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Читать книгу: «Victor, ou L'enfant de la forêt»

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TOME PREMIER

UN MOT AU LECTEUR

Prouver que la vertu est supérieure à tous les événemens; qu'elle sait braver les coups du sort, et ceux de la méchanceté des hommes; qu'elle est toujours grande, toujours sublime, même quand elle a le malheur de succomber sous les efforts du vice, tel est le but moral que s'est prescrit l'Auteur. Si son Victor intéresse, s'il fournit quelques méditations, quelques rêveries touchantes au philosophe, à l'ami de l'humanité; si son plan est senti enfin par ceux qui lisent avec attention, qui cherchent toujours le fruit sous les fleurs, il sera bien récompensé d'avoir entrepris cet Ouvrage, qu'on trouvera d'ailleurs bizarre, romanesque, extraordinaire, invraisemblable, tout ce que l'on voudra.

CHAPITRE PREMIER.
LA VEUVE ET L'ORPHELIN

Minuit sonne!.. Un silence religieux succède au tumulte des villes, au hennissement des chevaux, aux chants joyeux des agriculteurs… Le sommeil appesantit ses ailes noires sur la surface de notre hémisphère: il en secoue les pavots et les songes; les songes!.. qui ne font souvent que prolonger les peines de l'infortuné, tandis qu'ils rappellent à l'homme heureux les images riantes dont il a joui dans la journée. C'est le moment du repos pour tous les mortels; c'est le moment de la douleur pour le jeune Victor.

Il est seul dans son appartement, l'intéressant Victor. Les deux coudes appuyés sur sa fenêtre, sa tête enfoncée dans ses mains, il se livre aux plus tristes réflexions. La lune éclaire la campagne: elle réfléchit son disque argenté dans l'eau limpide du canal qui entoure le château de Fritzierne; un léger zéphyr balance mollement la cime des arbres: les rossignols, les fauvettes, tous ces Orphées des bois sont endormis; le cri lugubre de l'oiseau de Minerve trouble seul la tranquillité dont veut jouir la nature; tout dispose à la mélancolie, tout invite au recueillement.

Victor, occupé de mille pensers divers, fixe ses regards distraits sur les objets qui l'environnent; il regarde tout, et ne voit rien; il pense à mille choses, et n'a pas une seule idée. Ses yeux sont humides de larmes que ses paupières, immobiles, n'expriment point de ses yeux. Son cœur bat, ses genoux fléchissent; il semble qu'il ne puisse plus se soutenir, et voilà plus d'une heure qu'il est dans la même position!.. Un léger nuage cependant obscurcit le disque argenté de l'astre de la nuit; il en affaiblit la clarté; mais il en diverge les rayons sur des bois, des plaines, des rivières, des fortifications. L'absence de la lumière tire Victor de sa rêverie; il promène ses regards avec plus d'attention sur les objets qu'il peut distinguer encore: il les a vus cent fois; mais il ne les a jamais fixés avec autant de volupté: tout lui paraît nouveau, parce qu'il sent davantage. Les vastes forêts de la Bohême, qu'il habite, se présentent en masse à ses yeux étonnés. Au pied du mont des Géants, auprès duquel est situé le château de Fritzierne, il apperçoit l'Elbe sortant de sa source avec impétuosité, courant, au milieu de mille sinuosités, arroser les plaines, les villes et les hameaux. Il voit en imagination ce fleuve majestueux se grossir dans son cours, traverser la Misnie, la Saxe, et porter à la mer, au-dessus de Hambourg, le tribut de ses eaux gonflées, dans leur cours, par mille torrens divers. Il apperçoit la haute tour de Buntzlau, où Boleslas-le-Cruel-massacra son frère Vinceslas qui venait lui demander un asyle. Enfin, baissant les yeux sur les fortifications du château de Fritzierne, il le voit flanqué de bastions, de tourelles, de contre-forts, et défendu par un large fossé, qu'un pont-levis permet seul de franchir.

