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Читать книгу: «La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03», страница 29

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Je fis enfin la connaissance de mon frère Charles qui jusqu'alors avait été comme un étranger pour moi; mais il eut dans ses moindres relations une morgue qui mettait trop de distance entre nous pour que nous nous aimassions en frères; tous les sentiments doux reposent sur l'égalité des âmes, et il n'y eut entre nous aucun point de cohésion. Il m'enseignait doctoralement ces riens que l'esprit ou le cœur devinent; à tout propos, il paraissait se défier de moi; si je n'avais pas eu pour point d'appui mon amour, il m'eût rendu gauche et bête en affectant de croire que je ne savais rien. Néanmoins il me présenta dans le monde où ma niaiserie devait faire valoir ses qualités. Sans les malheurs de mon enfance, j'aurais pu prendre sa vanité de protecteur pour de l'amitié fraternelle; mais la solitude morale produit les mêmes effets que la solitude terrestre: le silence permet d'y apprécier les plus légers retentissements, et l'habitude de se réfugier en soi-même développe une sensibilité dont la délicatesse révèle les moindres nuances des affections qui nous touchent. Avant d'avoir connu madame de Mortsauf, un regard dur me blessait, l'accent d'un mot brusque me frappait au cœur; j'en gémissais, mais sans rien savoir de la vie des caresses; tandis qu'à mon retour de Clochegourde, je pouvais établir des comparaisons qui perfectionnaient ma science prématurée. L'observation qui repose sur des souffrances ressenties est incomplète. Le bonheur a sa lumière aussi. Je me laissai d'autant plus volontiers écraser sous la supériorité du droit d'aînesse, que je n'étais pas la dupe de Charles.

J'allai seul chez la duchesse de Lenoncourt où je n'entendis point parler d'Henriette, où personne, excepté le bon vieux duc, la simplicité même, ne m'en parla; mais à la manière dont il me reçut, je devinai les secrètes recommandations de sa fille. Au moment où je commençais à perdre le niais étonnement que cause à tout débutant la vue du grand monde, au moment où j'y entrevoyais des plaisirs en comprenant les ressources qu'il offre aux ambitieux, et que je me plaisais à mettre en usage les maximes d'Henriette en admirant leur profonde vérité, les événements du 20 mars arrivèrent. Mon frère suivit la cour à Gand; moi, par le conseil de la comtesse avec qui j'entretenais une correspondance active de mon côté seulement, j'y accompagnai le duc de Lenoncourt. La bienveillance habituelle du duc devint une sincère protection quand il me vit attaché de cœur, de tête et de pied aux Bourbons; il me présenta lui-même à Sa Majesté. Les courtisans du malheur sont peu nombreux; la jeunesse a des admirations naïves, des fidélités sans calcul; le roi savait juger les hommes; ce qui n'eût pas été remarqué aux Tuileries le fut donc beaucoup à Gand, et j'eus le bonheur de plaire à Louis XVIII. Une lettre de madame de Mortsauf à son père, apportée avec des dépêches par un émissaire des Vendéens et dans laquelle il y avait un mot pour moi, m'apprit que Jacques était malade. Monsieur de Mortsauf au désespoir autant de la mauvaise santé de son fils que de voir une seconde émigration commencer sans lui, avait ajouté quelques mots qui me firent deviner la situation de la bien-aimée. Tourmentée par lui sans doute quand elle passait tous ses instants au chevet de Jacques, n'ayant de repos ni le jour ni la nuit: supérieure aux taquineries, mais sans force pour les dominer quand elle employait toute son âme à soigner son enfant, Henriette devait désirer le secours d'une amitié qui lui avait rendu la vie moins pesante; ne fût-ce que pour s'en servir à occuper monsieur de Mortsauf. Déjà plusieurs fois j'avais emmené le comte au dehors quand il menaçait de la tourmenter; innocente ruse dont le succès m'avait valu quelques-uns de ces regards qui expriment une reconnaissance passionnée où l'amour voit des promesses. Quoique je fusse impatient de marcher sur les traces de Charles envoyé récemment au congrès de Vienne, quoique je voulusse au risque de mes jours justifier les prédictions d'Henriette et m'affranchir de la vassalité fraternelle, mon ambition, mes désirs d'indépendance, l'intérêt que j'avais à ne pas quitter le roi, tout pâlit devant la figure endolorie de madame de Mortsauf; je résolus de quitter la cour de Gand pour aller servir la vraie souveraine. Dieu me récompensa. L'émissaire envoyé par les Vendéens ne pouvait pas retourner en France, le roi voulait un homme qui se dévouât à y porter ses instructions. Le duc de Lenoncourt savait que le roi n'oublierait point celui qui se chargerait de cette périlleuse entreprise; il me fit agréer sans me consulter, et j'acceptai, bien heureux de pouvoir me retrouver à Clochegourde tout en servant la bonne cause.

