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Читать книгу: «La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03», страница 27

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Les heures, les journées, les semaines, s'enfuyaient ainsi pleines de félicités renaissantes. Nous arrivâmes à l'époque des vendanges, qui sont en Touraine de véritables fêtes. Vers la fin du mois de septembre, le soleil, moins chaud que durant la moisson, permet de demeurer aux champs sans avoir à craindre ni le hâle ni la fatigue. Il est plus facile de cueillir les grappes que de scier les blés. Les fruits sont tous mûrs. La moisson est faite, le pain devient moins cher, et cette abondance rend la vie heureuse. Enfin les craintes qu'inspirait le résultat des travaux champêtres où s'enfouit autant d'argent que de sueurs, ont disparu devant la grange pleine et les celliers prêts à s'emplir. La vendange est alors comme le joyeux dessert du festin récolté, le ciel y sourit toujours en Touraine, où les automnes sont magnifiques. Dans ce pays hospitalier, les vendangeurs sont nourris au logis. Ces repas étant les seuls où ces pauvres gens aient, chaque année, des aliments substantiels et bien préparés, ils y tiennent comme dans les familles patriarcales les enfants tiennent aux galas des anniversaires. Aussi courent-ils en foule dans les maisons où les maîtres les traitent sans lésinerie. La maison est donc pleine de monde et de provisions. Les pressoirs sont constamment ouverts. Il semble que tout soit animé par ce mouvement d'ouvriers tonneliers, de charrettes chargées de filles rieuses, de gens qui, touchant des salaires meilleurs que pendant le reste de l'année, chantent à tous propos. D'ailleurs, autre cause de plaisir, les rangs sont confondus: femmes, enfants, maîtres et gens, tout le monde participe à la dive cueillette. Ces diverses circonstances peuvent expliquer l'hilarité transmise d'âge en âge, qui se développe en ces derniers beaux jours de l'année et dont le souvenir inspira jadis à Rabelais la forme bachique de son grand ouvrage. Jamais les enfants, Jacques et Madeleine toujours malades, n'avaient été en vendange; j'étais comme eux, ils eurent je ne sais quelle joie enfantine de voir leurs émotions partagées; leur mère avait promis de nous y accompagner. Nous étions allés à Villaines, où se fabriquent les paniers du pays, nous en commander de fort jolis; il était question de vendanger à nous quatre quelques chaînées réservées à nos ciseaux; mais il était convenu qu'on ne mangerait pas trop de raisin. Manger dans les vignes le gros co de Touraine paraissait chose si délicieuse, que l'on dédaignait les plus beaux raisins sur la table. Jacques me fit jurer de n'aller voir vendanger nulle part, et de me réserver pour le clos de Clochegourde. Jamais ces deux petits êtres, habituellement souffrants et pâles, ne furent plus frais, ni plus roses, ni aussi agissants et remuants que durant cette matinée. Ils babillaient pour babiller, allaient, trottaient, revenaient sans raison apparente; mais, comme les autres enfants, ils semblaient avoir trop de vie à secouer; monsieur et madame de Mortsauf ne les avaient jamais vus ainsi. Je redevins enfant avec eux, plus enfant qu'eux peut-être, car j'espérais aussi ma récolte. Nous allâmes par le plus beau temps vers les vignes, et nous y restâmes une demi-journée. Comme nous nous disputions à qui trouverait les plus belles grappes, à qui remplirait plus vite son panier! C'était des allées et venues des ceps à la mère, il ne se cueillait pas une grappe qu'on ne la lui montrât. Elle se mit à rire du bon rire plein de sa jeunesse, quand arrivant après sa fille, avec mon panier, je lui dis comme Madeleine: — Et les miens, maman? Elle me répondit: — Cher enfant, ne t'échauffe pas trop! Puis me passant la main tour à tour sur le cou et dans les cheveux, elle me donna un petit coup sur la joue en ajoutant: — Tu es en nage! Ce fut la seule fois que j'entendis cette caresse de la voix, le tu des amants. Je regardai les jolies haies couvertes de fruits rouges, de sinelles et de mûrons; j'écoutai les cris des enfants, je contemplai la troupe des vendangeuses, la charrette pleine de tonneaux et les hommes chargés de hottes!.. Ah! je gravai tout dans ma mémoire, tout jusqu'au jeune amandier sous lequel elle se tenait, fraîche, colorée, rieuse, sous son ombrelle dépliée. Puis je me mis à cueillir des grappes, à remplir mon panier, à l'aller vider dans le tonneau de vendange avec une application corporelle, silencieuse et soutenue, par une marche lente et mesurée qui laissa mon âme libre. Je goûtai l'ineffable plaisir d'un travail extérieur qui voiture la vie en réglant le cours de la passion, bien près, sans ce mouvement mécanique, de tout incendier. Je sus combien le labeur uniforme contient de sagesse, et je compris les règles monastiques.