Ce spectacle imposant doit être familier à Victor; mais il ne lui a jamais procuré autant de jouissances. Eh quoi! s'écrie-t-il, ces tableaux magnifiques, ces superbes campagnes, ce château où l'on éleva mon enfance; je quitterais tout cela!.. je fuirais un protecteur, un père!.. j'aurais l'ingratitude de l'abandonner, quand il compte sur moi pour adoucir les ennuis de sa vieillesse!.. Non, Victor, non, tu t'auras point cette barbarie; tu vaincras une funeste passion, tu respecteras la fille de ton protecteur, tu lui cacheras tes sentimens; tu triompheras de l'amour, et tu jouiras du bonheur d'une famille qui t'a reçu dans son sein au sortir de ton berceau, qui te regarde comme un ami que le ciel lui a envoyé… Mais, dieux! Clémence! tu ne sauras donc jamais que je t'aime, que je t'adore… jamais!.. L'ai-je pu former ce cruel projet! Clémence! fille adorable! si tu savais, si j'osais dire à ton père!.. Ton père pourrait-il blâmer un amour vertueux, un amour délicat fondé sur la reconnaissance, sur l'admiration dont tes rares vertus m'ont pénétré!.. Pourrait-il me repousser de son sein, après m'avoir cent fois accablé des bontés les plus touchantes! Non, non, le baron de Fritzierne est un philosophe, un sage; il fait peu de cas de la naissance, de la fortune, de tous les dons du hasard; il n'estime que l'honneur, la probité: il me jugera digne de la main de sa fille. Oui, Clémence, oui, tu connaîtras mon amour; j'ose espérer que tu le partageras: tu m'as donné tant de fois l'espoir d'être aimé! Nous nous jetterons aux pieds du meilleur des pères; il nous embrassera, nous unira. Ô Victor! quelle félicité t'attend!.. Que dis-tu, insensé? où va s'égarer ton imagination? toi, malheureux enfant trouvé dans une forêt; toi, infortuné, sans parens, sans amis, sans appui sur la terre, tu deviendrais le gendre du baron de Fritzierne, d'un des plus puissans seigneurs de l'Allemagne! tu oserais rapprocher la distance…

Non, Victor, non; cesse d'espérer, cesse de rêver, ce bonheur n'est pas fait pour toi. Fuis, Victor, fuis, dérobe-toi aux traits du malheur qui t'attend; crains d'être accusé d'ingratitude, de séduction: tu le serais, Victor, tu le serais, et tu en mourrais!.. C'en est fait, son père m'a refusé aujourd'hui la permission de voyager loin de lui; il a fait de vains efforts pour m'arracher le secret de mon cœur; demain, je me précipite de nouveau à ses genoux; je le presse, je le conjure de me laisser partir, et s'il se refuse encore à mes vœux… S'il s'y refuse, que ferai-je? que deviendrai-je? Ah! malheureux!..

