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Читать книгу: «Robinson Crusoe. I», страница 20

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FIN DE LA VIE SOLITAIRE

Alors je me figurais même que si je m'emparais de deux ou trois Sauvages, j'étais capable de les gouverner de façon à m'en faire esclaves, à me les assujétir complètement et à leur ôter à jamais tout moyen de me nuire. Je me complaisais dans cette idée, mais toujours rien ne se présentait: toutes mes volontés, touts mes plans n'aboutissaient à rien, car il ne venait point de Sauvages.

Un an et demi environ après que j'eus conçu ces idées, et que par une longue réflexion j'eus en quelque manière décidé qu'elles demeureraient sans résultat faute d'occasion, je fus surpris un matin, de très-bonne heure, en ne voyant pas moins de cinq canots touts ensemble au rivage sur mon côté de l'île. Les Sauvages à qui ils appartenaient étaient déjà à terre et hors de ma vue. Le nombre de ces canots rompait toutes mes mesures; car, n'ignorant pas qu'ils venaient toujours quatre ou six, quelquefois plus, dans chaque embarcation, je ne savais que penser de cela, ni quel plan dresser pour attaquer moi seul vingt ou trente hommes. Aussi demeurai-je dans mon château embarrassé et abattu. Cependant, dans la même attitude que j'avais prise autrefois, je me préparai à repousser une attaque; j'étais tout prêt à agir si quelque chose se fût présenté. Ayant attendu long-temps et long-temps prêté l'oreille pour écouter s'il se faisait quelque bruit, je m'impatientai enfin; et, laissant mes deux fusils au pied de mon échelle, je montai jusqu'au sommet du rocher, en deux escalades, comme d'ordinaire. Là, posté de façon à ce que ma tête ne parût point au-dessus de la cime, pour qu'en aucune manière on ne pût m'appercevoir, j'observai à l'aide de mes lunettes d'approche qu'ils étaient au moins au nombre de trente, qu'ils avaient allumé un feu et préparé leur nourriture: quel aliment était-ce et comment l'accommodaient-ils, c'est ce que je ne pus savoir; mais je les vis touts danser autour du feu, et, suivant leur coutume, avec je ne sais combien de figures et de gesticulations barbares.

Tandis que je regardais ainsi, j'apperçus par ma longue-vue deux misérables qu'on tirait des pirogues, où sans doute ils avaient été mis en réserve, et qu'alors on faisait sortir pour être massacrés. J'en vis aussitôt tomber un assommé, je pense, avec un casse-tête ou un sabre de bois, selon l'usage de ces nations. Deux ou trois de ces meurtriers se mirent incontinent à l'œuvre et le dépecèrent pour leur cuisine, pendant que l'autre victime demeurait là en attendant qu'ils fussent prêts pour elle. En ce moment même la nature inspira à ce pauvre malheureux, qui se voyait un peu en liberté, quelque espoir de sauver sa vie; il s'élança, et se prit à courir avec une incroyable vitesse, le long des sables, droit vers moi, j'entends vers la partie de la côte où était mon habitation.

Je fus horriblement effrayé, – il faut que je l'avoue, – quand je le vis enfiler ce chemin, surtout quand je m'imaginai le voir poursuivi par toute la troupe. Je crus alors qu'une partie de mon rêve allait se vérifier, et qu'à coup sûr il se réfugierait dans mon bocage; mais je ne comptais pas du tout que le dénouement serait le même, c'est-à-dire que les autres Sauvages ne l'y pourchasseraient pas et ne l'y trouveraient point. Je demeurai toutefois à mon poste, et bientôt je recouvrai quelque peu mes esprits lorsque je reconnus qu'ils n'étaient que trois hommes à sa poursuite. Je retrouvai surtout du courage en voyant qu'il les surpassait excessivement à la course et gagnait du terrain sur eux, de manière que s'il pouvait aller de ce train une demi-heure encore il était indubitable qu'il leur échapperait.

