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Читать книгу: «Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2», страница 18

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SECONDE QUESTION

Quels sont les intérêts de la France, et quelle doit être sa conduite relativement à la Turkie

C’est une opinion assez générale, parmi nous, que la France est tellement intéressée à l’existence de l’empire turk, qu’elle doit tout mettre en œuvre pour la maintenir. Cette opinion est presque devenue une maxime de notre gouvernement, et par là on la croirait fondée sur des principes réfléchis; mais en examinant les raisons dont on l’appuie, il m’a paru qu’elle n’était que l’effet d’une ancienne habitude; et si, d’un côté, il me répugnait à penser que nos intérêts fussent contraires à ceux de l’humanité entière, j’ai eu, d’autre part, la satisfaction de trouver, par le raisonnement, que ce prétendu axiome n’était pas moins contraire à la politique qu’à la morale.

Nos liaisons avec la Turkie ont deux objets d’intérêt: par l’un, nous procurons à nos marchandises une consommation avantageuse, et c’est un intérêt de commerce: par l’autre, nous prétendons nous donner un appui contre un ennemi commun, et c’est un intérêt de sûreté. La chute de l’empire turk, dit-on, porterait une atteinte funeste à ces deux intérêts: nous perdrions notre commerce du Levant, et la balance politique de l’Europe serait rompue à notre désavantage; je crois l’une et l’autre assertion en erreur: examinons d’abord l’intérêt politique.

Supposer que l’existence de l’empire turk soit nécessaire à notre sûreté et à l’équilibre politique de l’Europe, c’est supposer à cet empire des forces capables de concourir à ce double objet; c’est supposer son état intérieur et ses rapports aux autres puissances, tels qu’au siècle passé; en un mot, c’est supposer les choses comme sous les règnes de François Ier et de Louis XIV, et réellement cette supposition est la base de l’opinion actuelle. L’on voit toujours les Turks comme au temps de Kiouperli et de Barberousse; et parce qu’alors ils avaient un vrai poids dans la balance, on s’opiniâtre à croire qu’ils le conservent toujours. Mais pour abréger les disputes, supposons à notre tour que l’empire turk n’ait point changé relativement à lui-même; du moins est il certain qu’il a changé relativement aux autres états. Depuis le commencement du siècle, le système de l’Europe a subi une révolution complète: l’Espagne, jadis ennemie de la France, est devenue son alliée: la Suède, qui sous Gustave-Adolphe, et Charles XII avait dans le Nord une si grande influence, l’a perdue: la Russie, qui n’en avait point, en a pris une prépondérante: la Prusse, qui n’existait pas, est devenue un royaume: enfin les maisons de France et d’Autriche, si long-temps rivales, se sont rapprochées par les liens du sang: de là une combinaison de rapports, toute différente de l’ancienne. Ce n’est plus une balance simple comme au temps de Charles-Quint et de Louis XIV, où toute l’Europe était partagée en deux grandes factions, et où là France tenait l’Allemagne en échec par la Suède et par la Turkie, pendant qu’elle-même combattait à force égale l’Espagne, l’Angleterre et la Hollande. Aujourd’hui l’Europe est divisée en trois ou quatre grands partis, dont les intérêts sont tellement compliqués, qu’il est presque impossible d’établir un équilibre: d’abord, à l’Occident, les affaires d’Amérique occasionent deux factions, où l’on voit, d’un côté, l’Espagne et la France; de l’autre, l’Angleterre qui s’efforce d’attirer à elle la Hollande. L’Allemagne et le Nord, étrangers à ce débat, restent spectateurs neutres, comme l’a prouvé la dernière guerre. D’autre part, l’Allemagne et le Nord forment aussi deux ligues, l’une composée de la Prusse et de divers états germaniques pour s’opposer aux accroissements de l’empereur; l’autre, de l’empereur et de l’impératrice de Russie, qui par leur alliance obtiennent, l’un la défensive de la première ligue, et tous les deux, l’offensive de la Turkie. L’Espagne et l’Angleterre sont, comme je l’ai dit, presque étrangères à ces deux dernières ligues. La France seule peut s’y croire intéressée: mais dans le cas où elle s’en mêlerait, à quoi lui servirait la Turkie? En supposant que, malgré la consanguinité des maisons de Bourbon et d’Autriche, malgré nos griefs contre la Prusse, nous accédassions à la ligue germanique, la Turkie resterait nulle, parce que la Russie la tiendrait en échec, et pourrait encore contenir la Suède et inquiéter la Prusse. D’ailleurs, en pareil cas, l’on ne saurait supposer que l’Angleterre ne saisît l’occasion de se venger du coup que nous lui avons porté en Amérique. Il faut le reconnaître, et il est dangereux de se le dissimuler, il n’y a plus d’équilibre en Europe: à dater seulement de vingt-ans, il s’est opéré dans l’intérieur de plusieurs états des révolutions qui ont changé leurs rapports externes. Quelques-uns qui étaient faibles ont pris de la vigueur; d’autres qui étaient forts sont devenus languissants. Prétendre rétablir l’ancienne balance, est un projet aussi peu sensé que le fut celui de la fixer. C’est un principe trivial, mais d’une pratique importante: pour les empires comme pour les individus, rien ne persiste au même état. L’art du gouvernement n’est donc pas de suivre toujours une même ligne, mais de varier sa marche selon les circonstances: or, puisque, dans l’état présent, nous ne pouvons défendre la Turkie, la prudence nous conseille de céder au temps, et de nous former un autre système: et il y a long-temps que l’on eût dû y songer. Du moment que la Russie commença de s’élever, nous eussions dû y voir notre alliée naturelle: sa religion et ses mœurs nous présentaient des rapports bien plus voisins que l’esprit fanatique, et haineux de la Porte. Et comment, hors le cas d’une extrême nécessité, a-t-on jamais pu s’adresser à un peuple barbare, pour qui tout étranger est un objet impur d’aversion et de mépris? Comment a-t-on pu consentir aux humiliations dont on achète journellement son alliance? Vainement on exalte notre crédit à la Porte; ce crédit ne soustrait ni notre ambassadeur, ni nos nationaux à l’insolence ottomane: les exemples en sont habituels, et quoique passés en pratique, ils n’en sont pas moins honteux. Si l’ambassadeur marche dans les rues de Constantinople, le moindre janissaire s’arroge le pas sur lui, comme pour lui signifier que le dernier des musulmans vaut mieux que le premier des infidèles. Les gardes mêmes qu’il entretient à sa porte restent fièrement assis quand il passe, et jamais on n’a pu abolir cet indécent usage: il a fallu les plus longues disputes pour sauver un pareil affront dans les audiences du vizir. Enfin, l’on régla qu’il entrerait en même temps que l’ambassadeur; mais quand celui-ci sort, le vizir ne se lève point, et l’on n’imagine pas toutes les ruses qu’il emploie dans chaque visite pour l’humilier. Passons sur les dégoûts de la vie prisonnière que les ambassadeurs mènent à Constantinople: si du moins leur personne était en sûreté! mais les Turks ne connaissent point le droit des gens, et ils l’ont souvent violé: témoin l’ambassadeur de France, M. de Sanci, qui, sur le soupçon d’avoir connivé à l’évasion d’un prisonnier, fut lui-même mis en prison, et y resta quatre mois; témoin M. de la Haie qui, portant la parole pour son père, ambassadeur de Louis XIV, fut, par ordre du visir, frappé si violemment au visage, qu’il en perdit deux dents: l’outrage ne se borna pas là, on le jeta dans une prison si infecte, dit l’historien qui raconté ces faits91, que souvent les mauvaises vapeurs éteignaient la chandelle. On saisit aussi l’ambassadeur même, et on le tint également prisonnier pendant deux mois, au bout desquels il n’obtint la liberté qu’avec des présents et de l’argent. Si ces excès n’ont pas ménagé des têtes aussi respectables, que l’on juge des traitements auxquels sont exposés les subalternes. Aussi a-t-on vu, en 1769, deux de nos interprètes à Saide recevoir une bastonnade de cinq cents coups, pour laquelle on paie encore à l’un d’eux une pension de 500 livres. En 1777, M. Boriés, consul d’Alexandrie, fut tué d’un coup de pistolet dans le dos; et peu auparavant, un interprète de cette même échelle avait été enlevé et conduit à Constantinople, où, malgré les réclamations de l’ambassadeur, il fut secrètement étranglé.