C'est ainsi que Victor flottait dans une mer de pensées plus douloureuses les unes que les autres. Il devait tout à M. de Fritzierne, il adorait sa fille Clémence; mais son amour était respectueux; jamais il ne lui était échappé un mot qui pût le déceler; jamais aucune de ses démarches n'avait dévoilé le secret de son cœur; Clémence elle-même ignorait que sa tendresse était payée de retour; car Clémence aimait Victor, et Clémence, par des agaceries bien naturelles à un enfant, avait allumé cette funeste passion dans le cœur du homme. Clémence avait dix-sept ans; elle était vive, et simple comme l'innocence; son ame ignorait ces détours qui gênent le sentiment, qui en arrêtent l'explosion. Victor avait dix-huit ans; il était grand, bien fait, doué de toutes les qualités de l'esprit et du cœur. Clémence, élevée avec lui, n'avait pu résister au charme que sa présence, ses discours, ses talens, lui avaient inspiré. Elle l'aimait donc; mais elle croyait n'aimer qu'un frère: son père l'avait élevée dans cette douce illusion. Clémence se croyait attachée à Victor par les liens du sang, et Clémence se livrait sans contrainte à toute l'effusion d'un sentiment qu'elle regardait comme celui de la tendresse fraternelle. Victor, lui Victor, ne pouvait se livrer à cette douce erreur. Victor savait bien qu'il n'était point le frère, de Clémence… Il ne connaissait qu'une partie de l'histoire de sa naissance; mais il en savait assez pour désespérer de jamais obtenir la main de son amante. Le baron de Fritzierne, vieillard de soixante-cinq ans, après avoir brillé long-temps dans les emplois politiques et militaires, après avoir éprouvé une foule de malheurs, s'était retiré dans son château, où il vivait retiré du commerce des hommes. Là, il avait élevé Clémence et Victor: il aimait ce dernier comme son propre fils; mais il était extrêmement riche; sa naissance était des plus distinguées; il n'y avait pas d'apparence qu'il voulût jamais donner sa fille à un inconnu. Victor le craignait, Victor prévoyait les suites funestes de sa fatale passion, et il s'était déterminé à voyager jusqu'au moment de l'établissement de Clémence. Il en avait parlé à son père, sans lui donner les véritable raisons qui le forçaient à s'éloigner. Mais Fritzierne s'était attendri; le bon Fritzierne lui avait reproché, en versant quelques larmes, l'espèce d'abandon où il voulait le plonger. Victor n'avait pu résister aux pleurs de son bienfaiteur: il s'était tu; son cœur avait gémi. Il était remonté dans son appartement, l'ame oppressée, le feu sur les joues, et les paupières chargées de larmes. Loin de chercher un repos qui l'aurait fui, il avait ouvert sa croisée, et le spectacle de la nature venait d'enchaîner ses facultés, de suspendre, pour un moment, l'exécution de son projet. Tantôt il se proposait de fuir sans voir le baron ni sa fille; et tantôt il voulait écrire à Clémence pour lui faire ses tristes adieux. Il allait se mettre à son secrétaire dans cette intention; mais les beautés des sites que la lune éclairait à ses yeux, le retenaient à sa fenêtre; il admirait, reprenait le cours de ses réflexions, admirait encore et ne pouvait rien faire…

Quiconque a voyagé dans la Bohême, quiconque a vu les montagnes, les bois, les hameaux, les vieux châteaux qu'elle renferme, se fera aisément une idée de la situation de manoir de Fritzierne: c'était un château-fort dans toute l'étendue du terme. Placé au milieu d'une colline qui, par une suite d'élévations, formait le dernier monticule de la chaîne des montagnes des Géants, il dominait sur un pays raboteux, hérissé de vieilles tours, de masures, de côteaux boisés, de prairies et de ruisseaux. Il était fortifié tout autour, à l'exception d'une petite porte percée dans un des créneaux de la muraille, et qui donnait de plain-pied sur la campagne. Sur le devant de la façade était situé le pont-levis, jeté sur un large fossé plein d'eau. Les jardins, élevés en amphithéâtres, étaient immenses, entourés de fortes murailles, flanqués d'énormes contre-forts; en un mot, il était impossible de craindre, d'aucun côté, l'attaque de brigands qui infestaient depuis long-temps les vastes forêts d'alentour. Ce château avait autrefois soutenu des siéges, et il était encore capable de se défendre contre toute surprise.

C'était là le séjour que, depuis vingt ans, le baron de Fritzierne habitait paisiblement; c'était là que la compassion avait tendu une main protectrice à la jeunesse de Victor, dont les malheurs les plus cruels avaient marqué la naissance, ainsi que nous le verrons par la suite…

Victor connaissait toutes les obligations qu'il avait au vieux baron; mais Victor, combattu par l'amour, la reconnaissance et la délicatesse, ne pouvait répondre aux bontés dont on l'avait accablé, que par une fuite précipitée: c'était même le seul moyen qu'il eût de prouver sa gratitude à son bienfaiteur; il fallait, par égard pour ses bienfaits, qu'il s'arrachât de ses bras…

