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Читать книгу: «La Peau de chagrin», страница 16

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– Toi?

– Oui, moi!

– Je t’en défie!

– Parions?

– Oh! il ira.

Au moment où Valentin, curieux de connaître le sujet du pari, s’arrêta pour écouter attentivement la conversation, un jeune homme grand et fort, de bonne mine, mais ayant le regard fixe et impertinent des gens appuyés sur quelque pouvoir matériel, sortit du billard, et s’adressant à lui: – Monsieur, dit-il d’un ton calme, je me suis chargé de vous apprendre une chose que vous semblez ignorer: votre figure et votre personne déplaisent ici à tout le monde, et à moi en particulier; vous êtes trop poli pour ne pas vous sacrifier au bien général, et je vous prie de ne plus vous présenter au Cercle.

– Monsieur, cette plaisanterie, déjà faite sous l’empire dans plusieurs garnisons, est devenue aujourd’hui de fort mauvais ton, répondit froidement Raphaël.

– Je ne plaisante pas, reprit le jeune homme, je vous le répète: votre santé souffrirait beaucoup de votre séjour ici; la chaleur, les lumières, l’air du salon, la compagnie nuisent à votre maladie.

– Où avez-vous étudié la médecine? demanda Raphaël.

– Monsieur, j’ai été reçu bachelier au tir de Lepage à Paris, et docteur chez Lozès, le roi du fleuret.

– Il vous reste un dernier grade à prendre, répliqua Valentin, lisez le Code de la politesse, vous serez un parfait gentilhomme.

En ce moment les jeunes gens, souriant ou silencieux, sortirent du billard. Les autres joueurs, devenus attentifs, quittèrent leurs cartes pour écouter une querelle qui réjouissait leurs passions. Seul au milieu de ce monde ennemi, Raphaël tâcha de conserver son sang-froid et de ne pas se donner le moindre tort; mais son antagoniste s’étant permis un sarcasme où l’outrage s’enveloppait dans une forme éminemment incisive et spirituelle, il lui répondit gravement: – Monsieur, il n’est plus permis aujourd’hui de donner un soufflet à un homme, mais je ne sais de quel mot flétrir une conduite aussi lâche que l’est la vôtre.

– Assez! assez! vous vous expliquerez demain, dirent plusieurs jeunes gens qui se jetèrent entre les deux champions.

Raphaël sortit du salon, passant pour l’offenseur, ayant accepté un rendez-vous près du château de Bordeau, dans une petite prairie en pente, non loin d’une route nouvellement percée par où le vainqueur pouvait gagner Lyon. Raphaël devait nécessairement ou garder le lit ou quitter les eaux d’Aix. La société triomphait. Le lendemain, sur les huit heures du matin, l’adversaire de Raphaël, suivi de deux témoins et d’un chirurgien, arriva le premier sur le terrain.

– Nous serons très-bien ici, il fait un temps superbe pour se battre, s’écria-t-il gaiement en regardant la voûte bleue du ciel, les eaux du lac et les rochers sans la moindre arrière-pensée de doute ni de deuil. Si je le touche à l’épaule, dit-il en continuant, le mettrai-je bien au lit pour un mois, hein! docteur?

– Au moins, répondit le chirurgien. Mais laissez ce petit saule tranquille; autrement vous vous fatigueriez la main, et ne seriez plus maître de votre coup. Vous pourriez tuer votre homme au lieu de le blesser.

Le bruit d’une voiture se fit entendre.

– Le voici, dirent les témoins qui bientôt aperçurent dans la route une calèche de voyage attelée de quatre chevaux et menée par deux postillons.

– Quel singulier genre! s’écria l’adversaire de Valentin, il vient se faire tuer en poste.