A notre honte, ces outrages et beaucoup d’autres sont restés sans vengeance. On les a dissimulés par un système qui prouve que l’on ne connaît point le caractère des Turks: on a cru, par ces ménagements, les rendre plus traitables; mais la modération qui, avec les hommes polis, a de bons effets, n’en a que de fâcheux avec les barbares: accoutumés à devoir tout à la violence, ils regardent la douceur comme un signe de faiblesse, et ne rendent à la complaisance que des mépris. Les Européens qui vont en Turkie ne tardent pas d’en faire la remarque: bientôt ils éprouvent que cet air affable, ces manières prévenantes qui, parmi nous, excitent la bienveillance, n’obtiennent des Turks que plus de hauteur: on ne leur en impose que par une contenance sévère, qui annonce un sentiment de force et de supériorité. C’est sur ce principe que notre gouvernement eût dû régler sa conduite avec les Turks; et il devait y apporter, d’autant plus de rigueur, que jamais leur alliance avec nous ne fut fondée sur une amitié sincère, mais bien sur cette politique perfide dont ils ont usé dans tous les temps: partout, pour détruire leurs ennemis, ils ont commencé par les désunir et par s’en allier quelques-uns, pour avoir moins de forces à combattre. S’ils eussent subjugué l’Autriche, nous eussions vu à quoi eût abouti notre alliance. Le vizir Kiouperli le fit assez entendre à M. de la Haie. Cet ambassadeur lui ayant fait part des succès de Louis XIV contre les Espagnols, dans la guerre de Flandre: Que m’importe, reprit fièrement le vizir, que le chien mange le porc, ou que le porc mange le chien, pourvu que les affaires de mon maître prospèrent92; par où l’on voit clairement le mépris et la haine que les Turks portent également à tous les Européens.

D’après ces dispositions, nous eussions dû, à notre tour, dédaigner une semblable alliance, et lui en substituer une plus conforme à nos mœurs. La Russie, comme je l’ai dit, réunissait pour nous toutes les convenances: par sa position, elle remplissait le même objet politique que la Turkie, et elle le remplissait bien plus efficacement par sa puissance. Nous y trouvions une cour polie, passionnée pour nos usages et notre langue, et nous pouvions compter sur une considération distinguée et solide. Nous avons négligé ces avantages, mais il est encore temps de les renouveler; la prudence nous le conseille; les circonstances même nous en font la loi. Puisqu’il est vrai que l’ancien équilibre est détruit, il faut tendre à en former un nouveau; et, j’ose l’assurer, celui qui se prépare nous est favorable. En effet, dans le partage éventuel de la Turkie entre l’empereur et l’impératrice, il ne faut pas s’en laisser imposer par l’accroissement qu’en recevront leurs états, ni mesurer la force politique qu’ils en retireront par l’étendue géographique de leur acquisition. L’on peut s’assurer, au contraire, que, dans l’origine, leur conquête leur sera onéreuse, parce que le pays qu’ils prendront exigera des avances: ce ne sera que par la suite du temps qu’il produira ses avantages, et ce temps amènera d’autres rapports et d’autres circonstances. Du moment que la Russie et l’Autriche se trouveront limitrophes, l’intérêt qui les a unies les divisera, et leur jalousie réciproque rendra l’équilibre à l’Europe.

