ma vie et du salut des miens, à changer la charte dont nos pères m'ont transmis le dépôt.

MARINA

Est-ce donc pour la ruine de leurs enfans qu'ils te l'ont transmis?

LE DOGE

Venise, sous le joug de pareilles lois s'est élevée au point où nous la voyons, – à celui d'une république digne de rivaliser en hauts faits, en durée, en puissance, et je puis ajouter en gloire (car nous avons eu aussi parmi nous des ames romaines), avec tout ce que l'histoire nous rappelle des plus beaux tems de Carthage et de Rome, alors que le peuple régnait par le sénat.

MARINA

Dites plutôt, fléchissait sous la verge implacable de l'oligarchie.

LE DOGE

Peut-être; mais enfin c'est ainsi qu'il parvint à réduire le monde. Or, dans un tel état, qu'un individu soit le plus riche de son rang, ou le plus humble de ses concitoyens, son importance disparaît devant le grand but que l'on se propose, tant qu'on ne l'a pas perdu de vue.

MARINA

Cela veut dire que vous êtes plutôt Doge que père.

LE DOGE

Cela veut dire que je suis citoyen avant d'être l'un ou l'autre. Si pendant nombre de siècles nous n'avions pas eu des milliers de pareils citoyens, si nous n'en avions plus, Venise aurait cessé d'être une cité.

MARINA

Maudite la cité où la voix des lois étouffe celle de la nature!

LE DOGE

J'aurais autant de fils que j'ai d'années, je les donnerais tous, non sans douleur, mais je les donnerais dans l'intérêt de l'état, et pour obéir à ses exigences; je les sacrifierais sur les flots, sur les champs de bataille, ou s'il le fallait, hélas! comme déjà il l'a fallu, je les abandonnerais à l'ostracisme, à l'exil, aux chaînes, en un mot à tout ce qu'on pourrait leur imposer de pire.

MARINA

Et c'est là du patriotisme! pour moi, je n'y vois que la plus odieuse barbarie. Laissez-moi rejoindre mon mari; avec tous leurs soupçons, le sage conseil des Dix aura peine à combattre contre la faiblesse d'une femme, et à lui refuser un moment d'accès dans sa prison.

LE DOGE

Je puis prendre sur moi d'ordonner que l'on vous laisse pénétrer jusqu'à lui.

MARINA

Et que dirai-je à Foscari de son père?

LE DOGE

Qu'il sait obéir aux lois.

MARINA

Rien de plus? Ne voulez-vous pas le voir avant qu'il ne parte? ce serait peut-être pour la dernière fois.

LE DOGE

La dernière! – mon enfant! – le dernier de mes enfans; la dernière fois que je le verrai! Dites-lui que je me rendrai près de lui.

(Ils sortent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
22 октября 2017
Объем:
280 стр. 1 иллюстрация
Переводчик:
Правообладатель:
Public Domain

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