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Читать книгу: «Lettres à Mademoiselle de Volland», страница 18

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À huit heures, jour ou non, je me lève.

Je prends mes deux tasses de thé.

Beau ou laid, j'ouvre ma fenêtre et je prends l'air.

Je me renferme et je lis.

Je lis un poëme italien burlesque, qui me fait alternativement pleurer de douleur et de plaisir; et puis, cela est écrit partout avec une facilité, une douceur, une délicatesse! et des préambules à tourner la tête.

Il me prend quelquefois des envies de vous en traduire des morceaux, mais il n'y a pas moyen; toutes ces fleurs délicates-là se fanent entre mes mains. Ces auteurs qui charment si puissamment nos ennuis, qui nous ravissent à nous-mêmes, à qui Nature a mis en main une baguette magique dont ils ne nous touchent pas plus tôt que nous oublions les maux de la vie, que les ténèbres sortent de notre âme, et que nous sommes réconciliés avec l'existence, sont à placer entre les bienfaiteurs du genre humain.

Nous dînons, après avoir un peu causé vers le feu.

Nous dînons toujours longtemps.

Après dîner, c'est la promenade, ou le billard, ou les échecs.

Le Baron ne veut pas que l'Écossais joue aux échecs, et il a raison.

Puis un peu de causerie et de lecture.

Le piquet, le souper, le radotage au bougeoir, et le coucher.

Que regretter au milieu de cela? Rien, si ce n'est ma Sophie.

Paris est oublié, mais en revanche Isle et les vordes ne le sont pas. C'est toujours là que je me retrouve à la fin de mes rêveries. Mais dites-moi pourquoi j'y arrive toujours à votre insu, à celui de votre sœur et de votre mère?

Adieu, chère et tendre amie. Je vous embrasse de toute mon âme.

C'est aujourd'hui jour de fête et de messe: ce qu'il y a de plaisant, c'est que c'est la même cloche qui fait marcher les coquemars et le calice. C'est une idée folle qui me fait toujours rire.

LETTRES À Mlle DE VOLLAND

Deuxième partie
(ŒUVRES COMPLÈTES DE DIDEROT, TOME DIX-NEUVIÈME CORRESPONDANCE II)

L

Paris, le 3 novembre 1760.

Ce lundi matin, Mme d'Aine a renvoyé dans son équipage, à Paris, un de ses parents, avec un homme d'affaires qui lui est attaché. J'ai profité de l'occasion pour m'en revenir, le Baron m'ayant assuré qu'il ne ferait ici aucun voyage dans le courant de la semaine. Mme d'Aine, que j'ai trouvée seule au bas de l'escalier, m'a dit: «J'avais compté sur vous pour jusque après la Saint-Martin; mais je vois ce que c'est.» Je n'en suis pas convenu, quoique cela fût vrai.

Nous nous sommes bien embrassés, Mme d'Aine et moi; je l'ai remerciée de mon mieux. Elle m'a dit que la chambre que j'occupais serait dorénavant appelée la mienne, et que je ne pourrais jamais m'installer ni trop tôt, ni pour trop longtemps. Nous avons eu, le Baron et moi, deux moments fort doux: l'un en nous retrouvant quand j'arrivai au Grandval, l'autre en nous séparant aujourd'hui. Il avait, ces deux jours-là, l'air touché: la première fois de plaisir, la seconde fois de peine. J'ai gagné de l'intimité avec Mme d'Holbach. J'ai eu quelque occasion de m'apercevoir qu'elle avait conçu beaucoup d'estime pour moi. J'ai été flatté de voir que mon témoignage donnait du poids à des récits qu'on lui faisait, et qu'elle avait de la répugnance à croire. Elle m'a vu partir avec peine. Elle ne doutait pas qu'un mot d'elle ne me retînt, mais elle ne l'a pas dit. Et le père Hoop? Nous nous sommes baisé les joues, serré les mains, et bien promis de nous rapprocher incessamment. Je lui ai conseillé, en attendant, d'aller prendre l'air sur les lieux hauts.