Victor venait de prendre cette résolution. Né ferme et courageux, il était incapable d'en changer. Son ame était plus calme, son cœur moins agité, ses pensées avaient repris leur cours; une heure entière, passée dans la fluctuation des idées les plus tristes, avait épuisé ses facultés morales et physiques; le sommeil commençait à lui faire éprouver son besoin impérieux, il allait fermer sa fenêtre pour goûter quelques heures de repos, déjà il s'en éloignait, lorsque des cris affreux le rappellent au balcon. Il écoute… Plus rien… Le silence seul frappe son oreille attentive. Il va s'éloigner de nouveau; les mêmes cris recommencent; mais ils sont plus aigus… Victor entend distinctement ces mots, prononcés dans la campagne, presque au-dessous de lui: Ô, qui que vous soyez, ne prenez que ma vie; n'arrachez point celle du malheureux orphelin que vous voyez; c'est mon fils, c'est mon fils, je l'ai adopté… Barbares! que vous a-t-il fait?.. Eh! ne se trouvera-t-il point quelque ame généreuse qui vienne nous secourir!..

Victor, saisi d'effroi, cherche à distinguer les infortunées créatures dont il entend les sanglots; mais la confusion règne sur tous les objets; il n'apperçoit qu'un fer étincelant à la clarté de la lune; on agite ce fer; on semble en menacer les victimes… Victor ne balance point; il éveille son domestique. Tous deux prennent leurs pistolets, et se précipitent vers la petite porte qui donne sur la campagne, et dont ils ont une clef. Victor n'a qu'une inquiétude; il craint d'arriver trop tard; il craint que le sang ait coulé!.. Bientôt la porte se referme sur eux; ils marchent au hasard, et n'entendent plus rien; mais Victor dirige ses pas vers l'endroit où, de sa croisée, il a vu briller le fer de l'assassin: tous deux marchent doucement pour n'être point découverts… À peine ont-ils fait deux cents pas que, cachés derrière une bruyère, ils apperçoivent distinctement une femme à genoux, tenant dans ses bras un jeune enfant de quatre à cinq ans; trois scélérats, dont l'aspect est repoussant, tiennent le pistolet sur la gorge de l'infortunée, et l'un d'eux l'interroge en ces termes: Qu'as-tu vu? qu'as-tu entendu? réponds, ou c'est fait de ta vie! – Hélas! je n'ai rien entendu, rien vu, je vous le répète, – Pourquoi t'es-tu écriée: Fuyons, mon fils, ce sont des voleurs!– La crainte, la terreur, à l'heure qu'il est… – Mais tu as ajouté: Si Roger était à leur tête! fuyons!– J'ai entendu parler de Roger comme d'un chef dont l'approche est redoutable. – Tu ne le connais pas? – Moi… – Tu te troubles!..Camarades, immolons l'enfant, et conduisons la mère à notre chef. Cette femme en est connue; je ne sais quoi me dit qu'elle en est connue…

Les trois brigands allaient consommer leur forfait sur l'enfant, que la mère pressait contre son cœur; déjà même ils venaient de lui arracher cette innocente créature, qui jetait des cris affreux… Victor s'élance, Victor s'écrie: Arrête, scélérat, reçois la punition de tes crimes!..

Un coup de pistolet étend un des brigands à ses pieds. Un second veut fuir, Valentin, le domestique de Victor, le poursuit, et le prive à son tour de la vie. Le troisième brigand se sauve à toutes jambes et disparaît… Le fidèle serviteur revient joindre son maître, qu'il trouve occupé à rappeler les sens de l'inconnue qui s'est évanouie. Valentin la prend dans ses bras, Victor serre l'enfant dans les siens; et tous deux, chargés de ces précieux fardeaux, regagnent la petite porte, l'ouvrent, la referment soigneusement, et portent dans leur appartement les infortunés à qui ils viennent de sauver la vie.

Qu'on se représente la situation d'un homme sensible, d'un homme comme Victor, qui vient de commettre une bonne action. En est-il de plus douce? Comme son cœur bat délicieusement! comme son sang est rafraîchi par l'idée agréable qu'il vient de secourir l'humanité!