Après avoir eu, dès vingt et un ans, une audience du roi, je revins en France où, soit à Paris, soit en Vendée, j'eus le bonheur d'accomplir les intentions de Sa Majesté. Vers la fin de mai, poursuivi par les autorités bonapartistes auxquelles j'étais signalé, je fus obligé de fuir en homme qui semblait retourner à son manoir, allant à pied de domaine en domaine, de bois en bois, à travers la haute Vendée, le Bocage et le Poitou, changeant de route suivant l'occurrence. J'atteignis Saumur, de Saumur je vins à Chinon, et de Chinon, en une seule nuit, je gagnai les bois de Nueil où je rencontrai le comte à cheval dans une lande; il me prit en croupe, et m'amena chez lui, sans que nous eussions vu personne qui pût me reconnaître.

— Jacques est mieux, avait été son premier mot.

Je lui avouai ma position de fantassin diplomatique traqué comme une bête fauve, et le gentilhomme s'arma de son royalisme pour disputer à monsieur de Chessel le danger de me recevoir. En apercevant Clochegourde, il me sembla que les huit mois qui venaient de s'écouler étaient un songe. Quand le comte dit à sa femme en me précédant: — Devinez qui je vous amène?.. Félix.

— Est-ce possible! demanda-t-elle les bras pendants et le visage stupéfié.

Je me montrai, nous restâmes tous deux immobiles, elle clouée sur son fauteuil, moi sur le seuil de sa porte, nous contemplant avec l'avide fixité de deux amants qui veulent réparer par un seul regard tout le temps perdu; mais honteuse d'une surprise qui laissait son cœur sans voile, elle se leva, je m'approchai.

— J'ai bien prié pour vous, me dit-elle après m'avoir tendu sa main à baiser.

