Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «Albert», страница 8

Шрифт:

XXII
COMME QUOI ALBERT SE DÉCLARA PESSIMISTE

Il neigeait.

L’âtre sans feu semblait une ironie du destin, grisâtre, ridicule, bâillant de misère et d’angoisse, les chenets vides, la cendre éparse, hanté des lamentables et vagissants soupirs que, tout le long de la cheminée, gémissait le vent. Et sentant dans son crâne brûler ses hémisphères cérébraux comme une bouillie échaudée, Albert trouvait souverainement déplaisant de geler des orteils et de claquer des dents. Par les trous d’une couverture qui lui tenait lieu de robe de chambre, l’air glacé mordait ses genoux et empoignait son ventre. Credieu!

Au Mont-de-Piété son complet vert, son veston jaune, son cérémonie et ses neuf chemises. Une houppelande restait et d’immenses bottes à l’écuyère. Plus même un pantalon. Juste ce qu’il fallait pour sortir. Des pages erraient ça et là, sur le pupitre et à ras du plancher où des alexandrins rimaient. A grand pas en long et en large, la couverture en linceul sur son corps décharné, le poète tentait de se réchauffer, déjà exaspéré, déjà maudissant, déjà ulcéré des lombrics de la désillusion finale.

Il neigeait.

L’âtre sans feu semblait un éclat de rire grotesque, bouche désossée aux gencives nues, sèche, poussièreuse, démesurément ricanante. Les trois chaises dépareillées construisaient un triangle aigu. La pendule grinçait. Brrr! quel froid!

Albert poursuivait sa promenade à pas plus grands, la couverture zigzagant en ailes fantasques sur l’épine de son dos.

Il songea à fumer. Il visita sa blague. A peine y trouva-t-il de quoi bourrer médiocrement le giron de la moins corpulente de ses hétaïres. Lorsqu’il voulut incendier, toutes les allumettes d’une boîte achetée la veille furent frottées par ses doigts engourdis sans vouloir prendre. Hors de lui, il dut passer dans la chambre d’un de ses voisins pour mendier un peu de flamme.

Enfin, mélancoliquement il fuma sa dernière pipe.

En heurts inutiles, les moineaux affamés qu’il nourrissait d’habitude venaient choquer ses vitres de leur bec. Pas une miette de pain, malgré les poches retournées. Ils heurtaient, sautillaient, piaillaient, et le jeune homme, dans une rêvasserie subite, se figura être l’un de ces moineaux et frapper lui aussi à coups redoublés contre les cloisons fermées de l’Inexorable, à travers lesquelles, se les imaginant heureux, il voyait grouiller les parvenus de tout genre, ceux de l’art, ceux de la science, ceux de l’industrie, ceux de la banque, ceux du clergé, ceux de l’armée, ceux du commerce, ceux de la haute noce, ceux du journalisme, ceux du carambolage, ceux de la jonglerie et même ceux de la politique. Toc! toc! contre le verre imbrisable s’ensanglantaient ses ongles. Toc! Personne ne faisait semblant d’ouïr. Toc! Des nausées le prenaient à la gorge devant cette indifférence universelle. Toc! toc! toc! Rien. Toc! sacré nom de Dieu, toc!.. Il retombait épuisé, râlant, crevant, enterré dans le givre, immobile et livide, le sang congelé, le cœur roide.

Il se réveilla.

La faim dans son estomac prenait des proportions béantes. Huit heures. Il tira sa bourse et compta. Douze sous. Son déjeuner avait consisté à fumer son avant-dernière pipe. «Mangeons et buvons» se dit-il, fredonnant un de ses refrains favoris «car demain nous mourrons.»

Il vêtit sa houppelande et ses bottes.

Dans une crémerie honteuse, il s’attabla. D’autres déguenillés arrivaient aussi, prenaient place et, silencieusement, faisaient leur repas. Une fumée âcre chargée de goûts de graisse, s’attachait aux narines, mais personne ne s’en offusquait. Chacun broutait. Une fille morne apportait les plats et les bouteilles. Albert lui demanda à dîner pour douze sous. Elle servit un bouillon, un morceau de bœuf, un verre de vin, un peu de pain. Quand il eut fini, mal rassasié, il voulut encore quelque chose. On lui rappela durement ses dettes. Il partit la tête basse.