Me voilà donc de retour à Paris. J'arrive, et je retrouve Jeanneton convalescente de plusieurs abcès à la gorge, pour lesquels elle a été soignée plusieurs fois, et qu'il a fallu ouvrir à la lancette, les uns après les autres; ma femme au vin de quinquina, pour une fièvre réglée dont elle a eu les premiers accès dans les premiers jours de mon départ, et qu'on n'a point encore pu déraciner; la petite fille avec le nez galeux, la fièvre, et les amygdales enflées: ainsi me voilà dans un hôpital, et je suis où je dois être, car je ne me porte pas trop bien. J'ai l'estomac tout à fait dérangé. J'avais pris sur moi de ne plus paraître à table le soir; ils m'entraînèrent hier malgré moi. Il y avait des poires excellentes, j'en mangeai une, et puis une autre, et une troisième: je les sens aujourd'hui à six heures comme si je sortais de table. Le thé n'y a rien lait; mais cela finira comme toutes les indigestions, et puis je me porterai bien, et ce sera pour longtemps; car me voilà rendu à ma vie ordinaire et sobre.

Tout en arrivant à Paris, je suis accouru sur le quai des Miramionnes; car il fallait que j'eusse vos lettres, s'il m'en était venu quelques-unes, et que je les empêchasse d'aller me chercher au Grandval où je n'étais plus, et où j'avais assuré avant-hier à Damilaville que je resterais jusqu'à mardi Damilaville n'y est pas; il dîne chez une amie. En attendant qu'il revienne et que je vous lise, je vous écris.

Combien de tournées j'ai déjà faites depuis que je suis rentré dans cet enfer! Combien j'ai vu de monde! Quelle vie en comparaison de celle des champs! Je ne serais pas ici, si j'avais pensé que c'est lundi, et que Grimm est arrivé de la Chevrette. Mais je me console de cette distraction. Si je ne suis pas avec lui, du moins je m'entretiens avec vous. Damilaville, qui est très-pressé de me voir, m'a fait dire par son domestique que si je ne me hâtais pas d'aller à lui, il se hâterait de venir à moi. Je l'ai prié très-instamment, par un petit billet, de rester où il était; que je n'avais que faire de lui avant deux ou trois heures. J'emploierai la moitié de ce temps à écrire à mon amie; et quand je lui aurai rendu compte de toutes mes heures, j'emploierai celles qui me resteront à rêver avec elle; je la chercherai dans le salon, je me placerai à côté d'elle, je la serrerai. Auparavant, je l'aurai longtemps regardée sans qu'elle m'ait vu, sans que personne me gênât; car je me suppose invisible.

Je me suis fait une physionomie de l'abbé Marin tout à fait singulière. Je veux qu'il ait la tête ronde, un peu chauve sur le haut; le front assez étendu, mais peu haut; les yeux petits, mais ardents; les joues un peu ridées, mais vermeilles; la bouche grande, mais riante; presque point de menton, guère de cou, le corps rondelet, les épaules larges, les cuisses grosses, les jambes courtes. Je vous entends tous jaser. Je vous vois tous selon vos attitudes favorites; je vous peindrais, si j'en avais le temps; mon amie serait droite, derrière le fauteuil de sa mère, en face de sa sœur, avec ses lunettes sur le nez. Elle parlerait; sa sœur, la tête appuyée sur sa main, et son coude posé sur la table, l'écouterait en faisant les petits yeux. L'abbé serait assis, les mains posées sur les genoux, mal à son aise; car la chaise est haute, et ses pieds touchent à peine au parquet; mais il ne restera pas longtemps dans cette contrainte, car je présume que l'abbé aime ses aises. Et votre conversation, est-ce que je ne la ferais pas? Est-ce que je ne ferais pas parler chacun selon le caractère que je lui connais, et l'abbé selon celui que je lui prête? Que je suis aise! Damilaville ne vient point, et j'aurai encore le temps de tourner la page et de la remplir. J'en remplirais vraiment bien une douzaine d'autres, si je me mettais à répondre à vos deux dernières lettres, et à vous rendre vos dernières conversations. Nous avons eu ici un homme bien connu: c'est Dieskau, dont je crois vous avoir parlé quelquefois. Cet homme a commandé longtemps en Canada, et avec honneur. Il est criblé de blessures. Malgré les indispositions qui l'affligent et l'affligeront toute sa vie, il est gai. Ç'a été un ami intime du fameux maréchal de Saxe. Nous avons eu un jeune marin, très-expérimenté, appelé M. Marchais. La première fois je vous dirai tout ce que j'ai retenu de leurs conversations. Le père Hoop est enfourné dans la lecture de l'histoire de ses bons amis les Chinois, qu'il a vus si longtemps à Canton. J'y reviendrai donc encore à ces Chinois, pour vous en dire des choses qui vous feront sûrement plaisir.

