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Читать книгу: «Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre», страница 3

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Rentré à Paris, il se remit au travail. Il avait à cette époque quitté son premier atelier de la rue Lavoisier et, après être resté quelque temps dans un autre rue de la Victoire, en avait définitivement pris un, qu'il devait garder des années, rue Guyot, aux Batignolles, derrière le parc Monceau.

Il s'était marié en 1863 avec Mlle Suzanne Leenhoff, une Hollandaise, née à Delft. Elle appartenait à une famille adonnée aux arts. Un de ses frères, Ferdinand Leenhoff, était sculpteur et graveur. Elle était elle-même pianiste et, quoique ne jouant que dans l'intimité, elle cultivait son art assidûment. Manet devait donc trouver en elle une personne avec des goûts d'artiste, capable de le comprendre, et, de ce côté, lui venaient l'encouragement et l'appui qui le réconfortaient et lui permettaient de supporter les attaques du dehors. Son père était mort en 1862, laissant à ses trois fils une fortune à se partager, qui les mettait dans l'aisance. Manet se trouvait ainsi dans une position privilégiée parmi les artistes. Il pouvait vivre sans vendre de tableaux, que personne, dans ces premiers temps, n'eût voulu acheter, à n'importe quel prix, et il disposait de ressources suffisantes pour parer aux dépenses d'atelier et de modèles qu'exigeait la poursuite de son art.

Après avoir habité, sa femme et lui, sur le boulevard des Batignolles, ils vinrent vivre, avec Mme Manet mère, rue de Saint-Pétersbourg. Leur appartement conservait le mobilier paternel, de cette forme froide et rigide adoptée sous le règne de Louis-Philippe. On n'y découvrait point de bibelots ou d'objets curieux, à peine deux ou trois tableaux sur les murs, les portraits de son père et de sa mère peints par lui et son portrait peint par Fantin-Latour. Sa mère laissait voir cette distinction et cette aisance de manières des femmes du monde qui ont tenu un salon. Les assidus, membres de la famille, étaient les deux frères Eugène et Gustave. Depuis la mort du père, le conseil et comme le guide de tous se trouvait être un vieux cousin, M. de Jouy, avocat fort estimé du Palais. Manet devait peindre son portrait en 1879.

Manet ne tranchait point en apparence sur son milieu. Rien en lui ne décelait spécialement l'artiste. Il était on ne peut plus correct dans sa tenue. C'est même en partie à son exemple qu'est dû ce changement, qui a conduit les artistes à répudier le genre fantaisiste qu'ils affectaient autrefois, pour prendre la rectitude de vêtement et de tenue des gens du monde.

Rien n'était plus singulier que le contraste qui existait entre Manet, sa famille, son milieu et son rôle d'artiste rénovateur, venant répudier les traditions suivies et l'esthétique alors respectée. Cet homme contre lequel on se soulevait, dont on voulait faire un barbare, peignant avec sauvagerie des scènes jugées d'un bas réalisme, que la caricature, la raillerie, l'indignation de la foule poursuivaient comme une manière de déclassé, était sorti d'une famille distinguée, il vivait régulièrement avec sa femme et sa mère et devait conserver toute sa vie les manières raffinées du monde spécial auquel par sa naissance il appartenait.

L'EXPOSITION PARTICULIÈRE DE 1867

VI
L'EXPOSITION PARTICULIÈRE DE 1867

En 1866, Manet présenta au Salon deux tableaux, le Fifre, et l'Acteur tragique. Ils furent refusés par le jury.

Ce refus se produisait comme la conséquence de l'indignation soulevée par les œuvres exposées l'année précédente. Le jury en 1865, encore sous le coup de la rebuffade que son excessive rigueur lui avait attirée en 1863 de l'Empereur, par l'établissement du Salon des refusés, avait bien pu se montrer coulant en recevant l'Olympia et le Jésus insulté, mais maintenant, soutenu par l'opinion qui s'élevait unanime contré Manet, il devait revenir à son ancienne rigueur. C'est ce qu'il faisait en repoussant, on peut dire les yeux fermés, les deux œuvres qui lui étaient soumises. Elles étaient en effet de celles que des juges non prévenus n'eussent pu qu'accepter, en y reconnaissant des qualités de facture de premier ordre, alors surtout que le choix et la disposition des sujets ne prêtaient point à la critique, par une nouveauté bien grande. Il s'agissait de deux personnages en pied, sur fonds neutres.