À un duel comme au jeu, les plus légers incidents influent sur l’imagination des acteurs fortement intéressés au succès d’un coup; aussi le jeune homme attendit-il avec une sorte d’inquiétude l’arrivée de cette voiture qui resta sur la route. Le vieux Jonathas en descendit lourdement le premier pour aider Raphaël à sortir; il le soutint de ses bras débiles, en déployant pour lui les soins minutieux qu’un amant prodigue à sa maîtresse. Tous deux se perdirent dans les sentiers qui séparaient la grande route de l’endroit désigné pour le combat, et ne reparurent que long-temps après: ils allaient lentement. Les quatre spectateurs de cette scène singulière éprouvèrent une émotion profonde à l’aspect de Valentin appuyé sur le bras de son serviteur: pâle et défait, il marchait en goutteux, baissait la tête et ne disait mot. Vous eussiez dit de deux vieillards également détruits, l’un par le temps, l’autre par la pensée, le premier avait son âge écrit sur ses cheveux blancs, le jeune n’avait plus d’âge.

– Monsieur, je n’ai pas dormi, dit Raphaël à son adversaire. Cette parole glaciale et le regard terrible qui l’accompagna firent tressaillir le véritable provocateur, il eut la conscience de son tort et une honte secrète de sa conduite. Il y avait dans l’attitude, dans le son de voix et le geste de Raphaël quelque chose d’étrange. Le marquis fit une pause, et chacun imita son silence. L’inquiétude et l’attention étaient au comble. – Il est encore temps, reprit-il, de me donner une légère satisfaction; mais donnez-la-moi, monsieur, sinon vous allez mourir. Vous comptez encore en ce moment sur votre habileté, sans reculer à l’idée d’un combat où vous croyez avoir tout l’avantage. Eh! bien! monsieur, je suis généreux, je vous préviens de ma supériorité. Je possède une terrible puissance. Pour anéantir votre adresse, pour voiler vos regards, faire trembler vos mains et palpiter votre cœur, pour vous tuer même, il me suffit de le désirer. Je ne veux pas être obligé d’exercer mon pouvoir, il me coûte trop cher d’en user. Vous ne serez pas le seul à mourir. Si donc vous vous refusez à me présenter des excuses, votre balle ira dans l’eau de cette cascade malgré votre habitude de l’assassinat, et la mienne droit à votre cœur sans que je le vise.

En ce moment des voix confuses interrompirent Raphaël. En prononçant ces paroles, le marquis avait constamment dirigé sur son adversaire l’insupportable clarté de son regard fixe, il s’était redressé en montrant un visage impassible, semblable à celui d’un fou méchant.

– Fais-le taire, avait dit le jeune homme à son témoin, sa voix me tord les entrailles!

– Monsieur, cessez. Vos discours sont inutiles, crièrent à Raphaël le chirurgien et les témoins.

– Messieurs, je remplis un devoir. Ce jeune homme a-t-il des dispositions à prendre?

– Assez, assez!

Le marquis resta debout, immobile, sans perdre un instant de vue son adversaire qui, dominé par une puissance presque magique, était comme un oiseau devant un serpent: contraint de subir ce regard homicide, il le fuyait, il revenait sans cesse.

– Donne-moi de l’eau, j’ai soif, dit-il à son témoin.

– As-tu peur?

– Oui, répondit-il. L’œil de cet homme est brûlant et me fascine.

– Veux-tu lui faire des excuses?

– Il n’est plus temps.

Les deux adversaires furent placés à quinze pas l’un de l’autre. Ils avaient chacun près d’eux une paire de pistolets, et, suivant le programme de cette cérémonie, ils devaient tirer deux coups à volonté, mais après le signal donné par les témoins.

– Que fais-tu, Charles? cria le jeune homme qui servait de second à l’adversaire de Raphaël, tu prends la balle avant la poudre.

– Je suis mort, répondit-il en murmurant, vous m’avez mis en face du soleil.

– Il est derrière vous, lui dit Valentin d’une voix grave et solennelle, en chargeant son pistolet lentement, sans s’inquiéter ni du signal déjà donné, ni du soin avec lequel l’ajustait son adversaire.

Cette sécurité surnaturelle avait quelque chose de terrible qui saisit même les deux postillons amenés là par une curiosité cruelle. Jouant avec son pouvoir, ou voulant l’éprouver, Raphaël parlait à Jonathas et le regardait au moment où il essuya le feu de son ennemi. La balle de Charles alla briser une branche de saule, et ricocha sur l’eau. En tirant au hasard, Raphaël atteignit son adversaire au cœur, et, sans faire attention à la chute de ce jeune homme, il chercha promptement la Peau de chagrin pour voir ce que lui coûtait une vie humaine. Le talisman n’était plus grand que comme une petite feuille de chêne.

