Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre», страница 9

Шрифт:

LES DERNIÈRES ANNÉES

XII
LES DERNIÈRES ANNÉES

Manet, après avoir quitté son atelier de la rue de Saint-Pétersbourg, en avait pris un, en 1879, au numéro 77 de la rue d'Amsterdam, où il devait rester jusqu'à sa mort.

En 1880, il envoie au Salon Chez le Père Lathuille, un plein air, et le Portrait de M. Antonin Proust, exécuté dans l'atelier. Le premier de ces tableaux avait été peint dans le jardin du Père Lathuille, un des restaurants les plus vieux et les plus connus de Paris, situé à l'entrée de l'avenue de Clichy. Avant que les limites de la ville de Paris n'eussent été portées aux fortifications, il avait été une ces maisons, hors barrières, que les Parisiens fréquentaient le dimanche et où ils aimaient à célébrer noces et festins. Horace Vernet, en 1820, l'avait donné comme fond à son tableau de bataille, le Maréchal Moncey à la barrière de Clichy en 1814. La lithographie, en popularisant le tableau, avait en même temps recommandé le restaurant aux patriotes, alors épris d'Horace Vernet et de ses œuvres. Manet, qui habitait dans le voisinage, rue de Saint-Pétersbourg, allait y déjeuner ou dîner de temps en temps. Il avait eu l'idée d'utiliser le jardin, lieu tranquille, pour y peindre une scène de plein air: un tout jeune homme y ferait la cour à une femme. En bon observateur, il avait conçu sa scène, telle que la vie l'offre généralement, où les tout jeunes gens s'éprennent de femmes plus âgées qu'eux. Le tableau représente les amoureux assis à une table, où ils achèvent de déjeuner. Le jouvenceau montre la plénitude de sa passion et laisse deviner des demandes pressantes, tandis que la femme, une personne dans les trente ans, fait la mijaurée devant lui et se tient sur la réserve, pour le mieux captiver.

On ne pouvait reprocher à Manet, devant cette scène, comme on l'avait fait devant d'autres, de peindre des gens dans des attitudes «incompréhensibles», ne se livrant à aucune action déterminée. Les amoureux du Père Lathuille jouaient si bien leur rôle, qu'on les comprenait à première vue. Manet, qui peignait la vie en la serrant toujours de près, pouvait trouver des motifs diversifiés à l'infini, parce que la vie est ainsi diversifiée. Aux scènes où les personnages simplement juxtaposés étaient tenus inactifs, telles que les yeux en rencontrent partout, il savait en faire succéder d'autres, où ils s'appliquaient à des actions caractéristiques. Il avait, du reste, dans le cas actuel, obtenu son effet par des moyens décisifs quoique très simples. Le jeune homme, dans sa franchise, vu de face, montre par l'animation de ses traits la passion qui le possède, tandis que se dissimulant presque et ne se présentant que d'un profil effacé, la femme révèle d'autant mieux sa pruderie affectée et sa réserve hypocrite.

Chez le Père Lathuille est peut-être de tous les tableaux de Manet celui qui laisse le mieux voir les particularités de la peinture en plein air. L'ensemble est tout entier maintenu dans la lumière. Les plans sont établis et les contours obtenus sans oppositions et sans contraste. Les parties qu'on voudrait dire dans l'ombre sont élevées à une telle intensité de clarté et de coloration, qu'elles ne se différencient presque pas de celles que la lumière frappe directement.

L'autre tableau, le Portrait de M. Antonin Proust, avait été peint dans l'atelier et dans les tons sobres. L'original debout, de grandeur naturelle, arrêté aux genoux, est vêtu d'une redingote et coiffé d'un chapeau à haute forme, une main appuyée sur une canne, l'autre posée sur la hanche. C'est un morceau très ferme. La redingote boutonnée serre bien le personnage; on sent réellement l'existence du corps. Manet, lié d'amitié depuis le collège avec son modèle, l'avait peint de manière à révéler tout son caractère. En lui donnant la gravité de l'âge et de l'homme politique, il lui avait laissé la désinvolture et l'aisance de l'homme du monde et même encore avait su indiquer en lui l'élégant cavalier et le conquérant des débuts et de la jeunesse.

En 1881, Manet envoya au Salon le Portrait de M. Pertuiset, le chasseur de lions, peint en plein air, et le Portrait de M. Henri Rochefort, peint dans l'atelier.

