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Читать книгу: «Les grandes espérances», страница 6

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CHAPITRE IX

Quand j'arrivai à la maison, ma sœur se montra fort en peine de savoir ce qui se passait chez miss Havisham, et m'accabla de questions. Je me sentis bientôt lourdement secoué par derrière, et je reçus plus d'un coup dans la partie inférieure du dos; puis elle frotta ignominieusement mon visage contre le mur de la cuisine, parce que je ne répondais pas avec assez de prestesse aux questions qu'elle m'adressait.

Si la crainte de n'être pas compris existe chez les autres petits garçons au même degré qu'elle existait chez moi, chose que je considère comme vraisemblable, car je n'ai pas de raison pour me croire une monstruosité, c'est la clef de bien des réserves. J'étais convaincu que si je décrivais miss Havisham comme mes yeux l'avaient vue, je ne serais pas compris, et bien que je ne la comprisse moi-même qu'imparfaitement, j'avais l'idée qu'il y aurait de ma part quelque chose de méchant et de fourbe à la présenter aux yeux de Mrs Joe telle qu'elle était en réalité. La même suite d'idées m'amena à penser que je ne devais pas parler de miss Estelle. En conséquence, j'en dis le moins possible, et ma pauvre tête dut essuyer à plusieurs reprises les murs de la cuisine.

Le pire de tout, c'est que cette vieille brute de Pumblechook, attiré par une dévorante curiosité de savoir tout ce que j'avais vu et entendu, arriva au grand trot de sa jument, au moment de prendre le thé, pour tâcher de se faire donner toutes sortes de détails; et la simple vue de cet imbécile, avec ses yeux de poisson, sa bouche ouverte, ses cheveux d'un blond ardent, dressés par une attente curieuse, et son gilet, soulevé par sa respiration mathématique, ne firent que renforcer mes réticences.

«Eh bien! mon garçon, commença l'oncle Pumblechook, dès qu'il fut assis près du feu, dans le fauteuil d'honneur, comment t'en es-tu tiré là-bas.

– Assez bien, monsieur,» répondis-je.

Ma sœur me montra son poing crispé.

«Assez bien? répéta Pumblechook; assez bien n'est pas une réponse. Dis-nous ce que tu entends par assez bien, mon garçon.»

Peut-être le blanc de chaux endurcit-il le cerveau jusqu'à l'obstination: ce qu'il y a de certain, c'est qu'avec le blanc de chaux du mur qui était resté sur mon front, mon obstination s'était durcie à l'égal du diamant. Je réfléchis un instant, puis je répondis, comme frappé d'une nouvelle idée:

«Je veux dire assez bien…»

Ma sœur eut une exclamation d'impatience et allait s'élancer sur moi. Je n'avais aucun moyen de défense, car Joe était occupé dans la forge, quand M. Pumblechook intervint.

«Non! calmez-vous… laissez-moi faire, ma nièce… laissez-moi faire.»

Et M. Pumblechook se tourna vers moi, comme s'il eût voulu me couper les cheveux, et dit:

«D'abord, pour mettre de l'ordre dans nos idées, combien font quarante-trois pence?»

Je calculai les conséquences qui pourraient résulter, si je répondais: «Quatre cents livres,» et les trouvant contre moi, j'en retranchai quelque chose comme huit pence. M. Pumblechook me fit alors suivre après lui la table de multiplication des pence et dit:

«Douze pence font un shilling, donc quarante pence font trois shillings et quatre pence.»

Puis il me demanda triomphalement:

«Eh bien! maintenant, combien font quarante-trois pence?»

Ce à quoi je répondis après une mûre réflexion:

«Je ne sais pas.»

M. Pumblechook me secoua alors la tête comme un marteau pour m'enfoncer de force le nombre dans la cervelle et dit:

«Quarante-trois pence font-ils sept shillings, six pence trois liards, par hasard?

– Oui, dis-je.

– Mon garçon, recommença M. Pumblechook en revenant à lui et se croisant les bras sur la poitrine, comment est miss Havisham?

– Elle est grande et noire, dis-je.

– Est-ce vrai, mon oncle?» demanda ma sœur.