Déja même l’on suppose que le partage pourra la faire naître au sujet de Constantinople. Il est certain que la possession de cette ville entraîne de tels avantages, que le parti qui l’obtiendra aura une prérogative marquée: si l’empereur la cède, il peut se croire lésé: si l’impératrice ne l’obtient, la conquête est inutile. Le canal de Constantinople étant la seule issue de la mer Noire vers la Méditerranée, sa possession est indispensable à la Russie, dont les plus belles provinces débouchent dans la mer Noire, par le Don et le Niéper: d’autre part, les états de l’empereur ont aussi leur issue naturelle sur cette mer; car le Danube qui, par lui-même ou par les rivières qu’il reçoit, est la grande artère de la Hongrie et de l’Autriche, le Danube, dis-je, y prend son embouchure. Il semble donc que l’empereur ait le même intérêt d’occuper le Bosphore: cependant cette difficulté peut se résoudre par une considération importante, qui est que la Méditerranée étant le théâtre de commerce le plus riche et le plus avantageux, les états de l’empereur doivent s’y porter par la route la plus courte et la moins dispendieuse: or, le circuit par la mer Noire ne remplit point cette double condition; et il est facile de l’obtenir, en joignant les eaux du Danube à celles de la Méditerranée, par un ou plusieurs canaux que l’on pratiquerait entre leurs rivières respectives, par exemple, entre le Drino et le Drin, ou la Bosna et la Narenta. A ce moyen, la Hongrie et l’Autriche communiqueraient immédiatement à la Méditerranée, et l’empereur pourrait abandonner sans regret la navigation dangereuse et sauvage de la mer Noire.

Mais une seconde difficulté se présente. En donnant, d’un côté, à l’empereur, la Servie, l’Albanie, la Bosnie, et toute la côte turke du golfe Adriatique; d’autre part, à l’impératrice, la Moldavie, la Valakie, la Bulgarie et la Romélie, à qui, sans blesser les proportions, appartiendront la Grèce propre, la Morée et l’Archipel? Ce cas, je le sais, est épineux, ainsi que beaucoup d’autres: les conjectures deviennent d’autant plus équivoques, que Joseph et Catherine savent donner à leurs intérêts plusieurs combinaisons: cependant il en est une qui me paraît probable, en ce qu’elle réunit les convenances communes à toute l’Europe. Dans cette combinaison, je suppose, 1º que l’empereur ayant moins égard à l’étendue du terrain qu’aux avantages réels qu’il en peut retirer, se bornera aux provinces adjacentes au golfe Adriatique, y réunissant peut-être Raguse et les possessions de Venise, à qui l’on donnera quelque équivalent; en sorte qu’il possédera tout le terrain compris à l’ouest d’une ligne tirée par la hauteur de Vidin à Corfou; 2º que, par une indemnité de partage, il obtiendra un consentement et une garantie pour l’acquisition de la Bavière, qu’il ne perd pas de vue; 3º que, d’autre part, pour continuer de jouir de l’alliance importante de la Russie, il secondera le projet que l’on a de grandes raisons de supposer à Catherine II, et qu’il la reconnaîtra impératrice de Constantinople, et restauratrice de l’empire grec; ce qui convient d’autant plus, que presque tout le pays qu’elle possédera est peuplé de Grecs qui, par affinité de culte et de mœurs, ont autant d’inclination pour les Russes qu’ils ont d’aversion pour les Allemands. Or, comme il est impossible que Constantinople et Pétersbourg obéissent au même maître, il arrivera que Constantinople deviendra le siége d’un état nouveau, qui pourra concourir au nouvel équilibre; et peut-être que, par un cas singulier, le trône ravi aux Constantin par les Ottomans repassera, de nos jours, des Ottomans à un Constantin.