Et par peur du chez soi désert, il se lança dans Paris.

O Ville! ô Paris immense! ô myriades de maisons! ô grouillement épouvantable d’hommes! Des rues, des rues, des rues toujours, sans fin. Eternelle et vivante palpitation au sein du planétaire organisme, matrice fiévreuse et vibrante, pustuleuse gangrène, volcan, microcosme, abcès, siège d’infection maladive et cuisante, tout y afflue, tout en rayonne, tout s’y reflète ou s’en émet avec la propagation aveugle et sûre des ondulations autour de l’eau remuée, avec le tourbillonnement fatal de l’océan qui s’engouffre dans le Maelstrom. Mystère! Pourquoi ce mode-là de la substance? Pourquoi ce perpétuel devenir? N’eût-il pas été plus simple que rien ne fût? Et ces trottoirs! Que de pieds ne les avaient pas déjà foulés: pieds de duchesses, pieds de catins, pieds d’actrices, pieds de majestés, pieds de godelureaux, pieds de grands seigneurs, pieds de bourgeois, pieds de peuple! Où s’en étaient-ils allés tous ces pieds? Ils avaient passé: les uns puants, d’autres sales, d’autres parcheminés, d’autres pleins de cors, d’autres moites, d’autres secs, d’autres bots … mais tous avaient passé. Dès lors, pourquoi les avoir poussés là? Etait-ce pour que leur cohue fît s’élever dans l’atmosphère cette poussière qu’on appelle la civilisation? Peuh! maigre résultat! Le monde civilisé n’a, en plus de la sauvagerie, que la conscience de sa propre inanité. Il s’agite, bruit, se consume, et ses efforts gigantesques et monstrueux broient l’individu pour un but qu’il ignore, dans une souffrance dont il ne profitera pas. Civilisation? Une paire de gifles! N’était-ce pas pour être civilisé que lui, Albert, se trouvait à présent sans un pantalon sur la peau, hâve, défait, raté sur toutes les coutures, mécontent de lui et des autres? N’était-ce pas pour avoir appris le latin, le grec, les mathématiques, l’histoire, la chimie et la littérature, pour avoir respiré l’air anémique des lycées, noctambulé à la lueur du gaz et s’être cru poète, que la vie l’horripilait maintenant comme la plus fâcheuse des aventures et la plus inutile des farces? Arpentant les boulevards encombrés, il considérait avec furie la foule, les théâtres, les cafés et les fiacres.

De nouveau la chambre nue et l’âtre sans feu.

Alors, autant dire tout de suite que le monde était notoirement mauvais. Puisque aucune des volontés qui constituent les êtres ne parvenait à se développer au gré de ses désirs, n’était-ce pas dans cette lutte infinie l’infini de la douleur? Puisque lui, Albert, n’en arrivait pas à ses fins, n’était-ce pas que la nature humaine était par essence vouée au mal et au désespoir? Oui, oui, oui, cent fois oui.

Et comme il accentuait ses exécrations par de violents coups de poing dans les murs, et que les voisins, empêchés de dormir, le menaçaient de le faire arrêter pour cause de tapage nocturne, il en conçut plus de haine encore contre la société. Il s’aperçut même que, par une inconcevable contradiction, les hommes, au lieu de se soutenir les uns les autres, ainsi que font les condamnés qui marchent au supplice, s’ingéniaient à se rendre plus amère la destinée par leur réciproque méchanceté. Comment s’étonner après cela de l’aigreur des caractères et de l’acerbité des plaintes? L’infortune engendre la malveillance, comme l’eau de la mer le sel. Ce qui se prouve de la sorte: étant donnés l’être a′ et l’être a″, dont l’un souffre d’une souffrance positive et l’autre d’une souffrance négative, par le principe que natura abhorret a vacuo, le mal de l’un tendra à passer dans l’autre, jusqu’à consommation de l’équilibre final; et, mis en présence, ce sera un échange d’insultes, de grossièretés, de tracasseries, de vilains procédés, de horions et de coups de pieds au bas des reins, parce que l’équilibre, loin d’être atteint de prime abord, ne s’obtient qu’après de nombreuses oscillations, semblables à celle du balancier avant d’arriver au repos. De là: les guerres, les massacres, les tueries, les exactions, les assassinats, les cours de justice, les assemblées populaires, les foudres de l’Eglise, les révolutions, les batailles de philosophes et les journaux réactionnaires. De là cette foule de maux qui accablent l’humanité, maux de corps et d’esprit, maux de tête et de cœur, maux aigus, maux chroniques, maux rebelles, maux imaginaires, maux tuberculeux et maux syphilitiques, dont les trois quarts au moins n’existeraient pas sans la réaction sociale des sujets les uns sur les autres.