M. Pumblechook fit un signe d'assentiment, duquel je conclus qu'il n'avait jamais vu miss Havisham, car elle n'était ni grande ni noire.

«Bien! fit M. Pumblechook, c'est le moyen de le prendre; nous allons savoir ce que nous désirons.

– Je voudrais bien, mon oncle, dit ma sœur, que vous le preniez avec vous; vous savez si bien en faire ce que vous voulez.

– Maintenant, mon garçon, que faisait-elle, quand tu es entré?

– Elle était assise dans une voiture de velours noir,» répondis-je.

M. Pumblechook et ma sœur se regardèrent tout étonnés, comme ils en avaient le droit, et répétant tous deux:

«Dans une voiture de velours noir?

– Oui, répondis-je. Et miss Estelle, sa nièce, je pense, lui tendait des gâteaux et du vin par la portière, sur un plateau d'or, et nous eûmes tous du vin et des gâteaux sur des plats d'or, et je suis monté sur le siège de derrière pour manger ma part, parce qu'elle me l'avait dit.

– Y avait-il là d'autres personnes? demanda mon oncle.

– Quatre chiens, dis-je.

– Gros ou petits?

– Énormes! m'écriai-je; et ils se sont battus pour avoir quatre côtelettes de veau, renfermées dans un panier d'argent.

Mrs Joe et M. Pumblechook se regardèrent de nouveau avec étonnement. J'étais tout à fait monté, complètement indifférent à la torture, et je comptais leur en dire bien d'autres.

Où était cette voiture, au nom du ciel? demanda ma sœur.

– Dans la chambre de miss Havisham.»

Ils se regardèrent encore.

«Mais il n'y avait pas de chevaux, ajoutai-je, en repoussant avec force l'idée des quatre coursiers richement caparaçonnés, que j'avais eu d'abord la singulière pensée d'y atteler.

– Est-ce possible, mon oncle? demanda Mrs Joe; que veut dire cet enfant?

– Je vais vous l'expliquer, ma nièce, dit M. Pumblechook. Mon avis est que ce doit être une chaise à porteurs; elle est bizarre, vous le savez, très bizarre et si extraordinaire, qu'il n'y aurait rien d'étonnant qu'elle passât ses jours dans une chaise à porteurs.

– L'avez-vous jamais vue dans cette chaise? demanda Mrs Joe.

– Comment l'aurais-je pu? reprit-il, forcé par cette question, quand jamais de ma vie je ne l'ai vue, même de loin.

– Bonté divine! mon oncle, et pourtant vous lui avez parlé?

– Vous savez bien, continua l'oncle, que lorsque j'y suis allé, la porte était entr'ouverte; je me tenais d'un côté, elle de l'autre, et nous nous causions de cette manière. Ne dites pas, ma nièce, que vous ne saviez pas cela. Quoi qu'il en soit, ce garçon est allé chez elle pour jouer. À quoi as-tu joué, mon garçon?

– Nous avons joué avec des drapeaux,» dis-je.

Je dois avouer que je suis très étonné aujourd'hui, quand je me rappelle les mensonges que je fis en cette occasion.

«Des drapeaux? répéta ma sœur.

– Oui, dis-je; Estelle agitait un drapeau bleu et moi un rouge, et miss Havisham en agitait un tout parsemé d'étoiles d'or; elle l'agitait par la portière de sa voiture, et puis nous brandissions nos sabres en criant: Hourra! hourra!

– Des sabres?.. répéta ma sœur; où les aviez-vous pris?

– Dans une armoire, dis-je, où il y avait des pistolets et des confitures et des pilules. Le jour ne pénétrait pas dans la chambre, mais elle était éclairée par des chandelles.

– Cela est vrai, ma nièce, dit M. Pumblechook avec un signe de tête plein de gravité, je puis vous garantir cet état de choses, car j'en ai moi-même été témoin.»

Tous deux me regardèrent, et moi-même, prenant un petit air candide, je les regardai aussi, en plissant avec ma main droite la jambe droite de mon pantalon.