Il avait choisi Pertuiset pour lui servir de modèle dans un plein air d'ordre particulier. Les Impressionnistes, avec leur système de travailler tout le temps devant la nature, étaient arrivés à en saisir les multiples aspects et à fixer ainsi sur la toile des effets inattendus. Ils avaient, par exemple, reconnu que l'hiver, au soleil, les ombres portées sur la neige peuvent être bleues et ils avaient peint de telles ombres bleues. Ils avaient encore découvert que, l'été, la lumière sous les arbres colore les terrains de tons violets et ils avaient peint des terrains sous bois violets. Renoir avait en particulier peint un bal à Montmartre, sous le titre de Moulin de la galette, et une Balançoire, où des personnages sont placés sous des arbres éclairés par le soleil. Il avait fait tomber sur eux des plaques de lumière à travers le feuillage, en colorant toute sa toile d'un ton général violet. Les tableaux peints en 1876 avaient été montrés en 1877, à l'exposition des Impressionnistes, rue Le Peletier.

Cette nouveauté d'ombres bleues et violettes avait excité une indignation générale. Personne ne s'était sérieusement demandé si, lorsqu'il fait soleil, les ombres sur la neige et sous le feuillage pouvaient apparaître réellement colorées, telles que les Impressionnistes les représentaient. Il suffisait que les effets montrés n'eussent pas encore été vus, pour que l'esprit de routine amenât les spectateurs à se soulever violemment. Mais Manet, pour qui les Impressionnistes restaient de vieux amis, qui s'intéressait à toutes leurs tentatives, avait été frappé par leur manière hardie de peindre les ombres en plein air colorées. Il était allé regarder en particulier les reflets que le soleil donne sous le feuillage et, ayant trouvé qu'en effet les ombres prennent alors des tons où le violet prédomine, l'envie lui vint d'exécuter lui-même un tableau dans ces données.

Il fit poser Pertuiset en l'été de 1880, sous les arbres de l'Elysée des Beaux-Arts, boulevard de Clichy. La lumière tamisée donne bien en effet une ombre violette générale, qui recouvre le terrain et enveloppe le modèle. Pertuiset était un chasseur émérite. Il avait été l'ami de Jules Gérard, célèbre sous le second empire, comme le Tueur de lions, et avait en partie hérité de sa renommée, pour avoir tué lui-même plusieurs lions. Manet a eu l'idée de le placer un genou en terre, comme à l'affût, la carabine à la main. C'est là une pose de pure fantaisie, qui lui a été suggérée par la qualité de chasseur du modèle, mais il ne faudrait pas en inférer qu'il ait voulu représenter une chasse au lion. S'il eût eu pareille intention, d'après son système de ne peindre que des scènes vues, il eût dû se transporter en Algérie, dans une région fréquentée par des lions, et y placer son modèle, ce qui n'était vraiment pas le cas, puisqu'il se contentait de le mettre au milieu d'un jardin parisien.

A la fantaisie de montrer la pose d'un chasseur à l'affût, Manet avait ajouté celle de peindre au second plan une peau de lion, pour obtenir un ton tranchant sur l'uniformité du terrain. On a cru qu'il avait voulu figurer ainsi un lion, que Pertuiset eût été censé avoir tué sur le lieu même. Il n'en était rien. Son intention n'avait point été de représenter une vraie carcasse de lion. Il avait simplement peint la peau d'un lion, que Pertuiset avait tué près de Bône et qu'il conservait dans son appartement, étendue sur le parquet. Mais le tableau au Salon, avec son ton général violet, son chasseur à l'affût et la peau de lion par derrière, excita la bonne mesure de railleries qui attendait généralement les œuvres de Manet. Comme d'habitude on n'eut point d'yeux pour le mérite intrinsèque de la peinture, on ne vit que l'originalité et la fantaisie auxquelles l'artiste s'était laissé aller, et qui cette fois encore dépassaient la compréhension du public.

Manet avait demandé à Henri Rochefort de le peindre, attiré par le caractère de sa physionomie. Le portrait de Rochefort est un buste, avec la tête de profil, un peu retournée, et les bras croisés. C'est un morceau puissant, de nature à plaire à un connaisseur. Manet qui ne l'avait exécuté que mû par un sentiment artistique, sans penser à en tirer profit, l'offrit à l'original, et il eût été heureux de le lui voir accepter. Mais Rochefort, qui n'a jamais aimé que la peinture sèche et léchée, le trouvait déplaisant. Il n'en voulut pas et le refusa. Quelque temps après, Manet le comprit dans un lot de toiles vendu à M. Faure.