Cette combinaison est de toutes la plus désirable, et nous devons la favoriser, parce que, par elle, notre intérêt se retrouve d’accord avec celui de l’humanité; car, si les trop grands états sont dangereux sous le rapport de la politique, ils sont encore plus pernicieux sous le rapport de la morale. Ce sont les grands états qui ont perdu les mœurs et la liberté des peuples; c’est dans les grands états que s’est formé le pouvoir arbitraire qui tourmente et avilit l’espèce humaine: alors qu’un seul homme a commandé à des millions d’hommes dispersés sur un grand espace, il a profité de leurs intervalles pour semer entre eux la zizanie et la discorde; il a opposé leurs intérêts pour désunir leurs forces; il les a armés les uns contre les autres, pour les asservir tous à sa volonté: alors les nations corrompues se sont partagées en satellites et en esclaves, et elles ont contracté tous les vices de la servitude et de la tyrannie: alors un homme, fier de se voir l’arbitre de la fortune et de la vie de tant d’êtres, a méconnu sa propre nature, conçu un mépris insolent pour ses semblables, et l’orgueil a engendré la violence, la cruauté, l’outrage: alors que la multitude est devenue le jouet des caprices d’un petit nombre, il n’y a plus eu ni esprit ni intérêt publics; et le sort des nations s’est réglé par les fantaisies personnelles des despotes: alors que quelques familles se sont approprié et partagé la terre, on a vu naître et se multiplier ces grandes révolutions, qui sans cesse changent aux nations leurs maîtres, sans changer leur servitude; les pays dont je viens de parler en offrent d’instructifs exemples. Depuis qu’Alexandre imposa les fers de ses Macédoniens à la Grèce, quelle foule d’usurpations n’a pas subies cette malheureuse contrée? Avec quelle facilité les moindres conquérants ne se la sont-ils pas successivement arrachée; et cependant n’est-ce pas ce même pays qui, jadis partagé entre vingt peuples, comptait dans un petit espace vingt états redoutables? N’est-ce pas ce pays dont une seule ville faisait échouer les efforts de l’Asie rassemblée sous les ordres d’un despote93? dont une autre ville, avec une poignée de soldats, faisait trembler le grand roi jusqu’au fond de la Perse? N’est-ce pas ce pays où l’on comptait à la fois, et Thèbes, et Corinthe, et Sparte, et Messène, et Athènes, et la ligue des Achéens? Et cette Asie si décriée pour sa servilité et sa mollesse, eut aussi ses siècles d’activité et de vertu, avant qu’il s’y fût formé aucun grand empire. Long-temps dans cette Syrie, qui maintenant n’est qu’une faible province, l’on put compter dix états, dont chacun avait plus de force réelle que n’en a tout l’empire turk. Long-temps les petits rois de Tyr et de Jérusalem balancèrent les efforts des grands potentats de Ninive et de Babylone; mais depuis que les grands conquérants se montrèrent sur la terre, la vertu des peuples s’éclipsa; chaque état, en perdant son trône, sembla perdre le foyer de sa vie: son existence devint d’autant plus languissante, que ce centre de circulation s’éloigna davantage de ses membres. Ainsi les grands empires, si imposants par leurs dehors gigantesques, ne sont en effet que des masses sans vigueur, parce qu’il n’y a plus de proportion entre la machine et le ressort. C’est d’après ce principe qu’il faut évaluer l’agrandissement de l’Autriche et de la Russie; plus leur domination s’étendra, plus elle perdra de son activité: ou si elle en conserve encore, la division de ses parties en sera plus prochaine: il arrivera de deux choses l’une: ou ces puissances suivront, dans leur régime, un système de tyrannie, et par-là même elles seront faibles; ou elles suivront un système favorable à l’espèce humaine, et nous n’aurons point à redouter leur force: dans tous les cas, c’est de notre intérieur, bien plus que de celui des puissances étrangères, que nous devons tirer nos moyens de sûreté; et ce serait bien plus la honte du gouvernement que celle de la nation, si jamais nous avions à redouter les Autrichiens, ou les Russes.

Mais, disent nos politiques, nous devons nous opposer à l’invasion de la Turkie, parce qu’il convient à notre commerce que cet empire subsiste dans son état actuel, et que si l’empereur et l’impératrice s’y établissent, ils y introduiront des arts et une industrie qui rendront les nôtres inutiles.