Elle me demanda des nouvelles de son père; puis elle devina ma fatigue, et alla s'occuper de mon gîte; tandis que le comte me faisait donner à manger, car je mourais de faim. Ma chambre fut celle qui se trouvait au-dessus de la sienne, celle de sa tante; elle m'y fit conduire par le comte, après avoir mis le pied sur la première marche de l'escalier en délibérant sans doute avec elle-même si elle m'y accompagnerait; je me retournai, elle rougit, me souhaita un bon sommeil, et se retira précipitamment. Quand je descendis pour dîner, j'appris les désastres de Waterloo, la fuite de Napoléon, la marche des alliés sur Paris et le retour probable des Bourbons. Ces événements étaient tout pour le comte, ils ne furent rien pour nous. Savez-vous la plus grande nouvelle, après les enfants caressés, car je ne vous parle pas de mes alarmes en voyant la comtesse pâle et maigrie; je connaissais le ravage que pouvait faire un geste d'étonnement, et n'exprimai que du plaisir en la voyant. La grande nouvelle pour nous fut: « — Vous aurez de la glace!» Elle s'était souvent dépitée l'année dernière de ne pas avoir d'eau assez fraîche pour moi qui, n'ayant pas d'autre boisson, l'aimais glacée. Dieu sait au prix de combien d'importunités elle avait fait construire une glacière! Vous savez mieux que personne qu'il suffit à l'amour, d'un mot, d'un regard, d'une inflexion de voix, d'une attention légère en apparence; son plus beau privilége est de se prouver par lui-même. Hé! bien, son mot, son regard, son plaisir me révélèrent l'étendue de ses sentiments, comme je lui avais naguère dit tous les miens par ma conduite au trictrac. Mais les naïfs témoignages de sa tendresse abondèrent: le septième jour après mon arrivée, elle redevint fraîche; elle pétilla de santé, de joie et de jeunesse; je retrouvai mon cher lys embelli, mieux épanoui, de même que je trouvai mes trésors de cœur augmentés. N'est-ce pas seulement chez les petits esprits, ou dans les cœurs vulgaires, que l'absence amoindrit les sentiments, efface les traits de l'âme et diminue les beautés de la personne aimée? Pour les imaginations ardentes, pour les êtres chez lesquels l'enthousiasme passe dans le sang, le teint d'une pourpre nouvelle, et chez qui la passion prend les formes de la constance, l'absence n'a-t-elle pas l'effet des supplices qui raffermissaient la foi des premiers chrétiens, et leur rendaient Dieu visible? N'existe-t-il pas chez un cœur rempli d'amour des souhaits incessants qui donnent plus de prix aux formes désirées en les faisant entrevoir colorées par le feu des rêves? n'éprouve-t-on pas des irritations qui communiquent le beau de l'idéal aux traits adorés en les chargeant de pensées? Le passé, repris souvenir à souvenir, s'agrandit; l'avenir se meuble d'espérances. Entre deux cœurs où surabondent ces nuages électriques, une première entrevue devint alors comme un bienfaisant orage qui ravive la terre et la féconde en y portant les subites lumières de la foudre. Combien de plaisirs suaves ne goûtai-je pas en voyant que chez nous ces pensers, ces ressentiments étaient réciproques? De quel œil charmé je suivis les progrès du bonheur chez Henriette! Une femme qui revit sous les regards de l'aimé donne peut-être une plus grande preuve de sentiment que celle qui meurt tuée par un doute, ou séchée sur sa tige, faute de sève; je ne sais qui des deux est la plus touchante. La renaissance de madame de Mortsauf fut naturelle, comme les effets du mois de mai sur les prairies, comme ceux du soleil et de l'onde sur les fleurs abattues. Comme notre vallée d'amour, Henriette avait eu son hiver, elle renaissait comme elle au printemps. Avant le dîner, nous descendîmes sur notre chère terrasse. Là, tout en caressant la tête de son pauvre enfant, devenu plus débile que je ne l'avais vu, qui marchait aux flancs de sa mère, silencieux comme s'il couvait encore une maladie, elle me raconta ses nuits passées au chevet du malade. — Durant ces trois mois, elle avait, disait-elle, vécu d'une vie tout intérieure; elle avait habité comme un palais sombre en craignant d'entrer en de somptueux appartements où brillaient des lumières, où se donnaient des fêtes à elle interdites, et à la porte desquels elle se tenait, un œil à son enfant, l'autre sur une figure indistincte, une oreille pour écouter les douleurs, une autre pour entendre une voix. Elle disait des poésies suggérées par la solitude, comme aucun poète n'en a jamais inventé; mais tout cela naïvement, sans savoir qu'il y eût le moindre vestige d'amour, ni trace de voluptueuse pensée, ni poésie orientalement suave, comme une rose du Frangistan. Quand le comte nous rejoignit, elle continua du même ton, en femme fière d'elle-même, qui peut jeter un regard d'orgueil à son mari, et mettre sans rougir un baiser sur le front de son fils. Elle avait beaucoup prié, elle avait tenu Jacques pendant des nuits entières sous ses mains jointes, ne voulant pas qu'il mourût.