Et par ce cercle vicieux, Albert revenait à son point de départ, à savoir: à l’axiome par lequel il avait invectivé Paris et la civilisation.

Comme il se couchait sur ces idées, sentant bien que le sommeil était son unique refuge, le lit, privé de duvets et de draps, lui parut extraordinairement frigide. Il s’enroula dans sa couverture, jeta sa houppelande sur ses pieds, mais l’immobilité où il se forçait, espérant dormir, se traduisit dans sa chair en picotements désagréables. Les yeux clos, les poings crispés, il rageait. Au bout de deux heures, il se leva, et, dans un accès de colère à son comble, il brisa une des chaises et en engrossa la cheminée pour faire du feu et se chauffer. Malheureusement, le manteau hiémal du toit, fondant un peu, avait inondé le foyer d’une mare dégoûtante. Il lui fut impossible de voir se comburer un seul brin de paille. Oh! chiens d’humains!

Il se recoucha.

Evidemment, il n’y avait qu’un moyen d’en finir: faire un trou dans la Terre, remplir de poudre et faire tout sauter.

Il se tordit désespérément sur le sommier, les jambes grêles, les genoux serrés l’un contre l’autre, plié en deux, figé et la verge recroquevillée. De son âme, un cri s’échappa, où se résumait la situation: «Je suis pessimiste!»

Et l’écho seul des parois lépreuses répondit: «Pessimiste!»

Il neigeait.

XXIII
L’ÉVOLUTION D’UN PESSIMISTE

Il y a cent manières de devenir pessimiste.

Il n’y a guère, au contraire, que trois façons d’évoluer, une fois qu’on l’est.

Les Allemands tournent tragiquement. Ils grognent, invectivent, bavent, maigrissent et s’interdisent les plaisirs de l’amour. C’est du schopenhauérisme.

Les Français tournent joyeusement. Ils raillent, narguent, boivent du champagne, se soûlent et abusent des plaisirs de l’amour. C’est du jemenfoutisme.

Albert tourna suivant le troisième mode.

Le lendemain du jour, où, pour la première fois, il se déclara pessimiste, il fit un petit héritage. Il ne sut d’abord s’il devait s’en féliciter ou s’en plaindre. Mais il ne tarda pas à voir qu’il devait plutôt s’en plaindre: il était en si beau train de mourir de faim!

L’héritage, en tous cas, changeait-il quelque chose à sa nature?

Oh! non.

Pour avoir lancé aux quatre vents ce gros mot de pessimiste, ce mot qui suppose l’âme la plus vile et les plus illégitimes souffrances, il fallait que le pessimisme fût depuis bien longtemps en puissance dans le complexus nerveux qui se trouvait être lui. On peut même aller jusqu’à dire que l’acte de la fécondation, bâtit déjà un pessimiste, comme il peut bâtir un poitrinaire ou un phlegmatique. Placé dans un milieu convenable (Paris, par exemple), ce futur pessimiste se développe, s’embellit, s’engraisse, tant et si bien, qu’il finit par jeter le froc aux orties pour n’être plus qu’à son pessimisme. Albert en était là. L’héritage ne lui causa donc qu’une médiocre satisfaction.