Mais voilà Damilaville revenu. Je suis arrivé trop tard. Pour la première fois, il avait été diligent, et deux de vos paquets étaient partis ce matin pour le Grandval, en même temps que j'en revenais. Voilà un plaisir différé jusqu'à demain. Adieu, mon amie; je vous embrasse. Mais revenez donc; la Marne paraît vouloir m'exaucer. Si les pluies continuent, elle ne tardera pas à flotter au bas de votre terrasse. Dans la position fâcheuse où je me trouve, vous regretterez bien de n'être pas ici. Demain ou après, j'irai voir Mlle Boileau, et peut-être Mme de Solignac, mais je ne réponds de rien. Mon respect à qui vous savez bien. Mes caresses les plus tendres à qui vous savez bien encore.

LI

À Paris, le 6 novembre 1760.

La belle journée que celle de la Toussaint! En profitâtes-vous? À huit heures du matin, étiez-vous habillées? aviez-vous mis vos chaperons et pris vos bâtons? Je suis sûr que non. Vous dormiez, paresseuses que vous êtes, et je dormais aussi, paresseux que je suis. J'entendis frapper à ma porte: c'était l'Écossais. Il entre, ouvre mes rideaux, et dit: «Allons, debout; c'est sur les lieux hauts que le soleil est beau à voir. M. Marchais sera de la partie.» Ce M. Marchais est un jeune marin dont je vous ai déjà parlé. Chemin faisant, je lui demandai quel âge il avait. «Trente ans, me dit-il. – Trente ans! repris-je avec étonnement. Vous en paraissez au moins quarante-cinq. Qu'est-ce qui vous a vieilli si vite? – La mer et la fatigue.» Ah! chère amie, quelle peinture ils me firent de la vie de la mer! La peau se ride et se noircit, les lèvres se sèchent, les muscles s'élèvent et se raidissent; en moins de trois ou quatre voyages, on ressemble très-bien à un Triton, tels qu'on les peint aux Gobelins. On ne mange que du pain dur et des viandes salées. Souvent on manque d'eau, et puis des tempêtes qui vous tiennent vingt-quatre heures de suite entre la mort et la vie. Il est impossible que vous vous fessiez une juste image d'un équipage après une tempête. À ce propos, l'Écossais nous dit: «Imaginez que nos voiles étaient déchirées, nos mâts rompus, nos matelots épuisés de fatigue, le vaisseau sans gouvernail, abandonné aux flots, le vent nous portant avec fureur droit contre des rochers; douze autres et moi assis en silence dans la chambre du capitaine, la tête baissée, les bras croisés, les yeux fermés, en attendant à chaque minute le naufrage et la mort. On est bien vieux quand on a passé une entière journée dans ces transes-là. Ce fut un matelot ivre qui nous sauva. Il y avait à fond de cale une vieille voile, pourrie et criblée de trous; il alla la chercher, et la tendit comme il put. Les voiles neuves, qui recevaient toute la masse du vent, avaient été déchirées comme du papier. Celle-ci, en arrêtant et en laissant échapper une partie, résista, et conduisit le bâtiment. Il rasa le pied de rochers terribles, mais il n'y toucha pas…» On ne profite de rien; pourquoi n'aurait-on pas des voiles percées pour les gros temps?..