Pour la première fois depuis long-temps, le comte n'eut ni maussaderie, ni cruauté. Son fils si bien portant, le futur duc de Lenoncourt-Mortsauf, blanc et rose, barbouillé de raisin, lui réjouissait le cœur. Ce jour étant le dernier de la vendange, le général promit de faire danser le soir devant Clochegourde en l'honneur des Bourbons revenus; la fête fut ainsi complète pour tout le monde. En revenant la comtesse prit mon bras; elle s'appuya sur moi de manière à faire sentir à mon cœur tout le poids du sien, mouvement de mère qui voulait communiquer sa joie, et me dit à l'oreille: — Vous nous portez bonheur!

Certes, pour moi qui savais ses nuits sans sommeil, ses alarmes et sa vie antérieure où elle était soutenue par la main de Dieu, mais où tout était aride et fatigant, cette phrase accentuée par sa voix si riche développait des plaisirs qu'aucune femme au monde ne pouvait plus me rendre.

— L'uniformité malheureuse de mes jours est rompue, la vie devient belle avec des espérances, me dit-elle après une pause. Oh! ne me quittez pas! ne trahissez jamais mes innocentes superstitions! soyez l'aîné qui devient la providence de ses frères!

Ici, Natalie, rien n'est romanesque: pour y découvrir l'infini des sentiments profonds, il faut dans sa jeunesse avoir jeté la sonde dans ces grands lacs au bord desquels on a vécu. Si pour beaucoup d'êtres les passions ont été des torrents de lave écoulés entre des rives desséchées, n'est-il pas des âmes où la passion contenue par d'insurmontables difficultés a rempli d'une eau pure le cratère du volcan?

Nous eûmes encore une fête semblable. Madame de Mortsauf voulait habituer ses enfants aux choses de la vie, et leur donner connaissance des pénibles labeurs par lesquels s'obtient l'argent; elle leur avait donc constitué des revenus soumis aux chances de l'agriculture: à Jacques appartenait le produit des noyers, à Madeleine celui des châtaigniers. A quelques jours de là, nous eûmes la récolte des marrons et celle des noix. Aller gauler les marronniers de Madeleine, entendre tomber les fruits que leur bogue faisait rebondir sur le velours mat et sec des terrains ingrats où vient le châtaignier; voir la gravité sérieuse avec laquelle la petite fille examinait les tas en estimant leur valeur, qui pour elle représentait les plaisirs qu'elle se donnait sans contrôle; les félicitations de Manette la femme de charge qui seule suppléait la comtesse auprès de ses enfants; les enseignements que préparait le spectacle des peines nécessaires pour recueillir les moindres biens, si souvent mis en péril par les alternatives du climat, ce fut une scène où les ingénues félicités de l'enfance paraissaient charmantes au milieu des teintes graves de l'automne commencé. Madeleine avait son grenier à elle, où je voulus voir serrer sa brune chevance, en partageant sa joie. Eh! bien, je tressaille encore aujourd'hui en me rappelant le bruit que faisait chaque hottée de marrons, roulant sur la bourre jaunâtre mêlée de terre qui servait de plancher. Le comte en prenait pour la maison; les métiviers, les gens, chacun autour de Clochegourde procurait des acheteurs à la Mignonne, épithète amie que dans le pays les paysans accordent volontiers même à des étrangers, mais qui semblait appartenir exclusivement à Madeleine.