– Eh bien! que regardez-vous donc là, postillons? en route, dit le marquis.

Arrivé le soir même en France, il prit aussitôt la route d’Auvergne, et se rendit aux eaux du Mont-Dor. Pendant ce voyage, il lui surgit au cœur une de ces pensées soudaines qui tombent dans notre âme comme un rayon de soleil à travers d’épais nuages sur quelque obscure vallée. Tristes lueurs, sagesses implacables! elles illuminent les événements accomplis, nous dévoilent nos fautes et nous laissent sans pardon devant nous-mêmes. Il pensa tout à coup que la possession du pouvoir, quelque immense qu’il pût être, ne donnait pas la science de s’en servir. Le sceptre est un jouet pour un enfant, une hache pour Richelieu, et pour Napoléon un levier à faire pencher le monde. Le pouvoir nous laisse tels que nous sommes et ne grandit que les grands. Raphaël avait pu tout faire, il n’avait rien fait.

Aux eaux du Mont-Dor, il retrouva ce monde qui toujours s’éloignait de lui avec l’empressement que les animaux mettent à fuir un des leurs, étendu mort après l’avoir flairé de loin. Cette haine était réciproque. Sa dernière aventure lui avait donné une aversion profonde pour la société. Aussi, son premier soin fut-il de chercher un asile écarté aux environs des eaux. Il sentait instinctivement le besoin de se rapprocher de la nature, des émotions vraies et de cette vie végétative à laquelle nous nous laissons si complaisamment aller au milieu des champs. Le lendemain de son arrivée, il gravit, non sans peine, le pic de Sancy, et visita les vallées supérieures, les sites aériens, les lacs ignorés, les rustiques chaumières des Monts-Dor, dont les âpres et sauvages attraits commencent à tenter les pinceaux de nos artistes. Parfois, il se rencontre là d’admirables paysages pleins de grâce et de fraîcheur qui contrastent vigoureusement avec l’aspect sinistre de ces montagnes désolées. À peu près à une demi-lieue du village, Raphaël se trouva dans un endroit où, coquette et joyeuse comme un enfant, la nature semblait avoir pris plaisir à cacher des trésors; en voyant cette retraite pittoresque et naïve, il résolut d’y vivre. La vie devait y être tranquille, spontanée, frugiforme comme celle d’une plante.

Figurez-vous un cône renversé, mais un cône de granit largement évasé, espèce de cuvette dont les bords étaient morcelés par des anfractuosités bizarres: ici des tables droites sans végétation, unies, bleuâtres, et sur lesquelles les rayons solaires glissaient comme sur un miroir; là des rochers entamés par des cassures, ridés par des ravins, d’où pendaient des quartiers de lave dont la chute était lentement préparée par les eaux pluviales, et souvent couronnés de quelques arbres rabougris que torturaient les vents; puis, çà et là, des redans obscurs et frais d’où s’élevait un bouquet de châtaigniers hauts comme des cèdres, ou des grottes jaunâtres qui ouvraient une bouche noire et profonde, palissée de ronces, de fleurs, et garnie d’une langue de verdure. Au fond de cette coupe, peut-être l’ancien cratère d’un volcan, se trouvait un étang dont l’eau pure avait l’éclat du diamant. Autour de ce bassin profond, bordé de granit, de saules, de glaïeuls, de frênes, et de mille plantes aromatiques alors en fleurs, régnait une prairie verte comme un boulingrin anglais; son herbe fine et jolie était arrosée par les infiltrations qui ruisselaient entre les fentes des rochers, et engraissée par les dépouilles végétales que les orages entraînaient sans cesse des hautes cimes vers le fond. Irrégulièrement taillé en dents de loup comme le bas d’une robe, l’étang pouvait avoir trois arpents d’étendue; selon les rapprochements des rochers et de l’eau, la prairie avait un arpent ou deux de largeur; en quelques endroits, à peine restait-il assez de place pour le passage des vaches. À une certaine hauteur, la végétation cessait. Le granit affectait dans les airs les formes les plus bizarres, et contractait ces teintes vaporeuses qui donnent aux montagnes élevées de vagues ressemblances avec les nuages du ciel. Au doux aspect du vallon, ces rochers nus et pélés opposaient les sauvages et stériles images de la désolation, des éboulements à craindre, des formes si capricieuses que l’une de ces roches est nommée le Capucin, tant elle ressemble à un moine. Parfois ces aiguilles pointues, ces piles audacieuses, ces cavernes aériennes s’illuminaient tour à tour, suivant le cours du soleil ou les fantaisies de l’atmosphère, et prenaient les nuances de l’or, se teignaient de pourpre, devenaient d’un rose vif, ou ternes ou grises. Ces hauteurs offraient un spectacle continuel et changeant comme les reflets irisés de la gorge des pigeons. Souvent, entre deux lames de lave que vous eussiez dit séparées par un coup de hache, un beau rayon de lumière pénétrait, à l’aurore ou au coucher du soleil, jusqu’au fond de cette riante corbeille où il se jouait dans les eaux du bassin, semblable à la raie d’or qui perce la fente d’un volet et traverse une chambre espagnole, soigneusement close pour la sieste. Quand le soleil planait au-dessus du vieux cratère, rempli d’eau par quelque révolution anté-diluvienne, les flancs rocailleux s’échauffaient, l’ancien volcan s’allumait, et sa rapide chaleur réveillait les germes, fécondait la végétation, colorait les fleurs, et mûrissait les fruits de ce petit coin de terre ignoré.