Nous gagnâmes le haut de la côte au milieu de cette tempête, et nous nous trouvâmes à la hauteur de Chennevières, où nous dirigeâmes notre course, dans le dessein d'embrasser les petits enfants, mais ils étaient encore dans leurs berceaux. Nous nous contentâmes de lever leur couverture et de les regarder: c'est un spectacle qui touche. Après avoir cajolé un peu la nourrice, que Raphaël aurait prise pour un modèle de la Vierge, à ce que disait Marmontel, la première fois qu'il la vit, et l'avoir un peu dédommagée de nos mauvaises plaisanteries par nos largesses, nous traversâmes la plaine de Champigny à Ormesson-d'Amboile, et nous regagnâmes le Grandval, où nous trouvâmes le baron de Dieskau, qui avait saisi ce jour de beau temps pour s'acquitter, avec Mme d'Aine et le Baron, de la promesse qu'il leur avait faite de les venir voir. Ce fut une reconnaissance entre lui et le jeune Marchais. Ils s'étaient connus à Québec.

Je crois vous avoir déjà parlé du baron de Dieskau. Si vous lisiez les gazettes, vous y auriez trouvé son nom avec un éloge. Il commandait, il y a quatre ou cinq ans, aux environs de Québec et de Montréal, une poignée de Français et de Canadiens; il fut attaqué par un corps considérable d'Anglais et de sauvages iroquois. L'inégalité du nombre ne l'effraya point, il tint ferme; tous ses gens furent taillés en pièces; il demeura, lui, étendu sur le champ de bataille, balafré en plusieurs endroits, et une jambe rompue. Il en eût été quitte pour cela; mais après l'action, lorsqu'on dépouillait les morts, une déserteur français, qui lui remarqua quelque signe de vie, au lieu de le secourir, lui lâcha son mousquet dans le bas-ventre, et il en eut la vessie crevée, les parties de la génération endommagées, et il vit avec une jambe trop courte de quatre à cinq pouces, avec un faux urètre pratiqué à la cuisse, par lequel il rend les urines, si vous voulez appeler cela vivre.

Le général ennemi avait eu les côtes cassées. Le joli métier! On les transporta tous deux dans la même tente. Jamais l'Anglais ne voulut qu'on visitât ses blessures avant qu'on eût pansé celles de son ennemi. Quel moment la bonté naturelle et l'humanité choisissent-elles pour se montrer! C'est au milieu du sang et du carnage. Je vous en citerais cent exemples.

En voilà un de général à général; en voulez-vous un de soldat à soldat? Le voici, comme le baron de Dieskau nous l'a raconté. Deux soldats camarades se trouvèrent l'un à côté de l'autre à une action périlleuse. Le plus jeune, tourmenté du pressentiment qu'il n'en reviendrait pas, marchait de mauvaise grâce; l'autre lui dit: «Qu'as-tu, l'ami? Comment, mordieu! je crois que tu trembles! – Oui, lui répondit son camarade, je crains que ceci ne tourne mal, et je pense à ma pauvre femme et à mes pauvres enfants. – Remets-toi, répond le vieux caporal; va, si tu es tué, et que j'en revienne, je te donne ma parole d'honneur que j'épouserai ta femme, et que j'aurai soin de tes enfants.» En effet, le jeune soldat fut tué, et l'autre lui tint parole. C'est un fait certain; car le baron ne ment pas.

Mais savez-vous ce qui s'est passé au commencement de l'affaire de M. de Castries et du prince héréditaire, sous les murs de Wesel, tout à l'heure? Ce M. de Castries est l'ami de Grimm; ainsi je vous laisse à penser combien ce succès, le plus important que les Français aient eu dans toute cette guerre, a fait de plaisir à celui-ci. M. de Ségur, qui commandait l'aile gauche, est attaqué dans l'obscurité par le jeune prince. Les deux troupes étaient à bout touchant. M. de Ségur allait être massacré. Le jeune prince l'entend nommer, il vole à son secours. M. de Ségur, qui ne sait rien de cela, l'aperçoit à ses côtés, le reconnaît, et lui crie: «Eh! mon prince, que faites-vous là? mes grenadiers, qui sont à vingt pas, vont foire feu. – Monsieur, lui répond le jeune prince, j'ai entendu votre nom, et je suis accouru pour empêcher ces gens-là de vous massacrer.» Tandis qu'ils se parlaient, les deux troupes entre lesquelles ils étaient font feu en même temps. M. de Ségur en est quitte pour deux coups de sabre, et il reste prisonnier du jeune prince, qui cependant a été obligé de se retirer, et deux jours après de lever le siège de Wesel. Ne serez-vous pas étonnée de la générosité de ces deux hommes, dont l'un ne voit que le péril de l'autre, et qui s'oublient si bien que c'est un prodige qu'ils n'aient pas été tués au même moment? On avait raconté ce fait à Grimm; il ne le croyait guère, mais il lui a été confirmé par Mme de Ségur même, qu'il trouva, il y a quelques jours, chez Mme Geoffrin. Ainsi point de doute encore sur celui-ci.