Il y avait entre eux et mon château la crique dont j'ai souvent parlé dans la première partie de mon histoire, quand je fis le sauvetage du navire, et je prévis qu'il faudrait nécessairement que le pauvre infortuné la passât à la nage ou qu'il fût pris. Mais lorsque le Sauvage échappé eut atteint jusque là, il ne fit ni une ni deux, malgré la marée haute, il s'y plongea; il gagna l'autre rive en une trentaine de brassées ou environ, et se reprit à courir avec une force et une vitesse sans pareilles. Quand ses trois ennemis arrivèrent à la crique, je vis qu'il n'y en avait que deux qui sussent nager. Le troisième s'arrêta sur le bord, regarda sur l'autre côté et n'alla pas plus loin. Au bout de quelques instants il s'en retourna pas à pas; et, d'après ce qui advint, ce fut très-heureux pour lui.

Toutefois j'observai que les deux qui savaient nager mirent à passer la crique deux fois plus de temps que n'en avait mis le malheureux qui les fuyait. – Mon esprit conçut alors avec feu, et irrésistiblement, que l'heure était venue de m'acquérir un serviteur, peut-être un camarade ou un ami, et que j'étais manifestement appelé par la Providence à sauver la vie de cette pauvre créature. Aussitôt je descendis en toute hâte par mes échelles, je pris deux fusils que j'y avais laissés au pied, comme je l'ai dit tantôt, et, remontant avec la même précipitation, je m'avançai vers la mer. Ayant coupé par le plus court au bas de la montagne, je me précipitai entre les poursuivants et le poursuivi, et j'appelai le fuyard. Il se retourna et fut peut-être d'abord tout aussi effrayé de moi que moi je l'étais d'eux; mais je lui fis signe de la main de revenir, et en même temps je m'avançai lentement vers les deux qui accouraient. Tout-à-coup je me précipitai sur le premier, et je l'assommai avec la crosse de mon fusil. Je ne me souciais pas de faire feu, de peur que l'explosion ne fût entendue des autres, quoique à cette distance cela ne se pût guère; d'ailleurs, comme ils n'auraient pu appercevoir la fumée, ils n'auraient pu aisément savoir d'où cela provenait. Ayant donc assommé celui-ci, l'autre qui le suivait s'arrêta comme s'il eût été effrayé. J'allai à grands pas vers lui; mais quand je m'en fus approché, je le vis armé d'un arc, et prêt à décocher une flèche contre moi. Placé ainsi dans la nécessité de tirer le premier, je le fis et je le tuai du coup. Le pauvre Sauvage échappé avait fait halte; mais, bien qu'il vît ses deux ennemis mordre la poussière, il était pourtant si épouvanté du feu et du bruit de mon arme, qu'il demeura pétrifié, n'osant aller ni en avant ni en arrière. Il me parut cependant plutôt disposé à s'enfuir encore qu'à s'approcher. Je l'appelai de nouveau et lui fis signe de venir, ce qu'il comprit facilement. Il fit alors quelques pas et s'arrêta, puis s'avança un peu plus et s'arrêta encore; et je m'apperçus qu'il tremblait comme s'il eût été fait prisonnier et sur le point d'être tué comme ses deux ennemis. Je lui fis signe encore de venir à moi, et je lui donnai toutes les marques d'encouragement que je pus imaginer. De plus près en plus près il se risqua, s'agenouillant à chaque dix ou douze pas pour me témoigner sa reconnaissance de lui avoir sauvé la vie. Je lui souriais, je le regardais aimablement et l'invitais toujours à s'avancer. Enfin il s'approcha de moi; puis, s'agenouillant encore, baisa la terre, mit sa tête sur la terre, pris mon pied et mit mon pied sur sa tête: ce fut, il me semble, un serment juré d'être à jamais mon esclave. Je le relevai, je lui fis des caresses, et le rassurai par tout ce que je pus. Mais la besogne n'était pas, achevée; car je m'apperçus alors que le Sauvage que j'avais assommé n'était pas tué, mais seulement étourdi, et qu'il commençait à se remettre. Je le montrai du doigt à mon Sauvage, en lui faisant remarquer qu'il n'était pas mort. Sur ce il me dit quelques mots, qui, bien que je ne les comprisse pas, me furent bien doux à entendre; car c'était le premier son de voix humaine, la mienne exceptée, que j'eusse ouï depuis vingt-cinq ans. Mais l'heure de m'abandonner à de pareilles réflexions n'était pas venue; le Sauvage abasourdi avait recouvré assez de force pour se mettre sur son séant et je m'appercevais que le mien commençait à s'en effrayer. Quand je vis cela je pris mon second fusil et couchai en joue notre homme, comme si j'eusse voulu tirer sur lui. Là-dessus, mon Sauvage, car dès lors je pouvais l'appeler ainsi, me demanda que je lui prêtasse mon sabre qui pendait nu à mon côté; je le lui donnai: il ne l'eut pas plus tôt, qu'il courut à son ennemi et d'un seul coup lui trancha la tête si adroitement qu'il n'y a pas en Allemagne un bourreau qui l'eût fait ni plus vite ni mieux. Je trouvai cela étrange pour un Sauvage, que je supposais avec raison n'avoir jamais vu auparavant d'autres sabres que les sabres de bois de sa nation. Toutefois il paraît, comme je l'appris plus tard, que ces sabres sont si affilés, sont si pesants et d'un bois si dur, qu'ils peuvent d'un seul coup abattre une tête ou un bras. Après cet exploit il revint à moi, riant en signe de triomphe, et avec une foule de gestes que je ne compris pas il déposa à mes pieds mon sabre et la tête du Sauvage.