Avant de répondre à cette difficulté, prenons d’abord quelque idée de ce commerce, et commençons par la manière dont il se fait.

Après le commerce de la Chine et du Japon, il n’en est point qui soit embarrassé de plus d’entraves, et soumis à plus d’inconvénients, que le commerce des Européens en général, et des Français en particulier, dans la Turkie. D’abord, par une sorte de privilége exclusif, il est tout entier concentré dans la ville de Marseille: toutes les marchandises d’envoi et de retour sont obligées de se rendre à cette place, quelle que puisse être leur destination: ce n’est pas qu’il soit défendu aux autres ports de la Méditerranée et même de l’Océan, d’expédier directement en Levant; mais l’obligation imposée à leurs vaisseaux de venir relâcher et faire quarantaine à Marseille, détruit l’effet de cette permission. De toutes les raisons dont on étaie ce privilége, la meilleure est la nécessité de se précautionner contre la peste. Ce fléau, devenu endémique dans le pays des Musulmans, a contraint les états chrétiens adjacents à la Méditerranée, de soumettre leur navigation à des règlements fâcheux pour le commerce, mais indispensables à la sûreté des peuples: par ces règlements, tout vaisseau venant de Turkie ou de la Barbarie, est interdit de toute communication immédiate, et mis en séquestre, lui, son équipage et sa cargaison. C’est ce que l’on appelle faire quarantaine, par une dénomination tirée du nombre des jours, crus nécessaires à purger le soupçon de contagion. D’ailleurs le temps varie depuis dix-huit jours, jusqu’à plusieurs mois, selon des cas que déterminent les ordonnances. Afin que ce séquestre s’observât avec sûreté et commodité, l’on a formé des espèces de parcs enceints de hautes murailles, où les voyageurs sont reçus dans un vaste édifice, et les marchandises étalées sous des hangars, où l’air les purifie: c’est ce que l’on appelle lazarets, maisons de santé, ou infirmeries. Or, comme ces lazarets, outre la dépense de leur construction et de leur entretien, coûtent encore des soins et des précautions extraordinaires, chaque état en a restreint le nombre le plus qu’il a été possible, afin d’ouvrir moins de portes à un ennemi aussi dangereux que la peste. Par cette raison, Toulon et Marseille sont les seuls ports de France qui aient un lazaret; et comme celui de la première ville est affecté à la marine militaire, celui de la seconde est le seul qui reste au commerce. Les états de Languedoc ont souvent proposé d’en établir un à Cette; mais Marseille a si bien fait valoir l’exactitude et l’intelligence de son lazaret, si bien fait redouter l’inexpérience d’un nouveau, que l’on n’a rien osé entreprendre. Sans doute le motif de ce refus est louable, mais la chose n’en est pas moins fâcheuse; c’est un grave inconvénient que ce séquestre, qui consume en frais le négociant, et perd un temps précieux pour la marchandise; c’est une précaution odieuse que celle qui interdit à l’homme depuis long-temps absent, fatigué de la mer et de pays barbares, qui lui interdit sa terre natale et sa maison, qui le confine dans une prison sévère, où, à la vérité, on ne lui refuse pas la vue de ses parents et de ses amis, mais où, par une privation qui devient plus sensible, il les voit sans pouvoir jouir de leurs embrassements; où, au lieu des bras tendus de ceux qui lui sont chers, il ne voit s’avancer à travers une double grille de fer, qu’une longue tenaille de fer qui reçoit ce qu’il veut faire passer, et avant de le remettre à la main qui l’attend, le plonge dans du vinaigre, comme pour reprocher au voyageur d’être un être impur, capable de communiquer la mort à ceux qu’il aime davantage. Et d’où viennent tant d’entraves, sinon de cet empire que l’on veut conserver? Qui jamais avant les Ottomans avait ouï parler sur la Méditerranée de lazarets et de peste? C’est avec ces barbares que sont venus ces fléaux; ce sont eux qui, par leur stupide fanatisme, perpétuent la contagion en renouvelant ses germes: ah! ne fût-ce que par ce motif, puissent périr leurs gouvernements! puissent à leur place s’établir d’autres peuples, et que la terre et la mer soient affranchies de leur esclavage!

