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Читать книгу: «Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre», страница 5

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En 1867 et 1868, il peignit l'Exécution de Maximilien qui, avec les généraux Méjia et Miramon, avait été fusillé à Queretaro, au Mexique, le 19 juin 1867. Cette composition de grande dimension tient une place importante dans son œuvre. Elle est unique en son genre. Elle est la seule qui donne une scène peinte sans avoir été vue. Elle constitue presque une création de cet ordre, auquel Manet avait voué une si grande aversion dans l'atelier de Couture, la peinture d'histoire. L'arrangement l'occupa pendant des mois. Il s'enquit d'abord des circonstances et des détails du drame. C'est ainsi que, selon ce qui a réellement eu lieu, les trois fusillés sont placés à une distance exceptionnellement rapprochée du peloton d'exécution. Lorsqu'il se crut sûr de son effet, il se mit à peindre le tableau, en faisant poser une escouade de soldats, qu'on lui prêta d'une caserne, pour représenter le peloton d'exécution. Il fit aussi poser deux de ses amis, en transformant cependant leurs visages, pour figurer les généraux Méjia et Miramon. La tête de Maximilien seule a été peinte d'une manière conventionnelle, d'après une photographie. Une première composition et même une seconde ne lui ayant pas paru conformes aux renseignements précis qu'il avait fini par recueillir, il repeignit l'œuvre une troisième fois, sous une forme arrêtée et définitive.

Dans ce même atelier de la rue Guyot, il peignit encore mon portrait, en 1868. J'eus ainsi l'occasion de saisir sur le fait les propensions et les habitudes qui le guidaient dans son travail. Le petit portrait devait représenter l'original debout, la main gauche placée dans la poche du gilet, la droite appuyée sur une canne. Le costume est un «complet» gris, se détachant sur fond gris. Le tableau était donc tout entier dans les gris. Mais lorsqu'il eut été peint, que je le considérais comme terminé d'une manière heureuse, je vis cependant que Manet n'en n'était pas satisfait. Il cherchait à y ajouter quelque chose. Un jour que je revins, il me fit remettre dans la pose où il m'avait d'abord tenu, et plaça près de moi un tabouret, qu'il se mit à peindre, avec son dessus d'étoffe couleur grenat. Puis il eut l'idée de prendre un volume broché, qu'il jeta sous le tabouret et peignit de sa couleur vert clair. Il plaça encore, par-dessus le tabouret, un plateau de laque avec une carafe, un verre et un couteau. Tous ces objets constituèrent une addition de nature morte, de tons variés, dans un angle du tableau, qui n'avait aucunement été prévue et que je n'avais pu soupçonner. Mais après il ajouta un objet encore plus inattendu, un citron sur le verre du petit plateau.

Je l'avais regardé faire ces additions successives assez étonné, lorsque me demandant quelle en pouvait être la cause, je compris que j'avais en exercice, devant moi, sa manière instinctive et comme organique de voir et de sentir. Évidemment, le tableau tout entier gris et monochrome ne lui plaisait pas. Il lui manquait les couleurs, qui pussent contenter son œil, et ne les ayant pas mises d'abord, il les avait ajoutées ensuite sous la forme de nature morte. Ainsi cette pratique des tons clairs juxtaposés, des «taches» lumineuses qu'on lui reprochait comme un «bariolage», qu'on l'accusait d'avoir adoptée délibérément pour se distinguer quand même de tous les autres, était, dans les profondeurs de l'être, l'instinct le plus franc, la manière la plus naturelle de sentir. Mon portrait n'avait été fait que pour lui et pour moi, je n'avais aucune idée de l'exposer et, en le peignant tel qu'il l'avait successivement complété, je puis certifier qu'il n'avait pensé qu'à se satisfaire lui-même, sans aucun souci de ce qu'on pourrait en dire.