Jacques fut moins heureux pour la cueillette de ses noyers, il plut pendant quelques jours; mais je le consolai en lui conseillant de garder ses noix, pour les vendre un peu plus tard. Monsieur de Chessel m'avait appris que les noyers ne donnaient rien dans le Brehémont, ni dans le pays d'Amboise, ni dans celui de Vouvray. L'huile de noix est de grand usage en Touraine. Jacques devait trouver au moins quarante sous de chaque noyer, il en avait deux cents, la somme était donc considérable! il voulait s'acheter un équipement pour monter à cheval. Son désir émut une discussion publique où son père lui fit faire des réflexions sur l'instabilité des revenus, sur la nécessité de créer des réserves pour les années où les arbres seraient inféconds, afin de se procurer un revenu moyen. Je reconnus l'âme de la comtesse dans son silence; elle était joyeuse de voir Jacques écoutant son père, et le père reconquérant un peu de la sainteté qui lui manquait, grâce à ce sublime mensonge qu'elle avait préparé. Ne vous ai-je pas dit, en vous peignant cette femme, que le langage terrestre serait impuissant à rendre ses traits et son génie! Quand ces sortes de scènes arrivent, l'âme savoure leurs délices sans les analyser; mais avec quelle vigueur elles se détachent plus tard sur le fond ténébreux d'une vie agitée! pareilles à des diamants, elles brillent serties par des pensées pleines d'alliage, regrets fondus dans le souvenir des bonheurs évanouis! Pourquoi les noms des deux domaines récemment achetés, dont monsieur et madame de Mortsauf s'occupaient tant, la Cassine et la Rhétorière, m'émeuvent-ils plus que les plus beaux noms de la Terre-Sainte ou de la Grèce? Qui aime, le die! s'est écrié La Fontaine. Ces noms possèdent les vertus talismaniques des paroles constellées en usage dans les évocations, ils m'expliquent la magie, ils réveillent des figures endormies qui se dressent aussitôt et me parlent, ils me mettent dans cette heureuse vallée, ils créent un ciel et des paysages; mais les évocations ne se sont-elles pas toujours passées dans les régions du monde spirituel? Ne vous étonnez donc pas de me voir vous entretenant de scènes si familières. Les moindres détails de cette vie simple et presque commune ont été comme autant d'attaches faibles en apparence par lesquelles je me suis étroitement uni à la comtesse.