C’est un esclavage encore que l’existence de nos négociants dans la Turkie. Isolés dans l’enceinte de leurs khans, chaque instant leur rappelle qu’ils sont dans une terre étrangère et chez une nation ennemie. Marchent-ils dans les rues, ils lisent sur les visages ces sentiments d’aversion et de mépris que nous avons nous-mêmes pour les Juifs. Par le caractère sauvage des habitants, les douceurs de la société leur sont interdites; ils sont privés même de celle du climat, parce que le vice du gouvernement rend l’habitation de la campagne dangereuse. Ils restent donc dans leurs khans, où souvent un soupçon de peste, une alarme d’émeute les tient clos comme dans une prison, et l’état des choses qui règnent dans cet intérieur n’est pas propre à y rendre la vie agréable. D’abord, les femmes en sont presque bannies par une loi qui ne permet qu’au consul seul d’y avoir la sienne, et qui lui enjoint de renvoyer en France quiconque se marierait ou serait déja marié. L’intention de cette loi a pu être bonne; les échelles n’étant le plus souvent composées que de jeunes facteurs et commis célibataires, l’on a voulu prévenir les dangers que courrait avec eux un homme marié: en outre, ces jeunes gens arrivant sans fortune, on a voulu les empêcher de s’arriérer en contractant des mariages nécessairement onéreux dans un pays où les femmes sont sans biens, et où l’on ne trouve le plus souvent à épouser que la fille du boulanger, du blanchisseur, ou de tout autre ouvrier de la nation. Aussi, pour abréger cette vie de crainte, avait-on, par une autre loi, limité les résidences à dix ans, supposant que si, dans cet espace, le facteur n’avait pas fait fortune, il ne le ferait jamais. Mais à quels abus n’a-t-on pas exposé les jeunes gens dans un pays où la police interdit toute ressource par les peines les plus terribles? Au milieu de tant de privations, nos négociants prennent nécessairement des habitudes singulières, qui leur ont donné à Marseille, sous le nom de Koadjes94, une réputation spéciale d’indolence, d’apathie et de luxe. Réunis par le besoin, mais divisés par leurs intérêts, ils éprouvent les inconvéniens attachés partout aux sociétés bornées. Chaque échelle est une coterie où règnent les dissensions, les jalousies, les haines d’autant plus vives qu’elles y sont sans distraction. Dans chaque échelle on peut compter trois factions habituellement en guerre par la mauvaise répartition des pouvoirs entre les trois ordres qui les composent, et qui sont le consul, les négociants et les interprètes. Le consul, magistrat nommé par le roi, use à ce titre d’un pouvoir presque absolu, et l’usage qu’il en fait excite souvent de justes plaintes: les négociants, qui se regardent avec raison comme la base de l’établissement, murmurent de ce qu’on ne les traite pas avec assez d’égards ou de ménagements. Les interprètes, faits pour seconder le consul et les négociants, élèvent de leur côté des prétentions d’autorité et d’indépendance. De là des contestations et des troubles qui ont quelquefois éclaté d’une manière fâcheuse. L’administration a essayé, à diverses époques, d’y porter remède; mais comme le fond est vicieux, elle n’a fait que pallier le mal en changeant les formes. L’ordonnance venue à la suite de l’inspection de 1777, n’a pas été plus heureuse que les autres: on peut même dire qu’à certains égards elle a augmenté les abus. Ainsi en autorisant les consuls à emprisonner, à mettre au fers, à renvoyer en France tout homme de la nation, sans être comptable qu’au ministre, elle à érigé ces officiers en petits despotes, et déja l’on a éprouvé les inconvénients de ce nouvel ordre. L’offensé, a-t-on dit, a le droit de réclamer; mais comment imaginer qu’un jeune facteur sans fortune, ou qu’un vieux négociant qui en a acquis avec peine, se compromette à poursuivre à huit cents lieues une justice toujours lente, toujours mal vue du supérieur dont on inculpe la créature; et cette hiérarchie nouvelle de consuls généraux, de consuls particuliers, de vice-consuls particuliers, d’élèves vice-consuls; quel autre motif a-t-elle eu, que de multiplier les emplois pour placer plus de personnes? Quelle contradiction, quand on parlait d’économie, de supprimer les réverbères d’un kan, et d’augmenter le traitement des consuls? Quelle nécessité de donner à de simples officiers de commerce un état qui leur fait rivaliser les commandants du pays95? Et les interprètes, n’est-ce pas une méprise encore de les avoir exclus des places de consulat, eux que la connaissance de la langue et des mœurs y rendait bien plus propres que des hommes tirés sans préparation des bureaux ou du militaire de la France?