Quelques mois plus tard, comme il rêvait à sa à la fois banale et singulière destinée, banale parce que, vue extérieurement, elle avait été celle de milliers d’autres jeunes hommes, singulière par la curiosité des pensées et la multitude des révoltes, il haussa les épaules et se trouva niais d’y avoir attaché de l’importance. Etait-il donc vrai qu’il eût agi, lutté, fait des efforts? Avait-il vraiment voulu quelque chose? Avait-il désiré? Avait-il eu un idéal? Oh! l’idéal! Le ridicule de l’illusion sur l’inanité du non-sens. Et si tout cela lui était arrivé, sa vie n’était-elle pas un spectacle lugubrement comique, appelant la pitié sans pouvoir ne pas provoquer le rire? Il y découvrait par endroits des semblants de passions, des accès de colère, de jalousie, d’orgueil, des envolées de noblesse, des enthousiasmes, des croyances à quelque chose, voire des lambeaux d’amours. Sottise! Pourquoi s’être donné la peine de tout cela? Une seule chose restait réelle: l’affadissement.

Le pessimisme même ne lui souriait plus.

Un pessimiste pense, bouge, se démène, il a son opinion et cherche à l’imposer, il expectore; un pessimiste est convaincu d’une vérité, et cette vérité, quelque pénible qu’elle soit, ne laisse pas de lui chatouiller agréablement l’intellect; un pessimiste prend intérêt à regarder le monde: il est vrai qu’il le regarde avec un esprit de dénigrement, mais il le regarde; un pessimiste, enfin, éprouve de la haine, et cela seul manifeste clairement que la vitalité bout en lui, qu’il sent, qu’il réagit, que, bien qu’avec aigreur, ses fonctions s’opèrent, qu’il est un homme.

Albert, lui, pourrissait.

A midi, un valet entrait et lui apportait son chocolat, qu’il prenait au lit. Par la baie, seulement alors ouverte, où la retombée des rideaux s’éclairait soudain de transparences pourprées, la lumière pénétrait, soigneusement triée, et lentement venait caresser la languidesse des tentures. Tout se rosait dans la chambre avec une étrangeté molle. Incapable de dormir plus longtemps, Albert se voyait forcé de se lever. Il le faisait avec d’inavoués regrets, retrouvant plein d’ennui la lassitude de l’existence. Le courrier déposait des lettres qu’il ne lisait pas. Le monde l’inquiétait si peu, que le bruit seul de Paris, arrivant jusqu’à ses oreilles, l’importunait. En une sorte de cabinet turc, où des divans s’assoupissaient, il passait les heures d’après-midi dans un vide aussi absolu que son inquiétude maladive le lui permettait. Il cherchait à s’habituer à n’avoir plus ni pensées, ni souffrances, à réaliser le néant vivant. Son état ordinaire était une vague rêverie, semi-consciente, avec de longues parenthèses dont il ne lui restait après aucun souvenir.

A cette époque, et durant un temps qu’il ne supputa pas lui-même, tout ce qui n’était pas la contemplation lui devint insupportable. Il ne pouvait plus ouvrir un livre. Que ce fût Molière, Lucrèce, Eschyle, Goethe, Byron, Racine, la Bible, que ce fût Jean-Jacques Rousseau le plus parfait des stylistes, que ce fussent même de Quincey, Poë, Dostoiewsky, les hallucinés, tout ce qui était la conception des autres le laissait profondément dégoûté. Mais ce qui lui inspirait surtout de l’horreur, c’était ce qui sortait de sa propre imagination: non pas son imagination elle-même, en tant que chaos confus et voltigeant, mais les produits formulés de son imagination. Les vers qu’il avait jadis composés, ses essais en prose, ses paroles, ses idées, aussitôt qu’elles prenaient le moule des mots, l’expression quelle qu’elle fût lui causait des nausées. Il ne souffrait qu’un peu de musique. Mystérieuse et indécise manifestation de ce qu’il y a de plus indéfini dans l’art, la musique parvenait parfois à bercer nuageusement l’hyperesthésie de son âme.