En examinant depuis ses tableaux, à la lueur que le complément apporté à mon portrait m'avait donnée, j'ai retrouvé partout cette même pratique d'addition de parties claires, où il surélève, pour ainsi dire, la note du coloris, à l'aide de quelques tons tranchés et à part des autres. C'est ainsi que dans le Déjeuner sur l'herbe, se trouvent répandus sur le sol les accessoires multicolores. C'est ainsi que dans l'Olympia, il a mis le gros bouquet de fleurs variées et le chat noir contre les blancs du lit. C'est ainsi que dans son tableau l'Artiste, conçu précisément dans une note générale grise, comme mon petit portrait, il a peint, par derrière le personnage debout, un chien dons les tons clairs et en lumière. Par là s'explique son goût pour les natures mortes, qu'il place, comme accessoires ou comme fond, dans des œuvres où il semble que d'autres n'eussent point pensé à les mettre: dans le Portrait d'Émile Zola, dans le Déjeuner, dans le Bar aux Folies-Bergère. Elles lui offraient le moyen d'introduire ces juxtapositions de couleurs vives, qui étaient la joie de son œil. De même dans le Balcon, le balcon vert au premier plan, et, dans l'Argenteuil, le bleu éclatant du fond, lui fournissent l'occasion qu'il recherche, d'avoir une note surélevée de couleur, venant se superposer à la gamme déjà claire de l'ensemble.

On comprend dès lors l'opposition que ses œuvres devaient rencontrer. Elles révélaient une pratique diamétralement opposée à celle que les autres suivaient, enseignée et recommandée dans les ateliers. Les autres atténuaient l'éclat du coloris, fondaient les tons, enveloppaient les contours d'ombre. Lui supprimait les ombres, mettait tout en clair, juxtaposait les tons tranchés et, par-dessus l'ensemble, plaçait encore quelque note accentuée de couleur. L'habitude de Manet, en exécutant une œuvre, était donc d'aller, dans une voie ascensionnelle, vers le coloris de plus en plus éclatant et les tons de plus en plus clairs. Mais il y avait si bien là le jeu d'une propension naturelle, que ce qu'il faisait dans les cas particuliers, il l'a fait, d'ensemble, à travers le temps. L'effort qui apparaît dans chaque tableau pour y mettre plus de clarté s'est retrouvé dans le développement graduel de l'œuvre. On y reconnaît la volonté constante d'obtenir un surcroît de clarté; ce qu'il a en effet réalisé, puisque des débuts à la fin, ses productions rangées chronologiquement laissent voir une marche ininterrompue vers un éclat de plus en plus grand et une lumière de plus en plus vive.

S'il avait rejeté la manière traditionnelle de distribuer l'ombre et la lumière, pour suivre un système de coloris propre, il agissait avec la même indépendance en procédant à la facture du tableau. Il se comportait alors avec une telle hardiesse, qu'on peut dire qu'il entrait dans son travail une grande part d'impulsion et qu'il ne connaissait point le métier fixe. Les peintres, en général, ont leur chemin tracé. Les sujets qu'ils abordent sont strictement définis. Ils en écartent ce qui sort des limites marquées. Ils peignent dans leurs ateliers, où l'arrangement des lumières leur est connu. Ils savent quelle pose ils donneront à leurs modèles ou, s'ils se permettent un arrangement nouveau, ils en scrutent d'abord les parties par des dessins ou des études, de manière à s'assurer que les difficultés ne seront pas trop grandes ou, s'ils en découvrent de telles, de manière à les éliminer. Ainsi précautionnés, ils se mettent à l'œuvre et, comme ils ont d'ailleurs pour la plupart un métier convenable et une pratique transmise, ils exécutent sans difficulté et font l'admiration de ceux qui les regardent peindre, à coup sûr et avec une réussite certaine.

Manet lui, n'avait pas de cercle circonscrit, il peignait indifféremment tout ce que les yeux peuvent voir: les êtres humains sous tous les aspects, dans les arrangements les plus divers, le paysage, les marines, les natures mortes, les fleurs, les animaux, en plein air ou dans l'atelier. Variant sans cesse, il ne se tenait point à un sujet une fois réussi pour le répéter. L'innovation, la recherche perpétuelle formaient le fond de son esthétique. Son moyen principal était la peinture à l'huile, mais il usait aussi de l'aquarelle, du crayon, de la plume, du pastel et, comme graveur, de l'eau-forte et de la lithographie.