Les tableaux exposés en 1881 n'avaient pas eu en somme plus de succès que ceux des précédents Salons. Cependant ils étaient cause d'une chose extraordinaire, ils procuraient à leur auteur une récompense officielle, ils lui obtenaient une médaille du jury. Cet octroi d'une médaille, faveur banale en elle-même, puisque chaque année elle se répétait au profit de peintres quelconques, devenait cependant, dans la circonstance, un notable événement. Manet tant de fois repoussé des Salons, écarté soigneusement des Expositions universelles et, par là, désigné à l'animadversion des artistes, comme un homme de pernicieux exemple, recevait tout à coup une récompense; mais le fait en lui-même montrait un tel renversement de conduite et d'opinion, qu'on sentait tout de suite qu'un changement profond avait dû s'accomplir quelque part. Il en était bien réellement ainsi et cette simple médaille marquait que les aspirations nouvelles, longtemps comprimées, venaient enfin de prévaloir et de se manifester avec éclat.

Pour se rendre compte de l'évolution qui se produisait, il faut connaître le régime auquel le Salon était traditionnellement soumis et les règles données à la composition des jurys. Le Salon, comme ancienne institution, remontant jusqu'au XVIIe siècle, avait acquis un prestige très grand. Depuis, une société dissidente des Beaux-Arts s'est formée, l'habitude d'expositions particulières s'est généralisée, qui lui ont enlevé une partie de son importance, mais du temps de Manet, il jouissait toujours, avec son monopole, de la pleine faveur. Avoir la faculté de s'y produire devenait pour un artiste une question vitale. Là seulement il pouvait se promettre d'attirer d'abord l'attention, puis, s'il était parmi les heureux, d'obtenir la renommée, la gloire et enfin, par elles, la richesse et les honneurs. Or, d'après l'organisation en vigueur, le jury était le maître du Salon. Il décidait, avant l'ouverture, quels seraient les admis et les refusés, puis après, il décernait les récompenses, et elles étaient ainsi combinées, qu'elles établissaient comme des grades et fixaient le rang des artistes. En premier lieu, par l'octroi de mentions honorables et de médailles, on tirait les sujets choisis de la plèbe artistique et du milieu des débutants, pour les signaler à l'attention; puis les médailles élevaient à un certain moment leurs possesseurs à la position de Hors concours, c'est-à-dire que leurs œuvres, soustraites à l'examen du jury, étaient désormais admises sans refus possible au Salon. Dans ces conditions les Hors concours formaient comme une compagnie de privilégiés, avec des droits supérieurs à ceux des autres artistes. En outre, les médaillés et surtout les Hors concours étaient gratifiés de décorations par le gouvernement. Or les médailles et les croix de la Légion d'honneur entraînaient une telle présomption de talent, que les peintres qui les obtenaient acquéraient la faveur de la clientèle riche, pour vendre leurs tableaux, et le monopole des commandes officielles. De telle sorte qu'entre les gens favorisés par les jurys et les autres, il y avait la différence de condition existant entre les hommes qui se voient ouvrir les chemins de la fortune et ceux qui se les voient barrés et obstrués.

Si les jurys se fussent montrés impartiaux, enclins à aider les hommes d'initiative, l'immense pouvoir qu'ils possédaient eût pu passer sans soulever de protestations et exciter la haine, mais ils étaient loin d'exercer leurs droits dans un esprit de tolérance et d'impartialité. Ils se conduisaient au contraire en maîtres injustes, jaloux d'imposer une certaine esthétique, aux dépens de toute autre, et de maintenir la tradition avec rigueur. Sous la monarchie de Juillet, le jury avait été réglementairement formé par les membres de l'Institut, c'est-à-dire tout entier composé de peintres de la tradition, parvenus aux honneurs, pleins de leur importance, qui regardaient dédaigneusement ces nouveaux venus prétendant s'écarter des voies battues et méconnaître leurs règles. Dans ces conditions les artistes, pendant la première moitié du siècle, se sont trouvés former deux peuples: d'un côté les peintres de la tradition, imbus des bons principes, admis à plaisir aux Salons, y recevant médailles, décorations, puis monopolisant les commandes officielles, et de l'autre côté les novateurs, les indépendants, traités en révoltés, qui voient se fermer les Salons ou qui, si on les leur ouvre, ne reçoivent ni honneurs ni récompenses.