Le Fifre, un tout jeune soldat, joue de son instrument. Il vit et ses yeux pétillent. Il est peint en pleine lumière. Le pantalon rouge, le baudrier blanc, les galons jaunes du bonnet de police, le fond bleu de la veste, juxtaposés sans ombre ou transition, présentent un ensemble d'une harmonie étonnante. Seul un homme spécialement doué a pu créer, avec des moyens aussi simples, une œuvre d'une telle valeur picturale. Mais aux yeux de la moyenne des peintres du temps, habitués, comme le public, aux ombres opaques et aux tons éteints, ce magnifique morceau de peinture heurtait la vue. Il semblait criard et violent.

L'Acteur tragique digne de son nom, sombre et farouche, se tenait debout, vêtu de noir. C'était l'acteur Rouvière dans le rôle de Hamlet. Il n'y avait point ici de couleurs diverses juxtaposées comme dans le Fifre; le ton noir général des vêtements, en accord avec le gris du fond, eût dû faire accepter le tableau à des gens dont les yeux aimaient les ensembles fondus. Mais Manet, pour obtenir son effet tragique, avait peint les traits d'une brosse hardie, par touches puissantes, et il est supposable que c'est cette manière, considérée comme brutale, qui a dû servir de prétexte au jury pour sa condamnation.

Manet voyait donc le jury revenir envers lui à cette inimitié de parti pris qui, pendant les premières années où il avait voulu se produire, l'avait tenu écarté. Il subissait de nouveau l'ostracisme. D'ailleurs il ne pouvait s'attendre à trouver au dehors la moindre commisération. Dans l'état de soulèvement où le Déjeuner sur l'herbe et l'Olympia avaient mis le public entier contre lui, il se voyait repoussé partout. Les artistes influents, les critiques, les connaisseurs, la presse entière le flétrissaient. Il avait pensé atteindre à la renommée par la production d'œuvres où il avait mis toute son originalité, il était, en effet, parvenu à une renommée extraordinaire de condamné. Il était tombé dans un abîme de réprobation. Il avait perdu, par surcroît, son unique défenseur fidèle de la première heure, Baudelaire, entré l'esprit éteint dans une maison de santé. Il se trouvait donc maintenant seul, son abandon paraissait irrévocable.

Cependant, à ce moment même, son originalité et son apport de nouveauté avaient agi sur plusieurs. Le besoin d'émancipation qui se manifestait chez lui ne pouvait être un fait isolé, il devait aussi exister chez d'autres et alors le bruit éclatant dont il était cause, en le mettant en vue, ne pouvait manquer de lui amener ceux-là. Cette obscure germination qui s'accomplit partout, qui fait que les choses neuves, croyances, doctrines, formes sociales, formes artistiques commencent d'abord à se manifester difficilement chez des individus isolés ou dans de petits groupes, pour s'étendre ensuite peu à peu, devait s'accomplir aussi en faveur de l'esthétique qu'il venait inaugurer. A l'heure même où il semblait à jamais repoussé de tous, il avait ainsi conquis, par affinité, un certain nombre de jeunes gens, qui allaient lui venir comme défenseurs, comme disciples ou comme spectateurs bienveillants.

Il y avait alors à Paris deux jeunes hommes, liés par une amitié d'enfance: Cézanne et Émile Zola. Le premier voulait être peintre et débutait dans son art, le second s'était déjà produit brillamment dans la littérature. Tous les deux dédaignaient les chemins battus. Aussi ayant tout de suite remarqué l'œuvre de Manet, avaient-ils ressenti pour l'auteur cette sympathie de jeunes gens vaillants, entraînés, d'instinct, à se ranger du côté d'un homme jeune comme eux, attaqué brutalement. Leur sympathie devait se traduire en actes. Elle devait conduire le peintre à adopter, après un certain temps, la technique inaugurée par Manet, et, en effet, Cézanne, qui, au début, avait d'abord subi l'influence romantique de Delacroix, puis l'influence réaliste de Courbet, devait finir par se fixer définitivement à la peinture des tons clairs, en pleine lumière et en plein air. Et elle portait Zola l'écrivain, à se servir immédiatement de sa plume, pour se faire, auprès du public, le défenseur du novateur attaqué.