Les intérêts de ses enfants causaient à la comtesse autant de chagrins que lui en donnait leur faible santé. Je reconnus bientôt la vérité de ce qu'elle m'avait dit relativement à son rôle secret dans les affaires de la maison, auxquelles je m'initiai lentement en apprenant sur le pays des détails que doit savoir l'homme d'État. Après dix ans d'efforts, madame de Mortsauf avait changé la culture de ses terres; elle les avait mis en quatre, expression dont on se sert dans le pays pour expliquer les résultats de la nouvelle méthode suivant laquelle les cultivateurs ne sèment de blé que tous les quatre ans, afin de faire rapporter chaque année un produit à la terre. Pour vaincre l'obstination des paysans, il avait fallu résilier des baux, partager ses domaines en quatre grandes métairies, et les avoir à moitié, le cheptel particulier à la Touraine et aux pays d'alentour. Le propriétaire donne l'habitation, les bâtiments d'exploitation et les semences, à des colons de bonne volonté avec lesquels il partage les frais de culture et les produits. Ce partage est surveillé par un métivier, l'homme chargé de prendre la moitié due au propriétaire, système coûteux et compliqué par une comptabilité que varie à tout moment la nature des partages. La comtesse avait fait cultiver par monsieur de Mortsauf une cinquième ferme composée des terres réservées, sises autour de Clochegourde, autant pour l'occuper que pour démontrer par l'évidence des faits, à ses fermiers à moitié, l'excellence des nouvelles méthodes. Maîtresse de diriger les cultures, elle avait fait lentement, et avec sa persistance de femme, rebâtir deux de ses métairies sur le plan des fermes de l'Artois et de la Flandre. Il est aisé de deviner son dessein. Après l'expiration des baux à moitié, la comtesse voulait composer deux belles fermes de ses quatre métairies, et les louer en argent à des gens actifs et intelligents, afin de simplifier les revenus de Clochegourde. Craignant de mourir la première, elle tâchait de laisser au comte des revenus faciles à percevoir, et à ses enfants des biens qu'aucune impéritie ne pourrait faire péricliter. En ce moment les arbres fruitiers plantés depuis dix ans étaient en plein rapport. Les haies qui garantissaient les domaines de toute contestation future étaient poussées. Les peupliers, les ormes, tout était bien venu. Avec ses nouvelles acquisitions et en introduisant partout le nouveau système d'exploitation, la terre de Clochegourde, divisée en quatre grandes fermes, dont deux restaient à bâtir, était susceptible de rapporter seize mille francs en écus, à raison de quatre mille francs par chaque ferme; sans compter le clos de vigne, ni les deux cents arpents de bois qui les joignaient, ni la ferme modèle. Les chemins de ses quatre fermes pouvaient tous aboutir à une grande avenue qui de Clochegourde irait en droite ligne s'embrancher sur la route de Chinon. La distance entre cette avenue et Tours n'étant que de cinq lieues, les fermiers ne devaient pas lui manquer, surtout au moment où tout le monde parlait des améliorations faites par le comte, de ses succès, et de la bonification de ses terres. Dans chacun des deux domaines achetés, elle voulait faire jeter une quinzaine de mille francs pour convertir les maisons de maître en deux grandes fermes, afin de les mieux louer après les avoir cultivées pendant une année ou deux, en y envoyant pour régisseur un certain Martineau, le meilleur, le plus probe de ses métiviers, lequel allait se trouver sans place; car les baux à moitié de ses quatre métairies finissaient, et le moment de les réunir en deux fermes et de louer en argent était venu. Ses idées si simples, mais compliquées de trente et quelques mille francs à dépenser, étaient en ce moment l'objet de longues discussions entre elle et le comte; querelles affreuses, et dans lesquelles elle n'était soutenue que par l'intérêt de ses deux enfants. Cette pensée: — «Si je mourais demain, qu'adviendrait-il?» lui donnait des palpitations. Les âmes douces et paisibles chez lesquelles la colère est impossible, qui veulent faire régner autour d'elles leur profonde paix intérieure, savent seules combien de force est nécessaire pour ces luttes, quelles abondantes vagues de sang affluent au cœur avant d'entamer le combat, quelle lassitude s'empare de l'être quand après avoir lutté rien n'est obtenu. Au moment où ses enfants étaient moins étiolés, moins maigres, plus agiles, car la saison des fruits avait produit ses effets sur eux; au moment où elle les suivait d'un œil mouillé dans leurs jeux, en éprouvant un contentement qui renouvelait ses forces en lui rafraîchissant le cœur, la pauvre femme subissait les pointilleries injurieuses et les attaques lancinantes d'une âcre opposition. Le comte, effrayé de ces changements, en niait les avantages et la possibilité par un entêtement compacte. A des raisonnements concluants, il répondait par l'objection d'un enfant qui mettrait en question l'influence du soleil en été. La comtesse l'emporta. La victoire du bon sens sur la folie calma ses plaies, elle oublia ses blessures. Ce jour elle s'alla promener à la Cassine et à la Rhétorière, afin d'y décider les constructions. Le comte marchait seul en avant, les enfants nous séparaient, et nous étions tous deux en arrière suivant lentement, car elle me parlait de ce ton doux et bas qui faisait ressembler ses phrases à des flots menus, murmurés par la mer sur un sable fin.