Sous la monarchie de Juillet, les Salons s'étaient donc fermés à tous les artistes originaux successivement: Rousseau, Decamps, Courbet. Cette partialité pour l'école traditionnelle, cette détermination de méconnaître toute manifestation d'art nouvelle, avaient amassé de telles haines qu'à la révolution de 1848 l'Institut fut dépouillé de sa vieille prérogative, et cette année-là vit un Salon sans jury, où tous les tableaux présentés furent admis indistinctement. L'absence totale de contrôle parut cependant excessive et, en 1849 et en 1850, les Salons connurent des jurys nommés par le suffrage de tous les artistes exposants. L'Empire survenu jugea ce système trop libéral. Un nouveau régime fut inauguré qui, avec des modifications de détail, devait durer tout le temps de l'Empire et après cela se perpétuer sons la troisième République. Les jurys furent composés, pour la plus grande part, d'artistes élus par les exposants, mais par les seuls exposants médaillés ou hors concours, et, pour l'autre part, de membres désignés pur l'administration des Beaux-Arts. C'est à de tels jurys que Manet devait d'être refusé aux Salons et exclu des Expositions universelles.

Les jurys nommés pour une part par les artistes récompensés, et pour l'autre par l'administration, avaient fini par soulever le même reproche qu'avait autrefois fait naître le jury de l'Institut. Sous une forme moins violente, ils se montraient au fond pénétrés du même esprit de partialité pour l'école de la tradition. Ils continuaient à ouvrir de préférence les portes du Salon à ces élèves qui répétaient leur manière. L'addition, aux membres du jury nommés par les artistes médaillés ou hors concours, de ces membres choisis par l'administration, n'apportait aucun élément d'indépendance d'esprit et de sympathie pour les novateurs, car l'administration des Beaux-Arts a presque toujours été un centre de routine et d'absolue médiocrité de jugement artistique. Les artistes indépendants, les novateurs, les hommes à l'écart des ateliers en vogue, d'ailleurs de plus en plus nombreux et soutenus au dehors par une élite grossissante de connaisseurs et de critiques, se voyaient donc toujours sacrifiés aux Salons. A la fin, il s'était formé un esprit de révolte contre la composition du jury, contre sa manière partiale de distribuer les récompenses, et enfin contre le système même de hiérarchie établi par les récompenses entre les artistes. L'hostilité contre le jury et la pratique des récompenses abaissait graduellement le prestige des Salons. Il devait plus tard en résulter une scission parmi les artistes, amenant la création d'une Société dissidente des Beaux-Arts, qui abolirait dans son sein toute récompense, et par la coutume, chez un grand nombre d'autres artistes, de se tenir à l'écart des Salons, pour se contenter de paraître dans des expositions particulières. Mais avant que le soulèvement des indépendants n'eût produit ces extrêmes résultats, il avait été assez puissant pour amener la transformation du Salon.

Le Salon, depuis sa création par Colbert sous Louis XIV, était resté une institution d'État, placée sous le contrôle du gouvernement et en recevant sa loi. En 1881, l'État fit abandon de ses droits traditionnels. Les artistes réunis constituèrent légalement une société, qui hérita sur les Salons de l'autorité à laquelle l'État renonçait. La première conséquence du changement devait être d'éliminer des jurys cette part de membres nommée par l'administration des Beaux-Arts, qui s'y était trouvée si longtemps. Mais le mécontentement soulevé par la conduite des jurys, nommés en partie par l'administration et en partie par les artistes privilégiés, était devenu tel qu'en 1881 les artistes, qui allaient être délivrés des membres du jury nommés par l'administration, voulurent aussi se délivrer des autres, élus par le suffrage restreint des privilégiés. Le nouveau règlement, inauguré en 1881 par la Société des artistes français se constituant, porta que le jury des Salons serait entièrement formé de membres nommés par le suffrage de tous les exposants sans distinction. Les artistes en société reprenaient donc le système libéral d'élection du jury, appliqué par la seconde République aux Salons de 1849 et de 1850.

Le jury du Salon de 1881, élu par le suffrage de tous les exposants, se trouva tout autre que les précédents. Les indépendants, les jeunes, qui, avec l'ancien système, n'avaient pu se faire élire qu'exceptionnellement, s'y voyaient maintenant en nombre et le jury, au lieu d'appartenir sans conteste, comme les précédents, aux partisans de la tradition, fut divisé en deux partis de force à peu près égale.