Non, chère amie, la nature ne nous a pas faits méchants; c'est la mauvaise éducation, le mauvais exemple, la mauvaise législation qui nous corrompent. Si c'est là une erreur, du moins je suis bien aise de la trouver au fond de mon cœur, et je serais bien lâché que l'expérience ou la réflexion me détrompât jamais; que deviendrais-je? Il faudrait, ou vivre seul, ou se croire sans cesse entouré de méchants; ni l'un ni l'autre ne me convient.

Le procédé généreux du général anglais, celui des deux soldats, celui de M. de Ségur et du jeune prince héréditaire, s'amenèrent l'un par l'autre. On demanda lequel des deux, de M. de Ségur et du prince héréditaire, s'était montré le plus généreux. Belle question à discuter entre Uranie et sa sœur! Le baron de Dieskau, continuant toujours son récit, dit qu'à peine le général Johnson et lui avaient été pansés que les chefs des sauvages iroquois entrèrent dans leur tente. Il y eut entre eux et Johnson une conversation fort vive. Le baron de Dieskau, qui ignorait la langue iroquoise, n'entendait pas ce qu'ils se disaient, mais il voyait aux gestes qu'il s'agissait de lui, et que les sauvages demandaient à l'Anglais quelque chose qu'il leur refusait. Les sauvages se retirèrent mécontents, et le baron de Dieskau demanda à Johnson ce que les sauvages voulaient. «By God! lui répondit Johnson, ce qu'ils veulent! venger sur vous la mort de trois ou quatre de leurs chefs, qui ont été écharpés dans l'action, vous avoir, vous brûler, vous fumer et vous manger. Mais ne craignez rien, cela ne sera pas. Ils menacent de me quitter, ils peuvent faire pis; mais ou vous vivrez, ou ils nous égorgeront tous deux.»

Tandis qu'ils s'entretenaient ainsi les sauvages rentrèrent; la contestation recommença, mais avec moins de chaleur; peu à peu les sauvages s'apaisèrent. Avant de se retirer, ils s'approchèrent du baron, lui tendirent la main, et la paix fut faite. Mais ils n'étaient pas hors de la tente, que le général Johnson dit au baron: «Mon ami, si vous vous croyez en sûreté, vous avez tort; malgré vos blessures, il faut sortir d'ici et vous porter à la ville.» En même temps on entrelace quelques branches d'arbre, on l'étend dessus, et on le porte à la ville, au milieu de quarante soldats qui l'escortent. Le lendemain les sauvages, instruits de cette évasion, vont à la ville, s'introduisent dans la maison où il était soigné; ils avaient leurs poignards cachés sous leurs vêtements; ils fondent sur lui, et ils l'auraient égorgé, s'il n'avait promptement été secouru. Il y eut seulement deux ou trois blessures d'ajoutées à celles qu'il avait déjà.

Eh bien! me direz-vous, où est la bonté naturelle? Qui est-ce qui a corrompu ces Iroquois? Qui est-ce qui leur a inspiré la vengeance et la trahison? Les dieux, mon amie, les dieux; la vengeance est chez ces malheureux une vertu religieuse. Ils croient que le Grand-Esprit, qui habite derrière une montagne qui n'est pas trop loin de Québec, les attend après leur mort, qu'il les jugera, et qu'il estimera leur mérite par le nombre de chevelures qu'ils lui apporteront. Ainsi, lorsque vous voyez un Iroquois étendre un ennemi d'un coup de massue, se pencher sur lui, tirer son couteau, lui fendre la peau du front, et lui arracher avec les dents la peau de la tête, c'est pour plaire à son Dieu. Il n'y a pas une seule contrée, il n'y a pas un seul peuple où l'ordre de Dieu n'ait consacré quelque crime.