— J'allais, disait-elle, jusqu'aux portes du sanctuaire demander sa vie à Dieu. Elle avait eu des visions; elle me les racontait; mais au moment où elle prononça de sa voix d'ange ces paroles merveilleuses: — Quand je dormais, mon cœur veillait!

— C'est-à-dire que vous avez été presque folle, répondit le comte en l'interrompant.

Elle se tut, atteinte d'une vive douleur, comme si c'était la première blessure reçue, comme si elle eût oublié que, depuis treize ans, jamais cet homme n'avait manqué de lui décocher une flèche au cœur. Oiseau sublime atteint dans son vol par ce grossier grain de plomb, elle tomba dans un stupide abattement.

— Hé! quoi, monsieur, dit-elle après une pause, jamais une de mes paroles ne trouvera-t-elle grâce au tribunal de votre esprit? n'aurez-vous jamais d'indulgence pour ma faiblesse, ni de compréhension pour mes idées de femme?

Elle s'arrêta. Déjà cet ange se repentait de ses murmures, et mesurait d'un regard son passé comme son avenir: pourrait-elle être comprise, n'allait-elle pas faire jaillir une virulente apostrophe? Ses veines bleues battirent violemment dans ses tempes, elle n'eut point de larmes, mais le vert de ses yeux devint pâle; puis elle abaissa ses regards vers la terre pour ne pas voir dans les miens sa peine agrandie, ses sentiments devinés, son âme caressée en mon âme, et surtout la compatissance encolorée d'un jeune amour prêt, comme un chien fidèle, à dévorer celui qui blesse sa maîtresse, sans discuter ni la force ni la qualité de l'assaillant. En ces cruels moments il fallait voir l'air de supériorité que prenait le comte; il croyait triompher de sa femme, et l'accablait alors d'une grêle de phrases qui répétaient la même idée et ressemblaient à des coups de hache rendant le même son.

— Il est donc toujours le même? lui dis-je quand le comte nous quitta forcément réclamé par son piqueur qui vint le chercher.

— Toujours, me répondit Jacques.

— Toujours excellent, mon fils, dit-elle à Jacques en essayant ainsi de soustraire monsieur de Mortsauf au jugement de ses enfants. Vous voyez le présent, vous ignorez le passé, vous ne sauriez critiquer votre père sans commettre quelque injustice; mais eussiez-vous la douleur de voir votre père en faute, l'honneur des familles exige que vous ensevelissiez de tels secrets dans le plus profond silence.

— Comment vont les changements à la Cassine et à la Rhétorière? lui demandai-je pour la tirer de ses amères pensées.

— Au delà de mes espérances, me dit-elle. Les bâtiments finis, nous avons trouvé deux fermiers excellents qui ont pris l'une à quatre mille cinq cents francs, impôts payés, l'autre à cinq mille francs; et les baux sont consentis pour quinze ans. Nous avons déjà planté trois mille pieds d'arbres sur les deux nouvelles fermes. Le parent de Manette est enchanté d'avoir la Rabelaye. Martineau tient la Baude. Le bien de nos quatre fermiers consiste en prés et en bois, dans lesquels ils ne portent point, comme le font quelques fermiers peu consciencieux, les fumiers destinés à nos terres de labour. Ainsi nos efforts ont été couronnés par le plus beau succès. Clochegourde, sans les réserves que nous nommons la ferme du château, sans les bois ni les clos, rapporte dix-neuf mille francs, et les plantations nous ont préparé de belles annuités. Je bataille pour faire donner nos terres réservées à Martineau, notre garde, qui maintenant peut se faire remplacer par son fils. Il en offre trois mille francs si monsieur de Mortsauf veut lui bâtir une ferme à la Commanderie. Nous pourrions alors dégager les abords de Clochegourde, achever notre avenue projetée jusqu'au chemin de Chinon, et n'avoir que nos vignes et nos bois à soigner. Si le roi revient, notre pension reviendra; nous y consentirons après quelques jours de croisière contre le bon sens de notre femme. La fortune de Jacques sera donc indestructible. Ces derniers résultats obtenus, je laisserai monsieur thésauriser pour Madeleine, que le roi dotera d'ailleurs selon l'usage. J'ai la conscience tranquille; ma tâche s'accomplit. Et vous? me dit-elle.