Lorsque Raphaël y parvint, il aperçut quelques vaches paissant dans la prairie; après avoir fait quelques pas vers l’étang, il vit, à l’endroit où le terrain avait le plus de largeur, une modeste maison bâtie en granit et couverte en bois. Le toit de cette espèce de chaumière, en harmonie avec le site, était orné de mousses, de lierres et de fleurs qui trahissaient une haute antiquité. Une fumée grêle, dont les oiseaux ne s’effrayaient plus, s’échappait de la cheminée en ruine. À la porte, un grand banc était placé entre deux chèvrefeuilles énormes, rouges de fleurs et qui embaumaient. À peine voyait-on les murs sous les pampres de la vigne et sous les guirlandes de roses et de jasmin qui croissaient à l’aventure et sans gêne. Insouciants de cette parure champêtre, les habitants n’en avaient nul soin, et laissaient à la nature sa grâce vierge et lutine. Des langes accrochés à un groseillier séchaient au soleil. Il y avait un chat accroupi sur une machine à teiller le chanvre, et dessous, un chaudron jaune, récemment récuré, gisait au milieu de quelques pelures de pommes de terre. De l’autre côté de la maison, Raphaël aperçut une clôture d’épines sèches, destinée sans doute à empêcher les poules de dévaster les fruits et le potager. Le monde paraissait finir là. Cette habitation ressemblait à ces nids d’oiseaux ingénieusement fixés au creux d’un rocher, pleins d’art et de négligence tout ensemble. C’était une nature naïve et bonne, une rusticité vraie, mais poétique, parce qu’elle florissait à mille lieues de nos poésies peignées, n’avait d’analogie avec aucune idée, ne procédait que d’elle-même, vrai triomphe du hasard. Au moment où Raphaël arriva, le soleil jetait ses rayons de droite à gauche, et faisait resplendir les couleurs de la végétation, mettait en relief ou décorait des prestiges de la lumière, des oppositions de l’ombre, les fonds jaunes et grisâtres des rochers, les différents verts des feuillages, les masses bleues, rouges ou blanches des fleurs, les plantes grimpantes et leurs cloches, le velours chatoyant des mousses, les grappes purpurines de la bruyère, mais surtout la nappe d’eau claire où se réfléchissaient fidèlement les cimes granitiques, les arbres, la maison et le ciel. Dans ce tableau délicieux, tout avait son lustre, depuis le mica brillant jusqu’à la touffe d’herbes blondes cachée dans un doux clair-obscur; tout y était harmonieux à voir: et la vache tachetée au poil luisant, et les fragiles fleurs aquatiques étendues comme des franges qui pendaient au-dessus de l’eau dans un enfoncement où bourdonnaient des insectes vêtus d’azur ou d’émeraude, et les racines d’arbres, espèces de chevelures sablonneuses qui couronnaient une informe figure en cailloux. Les tièdes senteurs des eaux, des fleurs et des grottes qui parfumaient ce réduit solitaire, causèrent à Raphaël une sensation presque voluptueuse. Le silence majestueux qui régnait dans ce bocage, oublié peut-être sur les rôles du percepteur, fut interrompu tout à coup par les aboiements de deux chiens. Les vaches tournèrent la tête vers l’entrée du vallon, montrèrent à Raphaël leurs mufles humides, et se remirent à brouter après l’avoir stupidement contemplé. Suspendus dans les rochers comme par magie, une chèvre et son chevreau cabriolèrent et vinrent se poser sur une table de granit près de Raphaël, en paraissant l’interroger. Les jappements des chiens attirèrent au dehors un gros enfant qui resta béant, puis vint un vieillard en cheveux blancs et de moyenne taille. Ces deux êtres étaient en rapport avec le paysage, avec l’air, les fleurs et la maison. La santé débordait dans cette nature plantureuse, la vieillesse et l’enfance y étaient belles; enfin il y avait dans tous ces types d’existence un laisser-aller primordial, une routine de bonheur qui donnait un démenti à nos capucinades philosophiques, et guérissait le cœur de ses passions boursouflées. Le vieillard appartenait aux modèles affectionnés par les mâles pinceaux de Schnetz; c’était un visage brun dont les rides nombreuses paraissaient rudes au toucher, un nez droit, des pommettes saillantes et veinées de rouge comme une vieille feuille de vigne, des contours anguleux, tous les caractères de la force, même là où la force avait disparu; ses mains calleuses, quoiqu’elles ne travaillassent plus, conservaient un poil blanc et rare; son attitude d’homme vraiment libre faisait pressentir qu’en Italie il serait peut-être devenu brigand par amour pour sa précieuse liberté. L’enfant, véritable montagnard, avait des yeux noirs qui pouvaient envisager le soleil sans cligner, un teint de bistre, des cheveux bruns en désordre. Il était leste et décidé, naturel dans ses mouvements comme un oiseau; mal vêtu, il laissait voir une peau blanche et fraîche à travers les déchirures de ses habits. Tous deux restèrent debout et en silence, l’un près de l’autre, mus par le même sentiment, offrant sur leur physionomie la preuve d’une identité parfaite dans leur vie également oisive. Le vieillard avait épousé les jeux de l’enfant, et l’enfant l’humeur du vieillard par une espèce de pacte entre deux faiblesses, entre une force près de finir et une force près de se déployer. Bientôt une femme âgée d’environ trente ans apparut sur le seuil de la porte. Elle filait en marchant. C’était une Auvergnate, haute en couleur, l’air réjoui, franche, à dents blanches, figure de l’Auvergne, taille d’Auvergne, coiffure, robe de l’Auvergne, seins rebondis de l’Auvergne, et son parler; une idéalisation complète du pays, mœurs laborieuses, ignorance, économie, cordialité, tout y était.