Avec ce système de tout peindre, d'employer les procédés les plus divers, de ne point répéter une œuvre une fois faite, il ne connaissait pas, lui, les facilités du chemin battu. Il ne pouvait arriver à l'exécution semblable et se maintenir dans la régulière tenue. Pour donner une idée de sa manière hardie opposée à celles des autres, il faut le comparer à ce cavalier qui, dans la chasse à courre, se jette à travers champs, aborde, pour les sauter, tous les obstacles, haies, murs, rivières et précipices, pendant que les autres se limitent prudemment à sauter les moindres et, ensuite, passent par les barrières ouvertes et finissent sur la grand'route. Évidemment le premier cavalier, en arrivant au but, pourra avoir son chapeau bosselé, ses habits foulés, il se sera éclaboussé au saut des rivières, peut-être même aura-t-il vidé un instant les étriers, pendant que les autres demeureront corrects, sans avoir subi de déconvenue. Mais c'est celui qui s'est lancé à travers champs qui est le grand cavalier, et c'était Manet qui, avec son système d'aborder n'importe où, n'importe comment, n'importe quel sujet, était, parmi les autres, le véritable, le grand artiste.

C'est ce que ne savaient point reconnaître le public et la plupart des critiques qui, gardant leur admiration pour les peintres sages de la tradition, ne voyaient en Manet qu'un artiste sans méthode et déréglé. Un des critiques célèbres du temps, Albert Wolff, le chroniqueur du Figaro, entretenait, en particulier, de telles pensées et il lui arriva, à quelques années du moment où nous sommes, un accident qui peut servir à montrer avec quelle légèreté et quelle incompétence les journalistes formaient leurs jugements.

Wolff passait son temps, comme tant d'autres, à recommander à l'admiration publique de ces médiocres, qui n'ont rien laissé et dont le nom est déjà oublié, et alors que, par fortune, il rencontrait en Manet l'homme si rare qui crée et qui invente, il n'avait pour lui que du dédain. Ayant cependant fait sa connaissance, il était allé le voir dans son atelier. Manet lui avait proposé de peindre son portrait. Il avait accepté. Manet l'avait alors fait asseoir comme à la renverse, dans un fauteuil recourbé, à balançoire. La pose offrait des difficultés d'exécution à prévoir, entraînant à des longueurs qui eussent peut-être porté d'autres à l'écarter. Mais Manet n'éprouvait jamais de tels soucis. Après avoir conçu un arrangement quel qu'il fût, il se mettait à l'œuvre. Il avait donc commencé à peindre Wolff et, selon sa manière hardie d'attaquer le morceau, il avait jeté par places sur la toile les plaques et les taches de couleur, pour revenir de nouveau sur chaque partie et, par additions successives, mener l'ensemble au point d'achèvement qu'il jugerait convenable. Mais Wolff n'avait probablement jamais vu peindre de la sorte et comme à la troisième ou quatrième séance le portrait, loin d'être achevé, conservait de ces parties tout juste indiquées, il exprima à ses amis, par la ville, son étonnement que Manet, qu'il avait cru devoir produire ses œuvres avec facilité, de premier jet, fût, au contraire, un homme qui tâtonnait et auquel l'achèvement d'un tableau demandait beaucoup de temps. Ce n'était donc, comme il l'avait toujours pensé, qu'un artiste fort incomplet, ignorant, à vrai dire, son métier.

Manet auquel ces propos furent rapportés en fut très mécontent. Le portrait ne fut point continué. Retrouvé après la mort de Manet dans l'atelier, il fut remis par la famille à Wolff. Il subsiste, il a fait partie de la vente de Wolff après décès. Il est en effet inachevé et, par places, n'est qu'indiqué. Mais tel quel, il révèle le maître. Seul un homme connaissant toutes les ressources de son art a pu mettre ainsi, du premier jet, toutes les parties à leur place et fixer, dès l'état d'esquisse, une tête aussi vivante et aussi superbe d'expression. Cette œuvre vient de la sorte nous révéler le peu de valeur d'Albert Wolff comme critique d'art.