S'ils m'eussent adressé d'autres questions, je me serais indubitablement trahi, car j'étais sur le point de déclarer qu'il y avait un ballon dans la cour, et j'aurais même hasardé cette absurde déclaration, si mon esprit n'eût pas balancé entre ce phénomène et un ours enfermé dans la brasserie. Cependant, ils étaient tellement absorbés par les merveilles que j'avais déjà présentées à leur admiration, que j'échappai à cette dangereuse alternative. Ce sujet les occupait encore, quand Joe revint de son travail et demanda une tasse de thé. Ma sœur lui raconta ce qui m'était arrivé, plutôt pour soulager son esprit émerveillé que pour satisfaire la curiosité de mon bon ami Joe.

Quand je vis Joe ouvrir ses grands yeux bleus et les promener autour de lui, en signe d'étonnement, je fus pris de remords; mais seulement en ce qui le concernait lui, sans m'inquiéter en aucune manière des deux autres. Envers Joe, mais envers Joe seulement, je me considérais comme un jeune monstre, pendant qu'ils débattaient les avantages qui pourraient résulter de la connaissance et de la faveur de miss Havisham. Ils étaient certains que miss Havisham ferait quelque chose pour moi, mais ils se demandaient sous quelle forme. Ma sœur entrevoyait le don de quelque propriété rurale. M. Pumblechook s'attendait à une récompense magnifique, qui m'aiderait à apprendre quelque joli commerce, celui de grainetier, par exemple. Joe tomba dans la plus profonde disgrâce pour avoir osé suggérer que j'étais, aux yeux de miss Havisham, l'égal des chiens qui avaient combattu héroïquement pour les côtelettes de veau.

«Si ta tête folle ne peut exprimer d'idées plus raisonnables que celles-là, dit ma sœur, et que tu aies à travailler, tu ferais mieux de t'y mettre de suite.»

Et le pauvre homme sortit sans mot dire.

Quand M. Pumblechook fut parti, et que ma sœur eut gagné son lit, je me rendis à la dérobée dans la forge, où je restai auprès de Joe jusqu'à ce qu'il eût fini son travail, et je lui dis alors:

«Joe, avant que ton feu ne soit tout à fait éteint, je voudrais te dire quelque chose.

– Vraiment, mon petit Pip! dit Joe en tirant son escabeau près de la forge; dis-moi ce que c'est, mon petit Pip.

– Joe, dis-je en prenant la manche de sa chemise et la roulant entre le pouce et l'index, tu te souviens de tout ce que j'ai dit sur le compte de miss Havisham.

– Si je m'en souviens, dit Joe; je crois bien, c'est merveilleux!

– Oui, mais c'est une terrible chose, Joe; car tout cela n'est pas vrai.

– Que dis-tu, mon petit Pip? s'écria Joe frappé d'étonnement. Tu ne veux pas dire, j'espère, que c'est un…

– Oui, je dois te le dire, à toi, tout cela c'est un mensonge.

– Mais pas tout ce que tu as raconté, bien sûr; tu ne prétends pas dire qu'il n'y a pas de voiture en velours noir, hein?»

Je continuai à secouer la tête.

«Mais au moins, il y avait des chiens, mon petit Pip; mon cher petit Pip, s'il n'y avait pas de côtelettes de veau, au moins il y avait des chiens?

– Non, Joe.

– Un chien, dit Joe, rien qu'un tout petit chien?

– Non, Joe, il n'y avait rien qui ressemblât à un chien.»

Joe me considérait avec le plus profond désappointement.

«Mon petit Pip, mon cher petit Pip, ça ne peut pas marcher comme ça, mon garçon, où donc veux-tu en venir?

– C'est terrible, n'est-ce pas?

– Terrible!.. s'écria Joe; terrible!.. Quel démon t'a poussé?

– Je ne sais, Joe, répliquai-je en lâchant sa manche de chemise et m'asseyant à ses pieds dans les cendres; mais je voudrais bien que tu ne m'aies pas appris à appeler les valets des Jeannots, et je voudrais que mes mains fussent moins rudes et mes souliers moins épais.»