Mais ce qui l'intrigua beaucoup, ce fut de savoir comment de si loin j'avais pu tuer l'autre Indien, et, me le montrant du doigt, il me fit des signes pour que je l'y laissasse aller. Je lui répondis donc du mieux que je pus que je le lui permettais. Quand il s'en fut approché, il le regarda et demeura là comme un ébahi; puis, le tournant tantôt d'un côté tantôt d'un autre, il examina la blessure. La balle avait frappé juste dans la poitrine et avait fait un trou d'où peu de sang avait coulé: sans doute il s'était épanché intérieurement, car il était bien mort. Enfin il lui prit son arc et ses flèches et s'en revint. Je me mis alors en devoir de partir et je l'invitai à me suivre, en lui donnant à entendre qu'il en pourrait survenir d'autres en plus grand nombre.

Sur ce il me fit signe qu'il voulait enterrer les deux cadavres, pour que les autres, s'ils accouraient, ne pussent les voir. Je le lui permis, et il se jeta à l'ouvrage. En un instant il eut creusé avec ses mains un trou dans le sable assez grand pour y ensevelir le premier, qu'il y traîna et qu'il recouvrit; il en fit de même pour l'autre. Je pense qu'il ne mit pas plus d'un quart d'heure à les enterrer touts les deux. Je le rappelai alors, et l'emmenai, non dans mon château, mais dans la caverne que j'avais plus avant dans l'île. Je fis ainsi mentir cette partie de mon rêve qui lui donnait mon bocage pour abri.

Là je lui offris du pain, une grappe de raisin et de l'eau, dont je vis qu'il avait vraiment grand besoin à cause de sa course. Lorsqu'il se fut restauré, je lui fis signe d'aller se coucher et de dormir, en lui montrant un tas de paille de riz avec une couverture dessus, qui me servait de lit quelquefois à moi-même. La pauvre créature se coucha donc et s'endormit.

C'était un grand beau garçon, svelte et bien tourné, et à mon estime d'environ vingt-six ans. Il avait un bon maintien, l'aspect ni arrogant ni farouche et quelque chose de très-mâle dans la face; cependant il avait aussi toute l'expression douce et molle d'un Européen, surtout quand il souriait. Sa chevelure était longue et noire, et non pas crépue comme de la laine. Son front était haut et large, ses yeux vifs et pleins de feu. Son teint n'était pas noir, mais très-basané, sans rien avoir cependant de ce ton jaunâtre, cuivré et nauséabond des Brésiliens, des Virginiens et autres naturels de l'Amérique; il approchait plutôt d'une légère couleur d'olive foncé, plus agréable en soi que facile à décrire. Il avait le visage rond et potelé, le nez petit et non pas aplati comme ceux des Nègres, la bouche belle, les lèvres minces, les dents fines, bien rangées et blanches comme ivoire. – Après avoir sommeillé plutôt que dormi environ une demi-heure, il s'éveilla et sortit de la caverne pour me rejoindre; car j'étais allé traire mes chèvres, parquées dans l'enclos près de là. Quand il m'apperçut il vint à moi en courant, et se jeta à terre avec toutes les marques possibles d'une humble reconnaissance, qu'il manifestait par une foule de grotesques gesticulations. Puis il posa sa tête à plat sur la terre, prit l'un de mes pieds et le posa sur sa tête, comme il avait déjà fait; puis il m'adressa touts les signes imaginables d'assujettissement, de servitude et de soumission, pour me donner à connaître combien était grand son désir de s'attacher à moi pour la vie. Je le comprenais en beaucoup de choses, et je lui témoignais que j'étais fort content de lui.