Le Salon de 1870 était récemment fermé quand éclata la guerre franco-allemande, suivie de l'invasion et du siège de Paris. Le groupe d'hommes formé autour de Manet, qui se réunissait au café Guerbois, se dispersa. Les uns s'en allèrent avec leur famille en province, d'autres devinrent soldats, comme Bazille, que Fantin-Latour avait placé au premier plan de son Atelier aux Batignolles et qui devait être tué à la bataille de Beaune-la-Rollande. Ceux qui restèrent à Paris entrèrent, à divers titres, dans la garde nationale ou dans ces fonctions que les besoins nouveaux nés du siège faisaient créer. Il ne fut plus question pour personne de poursuites littéraires ou artistiques. Manet ferma son atelier aux Batignolles, qu'on supposait pouvoir être atteint par le bombardement. Il déménagea ses tableaux. Il devint officier d'état-major de la garde nationale. Dépourvu de connaissances militaires, il n'était désigné par aucune aptitude spéciale pour tenir un poste quelconque. Mais il faisait comme tout le monde, acte de dévouement, il revêtait l'uniforme, et quoique son service ne fût généralement que nominal, il assista à la bataille de Champigny et y porta des ordres dans le rayon du feu.

Devenu officier d'état major, il avait pour chef Meissonier, colonel dans le corps de l'état-major. Il n'y avait jamais eu entre eux la moindre relation, placés qu'ils étaient aux deux pôles de l'art. Voilà que le service militaire les rapprochait tout à coup, et mettait l'un, artiste jeune et combattu, sous les ordres de l'autre, en pleine gloire et supérieur par l'âge et le grade. Manet qui avait la vieille urbanité française dans les moelles et était extrêmement sensible aux procédés fut très froissé de la manière dont Meissonier le traita, affectant, à son égard, une sorte de formalisme poli, mais d'où toute idée de confraternité était bannie. Meissonier ne parut jamais savoir qu'il fût peintre. Manet devait se souvenir de ce traitement, et quelques années après il y répondit. Meissonier exposait chez Petit, rue Saint-Georges, son tableau de la Charge des cuirassiers, qu'il venait de peindre. Manet alla le voir. Sa venue excita tout de suite l'attention des visiteurs, qui se groupèrent autour de lui, curieux de savoir ce qu'il pourrait dire. Il donna, alors son opinion. «C'est très bien, c'est vraiment très bien. Tout est en acier, excepté les cuirasses.» Le mot courut Paris.

Dans beaucoup de familles, on avait, avant l'investissement de Paris, fait partir les femmes, les enfants et les vieillards pour diminuer d'autant les bouches à nourrir, les hommes valides étaient seuls restés. La mère et la femme de Manet s'étaient ainsi réfugiées à Oloron, dans les Pyrénées. Après le siège, il alla les rejoindre. Il reprit ses pinceaux, dont il ne s'était pas servi depuis des mois, pour peindre diverses vues à Oloron et à Arcachon et le Port de Bordeaux. Il a très bien rendu dans ce dernier tableau le fouillis des navires à l'ancre et donné l'aspect d'un grand port.

Rentré à Paris avant la fin de la Commune, il put assister à la bataille qui s'engagea dans les rues entre l'armée de Versailles et des gardes nationaux fédérés. Il a comme synthétisé, dans une lithographie, la Guerre civile, l'horreur de cette lutte et de la répression qui la suivit.