Elle salua Raphaël, ils entrèrent en conversation; les chiens s’apaisèrent, le vieillard s’assit sur un banc au soleil, et l’enfant suivit sa mère partout où elle alla, silencieux, mais écoutant, examinant l’étranger.

– Vous n’avez pas peur ici, ma bonne femme?

– Et d’où que nous aurions peur, monsieur? Quand nous barrons l’entrée, qui donc pourrait venir ici? Oh! nous n’avons point peur! D’ailleurs, dit-elle en faisant entrer le marquis dans la grande chambre de la maison, qu’est-ce que les voleurs viendraient donc prendre chez nous?

Elle montrait des murs noircis par la fumée, sur lesquels étaient pour tout ornement ces images enluminées de bleu, de rouge et de vert; qui représentent la Mort de Crédit, la Passion de Jésus-Christ et les Grenadiers de la Garde impériale, puis, çà et là, dans la chambre, un vieux lit de noyer à colonnes, une table à pieds tordus, des escabeaux, la huche au pain, du lard, pendu au plancher, du sel dans un pot, une poêle; et sur la cheminée, des plâtres jaunis et colorés. En sortant de la maison, Raphaël aperçut, au milieu des rochers, un homme qui tenait une houe à la main, et qui penché, curieux, regardait la maison.