VENDREDI

En peu de temps je commençai à lui parler et à lui apprendre à me parler. D'abord je lui fis savoir que son nom serait Vendredi; c'était le jour où je lui avais sauvé la vie, et je l'appelai ainsi en mémoire de ce jour. Je lui enseignai également à m'appeler maître, à dire oui et non, et je lui appris ce que ces mots signifiaient. – Je lui donnai ensuite du lait dans un pot de terre; j'en bus le premier, j'y trempai mon pain et lui donnai un gâteau pour qu'il fît de même: il s'en accommoda aussitôt et me fit signe qu'il trouvait cela fort bon.

Je demeurai là toute la nuit avec lui; mais dès que le jour parut je lui fis comprendre qu'il fallait me suivre et que je lui donnerais des vêtements; il parut charmé de cela, car il était absolument nu. Comme nous passions par le lieu où il avait enterré les deux hommes, il me le désigna exactement et me montra les marques qu'il avait faites pour le reconnaître, en me faisant signe que nous devrions les déterrer et les manger. Là-dessus je parus fort en colère; je lui exprimai mon horreur en faisant comme si j'allais vomir à cette pensée, et je lui enjoignis de la main de passer outre, ce qu'il fit sur-le-champ avec une grande soumission. Je l'emmenai alors sur le sommet de la montagne, pour voir si les ennemis étaient partis; et, braquant ma longue-vue, je découvris parfaitement la place où ils avaient été, mais aucune apparence d'eux ni de leurs canots. Il était donc positif qu'ils étaient partis et qu'ils avaient laissé derrière eux leurs deux camarades sans faire aucune recherche.

Mais cette découverte ne me satisfaisait pas: ayant alors plus de courage et conséquemment plus de curiosité, je pris mon Vendredi avec moi, je lui mis une épée à la main, sur le dos l'arc et les flèches, dont je le trouvai très-adroit à se servir; je lui donnai aussi à porter un fusil pour moi; j'en pris deux moi-même, et nous marchâmes vers le lieu où avaient été les Sauvages, car je désirais en avoir de plus amples nouvelles. Quand j'y arrivai mon sang se glaça dans mes veines, et mon cœur défaillit à un horrible spectacle. C'était vraiment chose terrible à voir, du moins pour moi, car cela ne fit rien à Vendredi. La place était couverte d'ossements humains, la terre teinte de sang; çà et là étaient des morceaux de chair à moitié mangés, déchirés et rôtis, en un mot toutes les traces d'un festin de triomphe qu'ils avaient fait là après une victoire sur leurs ennemis. Je vis trois crânes, cinq mains, les os de trois ou quatre jambes, des os de pieds et une foule d'autres parties du corps. Vendredi me fit entendre par ses signes que les Sauvages avaient amené quatre prisonniers pour les manger, que trois l'avaient été, et que lui, en se désignant lui-même, était le quatrième; qu'il y avait eu une grande bataille entre eux et un roi leur voisin, – dont, ce semble, il était le sujet; – qu'un grand nombre de prisonniers avaient été faits, et conduits en différents lieux par ceux qui les avaient pris dans la déroute, pour être mangés, ainsi que l'avaient été ceux débarqués par ces misérables.

Je commandai à Vendredi de ramasser ces crânes, ces os, ces tronçons et tout ce qui restait, de les mettre en un monceau et de faire un grand feu dessus pour les réduire en cendres. Je m'apperçusque Vendredi avait encore un violent appétit pour cette chair, et que son naturel était encore cannibale; mais je lui montrai tant d'horreur à cette idée, à la moindre apparence de cet appétit, qu'il n'osa pas le découvrir: car je lui avais fait parfaitement comprendre que s'il le manifestait je le tuerais.