M. de Villemessant dirigeait alors l'Evénement. C'était, avant la création du Figaro quotidien, le premier journal, paraissant tous les jours, qui fût survenu, avec un caractère littéraire, rédigé par des écrivains d'opinions libres et diverses. Aussi était-il très en faveur sur le boulevard et parmi les gens de lettres, les gens du monde et des théâtres. Zola avait été chargé par M. de Villemessant, qui recherchait les nouveaux venus, d'y rendre compte du salon de 1866. Il s'était tout de suite signalé par l'éclat de son style et le tour donné à sa critique. Ses articles étaient donc fort lus, lorsque dans l'un, publié le 4 mai, on avait vu poindre avec étonnement une théorie sur les artistes originaux, qui ne tendait à rien moins qu'à placer Manet parmi les maîtres. Cet article n'était qu'une préparation; en effet, le 7 mai, il en paraissait un autre très étudié, du meilleur style de l'auteur, consacré à un éloge enthousiaste de Manet et de ses œuvres. Zola, prenant en main la cause de l'artiste que le jury de cette année même repoussait du Salon, le déclarait lui grand peintre, prédisait à ses tableaux, dans l'avenir, une place au Louvre et de plus abîmait à ses pieds les peintres de la tradition alors au pinacle et adulés du public.

L'article de Zola produisit sur le public du boulevard et de la rue la même indignation que les tableaux de Manet avaient produite sur celui du Salon. On n'en pouvait croire ses yeux! Dans un journal littéraire, patronné par les raffinés, lire l'éloge de ce réprouvé de Manet, voir qualifier d'œuvres de maître des créations jugées barbares, d'un affreux réalisme, qui avait rempli d'horreur les gens de goût et fait rire la ville entière! Le soulèvement fut universel. M. de Villemessant s'entendit dire que s'il ne se séparait de son critique d'art, les lecteurs se sépareraient de son journal. Il prit d'abord un moyen terme, en chargeant un second rédacteur de louer les artistes que le premier avait attaqués. Une telle demi-mesure ne pouvait suffire. On voulait que Zola se tût et lui-même, satisfait du coup porté et se refusant à toute concession, interrompit brusquement son Salon et abandonna le journal.

Son départ fut accueilli comme la juste réparation d'un acte inqualifiable. Il avait agi de la façon la plus désintéressée, en prenant en main la cause de Manet, avec lequel il n'avait eu jusqu'alors aucune relation. Son acte lui avait été inspiré par une sincère admiration, et c'était par vaillance, par puissance de tempérament qu'il avait rompu de front avec l'opinion et pris le public comme à la gorge. Mais on ne voulut point croire qu'il en fût ainsi, on lui prêta les mobiles les plus bas. Il fut en butte aux pires accusations. Et son courage lui valut de passer pour un homme de mauvaise foi, manquant de respect à tout ce qui était respectable.

Quelque temps après, M. Arsène Houssaye, qui dirigeait une revue d'art et de littérature, la Revue du XIXe siècle, où il voulait donner place à des articles sensationnels, demanda à Zola une étude spéciale sur Manet. Elle parut dans le numéro de janvier 1867. Zola cette fois-ci avait abandonné la partie d'attaque contre les peintres de la tradition, entrée dans les articles de l'Evénement, qui avait soulevé une si grande colère. Son étude consacrée exclusivement à Manet, relue aujourd'hui, ne paraît contenir que des vérités très simples. Les jugements qu'il y porte ne pourraient plus soulever d'opposition que chez ces retardataires, attachés aux formules tout à fait mortes, mais, an moment où ils parurent, ils firent l'effet de paradoxes. Il s'étendait surtout sur l'Olympia, il la louait sans réserve. Cela suffisait pour que l'on jugeât qu'il devait être au fond de mauvaise foi, ne pensant réellement pas un mot de ce qu'il écrivait. Olympia et son chat noir avaient suscité une telle réprobation, que la moindre défense en paraissait monstrueuse. Non content de la publicité que ses articles avaient reçue dans l'Evénement et dans la Revue du XIXe siècle, Zola, pour leur assurer la durée, les reproduisit en brochures. Après cette obstination, dans ce qu'on prenait pour une erreur perverse, il fut décidément considéré comme un homme dangereux et la presse entière resta fermée à sa critique d'art.