«Elle était certaine du succès, me disait-elle. Il allait s'établir une concurrence pour le service de Tours à Chinon, entreprise par un homme actif, par un messager, cousin de Manette, qui voulait avoir une grande ferme sur la route. Sa famille était nombreuse: le fils aîné conduirait les voitures, le second ferait les roulages, le père, placé sur la route, à La Rabelaye, une des fermes à louer et située au centre, pourrait veiller au relais et cultiverait bien les terres en les amendant avec les fumiers que lui donneraient ses écuries. Quant à la seconde ferme, la Baude, celle qui se trouvait à deux pas de Clochegourde, un de leurs quatre colons, homme probe, intelligent, actif et qui sentait les avantages de la nouvelle culture, offrait déjà de la prendre à bail. Quant à la Cassine et à la Rhétorière, ces terres étaient les meilleures du pays; une fois les fermes bâties et les cultures en pleine valeur, il suffirait de les afficher à Tours. En deux ans, Clochegourde vaudrait ainsi vingt-quatre mille francs de rente environ; la Gravelotte, cette ferme du Maine, retrouvée par monsieur de Mortsauf, venait d'être prise à sept mille francs pour neuf ans; la pension du maréchal-de-camp était de quatre mille francs; si ces revenus ne constituaient pas encore une fortune, ils procuraient une grande aisance; plus tard, d'autres améliorations lui permettraient peut-être d'aller un jour à Paris pour y veiller l'éducation de Jacques, dans deux ans, quand la santé de l'héritier présomptif serait affermie.»

Avec quel tremblement elle prononça le mot Paris! J'étais au fond de ce projet, elle voulait se séparer le moins possible de l'ami. Sur ce mot je m'enflammai, je lui dis qu'elle ne me connaissait pas; que, sans lui en parler, j'avais comploté d'achever mon éducation en travaillant nuit et jour, afin d'être le précepteur de Jacques; car je ne supporterais pas l'idée de savoir dans son intérieur un jeune homme. A ces mots, elle devint sérieuse.

— Non, Félix, dit-elle, cela ne sera pas plus que votre prêtrise. Si vous avez par un seul mot atteint la mère jusqu'au fond de son cœur, la femme vous aime trop sincèrement pour vous laisser devenir victime de votre attachement. Une déconsidération sans remède serait le loyer de ce dévouement, et je n'y pourrais rien. Oh! non, que je ne vous sois funeste en rien! Vous, vicomte de Vandenesse, précepteur? Vous! dont la noble devise est: Ne se vend! Fussiez-vous un Richelieu, vous vous seriez à jamais barré la vie. Vous causeriez les plus grands chagrins à votre famille. Mon ami, vous ne savez pas ce qu'une femme comme ma mère sait mettre d'impertinence dans un regard protecteur, d'abaissement dans une parole, de mépris dans un salut.

— Et si vous m'aimez, que me fait le monde?

Elle feignit de ne pas avoir entendu, et dit en continuant: — Quoique mon père soit excellent et disposé à m'accorder ce que je lui demande, il ne vous pardonnerait pas de vous être mal placé dans le monde et se refuserait à vous y protéger. Je ne voudrais pas vous voir précepteur du Dauphin! Acceptez la société comme elle est, ne commettez point de fautes dans la vie. Mon ami, cette proposition insensée de...

— D'amour, lui dis-je à voix basse.