Les Canadiens disent que les montagnards écossais sont les sauvages de l'Europe. Vous voyez bien qu'il faut lire tout ceci comme une conversation.

«Cela est assez vrai, dit le père Hoop, nos montagnards sont nus, ils sont braves et vindicatifs; lorsqu'ils mangent en troupe, sur la fin du repas, où les têtes sont échauffées par le vin, et où les vieilles querelles se rappellent et les propos deviennent injurieux, savez-vous comme ils se contiennent? Ils tirent tous leurs poignards et les plantent sur la table, à côté de leurs verres. Voilà la réponse au premier mot injurieux.»

Le prétendant, dont les Anglais ont mis la tête à prix, qu'ils ont chassé, pendant plusieurs mois, de montagne en montagne, comme on force une bête féroce, a trouvé la sûreté dans les cavernes de ces malheureux montagnards, qui auraient pu passer de la plus profonde misère à l'opulence en le livrant, et qui n'y pensèrent seulement pas; autre preuve de la bonté naturelle.

Il n'est pas nécessaire de vous avertir que je suis toujours notre conversation, vous vous en apercevez bien. Le père Hoop avait un ami à la bataille qui se donna entre les montagnards écossais, commandés par le prétendant, et les Anglais. Cet ami était parmi ceux-ci; il reçoit un coup de sabre qui lui abat une main; il y avait une bague de diamant à l'un de ses doigts: le montagnard voit quelque chose qui reluit à terre, il se baisse, il met la main coupée dans sa poche, et continue de se battre. Ces hommes connaissent donc le prix de l'or et de l'argent, et s'ils ne livrèrent pas le prétendant, c'est qu'ils ne voulaient point d'or à ce prix.

Vous voyez, mon amie, que nous faisions très-bien les honneurs de la maison à ceux qui nous visitaient. Nous avions un militaire, et nous l'avons fait parler guerre, tout son bien aise. Nous avons appris de lui des choses que nous ne savions pas; nous avons été polis; ce qui vaut beaucoup mieux que de lui avoir répété celles que nous savions, et qu'il pouvait ignorer.

Le baron de Dieskau a servi longtemps sous le maréchal de Saxe. Il avait coutume de passer l'automne avec lui au Piple, maison voisine du Grandval, qui appartient maintenant à de La Bourdonnaye. Cette femme y passe toute l'année, seule avec son amant; vous ajouterez en vous-même: Que lui faut-il de plus?

Il nous parla beaucoup du maréchal, de ses occupations, de ses amours, de ses campagnes, des actions périlleuses auxquelles il avait eu part, des nations qu'il avait parcourues, etc., etc.

Ah! mon amie! quelle différence entre lire l'histoire et entendre l'homme! Les choses intéressent bien autrement. D'où vient cet intérêt? Est-ce du rôle de celui qui raconte, ou du rôle de celui qui écoute? Serait-ce que nous serions flattés de la préférence du sort qui nous adresse à celui à qui tant de choses extraordinaires sont arrivées, et de l'avantage que nous avons sur les autres par le degré de certitude que nous acquérons, et par celui que nous serons en droit d'exiger, lorsque nous redirons à notre tour? On est bien fier, quand on raconte, de pouvoir ajouter: Celui à qui cela est arrivé, je l'ai vu; c'est de lui-même que je tiens la chose. Il n'y a qu'un cran au-dessus de celui-là, ce serait de pouvoir dire: J'ai vu la chose arriver, et j'y étais. Encore ne sais-je s'il ne vaut pas mieux quelquefois appuyer son récit de l'autorité immédiate d'un personnage important que de son propre témoignage, si un homme n'est pas plus croyable quand il dit: Je tiens la chose du maréchal de Turenne, ou du maréchal de Saxe, que s'il disait: Je l'ai vue. Quoiqu'il puisse aussi facilement mentir sur un de ces points que sur l'autre, il me semble que du moins il nous trouve plus disposés à recevoir pour vrai un de ces mensonges que l'autre. Dans le premier cas, il faut qu'il y ait deux menteurs, et il n'en faut qu'un dans le second; et entre les deux menteurs, il y a un personnage bien important. D'ailleurs tout le monde peut avoir le livre que je lis, mais non converser avec le héros. Il n'y a point de vanité à avoir un livre, mais il y a de la vanité à avoir approché, à avoir conversé avec un grand homme.