Manet, sur le moment, ne se trouva avoir rien gagné au plaidoyer de Zola, puisqu'en définitive le public, dans sa colère, les mettait tous les deux au même rang de réprouvés. Mais cette défense retentissante ne l'avait pas moins sorti de l'isolement absolu où il s'était un moment trouvé. Elle allait encourager à venir vers lui les jeunes gens qui déjà se sentaient certaines affinités et, cherchant des voies nouvelles, le prendraient pour porte-drapeau. Il n'était plus seul, Zola était venu comme le premier d'un groupe de combattants qui allait se recruter.

Manet s'était vu interdire le Salon de 1866. En 1867 devait se tenir une exposition universelle où, à côté des produits de l'industrie, on ferait une place aux œuvres d'art. Cette exposition dépassait en importance le Salon annuel. Les artistes de toutes nations mis à côté les uns des autres et destinés à être jugés, outre le public parisien, par des spectateurs du monde entier, devaient éprouver un intérêt particulier à s'y montrer. Manet essaya donc de s'y faire recevoir. Mais le jury appelé à désigner les œuvres admissibles le repoussa. En 1867 comme en 1866, il allait ainsi être étouffé. Il ne lui restait plus, dans cette extrémité, qu'à se produire quand même, en recourant à une exposition particulière.

Il avait du reste déjà pratiqué une exposition de ce genre au commencement de 1863. Elle avait eu lieu sur le boulevard des Italiens, dans un local que l'on appelait Chez Martinet, du nom de son propriétaire, un homme d'initiative, qui soutenait les jeunes artistes inconnus ou discutés et prenait leurs tableaux pour les mettre sous les yeux du public. Manet avait groupé chez lui quatorze toiles, parmi lesquelles se voyaient la Musique aux Tuileries, le Vieux musicien, le Ballet espagnol, la Chanteuse des rues, Lola de Valence. Cet ensemble n'avait eu d'ailleurs aucun succès. Les visiteurs n'y avaient découvert que du «bariolage», selon l'expression employée à cette occasion par Paul Mantz dans la Gazette des Beaux-Arts. On peut même dire que cette exposition, en indisposant les esprits, avait contribué au refus que le jury du Salon faisait quelques semaines après du Déjeuner sur l'herbe.

Mais Manet ne devait jamais se laisser rebuter; sa persistance à vouloir exposer en tout lieu et à montrer ses tableaux en toute circonstance devait être inébranlable. Il était convaincu que le public, par habitude, arriverait à se familiariser avec ses formes et ses procédés et qu'après s'en être d'abord offensé, il finirait par les trouver bons. Il avait raison au fond; seulement ce changement qu'il attendait tous les jours comme un accident heureux, susceptible de le favoriser à chaque nouvelle exposition, ne devait réellement avoir lieu qu'après une très longue bataille, continuée pendant des années, et ne serait obtenu que par ses œuvres accumulées tout entières. Toujours est-il qu'avec la détermination de se montrer en toutes circonstances, il ne pouvait se résigner à perdre l'occasion d'une exposition universelle qui s'offrait en 1867, en se laissant étouffer par le refus d'un jury. Il se résolut à montrer l'ensemble de ses œuvres et, à cet effet, il fit élever une construction en bois, une sorte de baraque, près du pont de l'Alma. Il avait obtenu l'autorisation de la placer sur une contre-allée de l'avenue qui longe les Champs-Elysées, sur le bord de l'eau. L'autorisation d'en élever une semblable avait été accordée à Courbet qui, de même que Manet, s'était vu fermer les portes de l'Exposition universelle. Placés l'un près de l'autre, ils allaient donc tous les deux soumettre leurs œuvres au public dans un local particulier.

L'exposition au pont de l'Alma s'ouvrit en mai 1867. Elle comptait cinquante numéros, à peu près toute l'œuvre de l'auteur. C'était un magnifique ensemble de tableaux, qui sont pour la plupart maintenant entrés dans les musées ou ont pris place dans les grandes collections d'Europe ou d'Amérique. Mais le public ne voulut y voir qu'une réunion de choses grossières. Il y retrouvait surtout le Déjeuner sur l'herbe et l'Olympia, qui l'avaient si profondément offensé, et le temps écoulé depuis leur apparition était trop court pour qu'il pût être amené à modifier son opinion. On ne faisait du reste aucun tri entre les œuvres, on les condamnait en bloc, comme conçues et exécutées en dehors de toutes les règles du beau. La presse, la caricature s'acharnèrent de nouveau contre Manet et son exposition ne recueillit que railleries et réprobation.

Si on eût été à même de juger avec indépendance et capable de regarder sans prévention, on eût cependant pu se laisser éclairer par la préface du catalogue des œuvres exposées. On eût pu reconnaître en la lisant, que cette outrecuidance qu'on attribuait à Manet, d'homme jaloux de renverser toutes les règles, pour peindre d'une manière non encore essayée, n'existait que dans l'imagination des détracteurs. Il avait en effet inséré en tête de son catalogue, sous le titre de Motifs d'une exposition particulière, un appel au public. On y trouve une vue si juste sur son caractère et sur celui de son œuvre, que nous le reproduisons en entier:

«Depuis 1861, M. Manet expose ou tente d'exposer.

«Cette année, il s'est décidé à montrer directement au public l'ensemble de ses travaux.

«A ses débuts au Salon, M. Manet obtenait une mention. Mais ensuite il s'est vu trop souvent écarté par le jury, pour ne pas penser que si les tentatives d'art sont un combat, au moins faut-il lutter à armes égales, c'est-à-dire pouvoir montrer aussi ce qu'on a fait.

«Sans cela, le peintre serait trop facilement enfermé dans un cercle dont on ne sort plus. On le forcerait à empiler ses toiles ou à les rouler dans un grenier.

«L'admission, l'encouragement, les récompenses officielles sont en effet, dit-on, un brevet de talent aux yeux d'une partie du public, prévenue dès lors pour ou contre les œuvres reçues ou refusées. Mais, d'un autre côté, on affirme au peintre que c'est l'impression spontanée de ce même public, qui motive le peu d'accueil que l'ont les divers jurys à ses toiles.

«Dans cette situation, on a conseillé à l'artiste d'attendre.

«Attendre quoi? Qu'il n'y ait plus de jury.

«Il a mieux aimé trancher la question avec le public.

«L'artiste ne dit pas aujourd'hui: Venez voir des œuvres sans défauts; mais: Venez voir des œuvres sincères.

«C'est l'effet de la sincérité de donner aux œuvres un caractère qui les fait ressembler à une protestation, alors que le peintre n'a songé qu'à rendre son impression.

«M. Manet n'a jamais voulu protester. C'est contre lui, qui ne s'y attendait pas, qu'on a protesté au contraire, parce qu'il y a un enseignement traditionnel de formes, de moyens, d'aspects de peinture et que ceux qui ont été élevés dans de tels principes n'en admettent plus d'autres. Ils y puisent une naïve intolérance. En dehors de leurs formules, rien ne peut valoir, et ils se font non seulement critiques, mais adversaires actifs.

«Montrer est la question vitale, le sine qua non pour l'artiste, car il arrive, après quelques contemplations, qu'on se familiarise avec ce qui surprenait, et, si l'on veut, choquait. Peu à peu on le comprend et on l'admet.

«Le temps lui-même agit sur les tableaux avec un insensible polissoir et en fond les rudesses primitives.

«Montrer, c'est trouver des amis et des alliés pour la lutte.

«M. Manet a toujours reconnu le talent là où il se trouve et n'a prétendu ni renverser une ancienne peinture, ni en créer une nouvelle. Il a cherché simplement à être lui-même et non un autre.

«D'ailleurs M. Manet a rencontré d'importantes sympathies et il a pu s'apercevoir combien les jugements des hommes d'un vrai talent lui deviennent de jour en jour plus favorables.

«Il ne s'agit donc plus, pour le peintre, que de se concilier le public dont on lui a fait un soi-disant ennemi.»

Mai, 1867.

Quand Manet disait: «M. Manet n'a jamais voulu protester. C'est contre lui, qui ne s'y attendait pas, qu'on a protesté au contraire.» Quand il disait encore: «M. Manet a toujours reconnu le talent là où il se trouve et n'a prétendu ni renverser une ancienne peinture, ni en créer une nouvelle. Il a cherché simplement à être lui-même et non un autre», il exprimait de bonne foi une parfaite vérité. L'idée de révolte personnelle, pour se soustraire aux préceptes des ateliers et à une tradition qu'il jugeait vieillie, lui était certes venue et lui appartenait, mais non celle qu'on lui prêtait, de chercher, avec outrance, à heurter les règles de tout temps observées. Rien n'était plus éloigné de son esprit. Jamais il n'avait entendu protester, de manière à froisser le public et à se l'aliéner. La situation de réprouvé qu'on lui faisait lui était au contraire odieuse. Il ne demandait qu'à conquérir le public, il avait toujours pensé qu'il y parviendrait. Il ne pouvait même s'expliquer comment les œuvres qu'il produisait, selon sa pente naturelle, pouvaient être répulsives et pourquoi on s'indignait à leur vue. Aussi s'attendait-il toujours à voir le public revenir à de meilleurs sentiments à son égard. Chaque fois qu'un défenseur, un disciple parmi les jeunes ou un simple spectateur bienveillant se déclarait, il accueillait ces marques isolées avec une satisfaction hors de leur importance, croyant y voir le point de départ de ce changement envers lui, sur lequel il comptait toujours.

Jamais en effet personne n'a peint avec plus de sincérité et, pour une part, avec plus de naïveté que Manet; jamais personne n'a, le pinceau à la main, absorbé par le sujet, cherché à le rendre plus fidèlement. Le dissentiment survenu entre le public et lui provenait donc d'une différence de vision. Manet et les autres ne voyaient pas de la même manière, leurs yeux ne percevaient pas de semblables images. Or, dans ce désaccord, c'était le peintre qui avait raison. Quand on disait: «Ce nouveau venu ne peut cependant être dans le vrai contre le peuple entier, qui le condamne et qui serait, lui, dans l'erreur», c'était bien réellement le nouveau venu qui avait raison contre tous les autres, qui avaient tort, qui voyaient et jugeaient mal.

Les autres ne promenaient autour d'eux que des yeux éteints, tandis que Manet possédait une vision éclatante. Les choses lui apparaissaient en pleine lumière, avec une splendeur exceptionnelle. La nature l'avait réellement doué d'une manière spéciale et, par là, l'avait créé pour être peintre, dans le grand sens du mot. C'est ce que Zola avait tout d'abord reconnu et qu'il criait à la foule, en lui disant: «Manet possède un tempérament à part, il est doué d'une vision inattendue. L'exception qui vous le rend antipathique est la raison même de sa supériorité. Elle doit le faire prédominer sur les artistes de cette tradition banale et de ces pastiches courants, que vous admirez, parce qu'ils sont à l'unisson de votre platitude, mais qui, dépourvus d'originalité et d'invention, ne sauraient vivre».

La faculté de voir à part ne venait, chez Manet, ni d'un acte raisonné, ni d'un effort de volonté, ni du travail. Elle était le seul fait de la nature. Elle était le don. Elle correspondait chez lui peintre, à la supériorité qui chez l'écrivain crée le poète, l'homme à part, exceptionnellement inspiré. On peut apprendre le métier de la peinture et parvenir à peindre, on peut apprendre la versification et réussir à faire des vers, mais cela ne permettra à personne, qui n'a été spécialement doué, de se dire peintre ou poète, au sens élevé du mot. Manet avait été doué par la nature pour être peintre. Il voyait les choses dans un éclat de lumière, que les autres n'y découvraient pas, il fixait sur la toile les sensations qui avaient frappé son œil. En le faisant il agissait inconsciemment, puisque ce qu'il voyait lui venait de son organisation. Rien n'était donc plus faux que de l'accuser de s'adonner à la soi-disant peinture bariolée, de propos délibéré, et par pur désir d'attirer l'attention.