Lorsqu'il eut fait cela, nous nous en retournâmes à notre château, et là je me mis à travailler avec mon serviteur Vendredi. Avant tout je lui donnai une paire de caleçons de toile que j'avais tirée du coffre du pauvre canonnier dont il a été fait mention, et que j'avais trouvée dans le bâtiment naufragé: avec un léger changement, elle lui alla très-bien. Je lui fabriquai ensuite une casaque de peau de chèvre aussi bien que me le permit mon savoir: j'étais devenu alors un assez bon tailleur; puis je lui donnai un bonnet très-commode et assez fashionable que j'avais fait avec une peau de lièvre. Il fut ainsi passablement habillé pour le moment, et on ne peut plus ravi de se voir presque aussi bien vêtu que son maître. À la vérité, il eut d'abord l'air fort empêché dans toutes ces choses: ses caleçons étaient portés gauchement, ses manches de casaque le gênaient aux épaules et sous les bras; mais, ayant élargi les endroits où il se plaignait qu'elles lui faisaient mal, et lui-même s'y accoutumant, il finit par s'en accommoder fort bien.

Le lendemain du jour où je vins avec lui à ma huche je commençai à examiner où je pourrais le loger. Afin qu'il fût commodément pour lui et cependant très-convenablement pour moi, je lui élevai une petite cabane dans l'espace vide entre mes deux fortifications, en dedans de la dernière et en dehors de la première. Comme il y avait là une ouverture donnant dans ma grotte, je façonnai une bonne huisserie et une porte de planches que je posai dans le passage, un peu en dedans de l'entrée. Cette porte était ajustée pour ouvrir à l'intérieur. La nuit je la barrais et retirais aussi mes deux échelles; de sorte que Vendredi n'aurait pu venir jusqu'à moi dans mon dernier retranchement sans faire, en grimpant, quelque bruit qui m'aurait immanquablement réveillé; car ce retranchement avait alors une toiture faite de longues perches couvrant toute ma tente, s'appuyant contre le rocher et entrelacées de branchages, en guise de lattes, chargées d'une couche très-épaisse de paille de riz aussi forte que des roseaux. À la place ou au trou que j'avais laissé pour entrer ou sortir avec mon échelle, j'avais posé une sorte de trappe, qui, si elle eût été forcée à l'extérieur, ne se serait point ouverte, mais serait tombée avec un grand fracas. Quant aux armes, je les prenais toutes avec moi pendant la nuit.

Mais je n'avais pas besoin de tant de précautions, car jamais homme n'eut un serviteur plus sincère, plus aimant, plus fidèle que Vendredi. Sans passions, sans obstination, sans volonté, complaisant et affectueux, son attachement pour moi était celui d'un enfant pour son père. J'ose dire qu'il aurait sacrifié sa vie pour sauver la mienne en toute occasion. La quantité de preuves qu'il m'en donna mit cela hors de doute, et je fus bientôt convaincu que pour ma sûreté il n'était pas nécessaire d'user de précautions à son égard.

Ceci me donna souvent occasion d'observer, et avec étonnement, que si toutefois il avait plu à Dieu, dans sa sagesse et dans le gouvernement des œuvres de ses mains, de détacher un grand nombre de ses créatures du bon usage auquel sont applicables leurs facultés et les puissances de leur âme, il leur avait pourtant accordé les mêmes forces, la même raison, les mêmes affections, les mêmes sentiments d'amitié et d'obligeance, les mêmes passions, le même ressentiment pour les outrages, le même sens de gratitude, de sincérité, de fidélité, enfin toutes les capacités, pour faire et recevoir le bien, qui nous ont été données à nous-mêmes; et que, lorsqu'il plaît à Dieu de leur envoyer l'occasion d'exercer leurs facultés, ces créatures sont aussi disposées, même mieux disposées que nous, à les appliquer au bon usage pour lequel elles leur ont été départies. Je devenais parfois très-mélancolique lorsque je réfléchissais au médiocre emploi que généralement nous faisons de toutes ces facultés, quoique notre intelligence soit éclairée par le flambeau de l'instruction et l'Esprit de Dieu, et que notre entendement soit agrandi par la connaissance de sa parole. Pourquoi, me demandais-je, plaît-il à Dieu de cacher cette connaissance salutaire à tant de millions d'âmes qui, à en juger par ce pauvre Sauvage, en auraient fait un meilleur usage que nous?