Les indépendants, les jeunes, voulurent tout de suite se compter, faire essai de leur force, marquer par une action d'éclat leur rupture d'avec les anciens errements, et pour cela, l'acte le plus significatif qu'il pussent faire était de comprendre Manet parmi les récompensés. Ils résolurent donc de lui donner une seconde médaille. Ils crurent prudent de ne pas aller jusqu'à une première médaille, ce qui eût accru l'opposition à prévoir sans avantage décisif; car Manet ayant déjà été récompensé une première fois en 1861, par une mention honorable, une deuxième récompense, qu'elle fût sous la forme d'une seconde ou d'une première médaille, avait le même résultat de le placer parmi les Hors concours, c'est-à-dire parmi ces privilégiés qui voyaient leurs œuvres admises de droit aux Salons, sans subir l'examen des jurys. Or, pour ceux qui voulaient faire une manifestation sur le nom de Manet, le grand point était précisément de le sortir de l'état de paria, où on l'avait tenu si longtemps, en le laissant sous le coup de la menace perpétuelle d'exclusion du Salon, pour l'élever à la position privilégiée de Hors concours. Ce résultat obtenu, la question de savoir sous quelle forme il l'avait été devenait secondaire.

La coutume pour le jury était de passer d'abord à travers les salles et, là, de faire un premier choix devant les tableaux mêmes, des peintres, parmi lesquels on prendrait ensuite ceux qui, au vote définitif, recevraient des récompenses. Lorsque le jury fut parvenu devant le Portrait de Pertuiset, une discussion violente s'engagea, entre ces membres qui voulaient le comprendre parmi les tableaux capables d'obtenir une médaille à leur auteur, et les autres déterminés à l'exclure. Au cours de la discussion Cabanel, le président du jury, qui appartenait au parti de la tradition, d'ailleurs homme de bonne foi et d'idées libérales, se laissa aller à dire: «Messieurs, il n'y en a peut-être pas quatre ici, parmi nous, qui pourraient peindre une tête comme celle-là.» Il montrait ainsi son bon jugement, car Manet s'était appliqué sur la tête de Pertuiset, pour la bien mettre dans l'air et la faire entrer dans le chapeau qui la coiffait. A la désignation préliminaire, la majorité des voix n'était pas requise, il ne fallait obtenir que le tiers à peu près, et le Portrait de Pertuiset recueillit plus que le nombre de suffrages voulus pour être accepté. Lorsque le moment du choix définitif arriva, pour lequel il fallait alors la majorité absolue des voix, les partisans de Manet s'étant comptés ne parvenaient pas à l'emporter sur l'autre parti, dont l'opposition persistait acharnée; il leur manquait une ou deux voix. Ce fut Gervex, au dernier moment, qui obtint le déplacement indispensable, en décidant Vollon et de Neuville, qui s'y étaient jusque-là refusés, à donner leur vote. Cabanel malgré sa louange relative, demeuré avec ses amis les peintres de la tradition, avait voté contre.

L'octroi à Manet d'une médaille fit grand bruit, et amena au dehors, parmi les artistes, une division analogue à celle dont il avait été cause au jury du Salon. Les indépendants, les jeunes gens d'esprit émancipé, témoignèrent de leur approbation, tandis que les hommes restés fidèles aux traditions, les élèves soumis aux maîtres dans les ateliers, s'indignèrent. Parmi ces derniers, on rédigea une protestation violente où, après avoir cité les noms des membres du jury favorables à Manet, on invitait les artistes à se souvenir d'eux, pour ne plus jamais les renommer. Les membres qui avaient voté la médaille étaient au nombre de dix-sept: Bin, Cazin, Carolus-Duran, Duez, Feyen-Perrin, Gervex, Guillaumet, Guillemet, Henner, Lalanne, Lansyer, Lavieille, Em. Lévy, de Neuville, Roll, Vollon, Vuillefroy.