— Non, de charité, dit-elle en retenant ses larmes, cette pensée folle m'éclaire sur votre caractère; votre cœur vous nuira. Je réclame, dès ce moment, le droit de vous apprendre certaines choses; laissez à mes yeux de femme le soin de voir quelquefois pour vous? Oui, du fond de mon Clochegourde, je veux assister, muette et ravie, à vos succès. Quant au précepteur, eh! bien, soyez tranquille, nous trouverons un bon vieil abbé, quelque ancien savant jésuite, et mon père sacrifiera volontiers une somme pour l'éducation de l'enfant qui doit porter son nom. Jacques est mon orgueil. Il a pourtant onze ans, dit-elle, après une pause. Mais il en est de lui comme de vous: en vous voyant, je vous avais donné treize ans.

Nous étions arrivés à la Cassine où Jacques, Madeleine et moi nous la suivions comme des petits suivent leur mère; mais nous la gênions; je la laissai pour un moment et m'en allai dans le verger où Martineau l'aîné, son garde, examinait de compagnie avec Martineau cadet, le métivier, si les arbres devaient être ou non abattus; ils discutaient ce point comme s'il s'agissait de leurs propres biens. Je vis alors combien la comtesse était aimée. J'exprimai mon idée à un pauvre journalier qui, le pied sur sa bêche et le coude posé sur le manche, écoutait les deux docteurs en Pomologie.

— Ah! oui, monsieur, me répondit-il, c'est une bonne femme, et pas fière, comme toutes ces guenons d'Azay qui nous verraient crever comme des chiens plutôt que de nous céder un sou sur une toise de fossé! Le jour où cette femme quittera le pays, la Sainte Vierge en pleurera, et nous aussi. Elle sait ce qui lui est dû; mais elle connaît nos peines, et y a égard.

Avec quel plaisir je donnai tout mon argent à cet homme!

Quelques jours après, il vint un poney pour Jacques, que son père, excellent cavalier, voulait plier lentement aux fatigues de l'équitation. L'enfant eut un joli habillement de cavalier, acheté sur le produit des noyers. Le matin où il prit la première leçon, accompagné de son père, aux cris de Madeleine étonnée qui sautait sur le gazon autour duquel courait Jacques, ce fut pour la comtesse la première grande fête de sa maternité. Jacques avait une collerette brodée par sa mère, une petite redingote en drap bleu de ciel serrée par une ceinture de cuir verni, un pantalon blanc à plis et une toque écossaise d'où ses cheveux cendrés s'échappaient en grosses boucles: il était ravissant à voir. Aussi tous les gens de la maison se groupèrent-ils en partageant cette félicité domestique. Le jeune héritier souriait à sa mère en passant et se tenait sans peur. Ce premier acte d'homme chez cet enfant de qui la mort parut si souvent prochaine, l'espérance d'un bel avenir, garanti par cette promenade qui le lui montrait si beau, si joli, si frais, quelle délicieuse récompense! la joie du père, qui redevenait jeune et souriait pour la première fois depuis long-temps, le bonheur peint dans les yeux de tous les gens de la maison, le cri d'un vieux piqueur de Lenoncourt qui revenait de Tours, et qui, voyant la manière dont l'enfant tenait la bride, lui dit: — «Bravo, monsieur le vicomte!» c'en fut trop, madame de Mortsauf fondit en larmes. Elle, si calme dans ses douleurs, se trouva faible pour supporter la joie en admirant son enfant chevauchant sur ce sable où souvent elle l'avait pleuré par avance, en le promenant au soleil. En ce moment elle s'appuya sur mon bras, sans remords, et me dit: — Je crois n'avoir jamais souffert. Ne nous quittez pas aujourd'hui.

La leçon finie, Jacques se jeta dans les bras de sa mère qui le reçut et le garda sur elle avec la force que prête l'excès des voluptés, et ce fut des baisers, des caresses sans fin. J'allai faire avec Madeleine deux bouquets magnifiques pour en décorer la table en l'honneur du cavalier. Quand nous revînmes au salon, la comtesse me dit: — Le quinze octobre sera certes un grand jour! Jacques a pris sa première leçon d'équitation, et je viens de faire le dernier point de mon meuble.