Un piano couvert d’une housse d’Orient s’ouvrait alors, et, sous ses doigts longs et pâles, de fantastiques notes s’enfuyaient, zigzagantes, à travers l’air tiède. Tous les auteurs classiques étaient bannis: ce qui avait forme et symétrie lui répugnait. C’étaient des fragments incompréhensibles de Wagner, ou mieux encore des improvisations bizarres ou se mêlaient aux plus fantaisistes phrases de Chopin et de Berlioz d’énervantes réminiscences italiennes, moites comme des relents. Le plus souvent, il dînait chez Brébant, quelquefois chez Véfour, à cinq heures. Puis il rentrait. Et alors, il mangeait du hachisch.

De fantomatiques songes comme des lueurs flottantes et paresseusement balancées, avec des froufrous d’apparitions, de suaves parfums, des palais, des enchantements, de miroitantes splendeurs, des ogives, des lacs d’azur, avec aurores germinant du sein d’horizons éthérés, des finesses découpées en ciselures, des vases bleus s’épanouissant en bouquets de fleurs rares, des cygnes, des transparences, avec des fulgurations et de blanches mélopées moelleuses et concertantes, tantôt perceptibles à peine, tantôt ruisselant de toutes parts, à la fois alliciants et fuyards, sombres et clairs, dans toute la sublimité de paradisiaques buées que ne viennent pas dissiper les brises arides de la terrestre réalité, longuement, extraordinairement, follement et suprêmement, l’effleuraient. C’étaient des magies de richesses et des ensorcellements de phosphorescences. Souvent, c’étaient aussi de muets effondrements de tout, des léthés, des abîmes ouverts. C’était, au moins, l’évaporation en molécules invisibles du monde matériel et la suppression des formes haïssables de la sensibilité, l’espace et le temps. Plusieurs heures, cela durait. Puis un sommeil de plomb remplaçait peu à peu l’encéphalique surexcitation. Le corps tombait du divan sur le tapis, dans une prostration d’ivre-mort. Le valet, qui attendait ce moment, ramassait le cadavre et le portait dans la chambre à coucher, sur le lit. Il s’y réveillait le lendemain, à midi.

Ainsi passaient les jours, monotones et terribles.

Comme il sentait son intelligence non pas s’atrophier, mais se complaire hors de toute activité, par le fait de la volonté de plus en plus absente, Albert assistait, sans seulement savoir s’il en éprouvait plaisir ou peine, à la ruine de son moi, fatale et complète. Rien ne subsistait que les trois besoins primitifs de l’être: manger, boire et dormir, et le besoin factice de s’empoisonner. Encore, celui-ci rendait-il ceux-là anormaux, corrompant l’appétit, excitant la soif, énervant le sommeil. Quant au reste, cela n’avait plus rien d’humain et ressemblait plus à du somnambulisme qu’à de la vie.

C’était un soir roux de septembre, alors que, jaunissant, les feuillages ont l’air de parasols chinois déployés au bout de bras osseux qui s’en abritent singulièrement. Albert se trouva dans une forêt, sans savoir comment il y était venu. Il vit un grand arbre. Au pied, poussaient une multitude immense de champignons. Verts, jaunes, gris, rouges, blafards, gros, gras, petits, pourris, mangés, ronds, bombés, plats, coniques, violents, fades, vêtus d’une difformité infiniment variée de teintes, de figures et d’odeurs, ils parsemaient l’humus environnant de groupes compacts et repoussants. Sous ses souliers, au moindre pas, il en écrasait par douzaines, qui s’épataient doucement et débordaient en boue veule autour de ses semelles. Le chêne ombrageait la place, magnifique. Au travers des branchages voisins, loin, très loin, sous le ciel, lui aussi ciel d’automne, Paris. Champignons! Paris! frappante analogie! La fatalité pesait sur Paris comme sa chaussure sur les champignons. Or, parmi tous ces champignons, lui, Albert, était le premier à ne pas résister. Il se trouvait le plus moisi de tous, et, putréfait agaric, marbré de violet, déliquescent, sale, il s’écoulait sous la pression avec des turpitudes de substance molle.

XXIV
LE SUICIDE D’ALBERT

Enfin, il décida de se tuer.