Pour une part, l'originalité qui soulevait le public contre lui était donc l'effet d'une manière d'être organique, à laquelle il obéissait sans y pouvoir rien changer; mais pour l'autre, elle venait de l'esthétique particulière qui le guidait, et qui alors était le résultat d'une préférence. Aussi bien le choix lui en avait été dicté, en partie, par l'étude des devanciers, avec lesquels ses penchants l'avaient fait entrer plus spécialement en contact. Cet homme, accusé d'ignorance, avait étudié, comparé, copié dans les musées. Il avait fait des voyages pour connaître les maîtres étrangers. Ses affinités l'avaient porté vers Frans Hals parmi les Hollandais, les Vénitiens parmi les Italiens, Velasquez et Goya parmi les Espagnols. Or l'esthétique qui était sienne avait aussi été la leur.

Tous ceux-là en effet avaient étudié la vie autour d'eux, s'étaient tenus dans le monde de leur temps, avaient peint les hommes de leur milieu, avec les costumes qu'ils portaient. Ce grossier réalisme que le public prétendait trouver chez Manet, pour lequel il l'accablait d'injures, n'était, sous une forme adaptée à des conditions nouvelles, que la peinture du monde vivant, telle que l'avaient connue les Hollandais, les Vénitiens et les Espagnols. Whistler a très bien dit, dans son Ten o'clock, que tous ceux-là avaient su reconnaître la beauté, dans les conditions de vie les plus diverses: «Comme Rembrandt quand il découvrait une grandeur pittoresque et une noble dignité au quartier juif d'Amsterdam, sans regretter que ses habitants ne fussent pas des Grecs. Comme Tintoret et Paul Véronèse parmi les Vénitiens, ne s'arrêtant pas à changer leurs brocarts de soie pour les draperies classiques d'Athènes. Comme Velasquez à la cour de Philippe, dont les Infantes, habillées de jupons inesthétiques, sont artistiquement de la même valeur que les marbres d'Elgin.» Ainsi cette accusation élevée contre Manet, de violer toutes les règles jusqu'à ce jour admises, ne venait que de la médiocrité de vision du public, que de son étroitesse de jugement, que de son ignorance du passé, que de son amour de la routine et de sa complaisance pour la banalité.

Manet n'avait jamais connu cette révolte contre les règles et contre les maîtres qu'on lui prêtait. Personne n'admirait plus que lui les vrais maîtres modernes, Ingres, Delacroix, Courbet. Personne n'avait plus étudié que lui les maîtres anciens pour lesquels il se sentait de l'affinité. Il tenait d'ailleurs à proclamer lui-même, en toutes circonstances, le respect qu'il ressentait pour les grands artistes ses devanciers. Il n'était pas plus en dehors des réelles données de l'art que Wagner, qui a subi, en partie, les mêmes reproches que lui. Tout le monde voit aujourd'hui que Wagner n'a fait que développer la musique allemande, que loin d'être en contradiction avec le passé, il s'appuie en partie sur lui. Il a repris, par la liaison étroite du drame écrit et de la musique, le système de Glück et, pour l'orchestration et la polyphonie, s'est d'abord inspiré des dernières œuvres de Beethoven. Wagner n'a été en révolte que contre la banalité, la platitude et les formules triviales de son temps. Il en a été de même de Manet, il était en révolte contre le soi-disant grand art traditionnel et un prétendu idéal, qu'il jugeait décrépits et sans avenir. Il s'était personnellement mis à rechercher un renouveau, en s'appuyant sur l'observation du monde vivant. Par là il continuait l'école française et, à la suite des vrais maîtres qui, dans ce siècle, l'ont développée, lui faisait faire un pas en avant.

On voit très bien cela maintenant, mais au moment, en 1867, où le public avait sous les yeux un ensemble d'œuvres qui lui eût déjà permis de le voir, ses préjugés et son ignorance l'en empêchaient, et il continuait et devait continuer longtemps à poursuivre Manet de ses railleries et de ses insultes.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
31 июля 2017
Объем:
210 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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