Avec ces accessoires, tous dérivés de la constitution de l’empire turk, peut-on soutenir que l’existence de cet empire soit avantageuse à notre commerce? Ne serait-il pas bien plus désirable qu’il s’établît dans le Levant une puissance qui rendît inutiles toutes ces entraves? D’ailleurs, quand nos politiques disent qu’il est de notre intérêt que la Turkie subsiste telle qu’elle est, conçoivent-ils bien tous les sens que cette proposition enveloppe? savent-ils que, réduite à l’analyse, elle veut dire: Il est de notre intérêt qu’une grande nation persiste dans l’ignorance et la barbarie, qui rendent nulles ses facultés morales et physiques; il est de notre intérêt que des peuples nombreux restent soumis à un gouvernement ennemi de l’espèce humaine; il est de notre intérêt que vingt-cinq ou trente-millions d’hommes soient tourmentés par deux ou trois cent mille brigands, qui se disent leurs maîtres; il est de notre intérêt que le plus beau sol de l’univers continue d’être en friche ou de ne rendre que le dixième de ses produits possibles, etc. Et peut-être réellement ne rejettent-ils pas ces conséquences, puisqu’ils sont les mêmes qui disent: Il est de notre intérêt que les Maures de Barbarie restent pirates, parce que cela favorise notre navigation; il est de notre intérêt que les noirs de Guinée restent féroces et stupides, parce que cela procure des esclaves à nos îles, etc. Ainsi, ce qui est crime et scélératesse dans un particulier, sera vertu dans un gouvernement! ainsi, une morale exécrable dans un individu, sera louée dans une nation! Comme si les hommes avaient en masse d’autres rapports qu’en détail; comme si la justice de société à société n’était pas la même que d’homme à homme. Mais, avec les peuples comme avec les particuliers, quand l’intérêt conseille, c’est en vain que l’on invoque l’équité et la raison: l’intérêt ne se combat que par ses propres armes, et l’on ne rend les hommes honnêtes, qu’en leur prouvant que leur improbité est constamment l’effet de leur ignorance, et la punition de leur cupidité.

91
   Voyez l’Histoire de l’état de l’empire ottoman, par Paul Ricaut, secrétaire de l’ambassadeur d’Angleterre, c. 19. Ce livre est sans contredit le meilleur que l’on ait fait sur la Turkie.


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92
   Mahomet, disent les Musulmans, a reçu de Dieu l’empire de la terre, et quiconque n’est pas son disciple, doit être son esclave. Quand les Turks veulent louer le roi de France, ils disent, c’est un sujet soumis, et il n’y a pas trois ans que le style de la chancellerie de Maroc était: A l’infidèle qui gouverne la France.


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93
   Xerxès.


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94
   C’est le terme appellatif d’un négociant quelconque en Syrie et en Égypte; il est persan, et signifie vieillard; senior.


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95
   Il y a des consuls appointés jusqu’à 16 à 18 mille liv., et ils se plaignent de n’avoir point encore assez, parce qu’ils veulent primer sur les négociants par la dépense comme par le rang.


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Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 июня 2018
Объем:
391 стр. 20 иллюстраций
Правообладатель:
Public Domain

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