Victor fait asseoir l'inconnue, qui est un peu revenue à elle; il prend l'enfant sur ses genoux, le presse, le caresse, et voit avec satisfaction cet intéressant enfant lui sourire, et jeter sur lui des regards où se peignent déjà la tendresse et la reconnaissance… La mère a recouvré l'usage de la parole. Qui êtes-vous, lui demande doucement Victor? Par quel hasard vous trouvez-vous seule, à une heure du matin, dans un lieu aussi désert? – Homme généreux, ne me demandez pas qui je suis; n'exigez pas que je vous fasse le récit des malheurs qui ont traversé ma vie? Ce récit douloureux, je ne pourrais le faire; je ne le ferai jamais: je me suis imposé la loi de cacher mes aventures à tout le monde; la mort seule me les fera oublier; mais personne, non personne ne les connaîtra… Qu'il vous suffise de savoir que je suis une pauvre femme, sans asyle, sans parens, sans amis, qui… – Sans parens, sans ami! Oh! parlez, parlez, vous m'intéressez à un point… – Je m'étais retirée dans un petit village à quelques lieues de Prague. Là, je vivais tranquillement du travail de mes mains et des dons que les ames sensibles voulaient bien me faire. Un vieux laboureur, plus pauvre encore que moi, venait de perdre son fils, l'espoir de sa vieillesse; l'épouse de ce fils était morte en donnant le jour à cet enfant que vous voyez. Le laboureur ne put résister à tant de coups; il expira dans mes bras, et moi je me chargeai de l'orphelin, persuadée que le ciel ne m'abandonnerait pas. Mais, hélas! le sort ardent à me persécuter voulait me chasser une seconde fois de mes foyers. L'avant-dernière nuit, le feu prit au village et consuma une grande partie des masures. Des méchans accusèrent ma négligence de ce malheur… J'avais perdu mon asyle, j'avais perdu la tendresse de ceux au milieu desquels je vivais; je pris l'enfant dans mes bras, et je partis, résolue d'aller implorer la compassion d'une vieille parente que j'ai en Silésie, mais dont je n'appréhende que trop la dureté, s'il faut vous l'avouer… Hier soir je me suis égarée dans ces routes tortueuses qui environnent votre château; la nuit m'a surprise au milieu de mes inquiétudes… Que faire dans cette cruelle extrémité! Je recommande cet enfant à Dieu; je m'enfonce dans un vallon, où j'engage le petit à dormir sur un tertre de gazon, bien déterminée à veiller toute la nuit auprès de lui. L'enfant reposait depuis près de deux heures environ, et je me croyais absolument seule dans cet endroit écarté, lorsque j'entends distinctement ces mots qu'on prononce à voix basse, et tout près de moi: As-tu assez dormi, Morgan? Allons, allons, réveille-toi, voilà l'heure d'aller à la découverte. Tu sais que Roger doit camper aujourd'hui entre Kingratz et Sarwitz: c'est le passage des voitures publiques; il y a là de bons coups à faire… À ces mots, à ce nom de Roger, qui me retrace des souvenirs trop douloureux, la frayeur s'empare de moi; je prends l'enfant dans mes bras, je me lève, et nous fuyons; mais le petit ne peut retenir ses cris; les deux scélérats nous découvrent, nous poursuivent, nous atteignent, et… vous savez le reste… Généreux mortel! je vous dois ma vie, je vous dois plus!.. vous avez conservé les jours de cet enfant qui m'est bien cher, puisqu'il n'a plus que moi dans le monde! comment ferai-je pour acquitter jamais tant de bienfaits!.. – Comment vous ferez, ange du ciel! Ah! continuez de donner vos soins à cet enfant, et vous aurez reconnu au-delà tout ce que j'ai eu le bonheur de faire pour vous et pour lui: c'est mériter tous les bienfaits des hommes, qu'être utile à un seul infortuné!..

Victor était charmé de voir que la personne qu'il venait de secourir était digne de son estime. Il regardait avec délices cette femme vertueuse, qui faisait pour un enfant étranger ce que le baron avait fait pour lui; il trouvait, dans la situation de l'inconnue, une sorte de rapprochement avec la sienne propre, et son ame jouissait… Cependant il pense que ces infortunés n'ont rien pris depuis douze heures. Personne n'est éveillé dans le château… Comment faire? C'est Valentin qui va le tirer de cette sollicitude. Valentin, ce bon garçon que nous connaîtrons un peu mieux par la suite, a toujours en réserve chez lui une armoire remplie de petites provisions. Valentin apporte à l'inconnue de quoi rétablir un peu ses forces; et comme il est trop honnête pour ne pas tenir compagnie à tout le monde et à toute heure, il boit un verre de vin, dont il faut convenir qu'il a un peu besoin… Victor regarde avec plaisir ce tableau touchant; Victor oublie et son amour, et ses projets: tant il est vrai que le sentiment de l'humanité est le seul qui puisse remplir un cœur sensible sans douleur, sans serremens, sans toutes ces affections pénibles qui accompagnent toujours les passions!

CHAPITRE II.
LE SONGE ET L'HOSPITALITÉ

Madame Wolf (c'est le nom que se donne l'inconnue) a fini son repas frugal; son fils, Hyacinthe, s'est déjà endormi sur un siége. Victor engage madame Wolf à se reposer dans son propre lit: elle résiste d'abord; enfin elle cède. L'enfant est mis à côté d'elle, et Victor se propose de passer le reste de la nuit dans un fauteuil, à côté de ses hôtes. Valentin veut rester avec son maître; mais Victor lui ordonne de se retirer, et le domestique obéit.

Victor est trop ému pour pouvoir sommeiller; il regarde madame Wolf dormir avec ce calme de l'ame que donne toujours la vertu; il examine l'enfant qui entre dans la carrière tortueuse de la vie, et se demande quel sort attend cet aimable enfant.

Victor réfléchissait sur la bizarrerie de la fortune, qui tourmente chaque individu séparément. Des pensées un peu plus pénibles avaient chassé les idées agréables que venait de lui faire naître le bonheur qu'il avait eu de sauver la veuve et l'orphelin des mains de trois scélérats. Madame Wolf et Hyacinthe étaient sans appui, sans secours. Victor connaissait assez le cœur du baron de Fritzierne pour espérer qu'il les garderait dans son château, et qu'il ferait pour le jeune Hyacinthe ce qu'il avait fait pour lui. Il n'en doutait pas un moment; mais il sentait que ces deux infortunés, qui lui devaient la vie, étaient un lien de plus qui l'attachait au château; il ne pouvait s'en séparer. L'enfant attendait ses soins; il devait l'élever comme un fils que le ciel venait de lui envoyer. Il se proposait donc de former son cœur à la vertu, et de développer ses facultés physiques et morales. Cette occupation d'ailleurs pourrait le distraire de sa fatale passion; il lui donnerait tout son temps, ne verrait Clémence qu'aux heures du repas, et toujours devant son père. C'est une espèce d'absence qu'une grande occupation. Près de Clémence, il ne la verra pas plus que s'il en était très-éloigné; car Victor peut prendre ses repas chez lui, séparément, ne rendre ses devoirs à M. de Fritzierne que le matin, et se renfermer pendant tout le reste de la journée avec son élève, son petit Hyacinthe. Oui, cela peut s'arranger ainsi; voilà qui est décidé. Victor restera au château, Victor ne verra plus Clémence qu'autant que la bienséance l'exigera. Sa passion, distraite par un autre objet, s'affaiblira bientôt; il oubliera Clémence, il l'oubliera…

Insensé, quelle est ton erreur! que ta raison est fragile, quand c'est ton cœur qui la guide! Crois-tu qu'une première impression s'efface aussi aisément? crois-tu qu'on puisse oublier Clémence quand on a eu le bonheur de la voir, d'admirer ses talens, ses perfections?.. Tu ne la verras que rarement, et devant son père! Mais Clémence s'attachera à ton élève; elle te le demandera; elle viendra le trouver chez toi; elle voudra lui donner des leçons de musique, de talens agréables: tu l'entendras chanter, cette fille céleste! tu la verras sourire, tu la rencontreras chez toi, dans le parc, et par-tout dans ton cœur!.. Eh! tu pourrais l'oublier! l'oublier! Il te faudra donc oublier aussi que tu as une ame sensible? Il te faudra donc oublier les jeux de ton enfance avec Clémence, ses agaceries piquantes, sa voix si touchante, ses regards si doux, si expressifs? Non non, Victor, n'espère pas te soustraire facilement à ses traits dangereux; n'espère pas vaincre un amour si pur, si délicat… Eh! quand tu ne la verrais plus, pourrais-tu jamais oublier que tu l'as vue, que tu l'as connue? Fuis le danger, Victor; laisse la veuve et l'orphelin dans le château, confie-les aux soins généreux de ton bienfaiteur. Il demandait une compagne pour sa fille, pour lui des amis, un appui dans sa vieillesse; eh bien! les voilà, ces amis qu'il cherchait. Madame Wolf paraît bien née; elle est vertueuse, elle a du moins l'accent de la vertu: peux-tu, Victor, peux-tu jamais être mieux remplacé?