Non pas que sa tête eût déménagé; il raisonnait aussi bien que Descartes, et il calculait son cas de la sorte:

Trois ans pion. – Une cour grise, des potaches gris, des dos gris de professeurs et de collègues, un proviseur gris, un ciel gris aux jours de promenade, une concierge avec un chat gris. Tristesse, abattement, nostalgie, désirs de femmes, cauchemars grecs et latins. Noté sur son carnet: La bêtise universelle n’a pour équivalent que la bêtise particulière des pions.

Deux ans bohême. – Une rue noire, un garni noir, un habit noir troué au coude, un horizon noir piqueté de becs de gaz, des pipes noires, une brasserie noire, un chat noir. Malaise, lourdeur des yeux, vérole, dégoûts de femmes, expédients grecs. Aphorisme: La bêtise des pions n’a pour équivalent que la bêtise des bohêmes.

Un an poète. – Des mains blanches, une Vénus de marbre blanc, des nuits blanches, une tragédie en vers blancs, un chat blanc sur un fauteuil. Névrose, chimériques espoirs, fièvres, invocations de femmes, néologismes latins. Total: La bêtise des bohêmes n’a pour équivalent que la bêtise des poètes.

Or, ce jour-là était un samedi, jour communément consacré à Saturne. Comme il sonnait minuit, heure communément consacrée au suicide, le bruit des fiacres ne s’oyait plus que, de temps en temps, en un crescendo-diminuendo solitaire. Dans le silence, de rares piétons précipitaient des trémolos de pas. Le matou, qui s’étirait, miaulait ou bâillait parfois longuement. Albert chargea son revolver d’un geste philosophique. Et maintenant, qu’attendait-il? Peut-être que le croissant lunaire eût émergé de derrière un toit, cynique et fantasque, découpé, dentelé, cornu, bizarre, pâle ou rouge, les pointes en scie et le rire gouailleur, afin que tout se passât suivant les règles.

Eh bien! non, Albert n’attendait pas la lune. Il réfléchissait encore sur son cas.

Un homme se tue pour deux motifs: ou par amour, ou par haine. Par amour, s’il s’agit d’une femelle; par haine, s’il s’agit de misanthropie.

Pourtant, Albert ne se tuait ni par amour, ni par haine.

Depuis longtemps, il était sec en fait d’amour. Etant pion, il sentait comme Lamartine; étant bohême, il sentait comme Musset; étant poète, il sentait comme Baudelaire. Aujourd’hui, ayant franchi ces trois étapes, le cœur vide, l’âme dissoute, l’esprit désintéressé, il était sec.

En fait de haine, il n’en avait ni contre les hommes, qu’il méprisait; ni contre sa patrie, qu’il croyait flambée; ni contre les éditeurs, qu’il blaguait; ni contre les journaux, dont il se torchait; ni contre Dieu, qu’il niait. Etant pion, il haïssait l’Université; étant bohême il haïssait ses créanciers; étant poète, il haïssait Boileau. Aujourd’hui, imperméable à toute faiblesse humaine, la passion ne troublait plus son essentielle indifférence.

Pourquoi se tuait-il?

C’est la question qu’il se posait lui-même.

Le corps maigre, les prunelles quelque peu dilatées et luisantes, appuyé des reins sur le clavier de son piano, il médita vingt minutes, et découvrit qu’il était conduit au suicide par une fatalité dont l’implacable marche l’entraînait suivant une irrésistible logique. Il découvrit qu’un être qui en est arrivé à ne plus avoir d’autre raison de vivre que l’argument seul qu’il vit, doit nécessairement briser le lien tout physique qui le rattache au monde organique et retourner à l’inorganique par le droit chemin, quand ce ne serait que pour produire un changement dans la monotonie immense du toujours la même chose; que l’homme qui n’a plus de goûts est semblable à un cadavre, qui, l’âme étant partie, tombe en décomposition, se désagrège et disparaît, parce que plus rien n’est là pour retenir ensemble les molécules; que l’action du soleil sur les plantes les tire hors de la terre, les engraisse, les couvre de feuilles, de fleurs, de fruits et de bourgeons, mais que, s’il s’éclipse, elles s’étiolent, se rabougrissent et meurent, et que le travail est pour le bimane ce que le soleil est pour les plantes; que Néron, lassé de tout, mit un jour le feu à Rome pour se donner la titillation d’un spectacle nouveau, et que, s’il n’eût été qu’Albert, dans l’impossibilité de mettre le feu à Paris, il se fût probablement incendié lui-même; enfin, que l’Ecclésiaste dit: «Vanité des vanités, tout est vanité» et qu’il conseille formellement le suicide, lorsqu’il ajoute, I, 3: «Quel avantage revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil?» et X, 8: «Celui qui creuse une fosse y tombera.»