— Hé! bien, Blanche, dit le comte en riant, je veux vous le payer.

Il lui offrit le bras, et l'amena dans la première cour où elle vit une calèche que son père lui donnait, et pour laquelle le comte avait acheté deux chevaux en Angleterre, amenés avec ceux du duc de Lenoncourt. Le vieux piqueur avait tout préparé dans la première cour, pendant la leçon. Nous entraînâmes la voiture, en allant voir le tracé de l'avenue qui devait mener en droite ligne de Clochegourde à la route de Chinon, et que les récentes acquisitions permettaient de faire à travers les nouveaux domaines. En revenant, la comtesse me dit d'un air plein de mélancolie: — Je suis trop heureuse, pour moi le bonheur est comme une maladie, il m'accable, et j'ai peur qu'il ne s'efface comme un rêve.

J'aimais trop passionnément pour ne pas être jaloux, et je ne pouvais lui rien donner, moi! Dans ma rage, je cherchais un moyen de mourir pour elle. Elle me demanda quelles pensées voilaient mes yeux, je les lui dis naïvement, elle en fut plus touchée que de tous les présents, et jeta du baume dans mon cœur quand, après m'avoir emmené sur le perron, elle me dit à l'oreille: — Aimez-moi comme m'aimait ma tante, ne sera-ce pas me donner votre vie? et si je la prends ainsi, n'est-ce pas me faire votre obligée à toute heure?

— Il était temps de finir ma tapisserie, reprit-elle en rentrant dans le salon où je lui baisai la main comme pour renouveler mes serments. Vous ne savez peut-être pas, Félix, pourquoi je me suis imposé ce long ouvrage? Les hommes trouvent dans les occupations de leur vie des ressources contre les chagrins, le mouvement des affaires les distrait; mais nous autres femmes, nous n'avons dans l'âme aucun point d'appui contre nos douleurs. Afin de pouvoir sourire à mes enfants et à mon mari quand j'étais en proie à de tristes images, j'ai senti le besoin de régulariser la souffrance par un mouvement physique. J'évitais ainsi les atonies qui suivent les grandes dépenses de force, aussi bien que les éclairs de l'exaltation.

L'action de lever le bras en temps égaux berçait ma pensée et communiquait à mon âme, où grondait l'orage, la paix du flux et du reflux en réglant ainsi ses émotions. Chaque point avait la confidence de mes secrets, comprenez-vous? Hé! bien, en faisant mon dernier fauteuil, je pensais trop a vous! oui, beaucoup trop, mon ami. Ce que vous mettez dans vos bouquets, moi je le disais à mes dessins.

Le dîner fut gai. Jacques, comme tous les enfants dont on s'occupe, me sauta au cou, en voyant les fleurs que je lui avais cueillies en guise de couronne. Sa mère affecta de me bouder à cause de cette infidélité; le cher enfant lui offrit ce bouquet jalousé, avec quelle grâce, vous le savez! Le soir, nous fîmes tous trois un tric-trac, moi seul contre monsieur et madame de Mortsauf, et le comte fut charmant. Enfin, à la tombée du jour, ils me reconduisirent jusqu'au chemin de Frapesle, par une de ces tranquilles soirées dont les harmonies font gagner en profondeur aux sentiments ce qu'ils perdent en vivacité. Ce fut une journée unique en la vie de cette pauvre femme, un point brillant que vint souvent caresser son souvenir aux heures difficiles. En effet, les leçons d'équitation devinrent bientôt un sujet de discorde. La comtesse craignit avec raison les dures apostrophes du père pour le fils. Jacques maigrissait déjà, ses beaux yeux bleus se cernaient pour ne pas causer de chagrin à sa mère, il aimait mieux souffrir en silence. Je trouvai un remède à ses maux en lui conseillant de dire à son père qu'il était fatigué, quand le comte se mettrait en colère; mais ces palliatifs furent insuffisants: il fallut substituer le vieux piqueur au père, qui ne se laissa pas arracher son écolier sans des tiraillements. Les criailleries et les discussions revinrent; le comte trouva des textes à ses plaintes continuelles dans le peu de reconnaissance des femmes; il jeta vingt fois par jour la calèche, les chevaux et les livrées au nez de sa femme. Enfin il arriva l'un de ces événements auxquels les caractères de ce genre et les maladies de cette espèce aiment à se prendre: la dépense dépassa de moitié les prévisions à la Cassine et à la Rhétorière, où des murs et des planchers mauvais s'écroulèrent. Un ouvrier vient maladroitement annoncer cette nouvelle à monsieur de Mortsauf, au lieu de la dire à la comtesse. Ce fut l'objet d'une querelle commencée doucement, mais qui s'envenima par degrés, et où l'hypocondrie du comte, apaisée depuis quelques jours, demanda ses arrérages à la pauvre Henriette.