Victor était occupé de ces diverses réflexions; ses yeux étaient attachés sur la veuve et l'orphelin, qu'il voyait reposer tranquillement… Tout-à-coup madame Wolf paraît agitée par un songe funeste; son front se couvre de sueur, ses traits s'obscurcissent, sa bouche veut articuler quelques mots… Victor craint qu'elle ne se trouve indisposée; il va s'approcher d'elle, la secourir. Elle paraît se calmer… ses yeux se referment… elle dort… Mais non: bientôt un nouveau trouble s'empare de ses sens; elle s'agite, elle jette un cri… À ce cri lugubre et sourd succèdent quelques murmures étouffés. Victor l'entend prononcer distinctement ces mots: Roger! barbare Roger!.. que fais-tu? que veux-tu? la beauté, l'innocence, rien ne peut te désarmer!.. Cruel! frappe, frappe donc! arrache-lui la vie… Cet enfant, tu le demandes! Non, non, cet enfant n'est plus en ton pouvoir; je l'ai soustrait à la mort, a l'ignominie… La mère te reste!.. Le monstre! il l'étend sans vie à mes pieds, ciel! oh ciel!..

À ce cri affreux, madame Wolf se réveille en sursaut; elle regarde autour d'elle d'un air inquiet, apperçoit Victor, et s'écrie, en cachant sa tête dans ses mains: le voilà! c'est lui! – Qui donc, lui, s'écrie à son tour Victor étonné?.. Il s'approche d'elle, lui prend la main, et lui demande la cause de son trouble. Madame Wolf se frotte les yeux, le considère long-temps avec une expression mêlée de douleur et d'effroi: puis, revenant à elle, elle lui dit en soupirant: Pardonnez, généreux inconnu, pardonnez mon égarement: il est la suite d'un songe effrayant. Je voyais… je croyais voir… un homme qui… vos traits… Un rapport, bien éloigné sans doute, tout a prolongé mon erreur. Pardonnez-moi si j'ai interrompu votre sommeil. – Mon sommeil! je ne dormais point… Je vous l'avouerai, madame, vous m'avez glacé d'effroi. Ce Roger que vous avez nommé… – Roger? Ciel! j'ai nommé Roger? – Oui, madame; vous le voyiez prêt à frapper la mère d'un enfant que vous lui aviez soustrait; il semblait même qu'il l'immolait à vos yeux. – Malheureuse! qu'ai-je dit? (se remettant.) Excusez-moi encore une fois, homme sensible et délicat. C'est… oui, c'est la scène de ce soir qui s'est retracée à mon imagination… Je croyais voir les brigands dont vous m'avez délivrée; ils frappaient mon petit Hyacinthe. Sa mère, qui n'est plus… car elle n'est plus, sa mère!.. elle était exposée à leurs coups. Voilà tout. – Voilà tout, madame? Permettez-moi une seule question. Vous m'avez dit que ce Roger, dont vous avaient parlé les voleurs, vous rappelait des souvenirs bien douloureux… Auriez-vous connu un homme qui portât ce nom? – Que trop, monsieur. – Ce n'est pas sans doute ce Roger, ce chef des brigands qui infestent les forêts de l'Allemagne, celles de la Bohême? – Par pitié, monsieur, par pitié ne m'interrogez point. Je vous ai dit que personne ne connaîtrait mes malheurs, non, non, personne! S'il faut vous les raconter, s'il faut à ce prix reconnaître le service signalé que vous m'avez rendu, je le sens, le sacrifice est au-dessus de mes forces, et je me vois dans la dure nécessité de vous avouer mon ingratitude. – N'en parlons plus, madame Wolf, n'en parlons plus; on doit respecter le secret des infortunés, comme on doit respecter leur sommeil… Remettez-vous un peu, madame; le jour paraît, tâchez de reposer encore quelques heures.