Je lui expliquai ma mission, et lui fis voir combien son conseil avait été fructueux et sage. Était-elle douée de seconde vue pour ainsi pressentir les événements?

— Ne vous l'ai-je pas écrit? dit-elle. Pour vous seul, je puis exercer une faculté surprenante, dont je n'ai parlé qu'à monsieur de la Berge, mon confesseur, et qu'il explique par une intervention divine. Souvent, après quelques méditations profondes, provoquées par des craintes sur l'état de mes enfants, mes yeux se fermaient aux choses de la terre et voyaient dans une autre région: quand j'y apercevais Jacques et Madeleine lumineux, ils étaient pendant un certain temps en bonne santé; si je les y trouvais enveloppés d'un brouillard, ils tombaient bientôt malades. Pour vous, non-seulement je vous vois toujours brillant, mais j'entends une voix douce qui m'explique sans paroles, par une communication mentale, ce que vous devez faire. Par quelle loi ne puis-je user de ce don merveilleux que pour mes enfants et pour vous? dit-elle en tombant dans la rêverie. Dieu veut-il leur servir de père? se demanda-t-elle après une pause.

— Laissez-moi croire, lui dis-je, que je n'obéis qu'à vous!

Elle me jeta l'un de ces sourires entièrement gracieux qui me causaient une si grande ivresse de cœur, que je n'aurais pas alors senti un coup mortel.

— Dès que le roi sera dans Paris, allez-y, quittez Clochegourde, reprit-elle. Autant il est dégradant de quêter des places et des grâces, autant il est ridicule de ne pas être à portée de les accepter. Il se fera de grands changements. Les hommes capables et sûrs seront nécessaires au roi, ne lui manquez pas; vous entrerez jeune aux affaires, et vous vous en trouverez bien; car, pour les hommes d'état comme pour les acteurs, il est des choses de métier que le génie ne révèle pas, il faut les apprendre. Mon père tient ceci du duc de Choiseul. Songez à moi, me dit-elle après une pause, faites-moi goûter les plaisirs de la supériorité dans une âme toute à moi. N'êtes-vous pas mon fils?

— Votre fils? repris-je d'un air boudeur.

— Rien que mon fils, dit-elle en se moquant de moi, n'est-ce pas avoir une assez belle place dans mon cœur?

La cloche sonna le dîner, elle prit mon bras et s'y appuya complaisamment.

— Vous avez grandi, me dit-elle en montant les escaliers. Quand nous fûmes au perron, elle m'agita le bras comme si mes regards l'atteignaient trop vivement; quoiqu'elle eût les yeux baissés, elle savait bien que je ne regardais qu'elle; elle me dit alors de cet air faussement impatienté, si gracieux, si coquet: — Allons, voyez donc un peu notre chère vallée? Elle se retourna, mit son ombrelle de soie blanche au-dessus de nos têtes, en collant Jacques sur elle; et le geste de tête par lequel elle me montra l'Indre, la toue, les prés, prouvait que depuis mon séjour et nos promenades elle s'était entendue avec ces horizons fumeux, avec leurs sinuosités vaporeuses. La nature était le manteau sous lequel s'abritaient ses pensées. Elle savait maintenant ce que soupire le rossignol pendant les nuits, et ce que répète le chantre des marais en psalmodiant sa note plaintive.

A huit heures, le soir, je fus témoin d'une scène qui m'émut profondément et que je n'avais jamais pu voir, car je restais toujours à jouer avec monsieur de Mortsauf, pendant qu'elle se passait dans la salle à manger avant le coucher des enfants. La cloche sonna deux coups, tous les gens de la maison vinrent.

— Vous êtes notre hôte, soumettez-vous à la règle du couvent? dit-elle en m'entraînant par la main avec cet air d'innocente raillerie qui distingue les femmes vraiment pieuses.