LE BON BOCK

VIII
LE BON BOCK

Le siège de Paris et l'insurrection de la Commune, qui n'avait été vaincue qu'à la fin de mai, avaient amené une telle perturbation dans l'existence nationale, qu'en 1871 il ne put y avoir de Salon. Mais lorsque la paix à l'extérieur comme à l'intérieur fut rétablie, une sorte d'émulation générale porta tout le monde à se remettre au travail et aux affaires, afin de se relever des désastres. Manet vit venir à ce moment, pour la première fois, un acheteur important. Il avait prié Alfred Stevens de l'aider à placer quelques tableaux et lui en avait remis deux à cet effet, une nature morte et une marine. Stevens les avait montrés à M. Durand-Ruel qui, comme marchand, commençait à acheter les productions de la nouvelle école. C'était un connaisseur capable d'apprécier les œuvres d'après leur mérite intrinsèque, il avait donc pris les deux tableaux. Puis, satisfait de cette première affaire, il était allé presque aussitôt trouver Manet et, faisant chez lui un nouveau choix, avait ainsi acquis, en janvier 1872, un total de vingt-huit toiles, pour 38.600 francs. Cette vente devait réjouir Manet et enthousiasmer les jeunes peintres ses amis. Il semblait qu'un vent favorable fût venu tout à coup enfler les voiles et que le temps des difficultés fût passé. Ce n'étaient là que des illusions.

M. Durand-Ruel avait fait un coup d'audace, un acte téméraire, en achetant les œuvres d'un peintre aussi généralement réprouvé que Manet. Rien ne lui servit de vouloir en forcer la vente. Elles lui restèrent sur les bras. En se faisant l'introducteur et le représentant d'une école nouvelle honnie de presque tous, il souleva contre lui le plus grand nombre des collectionneurs, les autres marchands et même les critiques et la presse. A partir de ce moment, il dut cesser d'être neutre, pour devenir partisan, multiplier les achats et prendre part ainsi, comme bailleur de fonds, au combat que Manet et ses amis poursuivaient pour se faire accepter. Il eut à connaître lui aussi ces déceptions qui, à chaque occasion où il croyait toucher au succès, le lui montraient, s'évanouissant, pour devenir d'une réalisation de plus en plus problématique. Et ce ne fut qu'après de longues années de sacrifices pécuniaires, l'ayant fait passer par de véritables crises d'argent, qu'il devait enfin pouvoir obtenir la juste rémunération de ses longs efforts et de sa mise de fonds.

1872 vit reprendre la tenue des Salons annuels, interrompue en 1871. Le Salon de cette année attira d'autant plus l'attention que beaucoup y apparaissaient avec des envois qui portaient la marque de l'époque tragique que l'on venait de traverser. Cependant, Manet ne se trouva point prêt à exposer des œuvres nouvelles. Il envoya un tableau peint en 1866, mais alors représentant une action militaire, qui, après la terrible guerre dont on sortait, prenait comme un caractère d'actualité. C'était le Combat du Kearsage et de l'Alabama. Le Kearsage de la marine des États-Unis avait coulé en 1864, en vue de Cherbourg, le corsaire des États Confédérés du Sud: l'Alabama. L'Alabama s'était longtemps tenu réfugié à Cherbourg pour éviter d'être pris ou détruit par le Kearsage, beaucoup plus fort que lui, mais enfin le capitaine Semmes, qui le commandait, lassé de rester bloqué, s'était résolu à se mesurer avec l'adversaire, quels que fussent les risques. Le combat avait eu cette particularité, qu'annoncé d'avance, il avait pu se livrer en présence d'un certain nombre de navires et de bateaux tenus à portée. Manet, informé à temps, venu à Cherbourg, en avait été lui-même spectateur sur un bateau pilote. C'était donc une scène vue qu'il avait représentée. Il connaissait très bien la mer, pour avoir été quelque temps marin dans sa jeunesse et, lorsqu'il l'a peinte, il l'a généralement montrée comme une plaine qui s'élève vers l'horizon, ce qui est bien en effet l'apparence qu'elle prend, quand on la regarde des grèves ou d'un bateau, à raz l'eau.