Ce jour-là, j'étais parti de Frapesle à dix heures et demie, après le déjeuner, pour venir faire à Clochegourde un bouquet avec Madeleine. L'enfant m'avait apporté sur la balustrade de la terrasse les deux vases, et j'allais des jardins aux environs, courant après les fleurs d'automne, si belles, mais si rares. En revenant de ma dernière course, je ne vis plus mon petit lieutenant à ceinture rose, à pèlerine dentelée, et j'entendis des cris à Clochegourde.

— Le général, me dit Madeleine en pleurs, et chez elle ce mot était un mot de haine contre son père, le général gronde notre mère, allez donc la défendre.

Je volai par les escaliers et j'arrivai dans le salon sans être aperçu ni salué par le comte ni par sa femme. En entendant les cris aigus du fou, j'allai fermer toutes les portes, puis je revins, j'avais vu Henriette aussi blanche que sa robe.

— Ne vous mariez jamais, Félix, me dit le comte; une femme est conseillée par le diable; la plus vertueuse inventerait le mal s'il n'existait pas, toutes sont des bêtes brutes.

J'entendis alors des raisonnements sans commencement ni fin. Se prévalant de ses négations antérieures, monsieur de Mortsauf répéta les niaiseries des paysans qui se refusaient aux nouvelles méthodes. Il prétendit que s'il avait dirigé Clochegourde, il serait deux fois plus riche qu'il ne l'était. En formulant ses blasphèmes violemment et injurieusement, il jurait, il sautait d'un meuble à l'autre, il les déplaçait et les cognait; puis au milieu d'une phrase il s'interrompait pour parler de sa moelle qui le brûlait, ou de sa cervelle qui s'échappait à flots, comme son argent. Sa femme le ruinait. Le malheureux, des trente et quelques mille livres de rentes qu'il possédait, elle lui en avait apporté déjà plus de vingt. Les biens du duc et ceux de la duchesse valaient plus de cinquante mille francs de rente, réservés à Jacques. La comtesse souriait superbement et regardait le ciel.

— Oui, s'écria-t-il, Blanche, vous êtes mon bourreau, vous m'assassinez; je vous pèse; tu veux te débarrasser de moi, tu es un monstre d'hypocrisie. Elle rit! Savez-vous pourquoi elle rit, Félix?

Je gardai le silence et baissai la tête.

— Cette femme, reprit-il en faisant la réponse à sa demande, elle me sèvre de tout bonheur, elle est autant à moi qu'à vous, et prétend être ma femme! Elle porte mon nom et ne remplit aucun des devoirs que les lois divines et humaines lui imposent, elle ment ainsi aux hommes et à Dieu. Elle m'excède de courses et me lasse pour que je la laisse seule; je lui déplais, elle me hait, et met tout son art à rester jeune fille; elle me rend fou par les privations qu'elle me cause, car tout se porte alors à ma pauvre tête; elle me tue à petit feu, et se croit une sainte, ça communie tous les mois.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
22 октября 2017
Объем:
750 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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