Madame Wolf ne pouvait plus dormir; ses sens avaient été trop agités par son rêve pour pouvoir se plonger de nouveau dans cet engourdissement salutaire que procure le sommeil. Elle se leva, et attendit, en causant avec Victor de choses indifférentes, le lever du baron de Fritzierne, qui, dès six heures du matin, était tous les jours dans son parc. Victor regardait attentivement par la croisée; il apperçut enfin cet homme respectable qui, un fusil sous le bras, s'amusait de temps en temps à chasser les oiseaux. Victor recommande à madame Wolf de l'attendre. Il vole au-devant de son bienfaiteur, et se précipite sur sa main, qu'il couvre de baisers. Ô mon père! avez-vous bien passé la nuit? – Très-bien, mon Victor, et toi? – Moi, mon père, la nuit la plus délicieuse… – J'entends, tu as bien dormi. À ton âge!.. Cependant je te trouve les yeux un peu… rouges; tu es pâle. – Mon père… – Achève: aurais-tu quelque chagrin? Penserais-tu encore au refus que je t'ai fait hier de te laisser voyager? Crois-tu que je puisse aisément me passer de toi, mon ami? Si c'est cela qui t'affecte, si tu viens encore m'en parler, je t'en avertis, nous nous fâcherons nous deux, mais sérieusement… Allons, mon Victor, consulte ton cœur, et s'il te dit que tu peux me quitter sans regret, je te laisserai partir sans peine.

Ce peu de mots avait foudroyé Victor; il ne venait point réitérer sa demande, ce n'était point là ce qui l'amenait auprès de M. de Fritzierne; mais il avait le projet de lui en parler dans un autre moment, et tout son espoir s'évanouissait. Cependant l'intérêt de la veuve et de l'orphelin l'emporta sur le sien propre: il oublia ses affaires pour s'occuper de celles de ses protégés. Il se remit donc de la première impression que lui a faite la défense du baron. Mon père, lui dit-il, je ne viens point vous parler d'un projet qui a eu le malheur d'affecter hier votre sensibilité; je ne réitérerai point ma demande, puisqu'elle vous déplaît; un motif plus puissant m'engage à réclamer votre générosité – Qu'est-ce que c'est, mon fils? as-tu besoin de quelque chose? Parle, parle; que tes desirs soient inépuisables comme l'envie que j'ai de t'accabler de mes bienfaits. – Homme divin!.. ce n'est pas pour moi; non, ce n'est pas pour moi que je vous intercède; vos bontés savent prévenir mes moindres vœux, et je n'en puis plus former que pour votre bonheur!.. (en souriant un peu.) Vous allez peut-être trouver plaisant l'aveu que je vais vous faire… Une… une femme a passé la nuit dans ma chambre. – (souriant aussi.) Une femme? Quel âge? – Quarante ans, à-peu-près. – Oh! tu ne choisis pas bien. – Pardonnez-moi, mon père; je choisis très-bien, comme vous choisiriez; car c'est la vertu, c'est l'infortune à qui j'ai accordé l'hospitalité depuis une heure du matin. – Bon jeune homme! conte-moi donc cela. T'es-tu trouvé dans les grandes aventures? – Oh! très-grandes, mon père: écoutez-moi.

Victor lui fait un récit exact de tout ce qui s'est passé pendant la nuit; il n'oublie rien, pas même les plus légères circonstances du songe de madame Wolf. Quand il a fini son récit, le baron s'écrie: Où est-elle, cette femme respectable, où est-elle? je veux la voir: si elle est digne de mon estime, de la tienne, je la garde ici, je la donne à ma fille pour compagne et pour amie.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
580 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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