Manet avait représenté, dans son Combat du Kearsage et de l'Alabama, la plaine liquide montant vers l'horizon, où les deux navires enveloppés d'un nuage de fumée se combattaient; l'Alabama vaincu s'abîmait sous l'eau. Cette façon de peindre une marine avait, au Salon, déconcerté le public qui, habitué à censurer Manet, s'était une fois de plus mis à l'accuser d'excentricité voulue. Cependant le tableau, très simple de facture, d'un ton presque uniforme, n'avait point trop excité l'hostilité. Plusieurs critiques et un certain nombre de connaisseurs avaient même trouvé à la scène un caractère de grandeur. Ce tableau était apparu après une interruption d'une année, où le public n'avait point eu l'occasion d'examiner des productions de son auteur, il ne causait aucun soulèvement particulier. Une sorte d'accalmie se faisait donc alors sur le nom de Manet. Les circonstances se trouvaient ainsi rendues favorables pour une péripétie qui allait se produire en sa faveur, au Salon de 1873: il devait y voir une de ses œuvres séduire le public et recueillir une louange quasi universelle.

Il avait envoyé deux tableaux, le Repos et le Bon Bock. A cette époque, le jour qui précédait l'ouverture du Salon au public, que l'on appelait du «vernissage», était réservé à une élite d'artistes, de critiques, de connaisseurs, de gens de lettres et de gens du monde. Ces visiteurs triés, étant allés, comme toujours, voir les tableaux de Manet, avaient été séduits, à première vue, par le Bon Bock. Ils l'avaient tout de suite tenu pour une œuvre excellente. A la fin de la journée du «vernissage», les artistes, les critiques, les amis des peintres avaient coutume de se grouper dans le jardin du Palais de l'Industrie, réservé à l'exposition de la sculpture. Là on se communiquait les uns les autres ses premières impressions et, à la sortie, il s'était prononcé des jugements, qui se répandaient au loin et devaient être reproduits par la presse. Dans cette sorte d'aréopage, on avait ratifié l'opinion favorable, d'abord formée sur le Bon Bock à travers les salles, on était convenu que Manet venait de peindre un très bon tableau. Ce jugement du public d'élite, propagé par la presse, fut accepté et partagé ensuite par le grand public des jours suivants, et les visiteurs, jusqu'à la clôture du Salon, éprouvèrent un grand plaisir à regarder ce Bon Bock. Ils déclaraient que Manet venait enfin de s'amender et de produire une œuvre que l'on pût louer.

Le tableau ainsi goûté était un portrait du graveur Belot, naguère assidu au café Guerbois. Il était représenté en buste, de face, de grandeur naturelle, sa pipe à la bouche, qu'il tenait d'une main, pendant que dans l'autre, il avait un verre de bière, un bon bock. Belot, doué d'une mine fleurie, semblait sourire, sur la toile, à ceux qui venaient le regarder. Dès qu'on arrivait devant, on se sentait agréablement pris par ce gros réjoui, et on lui rendait son bon accueil en cordialité. Captivés ainsi d'abord, il n'y avait ensuite aucune particularité de facture qui pût offusquer. Le personnage se détachant sur un fond gris, coiffé d'une sorte de bonnet de loutre, vêtu de gris, n'offrait aucune de ces juxtapositions de couleurs vives, capables d'irriter. C'est ainsi que l'élite, la presse, le grand public, saisis d'abord par le côté attrayant du sujet et n'y trouvant ensuite aucune de ces particularités qui pussent les heurter, se déclaraient cette fois-ci pleinement satisfaits d'une œuvre de Manet.

La popularité du Bon Bock, assurée dès le premier jour, ne fit ensuite que s'accroître. Le tableau fut reproduit de toutes les manières, les revues de théâtre, à la fin de l'année, en firent un de leurs épisodes sensationnels et un dîner, créé sous son nom par des artistes et des gens de lettres, d'abord présidé par l'original, par Belot, devait durer après sa mort.