Le comte nous suivit. Maîtres, enfants, domestiques, tous s'agenouillèrent, têtes nues, en se mettant à leurs places habituelles. C'était le tour de Madeleine à dire les prières: la chère petite les prononça de sa voix enfantine dont les tons ingénus se détachèrent avec clarté dans l'harmonieux silence de la campagne et prêtèrent aux phrases la sainte candeur de l'innocence, cette grâce des anges. Ce fut la plus émouvante prière que j'aie entendue. La nature répondait aux paroles de l'enfant par les mille bruissements du soir, accompagnement d'orgue légèrement touché. Madeleine était à droite de la comtesse et Jacques à la gauche. Les touffes gracieuses de ces deux têtes entre lesquelles s'élevait la coiffure nattée de la mère et que dominaient les cheveux entièrement blancs et le crâne jauni de monsieur de Mortsauf, composaient un tableau dont les couleurs répétaient en quelque sorte à l'esprit les idées réveillées par les mélodies de la prière; enfin, pour satisfaire aux conditions de l'unité qui marque le sublime, cette assemblée recueillie était enveloppée par la lumière adoucie du couchant dont les teintes rouges coloraient la salle, en laissant croire ainsi aux âmes, ou poétiques, ou superstitieuses, que les feux du ciel visitaient ces fidèles serviteurs de Dieu agenouillés là sans distinction de rang, dans l'égalité voulue par l'Église. En me reportant aux jours de la vie patriarcale, mes pensées agrandissaient encore cette scène déjà si grande par sa simplicité. Les enfants dirent bonsoir à leur père, les gens nous saluèrent, la comtesse s'en alla, donnant une main à chaque enfant, et je rentrai dans le salon avec le comte.

— Nous vous ferons faire votre salut par là et votre enfer par ici, me dit-il en montrant le trictrac.

La comtesse nous rejoignit une demi-heure après et avança son métier près de notre table.

— Ceci est pour vous, dit-elle en déroulant le canevas; mais depuis trois mois l'ouvrage a bien langui. Entre cet œillet rouge et cette rose, mon pauvre enfant a souffert.

— Allons, allons, dit monsieur de Mortsauf, ne parlons pas de cela. Six-cinq, monsieur l'envoyé du roi.

Quand je me couchai, je me recueillis pour l'entendre allant et venant dans sa chambre. Si elle demeura calme et pure, je fus travaillé par des idées folles qu'inspiraient d'intolérables désirs. — Pourquoi ne serait-elle pas à moi? me disais-je. Peut-être est-elle comme moi, plongée dans cette tourbillonnante agitation des sens? A une heure, je descendis, je pus marcher sans faire de bruit, j'arrivai devant sa porte, je m'y couchai: l'oreille appliquée à la fente, j'entendis son égale et douce respiration d'enfant. Quand le froid m'eut saisi, je remontai, je me remis au lit et dormis tranquillement jusqu'au matin. Je ne sais à quelle prédestination, à quelle nature doit s'attribuer le plaisir que je trouve à m'avancer jusqu'au bord des précipices, à sonder le gouffre du mal, à en interroger le fond, en sentir le froid, et me retirer tout ému. Cette heure de nuit passée au seuil de sa porte où j'ai pleuré de rage, sans qu'elle ait jamais su que le lendemain elle avait marché sur mes pleurs et sur mes baisers, sur sa vertu tour à tour détruite et respectée, maudite et adorée; cette heure, sotte aux yeux de plusieurs, est une inspiration de ce sentiment inconnu qui pousse des militaires, quelques-uns m'ont dit avoir ainsi joué leur vie, à se jeter devant une batterie pour savoir s'ils échapperaient à la mitraille, et s'ils seraient heureux en chevauchant ainsi l'abîme des probabilités, en fumant comme Jean Bart sur un tonneau de poudre. Le lendemain j'allai cueillir et faire deux bouquets; le comte les admira, lui que rien en ce genre n'émouvait, et pour qui le mot de Champcenetz, «il fait des cachots en Espagne,» semblait avoir été dit.