De là j'étais quelquefois entraîné si loin que je m'attaquais à la souveraineté de la Providence, et que j'accusais en quelque sorte sa justice d'une disposition assez arbitraire pour cacher la lumière aux uns, la révéler aux autres, et cependant attendre de touts les mêmes devoirs. Mais aussitôt je coupais court à ces pensées et les réprimais par cette conclusion: que nous ignorons selon quelle lumière et quelle loi seront condamnées ces créatures; que Dieu étant par son essence infiniment saint et équitable, si elles étaient sentenciées, ce ne pourrait être pour ne l'avoir point connu, mais pour avoir péché contre cette lumière qui, comme dit l'Écriture, était une loi pour elles, et par des préceptes que leur propre conscience aurait reconnus être justes, bien que le principe n'en fût point manifeste pour nous; qu'enfin nous sommes touts comme l'argile entre les mains du potier, à qui nul vase n'a droit de dire: Pourquoi m'as tu fait ainsi?

Mais retournons à mon nouveau compagnon. J'étais enchanté de lui, et je m'appliquais à lui enseigner à faire tout ce qui était propre à le rendre utile, adroit, entendu, mais surtout à me parler et à me comprendre, et je le trouvai le meilleur écolier qui fût jamais. Il était si gai, si constamment assidu et si content quand il pouvait m'entendre ou se faire entendre de moi, qu'il m'était vraiment agréable de causer avec lui. Alors ma vie commençait à être si douce que je me disais: si je n'avais pas à redouter les Sauvages, volontiers je demeurerais en ce lieu aussi long-temps que je vivrais.

Trois ou quatre jours après mon retour au château je pensai que, pour détourner Vendredi de son horrible nourriture accoutumée et de son appétit cannibale, je devais lui faire goûter d'autre viande: je l'emmenai donc un matin dans les bois. J'y allais, au fait, dans l'intention de tuer un cabri de mon troupeau pour l'apporter et l'apprêter au logis; mais, chemin faisant, je vis une chèvre couchée à l'ombre, avec deux jeunes chevreaux à ses côtés. Là dessus j'arrêtai Vendredi. Holà! ne bouge pas, lui dis-je en lui faisant signe de ne pas remuer. Au même instant je mis mon fusil en joue, je tirai et je tuai un des chevreaux. Le pauvre diable, qui m'avait vu, il est vrai, tuer à une grande distance le Sauvage son ennemi, mais qui n'avait pu imaginer comment cela s'était fait, fut jeté dans une étrange surprise. Il tremblait, il chancelait, et avait l'air si consterné que je pensai le voir tomber en défaillance. Il ne regarda pas le chevreau sur lequel j'avais fait feu ou ne s'apperçut pas que je l'avais tué, mais il arracha sa veste pour s'assurer s'il n'était point blessé lui-même. Il croyait sans doute que j'avais résolu de me défaire de lui; car il vint s'agenouiller devant moi, et, embrassant mes genoux, il me dit une multitude de choses où je n'entendis rien, sinon qu'il me suppliait de ne pas le tuer.

Je trouvai bientôt un moyen de le convaincre que je ne voulais point lui faire de mal: je le pris par la main et le relevai en souriant, et lui montrant du doigt le chevreau que j'avais atteint, je lui fis signe de l'aller quérir. Il obéit. Tandis qu'il s'émerveillait et cherchait à voir comment cet animal avait été tué, je rechargeai mon fusil, et au même instant j'apperçus, perché sur un arbre à portée de mousquet, un grand oiseau semblable à un faucon. Afin que Vendredi comprît un peu ce que j'allais faire, je le rappelai vers moi en lui montrant l'oiseau; c'était, au fait, un perroquet, bien que je l'eusse pris pour un faucon. Je lui désignai donc le perroquet, puis mon fusil, puis la terre au-dessous du perroquet, pour lui indiquer que je voulais l'abattre et lui donner à entendre que je voulais tirer sur cet oiseau et le tuer. En conséquence je fis feu; je lui ordonnai de regarder, et sur-le-champ il vit tomber le perroquet. Nonobstant tout ce que je lui avais dit, il demeura encore là comme un effaré. Je conjecturai qu'il était épouvanté ainsi parce qu'il ne m'avait rien vu mettre dans mon fusil, et qu'il pensait que c'était une source merveilleuse de mort et de destruction propre à tuer hommes, bêtes, oiseaux, ou quoi que ce fût, de près ou de loin.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
390 стр. 1 иллюстрация
Переводчик:
Правообладатель:
Public Domain

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