On nous mortifie donc beaucoup, quand nous citons, et qu'on ne nous croit pas?.. Sans doute. Demandez-le à Mlle Boileau. Premièrement, on conteste nos connaissances, et on ne raconte souvent que pour citer ce qu'on connaît. Secondement, on nous accuse d'imbécillité ou d'imposture, si nous voulons persuader aux autres ce que nous ne croyons pas; d'imbécillité, si nous sommes de bonne foi, et que nous croyions vraiment une chose absurde. Et puis, vaut-il mieux être menteur qu'imbécile? On peut se corriger du mensonge, mais non de l'imbécillité. On ne ment plus guère, quand on s'est départi de la prétention d'occuper les autres. Ô le beau marivaudage que voilà! Si je voulais suivre mes idées, on aurait plus tôt fini le tour du monde à cloche-pied que je n'en aurais vu le bout. Cependant le monde a environ neuf mille lieues de tour, et… Et que neuf mille diables emportent Marivaux et tous ses insipides sectateurs tels que moi!

Le baron de Dieskau a toute la peine imaginable de se lever de son fauteuil, et il lui eût été plus aisé, il y a dix ans, d'aller sous la ligne ou sous le pôle, qu'il ne lui serait facile aujourd'hui d'aller au bout d'une de nos allées. Nous lui avons fait compagnie tout le jour. J'ai joué aux échecs avec lui. Il a joué au passe-dix avec le Baron. Hier, il a fait la martingale avec nous.

Nous nous sommes couchés de bonne heure. Le ciel nous promettait un beau lendemain; et voilà le vent qui s'élève, les étoiles qui disparaissent, un déluge qui tombe, et les arbres qui nous garantissent à l'occident, frappés les uns contre les autres, de foire un fracas terrible, et nous de nous renfermer et de nous presser autour du foyer. Nous avons passé le dimanche comme nous avons pu.

Le baron de Dieskau nous a quittés sur les cinq heures. Nous nous sommes tous mis en bonnet de nuit et en déshabillé, avec la permission des femmes, qui ont arrangé que nous souperions debout dans le salon, en faveur de notre Baron qui est indisposé, et, en attendant, nous avons repris notre causerie. J'ai cru que de ma vie je ne vous reparlerais des Chinois, et m'y voilà revenu; mais c'est la faute du père Hoop; prenez-vous-en à lui, si je vous ennuie.

Il nous a raconté qu'un de leurs souverains était engagé dans une guerre avec les Tartares qui sont au nord de la Chine. La saison était rigoureuse. Le général chinois écrivit à l'empereur que les soldats soutiraient beaucoup du froid. Pour toute réponse, l'empereur lui envoya sa pelisse, avec ce mot: «Dites de ma part à vos braves soldats que je voudrais en avoir une pour chacun d'eux.»

Le père Hoop a remarqué que les Chinois sont les seuls peuples de la terre qui aient eu beaucoup plus de bons rois et de bons ministres que de mauvais. «Eh! père Hoop, pourquoi cela? a demandé une voix qui venait du fond du salon. – C'est que les enfants de l'empereur y sont bien élevés, et qu'il n'est presque jamais arrivé qu'un mauvais prince soit mort dans son lit. – Comment! lui dis-je, le peuple juge donc si un prince est bon ou mauvais? – Sans doute, et il ne s'y trompe pas plus que des entants sur le compte de leur père ou de leur tuteur. À la Chine, un bon prince est celui qui se conforme aux lois; un mauvais prince est celui qui les enfreint. La loi est sur le trône. Le prince est sous la loi, et au-dessus de ses sujets. C'est le premier sujet de la loi.»