La récompense décernée à Manet était une protestation contre les anciens errements des jurys, et tout le monde, au dehors, lui avait attribué ce caractère; mais cependant, parmi les membres du jury qui l'avaient accordée, plusieurs avaient agi sans esprit de protestation, mus par la seule idée de justice. Tous, en définitive, s'étaient trouvés de l'opinion que Manet était un homme dont le talent et l'apport méritaient d'être reconnus. A l'encontre du dédain que le public, la presse en général, et les vieux peintres attachés à la tradition, persistaient à lui manifester, ceux qui savaient observer devaient reconnaître que son action sur les jeunes artistes était, en réalité, énorme. Ce n'était plus, il est vrai, cette influence immédiate exercée sur le groupe des audacieux devenus les Impressionnistes. La pénétration, en étant moins éclatante, atteignait cependant les mieux doués de la nouvelle génération. On savait par exemple qu'à la vue des œuvres de Manet, un des artistes les plus réputés parmi les jeunes, Bastien-Lepage, délaissant l'art traditionnel, s'était mis à peindre des scènes contemporaines. On pouvait reconnaître que semblable évolution, due à la même influence, s'opérait sous des formes diverses, chez la plupart des autres jeunes gens, qui s'adonnaient à peindre, dans la manière de plus en plus claire, des scènes prises de plus en plus à la vie réelle.

Pendant que le public et la presse revenaient chaque année au Salon se livrer à leurs appréciations sans suite et à leurs critiques d'occasion, les hommes capables de porter des jugements d'ensemble ne pouvaient s'empêcher de voir que la peinture presque entière suivait le mouvement inauguré par Manet. Si on eût pu placer côte à côte, pour être vus simultanément, le Salon de 1861 où il débutait et celui de 1881, tout le monde eût constaté, avec stupéfaction, la profonde transformation qui s'était opérée. On eût vu que le procédé traditionnel d'association de l'ombre et de la lumière d'après des règles fixes, qu'il avait d'abord répudié, pour peindre en tons clairs juxtaposés, était maintenant plus ou moins abandonné par les jeunes artistes, qui peignaient eux aussi en clair. On eût vu que le réalisme, la peinture du monde vivant, qui avait soulevé une telle horreur, se produisant d'abord avec lui, était devenu d'une pratique générale. On eût vu que le prétendu grand art traditionnel de la peinture d'histoire, de la mythologie et du nu soi-disant idéalisé, qu'il avait d'abord délaissé, était maintenant presque entièrement ignoré et ne restait plus cultivé que par les anciens, attachés aux errements de leur jeunesse. En vingt ans, procédés, sujets, esthétique, s'étaient transformés.

Certes de tels mouvements d'ensemble ne sauraient avoir pour cause l'action individuelle d'un seul; ils viennent de besoins profonds et nouveaux, arrivant à se manifester d'une façon générale. Mais quelle que fût la profondeur du mouvement et quelqu'inéluctable qu'on veuille le juger, Manet en avait été l'initiateur, il avait été celui qui découvre la voie inexplorée et s'y engage le premier à ses risques et périls, sans esprit de retour. Les peintres de la tradition, qui se refusaient à innover, avaient tout de suite et justement reconnu en lui leur ennemi; ils avaient tout fait pour l'étouffer et le déconsidérer. Aussi, maintenant que les jeunes artistes, soustraits aux vieilles pratiques et favorisés par les changements accomplis, arrivaient à leur tour à l'influence et au pouvoir dans les jurys, c'était de leur part un acte de simple justice que de tirer Manet de la position de réprouvé, où les autres s'étaient appliqués à le maintenir.

Une fois qu'un artiste était parvenu au rang de Hors concours, il était comme de règle que le gouvernement lui conférât la décoration de la Légion d'honneur. Cette distinction, dans de telles circonstances, semblait toute naturelle et on ne connaissait point de cas où elle eût été blâmée. Mais Manet était tellement à part, les deux partis qui se combattaient sur son nom étaient si irréductibles, que lorsqu'au nouvel an de 1882, M. Antonin Proust, ministre des Arts, vint le décorer, l'acte étonna, fut jugé audacieux et souleva, dans le parti de la tradition, le même mécontentement qu'avait suscité l'octroi de la médaille elle-même. M. Antonin Proust, pour décerner la décoration à Manet, avait commencé par se mettre à couvert des observations à prévoir de ses collègues, en s'entendant avec le chef du cabinet, Gambetta, aussi un ami de Manet, et en ne laissant par ailleurs rien transpirer de ses intentions. L'habitude, pour chaque ministre, était cependant de communiquer les promotions qu'il se proposait de faire au Conseil des ministres, et lorsque M. Antonin Proust vint lire sa liste, M. Grévy, le président de la République, prétendit mettre son veto en disant: «Ah! Manet, non.» Mais Gambetta, avec l'autorité qui lui appartenait, répondit: «Il est bien entendu, Monsieur le Président, que chaque ministre garde le droit de désigner les titulaires, dans la Légion d'honneur, des croix attribuées à son ministère, et que le président de la République ne fait que contresigner.» M. Grévy dut se rendre à cette sorte de rebuffade, et ces ministres qui désapprouvaient, eux aussi, la mesure, n'osèrent hasarder d'observations.