Je passai quelques jours à Clochegourde, n'allant faire que de courtes visites à Frapesle, où je dînai trois fois cependant. L'armée française vint occuper Tours. Quoique je fusse évidemment la vie et la santé de madame de Mortsauf, elle me conjura de gagner Châteauroux, pour revenir en toute hâte à Paris, par Issoudun et Orléans. Je voulus résister, elle commanda disant que le génie familier avait parlé; j'obéis. Nos adieux furent cette fois trempés de larmes, elle craignait pour moi l'entraînement du monde où j'allais vivre. Ne fallait-il pas entrer sérieusement dans le tournoiement des intérêts, des passions, des plaisirs qui font de Paris une mer aussi dangereuse aux chastes amours qu'à la pureté des consciences. Je lui promis de lui écrire chaque soir les événements et les pensées de la journée, même les plus frivoles. A cette promesse, elle appuya sa tête alanguie sur mon épaule, et me dit: — N'oubliez rien, tout m'intéressera.

Elle me donna des lettres pour le duc et la duchesse chez lesquels j'allai le second jour de mon arrivée.

— Vous avez du bonheur, me dit le duc, dînez ici, venez avec moi ce soir au château, votre fortune est faite. Le roi vous a nommé ce matin, en disant: «Il est jeune, capable et fidèle!» Et le roi regrettait de ne pas savoir si vous étiez mort ou vivant, en quel lieu vous avaient jeté les événements, après vous être si bien acquitté de votre mission.

Le soir j'étais maître des requêtes au Conseil-d'État, et j'avais auprès du roi Louis XVIII un emploi secret d'une durée égale à celle de son règne, place de confiance, sans faveur éclatante, mais sans chance de disgrâce, qui me mit au cœur du gouvernement et fut la source de mes prospérités. Madame de Mortsauf avait vu juste, je lui devais donc tout: pouvoir et richesse, le bonheur et la science; elle me guidait et m'encourageait, purifiait mon cœur et donnait à mes vouloirs cette unité sans laquelle les forces de la jeunesse se dépensent inutilement. Plus tard j'eus un collègue. Chacun de nous fut de service pendant six mois. Nous pouvions nous suppléer l'un l'autre au besoin; nous avions une chambre au château, notre voiture et de larges rétributions pour nos frais quand nous étions obligés de voyager. Singulière situation! Être les disciples secrets d'un monarque à la politique duquel ses ennemis ont rendu depuis une éclatante justice, de l'entendre jugeant tout, intérieur, extérieur, d'être sans influence patente, et de se voir parfois consultés comme Laforêt par Molière, de sentir les hésitations d'une vieille expérience, affermies par la conscience de la jeunesse. Notre avenir était d'ailleurs fixé de manière à satisfaire l'ambition. Outre mes appointements de maître des requêtes, payés par le budget du Conseil d'État, le roi me donnait mille francs par mois sur sa cassette, et me remettait souvent lui-même quelques gratifications. Quoique le roi sentît qu'un jeune homme de vingt-trois ans ne résisterait pas long-temps au travail dont il m'accablait, mon collègue, aujourd'hui pair de France, ne fut choisi que vers le mois d'août 1817. Ce choix était si difficile, nos fonctions exigeaient tant de qualités, que le roi fut long-temps à se décider. Il me fit l'honneur de me demander quel était celui des jeunes gens entre lesquels il hésitait avec qui je m'accorderais le mieux. Parmi eux se trouvait un de mes camarades de la pension Lepître, et je ne l'indiquai point, Sa Majesté me demanda pourquoi.

— Le Roi, lui dis-je, a choisi des hommes également fidèles, mais de capacités différentes, j'ai nommé celui que je crois le plus habile, certain de toujours bien vivre avec lui.