Le père Hoop a raconté que les mandarins disaient un jour à un empereur: «Seigneur, le peuple est dans la misère, il faut aller à son secours. – Allez, dit l'empereur; il faut y courir comme à une inondation ou à un incendie. – Il faudra proportionner les secours aux besoins. – J'y consens, pourvu que l'examen ne prenne pas trop de temps, et ne soit pas trop scrupuleux. Surtout qu'on ne craigne pas que la libéralité excède mes intentions.»

Il dit qu'un autre empereur assiégeait Nankin. Cette ville contient plusieurs millions d'habitants. Les habitants s'étaient défendus avec une valeur inouïe; cependant ils étaient sur le point d'être emportés d'assaut. L'empereur s'aperçut, à la chaleur et à l'indignation des officiers et des soldats, qu'il ne serait point en son pouvoir d'empêcher un massacre épouvantable. Le souci le saisit. Les officiers le pressent de les conduire à la tranchée; il ne sait quel parti prendre; il feint de tomber malade; il se renferme dans sa tente. Il était aimé; la tristesse se répand dans le camp. Les opérations du siège sont suspendues. On fait de tous côtés des vœux pour la santé de l'empereur. On le consulte lui-même. «Mes amis, dit-il à ses généraux, ma santé est entre vos mains; voyez si vous voulez que je vive. – Si nous le voulons! Seigneur, parlez, dites vite ce qu'il faut que nous fassions. Nous voilà tous prêts à mourir. – Il ne s'agit pas de mourir, mais de me jurer une chose beaucoup plus facile. – Nous le jurons. – Eh bien! ajouta-t-il en se levant brusquement, et tirant son cimeterre, me voilà guéri. Marchons contre les rebelles, escaladons les murs, entrons dans leur ville; mais que, la ville prise, il ne soit pas versé une goutte de sang. Voilà ce que vous m'avez juré et ce que j'exige», et ce qui fait fait.

L'Y-Wang-Ti (c'est toujours le père Hoop qui parle) a fait bâtir la grande muraille qui sépare la Chine de la Tartarie, qui a six cents lieues de circuit, trois mille tours, trente pieds de haut, quinze d'épais; qui laisse entrer et sortir des fleuves sous des rochers, qui traverse un bras de mer, qui passe par des marais de plusieurs lieues. L'Y-Wang-Ti l'a fait construire en cinq ans. C'est le même qui a donné les lois les plus sages de l'univers, qui a délivré de la tyrannie des princes du sang la nation qui leur avait toujours été asservie; jusqu'à ses enfants qu'il réduisit à la condition de simples sujets… Eh bien! ce prince fit brûler tous les livres, et défendit, sous peine de mort, d'en conserver d'autres que d'agriculture, d'architecture et de médecine. Si Rousseau avait connu ce trait historique, le beau parti qu'il en eût tiré! Comme il eût fait valoir les raisons de l'empereur chinois!

L'Y-Wang-Ti disait que, dans un État où il y avait des gens qu'on appelle gens à talents, les gens de bien n'étaient que les seconds…; que partout où il y avait plus de gloire à penser qu'à faire, le nombre de ceux qu'on appelle penseurs devait toujours aller en augmentant, et avec eux le nombre des oisifs, des orgueilleux, des inutiles et des fainéants…; que ces jaseurs consacrant par des éloges absurdes les anciennes constitutions, ils liaient les mains du prince qui ne pouvait rien innover sans révolter la nation, quoiqu'il n'y eût pas une loi qui, au bout de cinquante ans, ne devînt un abus…; que les productions de l'esprit sont froides et maussades lorsque le génie n'est pas l'organe des passions, et qu'alors elles sont dangereuses. Le beau texte que voilà! Vous devriez m'aimer à la folie.

Que dirent de cette logique de l'Y-Wang-Ti les gens du conseil du coffre de fer, qui étaient tous lettrés?..Qu'il raisonnait comme un barbare.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
11 августа 2017
Объем:
760 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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