– Monsieur, c’est l’homme, dit l’Auvergnate en laissant échapper ce sourire familier aux paysannes; il laboure là-haut.

– Et ce vieillard est votre père?

– Faites excuse, monsieur, c’est le grand-père de notre homme. Tel que vous le voyez, il a cent deux ans. Eh ben! dernièrement il a mené, à pied, notre petit gars à Clermont! Ç’a été un homme fort; maintenant, il ne fait plus que dormir, boire et manger. Il s’amuse toujours avec le petit gars. Quelquefois le petit l’emmène dans les hauts, il y va tout de même.

Aussitôt Valentin se résolut à vivre entre ce vieillard et cet enfant, à respirer dans leur atmosphère, à manger de leur pain, à boire de leur eau, à dormir de leur sommeil, à se faire de leur sang dans les veines. Caprice de mourant! Devenir une des huîtres de ce rocher, sauver son écaille pour quelques jours de plus en engourdissant la mort, fut pour lui l’archétype de la morale individuelle, la véritable formule de l’existence humaine, le beau idéal de la vie, la seule vie, la vraie vie. Il lui vint au cœur une profonde pensée d’égoïsme où s’engloutit l’univers. À ses yeux, il n’y eut plus d’univers, l’univers passa tout en lui. Pour les malades, le monde commence au chevet et finit au pied de leur lit. Ce paysage fut le lit de Raphaël.

Qui n’a pas, une fois dans sa vie, espionné les pas et démarches d’une fourmi, glissé des pailles dans l’unique orifice par lequel respire une limace blonde, étudié les fantaisies d’une demoiselle fluette, admiré les mille veines, coloriées comme une rose de cathédrale gothique, qui se détachent sur le fond rougeâtre des feuilles d’un jeune chêne? Qui n’a délicieusement regardé pendant long-temps l’effet de la pluie et du soleil sur un toit de tuiles brunes, ou contemplé les gouttes de la rosée, les pétales des fleurs, les découpures variées de leurs calices? Qui ne s’est plongé dans ces rêveries matérielles, indolentes et occupées, sans but et conduisant néanmoins à quelque pensée? Qui n’a pas enfin mené la vie de l’enfance, la vie paresseuse, la vie du sauvage, moins ses travaux? Ainsi vécut Raphaël pendant plusieurs jours, sans soins, sans désirs, éprouvant un mieux sensible, un bien-être extraordinaire, qui calma ses inquiétudes, apaisa ses souffrances. Il gravissait les rochers, et allait s’asseoir sur un pic d’où ses yeux embrassaient quelque paysage d’immense étendue. Là, il restait des journées entières comme une plante au soleil, comme un lièvre au gîte. Ou bien, se familiarisant avec des phénomènes de la végétation, avec les vicissitudes du ciel, il épiait le progrès de toutes les œuvres, sur la terre, dans les eaux ou dans l’air.

Il tenta de s’associer au mouvement intime de cette nature, et de s’identifier assez complétement à sa passive obéissance, pour tomber sous la loi despotique et conservatrice qui régit les existences instinctives. Il ne voulait plus être chargé de lui-même. Semblable à ces criminels d’autrefois, qui, poursuivis par la justice, étaient sauvés s’ils atteignaient l’ombre d’un autel, il essayait de se glisser dans le sanctuaire de la vie. Il réussit à devenir partie intégrante de cette large et puissante fructification: il avait épousé les intempéries de l’air, habité tous les creux de rochers, appris les mœurs et les habitudes de toutes les plantes, étudié le régime des eaux, leurs gisements, et fait connaissance avec les animaux; enfin, il s’était si parfaitement uni à cette terre animée, qu’il en avait en quelque sorte saisi l’âme et pénétré les secrets. Pour lui, les formes infinies de tous les règnes étaient les développements d’une même substance, les combinaisons d’un même mouvement, vaste respiration d’un être immense qui agissait, pensait, marchait, grandissait, et avec lequel il voulait grandir, marcher, penser, agir. Il avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce rocher, il s’y était implanté. Grâce à ce mystérieux illuminisme, convalescence factice, semblable à ces bienfaisants délires accordés par la nature comme autant de haltes dans la douleur, Valentin goûta les plaisirs d’une seconde enfance durant les premiers moments de son séjour au milieu de ce riant paysage. Il y allait dénichant des riens, entreprenant mille choses sans en achever aucune, oubliant le lendemain les projets de la veille, insouciant; il fut heureux, il se crut sauvé. Un matin, il était resté par hasard au lit jusqu’à midi, plongé dans cette rêverie mêlée de veille et de sommeil, qui prête aux réalités les apparences de la fantaisie et donne aux chimères le relief de l’existence, quand tout à coup, sans savoir d’abord s’il ne continuait pas un rêve, il entendit, pour la première fois, le bulletin de sa santé donné par son hôtesse à Jonathas, venu, comme chaque jour, le lui demander. L’Auvergnate croyait sans doute Valentin encore endormi; et n’avait pas baissé le diapason de sa voix montagnarde.