Cette survenue d'un tableau que l'on vantait permit à la presse et au public de revenir momentanément, envers Manet, à de meilleurs sentiments. Des critiques firent l'aveu que, dans leurs violences et leurs mépris, ils s'étaient peut-être laissé entraîner trop loin. Mais critiques et public étaient surtout d'accord pour se féliciter eux-mêmes d'avoir longtemps pensé et dit, que toutes ces violences, ce choix de motifs singuliers, ce «bariolage», dont Manet les avait offensés, n'étaient de sa part qu'un dévergondage de jeunesse, qu'un moyen violent d'attirer l'attention, et qu'enfin viendrait un moment où il se mettrait à peindre selon les règles, comme les autres. Ils voyaient le changement attendu se produire avec le Bon Bock, et le tableau leur plaisait d'autant plus, qu'ils les laissait contents d'eux-mêmes, pour avoir montré de la sagacité. Ce jugement des critiques et du public n'était que le produit de la pure imagination. Manet, en peignant son Bon Bock, avait agi avec sa naïveté de facture et sa franchise ordinaires. Si le tableau se trouvait favorablement accueilli au contraire des autres, la rencontre ne venait que de circonstances fortuites. Il ne s'était nullement douté qu'il produisait, en l'exécutant, une œuvre qu'on jugerait adoucie, qui plairait par exception, et il demeurait tout surpris du succès.

Parmi ceux qui louaient le Bon Bock, il y avait aussi certains connaisseurs, qui expliquaient que les qualités du tableau étaient dues à l'influence de Frans Hals. Manet était allé, en 1872, faire un voyage en Hollande, il avait revu les Frans Hals de Harlem, qui l'avaient si vivement frappé dans sa jeunesse. De retour à Paris, l'idée lui était venue, en souvenir, de peindre Belot, un verre de bière à la main, et la pose du personnage coupé à mi-corps et contenu dans un cadre restreint, une manière qui ne lui appartenait pas précisément, avait pu lui venir aussi comme réminiscence.

Il était donc certain qu'un connaisseur, devant le Bon Bock, pouvait penser à Frans Hals. Mais les ressemblances ne consistaient qu'en rapports de surface, qu'en imitations de pose. Comme facture et comme touche, l'œuvre était aussi personnellement de Manet que n'importe quelle autre qu'il eût peinte. Cette volonté d'appuyer sur les ressemblances qui pouvaient exister entre le Bon Bock et les buveurs de Frans Hals pour les signaler au public n'était, de la part de plusieurs, qu'une manière détournée de continuer à combattre Manet, en donnant à entendre qu'il ne savait peindre une œuvre acceptable qu'en s'inspirant d'un autre. Alfred Stevens s'était fait comme le truchement de ceux-là, en disant de Belot, le verre à la main: «Il boit de la bière de Harlem.» Le mot fut colporté. Stevens et Manet étaient depuis longtemps liés ensemble. Ils ne s'influençaient point comme artistes, leurs talents différaient, mais ils se voyaient presque chaque jour au café Tortoni. Manet, froissé d'être ainsi desservi par un ami, trouva l'occasion de lui rendre la monnaie de sa pièce. Stevens, à quelque temps de là, exposait, chez un marchand de la rue Laffitte, un tableau qu'il venait de peindre. Une jeune dame en costume de ville s'avançait le long d'un rideau qu'elle semblait vouloir entr'ouvrir, pour entrer par derrière dans un appartement. Stevens avait peint, par fantaisie, à côté d'elle, sur le tapis, un plumeau à épousseter. Manet dit alors de la dame, à la vue du plumeau: «Tiens! elle a donc un rendez-vous avec le valet de chambre?» Stevens fut encore plus froissé du mot de Manet que celui-ci ne l'avait été du sien. Ils restèrent après cela assez longtemps en froid.