Mon jugement coïncidait avec celui du roi, qui me sut toujours gré du sacrifice que j'avais fait. En cette occasion, il me dit: — Vous serez Monsieur le Premier. Il ne laissa pas ignorer cette circonstance à mon collègue qui, en retour de ce service, m'accorda son amitié. La considération que me marqua le duc de Lenoncourt donna la mesure à celle dont m'environna le monde. Ces mots: «Le roi prend un vif intérêt à ce jeune homme; ce jeune homme a de l'avenir, le roi le goûte,» auraient tenu lieu de talents, mais ils communiquaient au gracieux accueil dont les jeunes gens sont l'objet ce je ne sais quoi qu'on accorde au pouvoir. Soit chez le duc de Lenoncourt, soit chez ma sœur qui épousa vers ce temps son cousin le marquis de Listomère, le fils de la vieille parente chez qui j'allais à l'île Saint-Louis, je fis insensiblement la connaissance des personnes les plus influentes au faubourg Saint-Germain.

Henriette me mit bientôt au cœur de la société dite le Petit-Château, par les soins de la princesse de Blamont-Chauvry, de qui elle était la petite-belle-nièce; elle lui écrivit si chaleureusement à mon sujet, que la princesse m'invita sur-le-champ à la venir voir; je la cultivai, je sus lui plaire, et elle devint non pas ma protectrice, mais une amie dont les sentiments eurent je ne sais quoi de maternel. La vieille princesse prit à cœur de me lier avec sa fille madame d'Espard, avec la duchesse de Langeais, la vicomtesse de Beauséant et la duchesse de Maufrigneuse, des femmes qui tour à tour tinrent le sceptre de la mode et qui furent d'autant plus gracieuses pour moi, que j'étais sans prétention auprès d'elles, et toujours prêt à leur être agréable. Mon frère Charles, loin de me renier, s'appuya dès lors sur moi; mais ce rapide succès lui inspira une secrète jalousie qui plus tard me causa bien des chagrins. Mon père et ma mère, surpris de cette fortune inespérée, sentirent leur vanité flattée, et m'adoptèrent enfin pour leur fils; mais, comme leur sentiment était en quelque sorte artificiel, pour ne pas dire joué, ce retour eut peu d'influence sur un cœur ulcéré; d'ailleurs, les affections entachées d'égoïsme excitent peu les sympathies; le cœur abhorre les calculs et les profits de tout genre.

J'écrivais fidèlement à ma chère Henriette, qui me répondait une ou deux lettres par mois. Son esprit planait ainsi sur moi, ses pensées traversaient les distances et me faisaient une atmosphère pure. Aucune femme ne pouvait me captiver. Le roi sut ma réserve; sous ce rapport, il était de l'école de Louis XV, et me nommait en riant mademoiselle de Vandenesse, mais la sagesse de ma conduite lui plaisait fort. J'ai la conviction que la patience dont j'avais pris l'habitude pendant mon enfance et surtout à Clochegourde servit beaucoup à me concilier les bonnes grâces du roi, qui fut toujours excellent pour moi. Il eut sans doute la fantaisie de lire mes lettres, car il ne fut pas long-temps la dupe de ma vie de demoiselle. Un jour, le duc était de service, j'écrivais sous la dictée du roi, qui, voyant entrer le duc de Lenoncourt, nous enveloppa d'un regard malicieux.

— Hé! bien, ce diable de Mortsauf veut donc toujours vivre? lui dit-il de sa belle voix d'argent à laquelle il savait communiquer à volonté le mordant de l'épigramme.

— Toujours, répondit le duc.

— La comtesse de Mortsauf est un ange que je voudrais cependant bien voir ici, reprit le roi; mais si je ne puis rien, mon chancelier, dit-il en se tournant vers moi, sera plus heureux. Vous avez six mois à vous, je me décide à vous donner pour collègue le jeune homme dont nous parlions hier. Amusez-vous bien à Clochegourde, monsieur Caton! Et il se fit rouler hors du cabinet en souriant.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
22 октября 2017
Объем:
750 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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