– Ça ne va pas mieux, ça ne va pas pis, disait-elle. Il a encore toussé pendant toute cette nuit à rendre l’âme. Il tousse, il crache, ce cher monsieur, que c’est une pitié. Je me demandons, moi et mon homme, où il prend la force de tousser comme ça. Ça fend le cœur. Quelle damnée maladie qu’il a! C’est qu’il n’est point bien du tout! J’avons toujours peur de le trouver crevé dans son lit, un matin. Il est vraiment pâle comme un Jésus de cire! Dame, je le vois quand il se lève, eh ben, son pauvre corps est maigre comme un cent de clous. Et il ne sent déjà pas bon tout de même! Ça lui est égal, il se consume à courir comme s’il avait de la santé à vendre. Il a bien du courage tout de même de ne pas se plaindre. Mais, vraiment, il serait mieux en terre qu’en pré, car il souffre la passion de Dieu! Je ne le désirons pas, monsieur, ce n’est point notre intérêt. Mais il ne nous donnerait pas ce qu’il nous donne que je l’aimerions tout de même: ce n’est point l’intérêt qui nous pousse. Ah! mon Dieu! reprit-elle, il n’y a que les Parisiens pour avoir de ces chiennes de maladies-là! Où qui prennent ça, donc? Pauvre jeune homme, il est sûr qu’il ne peut guère ben finir. C’te fièvre, voyez-vous, ça vous le mine, ça le creuse, ça le ruine! Il ne s’en doute point. Il ne le sait point, monsieur. Il ne s’aperçoit de rien. Faut pas pleurer pour ça, monsieur Jonathas! il faut se dire qu’il sera heureux de ne plus souffrir. Vous devriez faire une neuvaine pour lui. J’avons vu de belles guérisons par les neuvaines, et je paierions bien un cierge pour sauver une si douce créature, si bonne, un agneau pascal.

La voix de Raphaël était devenue trop faible pour qu’il pût se faire entendre, il fut donc obligé de subir cet épouvantable bavardage. Cependant l’impatience le chassa de son lit, il se montra sur le seuil de la porte —: Vieux scélérat, cria-t-il à Jonathas, tu veux donc être mon bourreau? La paysanne crut voir un spectre et s’enfuit.

– Je te défends, dit Raphaël en continuant, d’avoir la moindre inquiétude sur ma santé.

– Oui, monsieur le marquis, répondit le vieux serviteur en essuyant ses larmes.

– Et tu feras même fort bien, dorénavant, de ne pas venir ici sans mon ordre.

Jonathas voulut obéir; mais, avant de se retirer, il jeta sur le marquis un regard fidèle et compatissant où Raphaël lut son arrêt de mort. Découragé, rendu tout à coup au sentiment vrai de sa situation, Valentin s’assit sur le seuil de la porte, se croisa les bras sur la poitrine et baissa la tête. Jonathas, effrayé, s’approcha de son maître.

– Monsieur?

– Va-t’en! va-t’en! lui cria le malade.