Cependant, il y avait au Salon de 1873 un autre tableau de Manet, le Repos, exposé en même temps que le Bon Bock, mais celui-là ne rencontrait aucune faveur. Il était au contraire traité avec l'habituelle raillerie qui accueillait les œuvres de son auteur. Le Repos représentait une jeune femme vêtue de mousseline blanche, en partie assise, en partie étendue sur un divan, les deux bras jetés de chaque côté d'elle sur les coussins. Il avait été peint en 1870 et Mlle Berthe Morisot avait servi de modèle. L'originalité de Manet s'y déployait sans réserve. Dans un temps où l'on parlait toujours d'idéal, où l'on prétendait qu'une création artistique devait être idéalisée, c'était une œuvre qui renfermait une part certaine d'idéalisation. La jeune femme avec son visage mélancolique et ses yeux profonds, avec son corps souple et élancé, à la fois chaste et voluptueux, donnait la représentation idéalisée de la femme moderne, de la Française et de la Parisienne. Mais le public et les critiques étaient alors incapables de découvrir l'idéal lorsqu'il se rencontrait allié à la personnalité, car, à leurs yeux, il ne pouvait exister que sous des formes convenues et déterminées.

C'est-à-dire que, dans le culte voué à la Renaissance italienne, on en était arrivé à croire que la beauté, l'idéal, l'art lui-même dépendaient de certaines observances et étaient liés à des types particuliers. Dans ces idées on croyait pouvoir conserver indéfiniment, par l'étude, la valeur que certaines formes avaient reçue à l'origine d'artistes réellement inventeurs. Alors les uns après les autres, de maîtres en élèves, on s'imaginait que parce qu'on saurait dessiner les mêmes contours et peindre des figures analogues, on perpétuerait les créations initiales. Il eût suffi, dans ce cas, de posséder la faculté d'assimilation, d'être habile à imiter, pour parvenir au génie et se hausser à son niveau. Mais ces formes de l'art traditionnel, où l'on prétendait maintenir l'idéal, sous la répétition d'hommes médiocres, avaient à la fin perdu toute valeur. Elles n'avaient plus ni souffle, ni vie, et à plus forte raison ni poésie, ni idéal, car la poésie et l'idéal, comme le parfum de la fleur, ne peuvent être séparés de la vie. Ils ne sont attachés à aucune forme particulière, ils ne dépendent d'aucune esthétique spéciale, mais peuvent apparaître dans les conditions les plus diverses. Il leur faut seulement, pour se manifester, l'intermédiaire du véritable artiste, de l'homme heureusement doué, de l'inspiré, du sensitif qui, devant les choses, voit se former en lui des images qui acquièrent des formes embellies, des contours annoblis, un coloris plus éclatant, toute une parure d'idéalisation.

La tradition, quel qu'ait été le génie initial, ne peut rien transmettre de grand. Les écoles traditionnelles finissent toutes immanquablement par le pastiche et l'anémie. L'artiste qui pourra produire des formes annoblies, des types véritablement idéalisés, sera seul celui qui se remettra en face de la nature et de la vie, pour les rendre à nouveau, d'une manière originale. Manet regardait les hommes de son temps, les êtres vivants autour de lui, il leur trouvait leur beauté propre et la faisait ressortir. Quand il peignait un gros buveur, il lui donnait la gaîté, la face réjouie, les yeux noyés, que comportait sa nature; quand il peignait une jeune femme distinguée, il la douait du charme et de la grâce, qui sont l'apanage de son sexe, Mais ce qui est bien fait pour montrer combien le public et avec lui les critiques de la presse au jour le jour, sont incapables de jugements suivis et d'appréciations sérieuses, c'est qu'eux tous qui, depuis dix ans, poursuivaient Manet d'outrages, comme une sorte de barbare contempteur de tout idéal, voué à un grossier réalisme, se prenaient tout à coup à louer une de ses œuvres, le Bon Bock, qui, selon leur esthétique et d'après leurs dires, était, de toutes, celle qu'ils auraient surtout dû repousser: un buveur rubicond, avec une large panse, fumant sa pipe, le verre à la main. Et pendant qu'ils admiraient cette œuvre particulière, que leurs déclarations antérieures eussent dû les amener à flétrir, ils raillaient et bafouaient, en continuation de leur ancienne pratique, le Repos, une jeune femme distinguée, élégante, aux yeux pleins d'un charme profond, un type féminin véritablement idéalisé.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
31 июля 2017
Объем:
210 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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