Alors je dis à Joe que je me trouvais bien malheureux, et que je n'avais pu m'expliquer devant Mrs Joe et M. Pumblechook, parce qu'ils étaient trop durs pour moi; qu'il y avait chez miss Havisham une fort jolie demoiselle qui était très fière; qu'elle m'avait dit que j'étais commun; que je savais bien que j'étais commun, mais que je voudrais bien ne plus l'être; et que les mensonges m'étaient venus, je ne savais ni comment ni pourquoi…

C'était un cas de métaphysique aussi difficile à résoudre pour Joe que pour moi. Mais Joe voulut éloigner tout ce qu'il y avait de métaphysique dans l'espèce et en vint à bout.

«Il y a une chose dont tu peux être bien certain mon petit Pip, dit Joe, après avoir longtemps ruminé. D'abord, un mensonge est un mensonge, de quelque manière qu'il vienne, et il ne doit pas venir; n'en dis plus, mon petit Pip; ça n'est pas le moyen de ne plus être commun, mon garçon, et quant à être commun, je ne vois pas cela très clairement: tu es d'une petite taille peu commune, et ton savoir n'est pas commun non plus.

– Si; je suis ignorant et emprunté, Joe.

– Mais vois donc cette lettre que tu m'as écrite hier soir, c'est comme imprimé! J'ai vu des lettres, et lettres écrites par des messieurs très comme il faut, encore, et elles n'avaient pas l'air d'être imprimées.

– Je ne sais rien, Joe; tu as une trop bonne opinion de moi, voilà tout.

– Eh bien, mon petit Pip, dit Joe, que cela soit ou que cela ne soit pas, il faut commencer par le commencement; le roi sur son trône, avec sa couronne sur sa tête, avant d'écrire ses actes du Parlement, a commencé par apprendre l'alphabet, alors qu'il n'était que prince royal… Ah! ajouta Joe avec un signe de satisfaction personnelle, il a commencé par l'A et a été jusqu'au Z, je sais parfaitement ce que c'est, quoique je ne puisse pas dire que j'en ai fait autant.»

Il y avait de la sagesse dans ces paroles, et elles m'encouragèrent un peu.

«Ne faut-il pas mieux, continua Joe en réfléchissant, rester dans la société des gens communs plutôt que d'aller jouer avec ceux qui ne le sont pas? Ceci me fait penser qu'il y avait peut-être un drapeau?

– Non, Joe.

– Je suis vraiment fâché qu'il n'y ait pas eu au moins un drapeau, mon petit Pip. Cela finira par arriver aux oreilles de ta sœur. Écoute, mon petit Pip, ce que va te dire un véritable ami, si tu ne réussis pas à n'être plus commun, en allant tout droit devant toi, il ne faut pas songer que tu pourras le faire en allant de travers. Ainsi donc, mon petit Pip, ne dis plus de mensonges, vis bien et meurs en paix.

– Tu ne m'en veux pas, Joe?

– Non, mon petit Pip, non; mais je ne puis m'empêcher de penser qu'ils étaient joliment audacieux, ces chiens qui voulaient manger les côtelettes de veau, et un ami qui te veut du bien te conseille d'y penser quand tu monteras te coucher; voilà tout, mon petit Pip, et ne le fais plus.»

Quand je me trouvai dans ma petite chambre, disant mes prières, je n'oubliai pas la recommandation de Joe; et pourtant mon jeune esprit était dans un tel état de trouble, que longtemps après m'être couché, je pensais encore comment miss Estelle considèrerait Joe, qui n'était qu'un simple forgeron: et combien ses mains étaient rudes, et ses souliers épais; je pensais aussi à Joe et à ma sœur, qui avaient l'habitude de s'asseoir dans la cuisine, et je réfléchissais que moi-même j'avais quitté la cuisine pour aller me coucher; que miss Havisham et Estelle ne restaient jamais à la cuisine; et qu'elles étaient bien au-dessus de ces habitudes communes. Je m'endormis en pensant à ce que j'avais fait chez miss Havisham, comme si j'y étais resté des semaines et des mois au lieu d'heures, et comme si c'eût été un vieux souvenir au lieu d'un événement arrivé le jour même.