Pendant la matinée du lendemain, Raphaël, ayant gravi les rochers, s’était assis dans une crevasse pleine de mousse d’où il pouvait voir le chemin étroit par lequel on venait des eaux à son habitation. Au bas du pic, il aperçut Jonathas conversant derechef avec l’Auvergnate. Une malicieuse puissance lui interpréta les hochements de tête, les gestes désespérants, la sinistre naïveté de cette femme, et lui en jeta même les fatales paroles dans le vent et dans le silence. Pénétré d’horreur, il se réfugia sur les plus hautes cimes des montagnes et y resta jusqu’au soir, sans avoir pu chasser les sinistres pensées, si malheureusement réveillées dans son cœur par le cruel intérêt dont il était devenu l’objet. Tout à coup l’Auvergnate elle-même se dressa soudain devant lui comme une ombre dans l’ombre du soir; par une bizarrerie de poète, il voulut trouver, dans son jupon rayé de noir et de blanc, une vague ressemblance avec les côtes desséchées d’un spectre.

– Voilà le serein qui tombe, mon cher monsieur, lui dit-elle. Si vous restiez là, vous vous avanceriez ni plus ni moins qu’un fruit patrouillé. Faut rentrer. Ça n’est pas sain de humer la rosée, avec ça que vous n’avez rien pris depuis ce matin.

– Par le tonnerre de Dieu, s’écria-t-il, vieille sorcière, je vous ordonne de me laisser vivre à ma guise, ou je décampe d’ici. C’est bien assez de me creuser ma fosse tous les matins, au moins ne la fouillez pas le soir.

– Votre fosse! monsieur! Creuser votre fosse! Où qu’elle est donc, votre fosse? Je voudrions vous voir bastant comme notre père, et point dans la fosse! La fosse! nous y sommes toujours assez tôt, dans la fosse.

– Assez, dit Raphaël.

– Prenez mon bras, monsieur.

– Non.

Le sentiment que l’homme supporte le plus difficilement est la pitié, surtout quand il la mérite. La haine est un tonique, elle fait vivre, elle inspire la vengeance; mais la pitié tue, elle affaiblit encore notre faiblesse. C’est le mal devenu patelin, c’est le mépris dans la tendresse ou la tendresse dans l’offense. Raphaël trouva chez le centenaire une pitié triomphante, chez l’enfant une pitié curieuse, chez la femme une pitié tracassière, chez le mari une pitié intéressée; mais, sous quelque forme que ce sentiment se montrât, il était toujours gros de mort. Un poète fait de tout un poème, terrible ou joyeux, suivant les images qui le frappent; son âme exaltée rejette les nuances douces, et choisit toujours les couleurs vives et tranchées. Cette pitié produisit au cœur de Raphaël un horrible poème de deuil et de mélancolie. Il n’avait pas songé sans doute à la franchise des sentiments naturels, quand il désira se rapprocher de la nature. Lorsqu’il se croyait seul sous un arbre, aux prises avec une quinte opiniâtre dont il ne triomphait jamais sans sortir abattu par cette terrible lutte, il voyait les yeux brillants et fluides du petit garçon, placé en vedette sous une touffe d’herbes, comme un sauvage, et qui l’examinait avec cette enfantine curiosité dans laquelle il y a autant de raillerie que de plaisir, et je ne sais quel intérêt mêlé d’insensibilité. Le terrible: Frère, il faut mourir, des trappistes, semblait constamment écrit dans les yeux des paysans avec lesquels vivait Raphaël; il ne savait ce qu’il craignait le plus de leurs paroles naïves ou de leur silence; tout en eux le gênait. Un matin, il vit deux hommes vêtus de noir qui rôdèrent autour de lui, le flairèrent, et l’étudièrent à la dérobée; puis, feignant d’être venus là pour se promener, ils lui adressèrent des questions banales auxquelles il répondit brièvement. Il reconnut en eux le médecin et le curé des eaux, sans doute envoyés par Jonathas, consultés par ses hôtes ou attirés par l’odeur d’une mort prochaine. Il entrevit alors son propre convoi, il entendit le chant des prêtres, il compta les cierges, et ne vit plus qu’à travers un crêpe les beautés de cette riche nature, au sein de laquelle il croyait avoir rencontré la vie. Tout ce qui naguère lui annonçait une longue existence lui prophétisait maintenant une fin prochaine. Le lendemain, il partit pour Paris, après avoir été abreuvé des souhaits mélancoliques et cordialement plaintifs que ses hôtes lui adressèrent.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
341 стр. 2 иллюстрации
Правообладатель:
Public Domain

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