Manet éprouva une grande satisfaction des récompenses qui lui étaient enfin décernées et qui, banales en elles-mêmes, acquéraient des circonstances une valeur exceptionnelle. Cet homme, que depuis si longtemps le public, la presse et la caricature foulaient aux pieds et traînaient dans la boue, que les peintres en renom, chargés de décorations et d'honneurs, affectaient de tenir à distance, entrait enfin dans le cercle des privilégiés et des artistes mis à un rang honoré. La séparation qu'on avait prétendu maintenir d'avec lui s'était abaissée. Et puis! cette médaille donnée par les jeunes, après tant de refus et d'expulsions de la part des autres, montrait qu'il avait été pris des deux parts comme l'initiateur d'un art sur lequel on s'était divisé et combattu. La médaille faisait présager le triomphe de l'esthétique qu'il avait inaugurée, sur celle de la tradition qu'il avait délaissée. Il était enfin reconnu; il voyait se produire cette appréciation de ses œuvres toujours attendue, qui jusqu'alors l'avait fui, mais qui maintenant commençait à lui venir, d'une manière certaine. Il était incapable de feinte, aussi laissa-t-il voir autour de lui le plaisir que lui causaient les témoignages d'approbation qu'on lui donnait enfin. Avec sa politesse coutumière, il tint à porter ses remerciements aux membres du jury qui s'étaient déclarés en sa faveur, il leur fit à chacun une visite.

Manet se trouvait donc parmi les récompensés au Salon de 1882. Sur les cadres de ses tableaux se voyait l'écriteau, signe de respectabilité, Hors Concours. Cela changeait évidemment sa situation auprès du public. Aussi ne se permettait-on plus de le railler avec le sans-gêne d'autrefois. D'ailleurs, l'accoutumance venue avec les années, on avait fini par trouver naturelles chez lui les particularités qui d'abord avaient paru intolérables. Mais quoique le public fût ainsi amené à ne plus se soulever devant ses œuvres, il était encore loin de les comprendre et de les goûter. Leur originalité les tenait toujours méconnues. Lorsque les masses populaires ont formé certains jugements, elles en restent ensuite indéfiniment pénétrées, les changements ne surviennent chez elles qu'après un long temps, ou même ne se produisent qu'après l'arrivée de nouvelles générations. Si le public, au Salon de 1882, ne témoignait plus à Manet le même mépris, si la presse et la critique n'osaient plus se conduire envers lui en pédagogues, venant lui enseigner les règles de son art, public, presse et critique, n'appréciaient guère plus qu'autrefois ses tableaux, et son principal envoi de l'année offrait un motif qu'on cherchait comme d'habitude à s'expliquer.

C'était: Un bar aux Folies-Bergère. Au centre, vue de face, se dressait la fille tenant le bar. Une glace par derrière la représentait en conversation avec un monsieur, qui n'apparaissait, lui, que reflété. C'est cette particularité de la glace, renvoyant l'image des personnages et des objets, qui faisait déclarer l'arrangement incompréhensible. Et puis cette fille ne se livrait encore à aucun acte déterminé qui pût amuser. Elle n'était sur la toile que pour y être telle quelle, dans l'attente du chaland. Il l'avait peinte de cette manière déjà appliquée à des créatures du même ordre, en lui laissant son œil vague et sa figure placide. Le bar sur lequel reposent les produits destinés aux consommateurs lui avait permis d'introduire une de ces natures mortes qu'il aimait. Il s'était plu à placer là, cote à côte, des flacons, des bouteilles de liqueur, des fruits variés, choisis de telle sorte qu'ils lui offrissent les tons les plus vifs et les plus opposés. Il les a peints en pleine lumière, en les harmonisant cependant, et en les faisant entrer dans une même gamme d'ensemble.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
31 июля 2017
Объем:
210 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают

Новинка
Черновик
4,9
149