Ce fut un jour mémorable pour moi, car il apporta de grands changements dans ma destinée; mais c'est la même chose pour chacun. Figurez-vous un certain jour retranché dans votre vie, et pensez combien elle aurait été différente. Arrêtez-vous, vous qui lisez ce récit, et figurez-vous une longue chaîne de fil ou d'or, d'épines ou de fleurs, qui ne vous eût jamais lié, si, à un certain et mémorable jour, le premier anneau ne se fût formé.

CHAPITRE X

Un ou deux jours après, un matin en m'éveillant, il me vint l'heureuse idée que le meilleur moyen pour n'être plus commun était de tirer de Biddy tout ce qu'elle pouvait savoir sur ce point important. En conséquence, je déclarai à Biddy, un soir que j'étais allé chez la grand'tante de M. Wopsle, que j'avais des raisons particulières pour désirer faire mon chemin en ce monde, et que je lui serais très obligé si elle voulait bien m'enseigner tout ce qu'elle savait. Biddy, qui était la fille la plus obligeante du monde, me répondit immédiatement qu'elle ne demandait pas mieux, et elle mit aussitôt sa promesse à exécution.

Le système d'éducation adopté par la grand'tante de M. Wopsle, pouvait se résoudre ainsi qu'il suit: Les élèves mangeaient des pommes et se mettaient des brins de paille sur le dos les uns des autres, jusqu'à ce que la grand'tante de M. Wopsle, rassemblant toute son énergie, se précipitât indistinctement sur eux, armée d'une baguette de bouleau, en faisant une course effrénée. Après avoir reçu le choc avec toutes les marques de dérision possibles, les élèves se formaient en ligne, et faisaient circuler rapidement, de main en main, un livre tout déchiré. Le livre contenait, ou plutôt avait contenu; un alphabet, quelques chiffres, une table de multiplication et un syllabaire. Dès que ce livre se mettait en mouvement, la grand'tante de M. Wopsle tombait dans une espèce de pâmoison, provenant de la fatigue ou d'un accès de rhumatisme. Les élèves se livraient alors entre eux à l'examen de leurs souliers, pour savoir celui qui pourrait frapper le plus fort avec son pied. Cet examen durait jusqu'au moment où Biddy arrivait avec trois Bibles, tout abîmées et toutes déchiquetées, comme si elles avaient été coupées avec le manche de quelque chose de rude et d'inégal, et plus illisibles et plus mal imprimées qu'aucune des curiosités littéraires que j'aie jamais rencontrées depuis, elles étaient mouchetées partout, avec des taches de rouille et avaient, écrasés entre leurs feuillets, des spécimens variés de tous les insectes du monde. Cette partie du cours était généralement égayée par quelques combats singuliers entre Biddy et les élèves récalcitrants. Lorsque la bataille était terminée, Biddy nous indiquait un certain nombre de pages, et alors nous lui lisions tous à haute voix ce que nous pouvions, ou plutôt ce que nous ne pouvions pas. C'était un bruit effroyable; Biddy conduisait cet orchestre infernal, en lisant elle-même d'une voix lente et monotone. Aucun de nous n'avait la moindre notion de ce qu'il lisait. Quand ce terrible charivari avait duré un certain temps, il finissait généralement par réveiller la grand'tante de M. Wopsle, et elle attrapait un des gens par les oreilles et les lui tirait d'importance. Ceci terminait la leçon du soir, et nous nous élancions en plein air en poussant des cris de triomphe. Je dois à la vérité de faire observer qu'il n'était pas défendu aux élèves de s'exercer à écrire sur l'ardoise, ou même sur du papier, quand il y en avait; mais il n'était pas facile de se livrer à cette étude pendant l'hiver, car la petite boutique où l'on faisait la classe, et qui servait en même temps de chambre à coucher et de salon à la grand'tante de M. Wopsle, n'était que faiblement éclairée, au moyen d'une chandelle sans mouchettes.

Il me sembla qu'il me faudrait bien du temps pour me dégrossir dans de pareilles conditions. Néanmoins, je résolus d'essayer, et, ce soir-là, Biddy commença à remplir l'engagement qu'elle avait pris envers moi, en me faisant faire une lecture de son petit catalogue, et en me prêtant, pour le copier à la main, un grand vieux D, qu'elle avait copié elle-même du titre de quelque journal, et que, jusqu'à présent, j'avais toujours pris pour une boucle.

Il va sans dire qu'il y avait un cabaret dans le village, et que Joe aimait à y aller, de temps en temps, fumer sa pipe. J'avais reçu l'ordre le plus formel de passer le prendre aux Trois jolis bateliers, en revenant de l'école, et de le ramener à la maison, à mes risques et périls. Ce fut donc vers les Trois jolis bateliers que je dirigeai mes pas.

À côté du comptoir, il y avait aux Trois jolis bateliers une suite de comptes d'une longueur alarmante, inscrits à la craie sur le mur près de la porte. Ces comptes semblaient n'avoir jamais été réglés; je me souvenais de les avoir toujours vus là, ils avaient même toujours grandi en même temps que moi, mais il y avait une grande quantité de craie dans notre pays, et sans doute les habitants ne voulaient négliger aucune occasion d'en tirer parti.

Comme c'était un samedi soir, je trouvai le chef de l'établissement regardant ces comptes d'un air passablement renfrogné; mais comme j'avais affaire à Joe et non à lui, je lui souhaitai tout simplement le bonsoir et passai dans la salle commune, au fond du couloir, où il y avait un bon feu, et où Joe fumait sa pipe en compagnie de M. Wopsle et d'un étranger. Joe me reçut comme de coutume, en s'écriant:

«Holà! mon petit Pip, te voilà mon garçon!»

Aussitôt l'étranger tourna la tête pour me regarder. C'était un homme que je n'avais jamais vu, et il avait l'air fort mystérieux. Sa tête était penchée d'un côté, et l'un de ses yeux était constamment à demi fermé, comme s'il visait quelque chose avec un fusil invisible. Il avait une pipe à la bouche, il l'ôta; et après en avoir expulsé la fumée, sans cesser de me regarder fixement, il me fit un signe de tête. Je répondis par un signe semblable. Alors il continua le même jeu et me fit place à côté de lui.

Mais comme j'avais l'habitude de m'asseoir à côté de Joe toutes les fois que je venais dans cet endroit, je dis:

«Non, merci, monsieur.»

Et je me laissai tomber à la place que Joe m'avait faite sur l'autre banc. L'étranger, après avoir jeté un regard sur Joe et vu que son attention était occupée ailleurs, me fit de nouveaux signes; puis il se frotta la jambe d'une façon vraiment singulière, du moins ça me fit cet effet-là.

«Vous disiez, dit l'étranger en s'adressant à Joe, que vous êtes forgeron.

– Oui, répondit Joe.

– Que voulez-vous boire, monsieur?.. À propos, vous ne m'avez pas dit votre nom.»

Joe le lui dit, et l'étranger l'appela alors par son nom.

«Que voulez-vous boire, monsieur Gargery, c'est moi qui paye pour trinquer avec vous?

– À vous dire vrai, répondit Joe, je n'ai pas l'habitude de trinquer avec personne, et surtout de boire aux frais des autres, mais aux miens.

– L'habitude, non, reprit l'étranger; mais une fois par hasard n'est pas coutume, et un samedi soir encore! Allons! dites ce que vous voulez, monsieur Gargery.

– Je ne voudrais pas vous refuser plus longtemps, dit Joe; du rhum.

– Soit, du rhum, répéta l'étranger. Mais monsieur voudra-t-il bien, à son tour, témoigner son désir?

– Du rhum, dit M. Wopsle.

– Trois rhums! cria l'étranger au propriétaire du cabaret, et trois verres pleins!

– Monsieur, observa Joe, en manière de présentation, est un homme qui vous ferait plaisir à entendre, c'est le chantre de notre église.

– Ah! ah! dit l'étranger vivement, en me regardant de côté, l'église isolée, à droite des marais, tout entourée de tombeaux?

– C'est cela même,» dit Joe.

L'étranger, avec une sorte de murmure de satisfaction à travers sa pipe, mit sa jambe sur le banc qu'il occupait à lui seul. Il portait un chapeau de voyage à larges bords, et par-dessous un mouchoir roulé autour de sa tête, en manière de calotte, de sorte qu'on ne voyait pas ses cheveux. Il me sembla que sa figure prenait en ce moment une expression rusée, suivie d'un éclat de rire étouffé.

«Je ne connais pas très bien ce pays, messieurs, mais il me semble bien désert du côté de la rivière.

– Les marais ne sont pas habités ordinairement, dit Joe.

– Sans doute!.. sans doute!.. mais ne pensez-vous pas qu'il peut y venir quelquefois des Bohémiens, des vagabonds, ou quelque voyageur égaré?

– Non, dit Joe; seulement par-ci, par-là, un forçat évadé, et ils ne sont pas faciles à prendre, n'est-ce pas, monsieur Wopsle?»

M. Wopsle, se souvenant de sa déconvenue, fit un signe d'assentiment dépourvu de tout enthousiasme.

«Il paraît que vous en avez poursuivi? demanda l'étranger.

– Une fois, répondit Joe, non pas que nous tenions beaucoup à les prendre, comme vous pensez bien; nous y allions comme curieux, n'est-ce pas, mon petit Pip?

– Oui, Joe.»

L'étranger continuait à me lancer des regards de côté, comme si c'eût été particulièrement moi qu'il visât avec son fusil invisible, et dit:

«C'est un gentil camarade que vous avez là; comment l'appelez-vous?

– Pip, dit Joe.

– Son nom de baptême est Pip?

– Non, pas son nom de baptême.

– Son surnom, alors?

– Non, dit Joe, c'est une espèce de nom de famille qu'il s'est donné à lui-même, quand il était tout enfant.

– C'est votre fils?

– Oh! non, dit Joe en méditant, non qu'il fût nécessaire de réfléchir là-dessus; mais parce que c'était l'habitude, aux Trois jolis bateliers, de réfléchir profondément sur tout ce qu'on disait, pendant que l'on fumait; oh!.. non. Non, il n'est pas mon fils.

– Votre neveu? dit l'étranger.

– Pas davantage, dit Joe, avec la même apparence de réflexion profonde. Non… je ne veux pas vous tromper… il n'est pas mon neveu.

– Que diable vous est-il donc alors?» demanda l'étranger, qui me parut pousser bien vigoureusement ses investigations.

M. Wopsle prit alors la parole, comme quelqu'un qui connaissait tout ce qui a rapport aux parentés, sa profession lui faisant un devoir de savoir par cœur jusqu'à quel degré de parenté il était interdit à un homme d'épouser une femme, et il expliqua les liens qui existaient entre Joe et moi. M. Wopsle ne termina pas sans citer avec un air terrible un passage de Richard III, et il s'imagina avoir dit tout ce qu'il y avait à dire sur ce sujet, quand il eut ajouté:

«Comme dit le poète!»

Ici, je dois remarquer qu'en parlant de moi, M. Wopsle trouvait nécessaire de me caresser les cheveux et de me les ramener jusque dans les yeux. Je ne pouvais concevoir pourquoi tous ceux qui venaient à la maison me soumettaient toujours au même traitement désagréable, dans les mêmes circonstances. Cependant, je ne me souviens pas d'avoir jamais été, dans ma première enfance, le sujet des conversations de notre cercle de famille; mais quelques personnes à large main me favorisaient de temps en temps de cette caresse ophtalmique pour avoir l'air de me protéger.

Pendant tout ce temps, l'étranger n'avait regardé personne que moi; et; cette fois, il me regardait comme s'il se déterminait à faire feu sur l'objet qu'il visait depuis si longtemps. Mais il ne dit plus rien, jusqu'au moment où l'on apporta les verres de rhum; alors son coup partit, mais de la façon la plus singulière.

Il se fit comprendre par une pantomime muette, qui s'adressait spécialement à moi. Il mêlait son grog au rhum, et il le goûtait tout en me regardant, non pas avec la cuiller qu'on lui avait donnée, mais avec une lime.

Il me fit cela de manière à ce que personne autre que moi ne le vît, et quand il eût fini, il essuya la lime et la mit dans sa poche de côté. Dès que j'aperçus l'instrument, je reconnus mon forçat et la lime de Joe. Je le regardai sans pouvoir faire un mouvement; j'étais tout à fait fasciné; mais il s'appuyait alors sur son banc, sans s'inquiéter davantage de moi, et il se mit à parler de navets.

Il y avait en Joe un tel besoin de se purifier et de se reposer tranquillement avant de rentrer à la maison, qu'il osait rester une demi-heure de plus dans la vie active le samedi que les autres jours. C'était une délicieuse demi-heure qui venait de se passer à boire ensemble du grog au rhum. Alors Joe se leva pour partir et me prit par la main.

«Attendez un moment, monsieur Gargery, dit l'étranger, je crois avoir quelque part dans ma poche un beau shilling tout neuf, et, si je le trouve, ce sera pour ce petit.»

Il le dénicha au milieu d'une poignée d'autres pièces de peu de valeur, l'enveloppa dans du papier chiffonné et me le donna.

«C'est pour toi, dit-il, pour toi seul, tu entends?»

Je le remerciai, en écarquillant sur lui mes yeux plus qu'il ne convenait à un enfant bien élevé, et en me cramponnant à la main de Joe. Il dit bonsoir à celui-ci, ainsi qu'à M. Wopsle, qui sortit en même temps que nous, et il me fit un dernier signe de son bon œil, non pas en me regardant, car il le ferma; mais quelles merveilles ne peut-on pas opérer avec un clignement d'œil!

En rentrant à la maison, j'aurais pu parler tout à mon aise, si j'en avais eu l'envie, car M. Wopsle nous quitta à la porte des Trois jolis bateliers, et Joe marcha tout le temps, la bouche toute grande ouverte, pour se la rincer et faire passer l'odeur du rhum, en absorbant le plus d'air possible. J'étais comme stupéfié par le changement qui s'était opéré chez mon ancienne et coupable connaissance, et je ne pouvais penser à autre chose.

Ma sœur n'était pas de trop mauvaise humeur quand nous entrâmes dans la cuisine, et Joe profita de cette circonstance extraordinaire pour lui parler de mon shilling tout neuf.

«C'est une pièce fausse, j'en mettrais ma main au feu, dit Mrs Joe d'un air de triomphe; sans cela, il ne l'aurait pas donnée à cet enfant. Voyons cela.»

Je sortis le shilling du papier, et il se trouva qu'il était parfaitement bon.

«Mais qu'est-ce que cela? dit Mrs Joe, en rejetant le shilling et en saisissant le papier, deux banknotes d'une livre chacune!»

Ce n'était en effet rien moins que deux grasses banknotes d'une livre, qui semblaient avoir vécu dans la plus étroite intimité avec tous les marchands de bestiaux du comté. Joe reprit son chapeau et courut aux Trois jolis bateliers, pour les restituer à leur propriétaire. Pendant son absence, je m'assis sur mon banc ordinaire, et je regardai ma sœur d'une manière significative, car j'étais à peu près certain que l'homme n'y serait plus.

Bientôt Joe revint dire que l'homme était parti, mais que lui Joe avait laissé un mot à l'hôtelier des Trois jolis bateliers, relativement aux banknotes. Alors ma sœur les enveloppa avec soin dans un papier, et les mit dans une théière purement ornementale qui était placée sur une cheminée du salon de gala. Elles restèrent là bien des nuits, bien des jours, et ce fut un cauchemar incessant pour mon jeune esprit.

Quand je fus couché, je revis l'étranger me visant toujours avec son arme invisible, et je pensais combien il était commun, grossier et criminel de conspirer secrètement avec des condamnés, chose à laquelle jusque là je n'avais pas pensé. La lime aussi me tourmentait, je craignais à tout moment de la voir reparaître. J'essayai bien de m'endormir en pensant que je reverrais miss Havisham le mercredi suivant; j'y réussis, mais dans mon sommeil, je vis la lime sortir d'une porte et se diriger vers moi, sans pourtant voir celui qui la tenait, et je m'éveillai en criant.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
27 сентября 2017
Объем:
700 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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