Or, Albert ayant épuisé l’une après l’autre toutes les facultés de l’âme, à savoir: étant pion, la volonté, étant bohême, la sensibilité, étant poète, l’entedement; n’ayant donc plus ni goûts, ni plaisirs, ni capacités de travail, ni raffinements d’imagination, ni paroles d’Ecriture assez fortes pour détruire l’effet des apophtegmes du sage hébreu, se trouvait justement dans la situation de l’être sans raison, du cadavre, de la plante, de Néron et de l’antique roi d’Israël.

Ergo, il se tuait.

Cependant, le revolver s’impatientait. Le chat miaulait toujours. Les fiacres ne roulaient plus du tout. Les passants se faisaient encore plus rares. La lune s’était enfin montrée.

Il y a bien des genres de suicides. On peut arrêter un train en marche, se jeter en Seine, se laisser choir du haut de Notre-Dame, se priver de nourriture,, s’intoxiquer, s’inoculer le choléra-morbus, assassiner une famille afin d’être guillotiné, avaler du verre pilé, fumer de l’opium, s’ouvrir les veines comme Sénèque, se transpercer comme Caton, se pendre comme Judas, se planter des clous dans la tête, se brûler à petit feu, entrer dans une fourmilière, s’offrir en pâture aux crocodiles, se révolter contre les Anglais, se faire piquer par un aspic, boire du plomb fondu, voyager chez les anthropophages, réciter d’une seule haleine le monologue de Charles-Quint, dormir les pieds en l’air, respirer des fleurs capiteuses, coucher avec un succube, s’absinther ou s’asphyxier au charbon.

Albert avait choisi le revolver.

Si l’on se pend, la peau verdit; si l’on se noie, on risque de s’enrhumer à la morgue; si l’on s’empoisonne, des gaz se forment à l’intérieur des intestins et s’échappent en émanations putrides. Le revolver, lui, n’altère ni la physionomie, ni les parties du corps qui prêtent à rire. Il faut être bien maladroit pour qu’il fasse autre chose qu’un petit trou rond à la tempe, lequel se perd sous les cheveux. Si, par hasard, l’on tombe baigné dans son sang, la pose ne manque pas d’une certaine noblesse. On peut même aller jusqu’à l’éparpillement de la cervelle contre les murailles, sans être ridicule ou anti-esthétique. On arrache des pleurs aux yeux sensibles et l’on inspire deux ou trois passions posthumes.

Un grand feu brûlait dans la cheminée. Albert s’y chauffa un instant les extrémités, qu’il avait glacées. Alors, attachant ses regards sur les flammes jaunes et léchantes, il eut envie de les voir dévorer tous ses papiers. Il fut saisir dans son bureau des liasses de manuscrits et des lettres de femmes, et les jeta avec satisfaction au sein des bûches embrasées.

Puis il crut devoir procéder sans autre retard à l’exécution de ce qu’il avait décidé.

A ce moment, contre sa jambe le chat vint frotter voluptueusement son dos arrondi. Pour la suprême fois, Albert passa ses cinq doigts en fourchette le long de l’ondulante et soyeuse échine, et il écouta le ronron sonore de l’animal électrique. Celui-ci frémit de plaisir jusqu’au bout de ses longues moustaches, la queue raide et le cou arqué.

Ayant ainsi caressé son chat, Albert braqua sans émotion le revolver contre son crâne.

Il y eut une seconde de sensation neuve, supra-terrestre, indicible.

Puis, le chat le vit presser la détente.

Fla!

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
11 августа 2017
Объем:
130 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают